Fiche du document numéro 31761

Num
31761
Date
Mardi 14 mars 2023
Amj
Taille
36795
Titre
Devant le tribunal de Paris, la question sensible des ventes d’armes par la France aux extrémistes hutu en 1994
Soustitre
Pour avoir publié le témoignage d’un humanitaire convaincu que des armes françaises ont été livrées au gouvernement génocidaire, deux journalistes sont poursuivis pour complicité de diffamation.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
En août 1994, Walfroy Dauchy était bénévole pour la Croix-Rouge et était en mission à l’aéroport zaïrois de Goma. Guillaume Victor-Thomas, lui, assurait la logistique aérienne de l’armée française. Les deux hommes se sont-ils croisés ? Ont-ils discuté ? Lundi 13 mars, devant la 17e chambre du tribunal de Paris, leur éventuelle rencontre a suscité de vifs débats et alimenté une audience fleuve de plus de sept heures et demie. Au cœur de l’affaire se trouve un dossier sensible : la France a-t-elle vendu des armes aux extrémistes hutu juste après le génocide des Tutsi ?

Walfroy Dauchy assure que oui. Il affirme que Guillaume Victor-Thomas lui a expliqué livrer des caisses au gouvernement rwandais en exil, alors que celui-ci venait d’exterminer un million de Tutsi et s’était réfugié dans ce qui était encore le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo). « Ecoute, c’est le commerce. Si ce n’est pas moi, ce sera un autre, lui aurait dit M. Victor-Thomas. Si on m’achetait des pains au chocolat, je vendrais des pains au chocolat. Là, c’est des fusils, je vends des fusils. »

En mars 2019, Walfroy Dauchy a raconté son témoignage aux journalistes Benoît Collombat, de la cellule investigation de Radio France, et Laurent Larcher, spécialiste de l’Afrique au quotidien La Croix. Le premier a écrit un article sur le site de France Inter et diffusé une vidéo de Walfroy Dauchy. Le second l’a interviewé dans le cadre de son livre Rwanda, ils parlent (Seuil, 2019) et a rapporté ses propos. Ils sont tous les trois poursuivis pour complicité de diffamation par Guillaume Victor-Thomas.

Un récit digne de foi d’après les journalistes



Walfroy Dauchy a raconté aux journalistes sa rencontre avec un homme « détendu », « bronzé », « avec un pistolet Glock à la ceinture ». Il affirme avoir rencontré M. Victor-Thomas « deux ou trois fois ». Lorsqu’il lui a demandé ce qu’il livrait, M. Victor-Thomas lui aurait répondu : « Des armes. On nous demande de livrer des armes, on le fait… C’est pour le gouvernement légal du Rwanda. »

Il travaille alors pour la société Spairops (contraction de Special Air Operations), créée par son père. Celui-ci s’est associé avec le célèbre trafiquant d’armes russe Viktor Bout, et doit fournir des avions gros-porteurs dans le cadre de l’opération militaro-humanitaire « Turquoise », décidée le 22 juin 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU, pour « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».

L’opération a pour base l’aéroport de Goma. « J’ai mené des opérations logistiques pour le compte du ministère de la défense dans un contexte privé, précise à la barre Guillaume Victor-Thomas. Mon rôle n’était pas de connaître le contenu des cargaisons. On proposait seulement à l’armée française des avions. Je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré M. Dauchy. »

Mais sur un petit carnet bleu dans lequel il écrivait en 1994 des « notices de montage de tentes pour les réfugiés, des noms de palettes ou des contacts » et qu’il montre vingt-neuf ans plus tard à la présidente du tribunal, Walfroy Dauchy a inscrit le nom de Guillaume Victor-Thomas. Il y a ajouté le nom de la société Spairops et deux numéros de téléphone. « Ce carnet ne prouve rien », s’emporte Nicolas Salomon, avocat de la partie civile.

Face au tribunal, les journalistes maintiennent toutefois que le récit de M. Dauchy leur semblait digne de foi. « J’ai trouvé son témoignage précis et circonstancié, a soutenu Benoît Collombat. Il apporte quelque chose au débat public… Le fait qu’il n’ait pas vu les armes directement mais seulement les caisses rendait son récit crédible. » « Lorsqu’il m’a dit que les armes étaient ensuite acheminées au Lac Vert, le nom d’un camp d’Etat-major des Forces armées rwandaises, nous avons estimé avec mon éditeur que son témoignage était fiable », a ajouté Laurent Larcher.

Le rapport Duclert épluché



Le témoin cité à la barre par la partie civile est l’écrivain Charles Onana, mis en examen en janvier 2022 pour contestation publique de l’existence de crime contre l’humanité dans des écrits sur le génocide des Tutsi. « Dans toutes mes archives, je n’ai trouvé aucune trace de vente d’armes pendant l’opération “Turquoise” », a affirmé le polémiste, poursuivi par la Ligue des droits de l’homme et la Fédération internationale des droits humains.

A maintes reprises au cours de l’audience, le rapport Duclert, rédigé par une commission d’historiens sur la base des archives de l’Etat pour faire la lumière sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 a été mentionné. Les ventes d’armes par la France y sont évoquées, mais elles restent dans une zone d’ombre. « D’après les documents à notre disposition, il n’y a plus de cession onéreuse ou gratuite [d’armes] au-delà de mars 1993. En revanche, il existe des miettes de traces dans les archives françaises montrant que des demandes rwandaises transitent par des canaux officiels faisant état de souhaits d’obtenir des armes après le début du génocide des Tutsi, peut-on lire dans ce rapport de 1 200 pages remis en avril 2021 au président français, Emmanuel Macron. Il est certain, en revanche, que le GIR [gouvernement intérimaire rwandais] a cherché à se procurer des armes auprès de l’Etat français, de sociétés privées et à l’étranger. Certaines de ces armes ont été vues au Zaïre. »

Interrogé en août 2012 par le site Internet TourMag pour savoir s’il était « organisateur ou baroudeur ? » pendant ses vacances, Guillaume Victor-Thomas, fondateur de l’agence en ligne Travelprice, avait répondu : « J’ai eu ma part de baroudeur. J’ai parcouru l’Afrique dans des avions-cargos entre des caisses d’armes et des militaires français. » « C’était du second degré, répond-il aujourd’hui devant le tribunal. Je porte plainte car je veux faire taire les amalgames. J’ai été déployé à Goma dans un cadre accepté par l’état-major de l’armée française. Depuis trois ans, on me traîne dans la boue. On veut m’associer à un personnage hollywoodien alors que j’étais en uniforme, intégré au dispositif “Turquoise”. Je refuse que mes filles lisent les pires horreurs sur leur père. »

Guillaume Victor-Thomas a été débouté en première instance en novembre 2022 pour une autre plainte pour diffamation contre l’ancien militaire Guillaume Ancel à la suite de propos rapportés de Walfroy Dauchy sur son blog. Son avocat a cette fois demandé 50 000 euros de dommages et intérêts à M. Dauchy et 30 000 euros à Laurent Larcher et Benoît Collombat. Le jugement sera rendu le 23 mai.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024