Fiche du document numéro 3193

Num
3193
Date
Mardi 24 mars 1992
Amj
Taille
1949145
Titre
Conférence de presse de la communauté rwandaise de France
Mot-clé
Mot-clé
Source
CRF
Fonds d'archives
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Conférence de presse de la communauté rwandaise de France
Paris, 24 mars 1992

Il n'est jamais facile pour les chercheurs de prendre position sur
les problèmes d'actualité les plus brütants, méme et surtout s'ils
concernent le domaine propre de leurs travaux. Ils sont en effet trop
conscients de la complexité des situations et de toutes les nuances
nécessaires dans les analyses pour se résoudre à des interventions qu'on
leur demande toujours d'être rapides et simples, logique des médias
oblige. Et évidemment, toujours aussi au risque, quasi inévitable, de se
faire accuser de parti pris: dans des situations où la violence, les haines et
les passions se reproduisent de décennie en décennie {que l'on pense au
Rwanda et au Burundi, mais aussi au Mouen Orient ou à l'Irlande du nord), le
simple fait d'identifier les faits et les enjeux sans concessions est
automatiquement ressenti comme une "position" par les camps les plus
extrêmes.


älors pourquoi je m'exprime ici, à la demande de la Communauté
rwandaise de France? D'abord sur un plan purement humain, parce qu'au
Rwanda des centaines de gens sont morts ces derniers jours, venant après
ceux qui ont péri depuis plus d'un an, pour le fait essentiel d'être nés
tutsi, parce que des miliers y sont devenus des réfugiés dans leur propre
pays, parce que la situation politique actuelle y présente tous les signes et
tous les ingrédients d'une crise sanglante qui risque de se généraliser, qui
risquerait sans aucun doute de le faire sans la pression de l'opinion
intérieure au Rwanda même et de l'opinion internationale. Mars 1992 au
Rwanda n'est pas sans évoquer l'ambiance de mai 1972 au Burundi il y a
vingt ans quand, dans ce pays, les Hutu ont été montrés du doigt comme le
sont actuellement les Tutsi au Rwanda. A l'époque j'avais avec un certain
nombre d'amis et de connaisseurs de la région, fait circuler (en juin 1972,
et de nouveau en juillet 1973) des pétitions pour le respect des Droits de
l'homme et pour la paix au Burundi.

Aujourd'hui le Rwanda. J'ai continué depuis cette époque à suivre
l'évolution de ces deux pays, dans le prolongement de mes travaux sur leur
histoire précoloniale et coloniale, mais sans autres interventions comme
celles de 1972 ou d'aujourd'hui. L'enquête sur le terrain que nous avions
réalisée en septembre 1988 avec deux collègues au nord-est du Burundi
après les événements de Ntega-Marangara se voulait avant tout une
recherche d'histoire immédiate, permettant de fournir le dossier d'une
crise aujourdhui c'est à un appel au secours auquel j'ai accepté de
participer Et je m'étonne que ce qui se passe dans ce pays francophone qui
a de tels liens avec la France soit aussi négligé dans l'opinion publique de
notre pays: les victimes y sont au moins aussi nombreuses qu'au Haut
Karabakh. Le Caucase serait-il devenu francophone ?


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Cela étant. cet appel au secours s'enracine profondément dans mon
expérience professionnelle et je dois porter témoignage de la conviction
qui s'en dégage. Je voudrais en quelques mots insister sur le fait que,
partout où cette question se pose, le dévoiement raciste des rapports
sociaux ne relève pas seulement de condamnations morales, mais aussi
d'une critique serrée. Or dans le cas rwandais, le décalage est énorme
entre les connaissances développées chez les spécialistes, étrangers où
nationaux, et le niveau moyen non seulement des slogans diffusés
actuellement sur les ondes de radio-Kigali, mais aussi d'une grande part de
l'information, distillée d'ailleurs au compte-gouttes, dans nos propres
médias ou dans les documents des organismes humanitaires les plus
prestigieux.

