Fiche du document numéro 32231

Num
32231
Date
Vendredi 21 avril 2023
Amj
Taille
202742
Titre
Témoignage de l’amiral Jacques Lanxade lors du procès en diffamation intenté par Hubert Védrine contre Annie Faure [Notes détaillées mais non verbatim prises par François Graner]
Nom cité
Type
Transcription d'audience d'un tribunal
Langue
FR
Citation
XVIIème chambre
Audience du 21 avril 2023
Procès en diffamation intenté par Hubert Védrine contre Annie Faure

Témoignage de l’amiral Jacques Lanxade
9h50 - 10h55
Notes détaillées mais non verbatim

Je m’appelle Jacques Lanxade, j’ai 89 ans, j’ai été militaire puis diplomate (ambassadeur en Tunisie). Comme militaire, j’ai terminé comme chef de l’état-major particulier de François Mitterrand jusqu’en 1991 puis chef d’état-major des armées.

Comment a été décidée l’opération Noroît : pendant la guerre du Golfe, on était en inspection en Arabie Saoudite et dans les émirats. On dînait à quatre, avec le Président et Chevènement, sur un bâtiment ancré dans le port d’Abu Dhabi. Arrive un message de l’Elysée, avec la demande formelle du Président Habyarimana qu’on intervienne contre l’agression du FPR qui était connue depuis quelques jours. Dès que le Président reçoit ce message, il appelle le CEMA et lui demande d’envoyer un élément militaire. Le lendemain matin deux compagnies vont à Kigali. Chevènement a fait quelques commentaires. Mitterrand lui explique le pourquoi de sa décision : il y a un risque de guerre civile, il faut éviter la déstabilisation de ce pays. Les militaires français ne doivent pas intervenir dans les combats, ils doivent protéger les intérêts français et notamment les ressortissants et l’ambassade, et servir de dissuasion face au FPR. Dans son esprit il ne suffisait pas d’une action militaire, il fallait aussi convaincre Habyarimana de démocratiser. Il y avait déjà des négociations pour des accords de paix qui ont abouti deux ans plus tard à Arusha. Les forces françaises ont un rôle difficile : ne pas combattre, mais protéger les Français (dont ceux de Ruhengeri). C’est tendu, jusqu’à Arusha.

Védrine était peu impliqué pendant Noroît. C’est la cellule Afrique, et moi comme CEMP, qui étions des acteurs. Mitterrand cloisonnait, le Rwanda et les opérations extérieures étaient traités par la cellule Afrique et l’EMP. C’était la fin de la guerre froide, la réunification allemande, la guerre du Golfe : il y avait beaucoup de dossiers concernant la sécurité.

En 1991, je deviens CEMA et Védrine devient Secrétaire Général. J’ai pris en charge l’opération Noroît. Peu de temps après, avec Hubert Védrine, on a insisté pour créer le conseil de défense. Car pendant la guerre du Golfe, Mitterrand avait changé la gestion des dossiers. Depuis de Gaulle jusqu’à 1990, les Affaires étrangères et le militaire sont gérés à l’Elysée. En 1990, il y a une vraie guerre : Mitterrand implique le gouvernement et le Parlement (vote). Donc une procédure nouvelle : le conseil des ministres restreint, puis le conseil de défense. Il n’y a pas d’autre intervenant, et je n’accepte pas ce qu’en dit le rapport Duclert. J’avais des instructions claires du Président en présence du Premier ministre, une fois par semaine, ça suffisait pour la conduite des opérations. Toutes les questions y étaient soumises, notamment pendant Turquoise. Pendant la cohabitation, Balladur accepte cette procédure, que je lui avais expliqué. Il y a ajouté une réunion préparatoire la veille à Matignon, avec quelqu’un de l’Elysée. Grâce à ça, il y a eu un consensus malgré la cohabitation.

