Fiche du document numéro 31744

Num
31744
Date
Jeudi Avril 2021
Amj
Auteur
Taille
192630
Titre
À propos de "l’histoire officielle" du Génocide contre les Tutsi au Rwanda
Nom cité
Mot-clé
Type
Blog
Langue
FR
Citation
L’écriture négationniste du Génocide contre les Tutsi présente – certes - plusieurs faiblesses. Le point le plus discutable, cependant, demeure, sans aucun doute, l’argument qui défend l’existence d’une soi-disant " histoire officielle " du génocide. Il s’agirait, en plus, d’une histoire qui aurait été imposée par le Front patriotique rwandais-FPR tant au Rwanda qu’à la société internationale. Dans son ouvrage controversé (Do not Disturb1), Michela Wrong adhère à cet argument contestable. La journaliste britannique n’hésite pas à parler d’un "pacte faustien2" que les Rwandais sous le gouvernement du président Paul Kagame auraient accepté pour obtenir la paix et la stabilité au détriment de la liberté.

L’origine de cette histoire officielle daterait, toujours selon Michela Wrong, d’avril-juillet 1994, alors que le Rwanda est déchiré entre le génocide et la guerre civile. Malgré cette situation délicate, quelques journalistes étrangers, avec le concours de combattants du FPR, avaient pu circuler sur une partie du territoire rwandais. Sur ce point précis, Michela Wrong estime que ces journalistes, d’abord accueillis à Mulindi, auraient fréquemment bénéficié pendant leurs déplacements d’une protection assurée par les Inkotanyi, parallèlement à une aide alimentaire et de transport. En même temps, le FPR leur aurait toutefois véhiculé une certaine version de l’histoire du conflit rwandais à transmettre auprès des opinions publiques dans leurs pays respectifs3. Pourtant, plusieurs ouvrages rédigés après un séjour à Mulindi, comme ceux de Fergal Keane, Benjamin Sehene ou Gérard Prunier, viennent contredire l’argument de Michela Wrong : ces auteurs ayant adopté une prise de position indépendante, voire parfois critique, vis-à-vis du FPR.

Si chaque État-nation montre naturellement une tendance à se forger une histoire officielle, cela n’est vrai que dans une moindre mesure pour ce qui concerne notamment l’histoire du génocide et de la guerre de libération au Rwanda. En effet, ce n’est pas le FPR, mais les témoignages des rescapés de ce génocide qui se trouvent à l’origine de cette histoire. Il n’est, par conséquent, pas étonnant de voir que les auteurs critiquant l’existence d’une "histoire officielle" du génocide au Rwanda, n’hésitent pas non plus à mettre en cause les témoignages des rescapés.

Il ne s’agit pas uniquement d’accusations infondées contre le FPR telles que l’on peut le lire dans l’ouvrage controversé de Judi Rever au sujet - par exemple - de la résistance bien documentée à Bisesero. Inversant le rôle des sauveteurs et des génocidaires, celle-ci avance, sur la base de sources anonymes, des arguments que l’on ne pourrait qualifier que de ridicules : arguments selon lesquels les membres du FPR, déguisés en miliciens Hutu, auraient eux-mêmes massacré les habitants Tutsi de la colline de Bisesero et de ses environs. Pis encore, après le génocide, le FPR aurait contrôlé la parole des rescapés pour que ceux-ci se conforment au récit qui aurait été construit et approuvé par " Kigali ". Les rescapés auraient accepté de jouer à ce jeu, par peur ou cupidité, afin de bénéficier d’avantages (tels que l’obtention de visas, l’accès à l’éducation et à un emploi)4.

Il est évidemment superflu de s’attarder, ici, sur de tels arguments frôlant le délire. Mais il est étonnant de retrouver parfois ces arguments, formulés de façon beaucoup plus subtile, dans les travaux de certains universitaires. Le professeur Susan Thomson présente, notamment, les témoignages des rescapés du génocide contre les Tutsi comme des récits qui auraient été plutôt écrits " par des élites ", "dans l’objectif d’horrifier et de choquer les lecteurs", "tout en présentant des versions simplifiées de l’histoire "5 : une perception qui laisse à penser que l’auteure en question n’a pas vraiment étudié les témoignages des survivants.

Susan Thomson affirme encore que les chercheurs devraient privilégier aussi l’étude de témoignages provenant de réfugiés Hutu, comme celui de Marie-Béatrice Umutesi6, qu’elle estime être un "antidote" aux " récits simplifiés des Tutsi7 ". Or, ayant poursuivi une partie de ses études universitaires en Belgique, Marie-Béatrice Umutesi pourrait précisément être considérée, selon sa perspective, comme faisant partie de "l’élite rwandaise" dont elle critique le témoignage. De même, il conviendrait de ne pas omettre le principal point faible que l’on remarque dans plusieurs témoignages publiés par des réfugiés Hutu. Sans vouloir faire de généralisation, ces publications sont, néanmoins, souvent pleines de non-dits. Elles sont particulièrement floues quant à leurs brefs chapitres qu’elles consacrent à l’histoire du Génocide contre les Tutsi. Au printemps 1994, alors que le génocide ravageait le Rwanda, un témoin Hutu a pu écrire dans son livre qu’il avait profité de cette période " pour corriger son mémoire de fin d’études et peaufiner les préparatifs de mariage avec sa fiancée8". Un autre réfugié Hutu est allé jusqu’à mentionner "l’honneur" qui avait été fait à son camp de réfugiés au Zaïre d’accueillir parmi eux, Théodore Sindikubwabo et Jean Kambanda9...