On parle sans cesse de “luttes interethniques”, en des termes qui
pour le lecteur où l'auditeur moyen doivent suggérer l'image d'une fatalité
quasi biolologique. Or la philanthropie ne supplée pas à des analyses
déficientes. Le problème n'est pas, selon les cas, d'être "pour 1es Tutsi" ou
“pour les Hutu", comme croient encore pouvoir le faire certains
observateurs de la région, encore moins d'être pour où contre le Rwanda,
mais d'identifier clairement, sans exotisme inutile, la genèse, les
particularités et le cours actuel de la question dite ethnique dans ce pays,
c'est à dire d'un piège qui ruine l'avenir des Banyarwanda dans leur
ensemble, un vieux “peuple-nation" (je reprends l'expression d'un historien
rwandais), dont le patrimoine culturel et le courage devant les défis du
monde moderne méritent toute notre estime.

Depuis déjà des années des chercheurs français, pour ne mentionner
gu'eux, ont travaillé sur cette fameuse question hutu-tutsi. Je ne citerai
pour mémoire que les articles que Claudine Vidal et moi-même avons
publiés en 1985 dens un ouvrage collectif intitulé "au coeur de l'ethnie”. Il
est impossible de développer ici l'histoire complexe qui à conduit aux
stéréotypes et aux crimes d'aujourd'hui. Une histoire qui plonge ses racines
dans une ancienne configuration sociale héréditaire, comme en ont connue
toutes les sociétés archaiques, mais qui a été, si je peux m'exprimer ainsi,
mise en musique sur une partition raciale à l'époque coloniale, à une
époque où les conquérants européens étaient prompts à classer les peuples
qu'ils géraient selon des étiquetages naturalistes. Le clivage entre les
races dites ‘hamite” et "bantoue” est entré, dans 1a tête des gens et dans
les rapports sociaux, comme une véritable obsession, que les luttes
politiques des années 50, 60 et 70, 1e sang versé, les centaines de milliers
de réfugiés ont cristallisée apparemment en un fossé incontournable.

Ces stéréotypes ont 1a vie dure. Quand le mouvement des inkotanyi
a éclaté en octobre 1990, on a écrit ou dit ici et là, en Belgique et en
France, que les réfugiés tutsi de deuxième génération qui en constituaient
le noyau dur étaient des “nostalgiques du retour à une féodalité" "qui ne


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pouvait être que sanglante". Il est étonnant de voir combien un racisme
diffus s'est installé même chez nous au regard de ce problème: seuls des
Tutsi pourraient être les auteurs de violences délibérées et de calculs
machiavéliques; quant aux Hutu, ils ne seraient que des paysans passifs,
mais toujours prêts à tuer sous l'effet de la colère. Or contrairement à
cette caricature répétée depuis deux ans, les paysans hutu n'ont pas
dévellopé de représailles contre leurs voisins tutsi, dont ils partagent les
souci quotidiens, bien loin de ces fantasmes raciaux. Au contraire, les
massacres de Tutsi qui ont éclaté en plusieurs points, au nord-est, au
nord-ouest et maintenant au sud-est, sont manifestement chaque fois le
fruit de provocations délibérées de groupes militants du parti dominant
MRND et d'autorités locales.

I1 convient de souligner ici et de dénoncer Îe rôle particulièrement
néfaste d'un périodique, Kangura, qui depuis 1990 c'est fait une spécialité
dans 1a délation des "complices des inkotanui" (tous les opposants à ses
yeux, dans l'entretien lancinant d'une haine des Tutsi (voir ses "10
commandements du Hutu" publiés en décembre 1990) dans la prétendue
divulgation de "plans" de domination tutsi sur la région qui relèvent du
même style et de la même méthode que naguère les fameux "Protocoles des
sages de Sion” concoctés par des milieux antisémites de la police tsariste,
bref un journal de prédication raciste dont le style est à peu près celui de
la presse nazi des années 30. Or le régime de Kigali et ses amis le
présentent comme un avatar mineur de la liberté de la presse et il est
suffisamment financé pour diffuser gratuitement jusque dans notre pays
une version dite de "magazine international".