Les accords d’Arusha en août 1993 entraînent la fin de Noroît, le retrait des forces françaises, l’arrivée de la MINUAR. Le processus de démocratisation d’Arusha est sous l’égide de l’ONU. La France se retire presque complètement avec le sentiment d’avoir réussi. On avait obtenu l’accord de paix et la démocratisation.

L’attentat d’avril contre le Président Habyarimana déclenche d’abord la reprise des combats, puis très vite on s’est aperçu qu’un génocide avait débuté.

L’opération Amaryllis évacue les Français. L’Italie et les Belges ont fait de même. Globalement les Européens ont été évacués, ainsi que quelques Rwandais considérés comme menacés. L’ambassade faisait le tri, et le transfert sur le terrain d’aviation. Puis les services français regardaient qui était effectivement évacué.

Il y a eu des difficultés graves, d’abord la guerre civile qui s’est développée puis le génocide qui démarrait. La France demande à d’autres pays d’intervenir, ils ont refusé. Finalement la France est chargée par l’ONU d’une mission humanitaire. J’ai été chargé de cette opération, très dure pour les soldats français. Car ils ont vu des scènes épouvantables, et ils ont eu des questions difficiles. Que faire des représentants du GIR (que la France n’a pas reconnu) ? La décision en conseil restreint est de ne pas les arrêter. Car nous n’en avions pas le mandat. Et il n’y avait pas de justice, de prisons et d’Etat au Rwanda. On leur a intimé l’ordre de partir. Donc ça a été difficile à tous ces points de vue. Les Hutus qui fuyaient devant les combats et partaient en RDC à Goma où régnait une épidémie de choléra. Le service de santé de l’armée française a déployé ses moyens. J’ai été à Goma et j’ai enjambé des cadavres de réfugiés. J’ai vu des soldats français enterrer des cadavres dans une fosse commune. Ils n’en sont pas revenus indemnes. Beaucoup sont encore victimes de traumatismes extrêmement graves. La période a été difficile et douloureuse pour tous, ceux qui étaient à Paris et surtout ceux sur le terrain.

L’opération a été strictement humanitaire, malgré les accusations ultérieures. Ils ont fait ce qu’ils ont pu pour l’arrêt des massacres et soigner la population. Une anecdote : les Français ont protégé une maternité attaquée par les génocidaires, un prêtre a accouché une jeune fille tutsie, un de ces bébés témoignera plus tard qu’il a été sauvé par la France. C’était ça l’opération Turquoise.

Dans toute cette période, je posais mes questions au conseil de défense et je transmettais les réponses au général Lafourcade. Védrine assurait le fonctionnement du conseil de défense mais n’intervenait pas dans les instructions, qui étaient données par le Président en présence du Premier ministre. La période était très tendue.

Dans les propos poursuivis, il y a quelque chose sur les ventes d’armes. Il y a une très grande méconnaissance du fonctionnement de l’Etat. Les ventes sont sous la responsabilité du Premier ministre, la CIEEMG qui donne les autorisations et assure le suivi, les services de douane (ministère de l’Economie et des Finances) qui s’assurent de la réalisation. Le secrétaire général n’intervient pas là-dedans. C’est une méconnaissance.

Question d’une juge : Quelle est votre analyse des débats sur la politique française et sa remise en cause ? Quelles sont les responsabilités françaises ?

Réponse : Ce que j’ai vécu, c’est une inquiétude sérieuse pour la stabilité de ce pays, qui était notre priorité. On savait la menace des extrémistes hutus sans imaginer le génocide. L’idée du Président, qui était aussi la mienne, était d’empêcher la déstabilisation, d’amener la démocratie et le retour des réfugiés. On pensait avoir réussi. C’était ça la position française, qui s’imposait aux militaires. On connaissait les tensions et c’est pourquoi il fallait agir.

L’attentat du FPR [il se reprend] – non, on ne sait pas qui c’est – a eu comme conséquence ce qui s’est passé ensuite.