Soulignons aussi que le fait de témoigner n’est aucunement réservé à une élite minoritaire. C’est un acte indépendant du milieu social ou du niveau d’éducation des témoins en question. Assez souvent, le rescapé a d’ailleurs recours au service d’un prête-plume pour l’aider à ordonner ses pensées et à mettre à l’écrit son expérience traumatisante. Mais de longues années peuvent passer avant qu’un rescapé ne parvienne à ce stade. L’émergence de son témoignage peut prendre plusieurs années durant lesquels le rescapé écrit ; efface, puis reprend l’écriture de son récit en alternance avec des périodes de pause10. Plusieurs années doivent aussi parfois s’écouler pour convaincre un rescapé, réticent, à témoigner par écrit pour ses propres enfants : un processus délicat durant lequel il rencontre des difficultés à trouver les mots justes dans la rédaction de son texte, afin de pouvoir raconter sa vie d’autrefois et le souvenir de sa famille décimée par le génocide11. Lire les récits des survivants, surtout des survivants ayant écrit plus qu’un texte, expose aussi clairement aux lecteurs que le génocide est un vécu qui ne les quitte plus. Il est omni-présent dans la survie que le rescapé tente de transformer avec vaillance en une existence vécue pleinement, digne de la mémoire de ses proches assassinés12. C’est un vécu qu’il protège car souvent le récit de ce vécu est le seul "mémorial" qu’il peut offrir aux siens. Il le confie donc difficilement à ceux qui n’ont pas connu le génocide. Surtout, il lui apparaît impensable qu’il puisse être question d’une manipulation de son récit, par souci de se conformer à une soi-disant " histoire officielle " du FPR ou afin de s’attirer la sympathie de lecteurs qui lui sont inconnus.

Il est d’ailleurs grand temps de compléter ces récits de rescapés par les témoignages des Inkontanyi qui ont combattu pour arrêter ce génocide. Il est grand temps de rendre accessible l’histoire de ces femmes et hommes à la recherche internationale aussi pour que - plus jamais - les plumes de journalistes et d’universitaires, servant la cause ignoble du négationnisme, ne puissent prétendre écrire l’histoire des Inkotanyi en leur nom : une histoire où le mouvement du FPR est présenté, découpé de toutes sources historiques crédibles et du destin des individus qui le composent, comme une machine meurtrière anonyme. Il suffit pourtant d’écouter deux minutes d’un témoignage provenant de l’un des combattants du FPR pour redonner un visage humain à ce mouvement intentionnellement déshumanisé par les négationnistes. Ce combattant, gêné de sa propre émotion, n’arrive pas à retenir ses larmes lorsqu’il raconte comment il a reçu la nouvelle du massacre de la quasi-totalité de sa famille pour laquelle il avait tout tenté pour la sauver13. Cet Inkotanyi, à lui seul, et en deux minutes, réduit à néant des centaines et des centaines de pages rédigés par des auteurs qui ne voient aucun inconvénient à soutenir la cause perdue de génocidaires fugitifs et de négationnistes.

[Notes :]

1 WRONG Michela, Do not Disturb. The Story of a Political Murder and an African Regime Gone Bad, London, 4th Estate, 2021, 570 p.

2 Ibid., p. 439.

3 Ibid., p. 264.

4 REVER Judi, Rwanda. L’éloge du sang. Les crimes du Front patriotique rwandais, Chevilly-Larue, Max Milo, 2020, pp. 185-187 et p. 210.

5 Cf. THOMSON Susan, Whispering Truth to Power. Everyday Resistance to Reconciliation in Postgenocide Rwanda, Madison-Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 2013, livre numérique, Loc. 807.

6 UMUTESI Marie Béatrice, Surviving the Slaughter. The Ordeal of a Rwandan Refugee in Zaire, Madison-Wisconsin, The University of Wisconsin Press, livre numérique, 2004.

7 THOMSON Susan, op. cit., Loc. 814-818.

8 RUGUMAHO Benoît, L’Hécatombe des réfugiés rwandais dans l’ex-Zaïre. Témoignage d’un survivant, Paris,L’Harmattan, 2004, p. 45.

9 NDACYAYISENGA Pierre-Claver, Dying to Live. A Rwandan Family’s Five-Year Flight Across the Congo, Montréal, Baraka Books, 2013, livre numérique, Loc. 316.

10 Voir l’interview de César Murangira, réalisée par Karirima A. Ngarambe, le 27 mars 2016 à Fribourg. [https://www.youtube.com/watch?v=SPlEYJjDEU8] Cf. aussi MURANGIRA César, Un sachet d’hosties pour cinq. Récit d’un rescapé du génocide des Tutsi commis en 1994 au Rwanda, Nantes, Éditions Amalthée, 2016, 207 p.

11 LYAMUKURU Félicité, L’ouragan a frappé Nyundo, Mons, Éditions du Cerisier, 2018, pp. 15-16.

12 Voir, notamment, parmi plusieurs autres exemples, le second témoignage de KAYITESI-JOZAN Annick, Même Dieu ne veut pas s’en mêler, Paris, Le Seuil, 2017, 240 p.

13 The 600. The Soldier’s Story, Richard HALL et Laurent BASSET, documentaire, États-Unis, 2019, voir, en particulier, la séquence entre 1h45min – 1h47min.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024