Ce journal a un mérite, celui d'offrir les textes -toujours précieux
pour un historien- qui attestent l'existence au pouvoir d'un lobby
extrémiste à plusieurs têtes (armée, sûreté, information...) La crise du
Bugesera, on la voit mûrir en suivant les parutions de Kangura depuis 1e
début de cette année. J'ai sous les yeux un article paru dans le numéro 29
de Kanqura, en janvier dernier, où les Tutsi du Bugesera et le Parti libéral
sont dénoncés et qui se conclut par un appel à une action hutu contre eux.
La diffusion du tract émanant du prétendu comité pour la non violence au
Rwanda par Radio-Kigali au début mars a mis en application cet appel. (Les
ambassades européennes à Kigali - à commencer par celle de France -
feraient bien de se faire traduire les articles en Kinyarwenda, souvent plus
révélateurs du climat politique). Donc le mécanisme de provocation qui s'y
révèle est toujours le même: prédiction de fausses attaques (de Tutsi
contre les Hutu} pour justifier de vrais massacres (de Tutsi par des Hutu).

Encore une fois, il est nécessaire de réagir contre le paresse d'un
certain exotisme et appeler un chat un chat, en un mot savoir identifier un
fascisme africain. Cette crise est une incitation à relire d'un oeil plus
critique les trente ans d'indépendance rwandaise. Impressionnées par les
qualités de ce peuple, beaucoup d'organisations ont idéalisé un système

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dont l'échec apparaît aujourd'hui la confusion socio-raciale entre
“majorité populaire" et “ethnie hutu" qui est au coeur de ce qu'on a pu
appeler “l'anti-modèle rwandais a fait dériver le "1789 rwandais" de
1959-60 en une "ethno-démocratie" qui a fondé la bonne conscience d'une
nomenclatura aussi autoritaire et égoiste qu'ailleurs en Afrique, arc-
boutée sur son pouvoir, et qui a fétichisé les clivages héréditaires sur la
base d'un système de quotas reproduisant une véritable apertheid ethnique
chez les nouvelles générations, tout en maintenant dans l'oubli le demi-
million de réfugiés comme si ces derniers avaient une vocation au
nomadisme. Ce discours fondateur du régime est devenu celui d'une faction
dont l'objectif essentiel est de mobiliser l'opinion des Hutu sur une ligne
ethnique et de briser le mouvement démocratique.

Aujourd'hui de nombreux signes d'espoir se manifestent au Rwanda,
ce pays a changé, économiquement, socialement, culturellement et
politiquement. Il n'est plus celui de 1962. Il est comme bloqué sous le
masque caricatural de son régime politique, crispé sur une propagande
dépassée.

Ce rapide survol vise à souligner la nécessité pour les Européens,
observateurs et décideurs, d'appuyer tout ce qui va dans le sens du dialogue
entre toutes les forces vives de ce pays: de nouveaux partis démocratiques
existent, le FPR représente bien plus qu'une camarilla de féodaux et, je
dirais, même le MRND n'est pas composé uniquement des bandes de tueurs
qui se sont déchaînées ces derniers jours. Mais nous, les observateurs
étrangers, nous devons cesser de caricaturer les enjeux de leur histoire et,
au contraire, stigmatiser les fantasmes raciaux d'une époque que j'espére
révolue et qui risquent de faire de la région des Grands lacs un nouveau
Libéria ou une seconde Somalie. Nous enfin, les acteurs étrangers - et là je
pense à mon pays - nous devons cesser de donner l'impression que nous
cautionnons le régime en place à Kigali. Les Rwandais peuvent trouver dans
leurs traditions la volonté de se retrouver et de neutraliser l'intégrisme
ethnique.

Jean-Pierre CHRETIEN
Directeur de recherche CNRS




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