Question de la présidente : De votre point de vue, d’accord. Mais la question de ma collègue était : « pourquoi y a-t-il encore des débats aujourd’hui ? ».
Réponse : La France n’est pas sortie indemne de la fin de la colonisation. En France, beaucoup d’organisations et de partis ont affiché des positions contre la colonisation et la façon de décoloniser. Il y a un débat sur la Françafrique encore aujourd’hui. Ça touche à des ressorts profonds de la société, par exemple au Maghreb, il en est resté des effets qui ne sont pas évacués [La présidente essaie de recentrer sur la question]. Les militaires français ont accompli ce qu’on leur a demandé. Ce sont des exécutants des autorités politiques. Il y a eu des dégâts psychologiques sur ces militaires. C’est un double trauma : ce qu’ils ont vu, et les attaques subies. Le débat France-Afrique est toujours présent. J’entre dans la marine au moment de Suez, puis l’Algérie, la décolonisation, donc je comprends bien.

Question d’un avocat d’Hubert Védrine : Ancel a dit, publiquement, sur Turquoise : « la France a livré des armes aux génocidaires pendant Turquoise ».

Réponse : C’est infondé. En tout cas, pas par l’armée française ni par les services français. C’est tout à fait impossible. Ça n’a jamais été prouvé, et c’est faux. Je connais les forces spéciales, je les ai créées, je connais tous leurs officiers, ça me paraît impensable. J’ai confiance en Lafourcade, on se téléphonait plusieurs fois par jour. C’est impensable.

Q : Ancel a également dit, et Annie Faure l’a repris : « l’armée française aurait protégé les génocidaires rwandais ? ».

Réponse : Faux, elle a fait l’arrêt des massacres. On a prié le GIR de quitter la ZHS, créée vite après notre arrivée car les combats se rapprochaient entre le FPR et ce qui restait de l’armée rwandaise aux ordres du GIR. Et je ne voulais pas être mêlé aux combats. Je l’ai proposé au Président et au Premier ministre. L’ONU en a été informée. Le Premier ministre m’a demandé si je pourrais la défendre, j’ai dit oui. On a dit aux suspects de partir. Il n’y avait pas de police, de justice, de prison pour les arrêter. Il n’y a pas eu de décision de leur arrestation en conseil restreint. La résolution des Nations unies ne nous le permettait pas.

Questions de l’avocat d’Annie Faure : Duclert cite des entretiens filmés entre vous et le colonel Patrice Sartre, qui était sur le terrain contrairement à vous...

Réponse : J’ai été deux fois en ZHS.

Q : Vous étiez à l’EMP jusqu’à quand ?

R : Mai 71 [il se reprend], non, 91.

Q : Et ensuite à l’EMA ?

R : En 1991, je deviens CEMA. Il y a un changement important, le CEMA devient à partir de cette époque-là le seul responsable des opérations militaires. Les CEM Terre, Air et Marine sont écartés de la partie opérationnelle.

Q : Vous êtes responsable des trois armes ?

R : Oui, avec des fonctions nouvelles, le COIA, le COS pour les forces spéciales, le renseignement avec la DRM.

Q : Pages 861 et suivantes du rapport Duclert, il y a les échanges entre vous et Sartre (et même à partir du début de la page 855). Les conceptions s’opposent manifestement. Sartre regarde les difficultés de terrain, Lanxade la réalité attendue. Turquoise sur le terrain, c’est le sacrifice des soldats. Il y a deux volets : humanitaire et Kigali.

R : Faux.

Q : Ancel parle de la mission pour préparer un éventuel (mais annulé) bombardement sur Kigali.

R : Fantasme. C’est un jeune officier, qui s’occupe de la technique. Quand on a conçu Turquoise, on ne savait pas à quoi s’attendre, ni ce que feraient vis-à-vis de nous les différentes factions militaires sur place. On a pris des précautions : avions, blindés. Lafourcade a certainement fait des exercices. Et une fois on a utilisé l’aviation pour dissuader le FPR de bombarder des réfugiés à Goma. On a survolé ses batteries et on lui a fait savoir via Dallaire que s’il continuait à tirer sur des réfugiés je ferais détruire ses batteries. J’ai rendu compte au Premier ministre qui a approuvé. Mais l’idée d’aller à Kigali, non. Ancel n’est pas sérieux.

Q : Est-ce que la mission était univoque ? Ou bien y avait-il un « plan B » éventuel ?

R : Univoque : humanitaire. Le plan se fait à l’état-major et pas sur le terrain. Fantasme !

Q : Duclert le source. Plan initial comportant un volet humanitaire au Sud, militaire au Nord.

R : Faux. J’ai planifié l’opération. J’ai présenté au conseil de défense trois plans. Le premier : un débarquement à Kigali, que j’ai immédiatement réfuté, et c’était le but. Le deuxième : par le Burundi, écarté en conseil de défense, voir les compte rendus, car il y avait les mêmes problèmes qu’au Rwanda. Le troisième : par Goma. Il n’y a jamais eu l’idée d’aller à Kigali. Que des gens aient voulu y aller, ou qu’on nous reproche de l’avoir quitté après Amaryllis, certes. Mais pas question de réintervenir dans les combats.

Q : Vous dites que vous n’aviez pas de mandat des Nations unies pour arrêter les génocidaires en ZHS. Etes-vous informé que, selon Duclert, les Etats-Unis ont proposé une extension de la mission à la France en vue de l’arrestation ?

R : Non, je n’en suis pas informé. Mon instruction est celle du conseil de défense, qui est très claire là-dessus : pas d’arrestation.

Q : Et le passage des FAR et des génocidaires au Zaïre, avec leurs armes, sans problème ? Il y a des témoignages.

R : Je n’en ai pas de souvenir. On avait peu de troupes. 1 500 hommes c’est peu, vu la taille de la zone. Notre rôle est d’arrêter les massacres, pas une quelconque action de police. Les gens sont partis.

Q : Avec leurs armes.

R : Oui.

Q : Amaryllis, vous êtes informé des massacres ?

R : Il n’y a pas de massacre pendant Amaryllis, à notre connaissance.

Q : Delaye fait des rapports qui en parlent. Cette opération emmène aussi des Rwandais, vous l’avez dit. Dont l’épouse du Président Habyarimana, sur instruction du Président.

R : Oui. La liste des gens à évacuer est établie par l’ambassadeur, qui les dit à Poncet.

Q : La liste est faite par l’Elysée ?

R : Par l’ambassade, sauf cas particuliers comme Mme Habyarimana.

Q : L’ambassade a reçu les courants extrémistes pour préparer le GIR ?

R : Je ne l’ai pas su. Je me suis concentré sur l’opération militaire, et les forces spéciales dans les quartiers. C’était une opération extrêmement périlleuse, qui s’est déroulée le mieux possible.

Q : Avez-vous eu un retour sur l’ampleur du génocide, des massacres ? Premier ministre tutsie ?

R : Et des Français tués. Pour nous c’est une guerre civile, pas un génocide. Le génocide est apparu plusieurs jours après, Juppé en a parlé. Pendant Amaryllis c’est une guerre civile. Il y a le FPR qu’on avait contribué à faire revenir. On a évacué ceux qu’on nous a demandés d’évacuer.

Q : Aucune alerte des services français, de la presse, de la DGSE, sur ce qui se préparait ? En 1993, il y a une longue note de la DGSE expliquant que si on force le gouvernement à partager le pouvoir, entre Hutus au pouvoir et Tutsis de retour de leur refuge des pogromes d’il y a 20 ans, on a des infos très précises sur ce qui se prépare.

R : Il y avait une claire menace des extrémistes hutus. Donc la politique française c’est Arusha, pour l’éviter. On aurait pu s’en laver les mains, se retirer, les laisser s’entre-tuer.

Q : C’est raté.

R : Au départ, c’était réussi. L’attentat a fait tout échouer.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024