Fiche du document numéro 31616

Num
31616
Date
Vendredi 7 septembre 2012
Amj
Taille
1803451
Titre
Ruzagayura, une famine au Rwanda au cœur du Second Conflit mondial
Nom cité
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Mot-clé
Cote
Analyse n° 97
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Analyse n°97 - 7 septembre 2012

Ruzagayura, une famine au Rwanda au cœur du Second Conflit mondial*
Par Dantès Singiza

Ci-contre : Distributions de
vivres à la mission de
Kabgayi, au centre du
Rwanda. Ca. 1943-1944.
(Société des Missionnaires
d'Afrique/Pères Blancs,
Photos Service, Namur).

Préambule de l'IHOES
Aujourd'hui, les Rwandais sont bien présents en Belgique et font partie de la communauté immigrée. La société multiculturelle dans laquelle nous vivons est le fruit d'une histoire démographique, économique, sociale, politique et culturelle. À l'IHOES, il nous importe d'explorer cette histoire parfois méconnue ou encore enfouie dans des archives ou
des mémoires non encore exhumées. Mener une réflexion constante sur le « comment vivre ensemble » passe aussi
par des interrogations sur les origines des relations entre continents, entre États, entre populations… La présente analyse témoigne des rapports qui ont existé entre Belges et Rwandais au cœur du second conflit mondial. Ce pays africain, alors placé sous mandat belge, y prend part dès 1940 en participant à l'effort de guerre. L'auteur nous explique
comment. D'octobre 1943 à décembre 1944 environ, une famine sévit sur la majeure partie du territoire. Les facteurs
naturels en présence auraient suffi à causer la disette, mais les prélèvements et les travaux demandés - notamment
pour faire tourner à plein régime les usines d'extraction minières - en ont de toute évidence aggravé les effets. À l'époque, la population belge ne connaissait pas nécessairement l'existence de cette famine. Dantès Singiza nous informe
sur ses causes et ses conséquences, ainsi que sur l'attitude de la population locale, des chefs rwandais, des mandataires belges et des missionnaires. Il nous a semblé utile de faire connaître cette recherche inédite menée par un jeune
historien. Elle est une page de notre « passé colonial ». À l'heure où l'Union européenne ferme peu à peu ses frontières et parle « d'immigration économique ou justifiée », libre à nous de nous demander s'il était « justifié » de faire travailler des Rwandais, y compris des enfants, dans les champs, dans les sociétés minières belges, et de réduire leur
ration de nourriture pour soutenir l'effort de guerre des Alliés, et de surcroît, au moment où ils connaissaient la
disette…
* Le présent article s'inspire du mémoire de maîtrise de l'auteur défendu à l'Université de Liège en septembre 2011. Il a été publié en ligne
par le Musée Royal de l'Afrique Centrale (MRAC) en décembre 2011 :
http://www.africamuseum.be/museum/research/publications/rmca/online/famineruzagayura_singa.pdf

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Analyse de l’IHOES n°97 : Ruzagayura, une famine au Rwanda (...)

1. De la famine au Rwanda
Pays de l'Afrique centrale, le Rwanda connaît, au cours de son histoire, différentes famines. Celles-ci apparaissent
régulièrement au cours des périodes précoloniale, du protectorat allemand (1898-1916), de l'occupation et du mandat belges (respectivement de 1916 à 1924 et de 1924 à 1946). Ces famines peuvent résulter de la sécheresse,
de l'invasion des nuisibles, etc. Elles entraînent, entre autres, un nombre important de décès et de déplacements
dans le pays. En raison de leur ampleur sans doute, ces famines portent des noms distincts. Les plus connues sont
Rukungugu1, Ruyaga2, Rwakabaga3, Rumanura4, Rwakayihura5 et Ruzagayura6.
La famine Rukungugu survient vers le début du XIXe siècle. Elle est la conséquence d'une sécheresse et sévit dans
le pays pendant un an. Pour y faire face et éventuellement provoquer des chutes de pluie, la cour royale aurait eu
recours aux rites de la Voie de la Sécheresse consistant en pratiques et formules rituelles accomplies par le roi et
les ritualistes de la cour.
Les famines Ruyaga et Rwakabaga datent de la période du protectorat allemand. La première a lieu de 1897 à 1903
et est causée par une invasion de sauterelles. Elle entraîne un grand nombre de morts et de migrations. La seconde
sévit de 1906 à 1908 et elle est provoquée par une sécheresse.
Les périodes de l'occupation et du mandat belges sont marquées par les famines Rumanura, Gakwege7,
Rwakayihura et Ruzagayura. La famine Rumanura survient durant la Première Guerre mondiale. Elle s'étend de
1916 à 1918. Elle est le résultat de plusieurs facteurs qui entraînent son éclatement et son extension sur une grande
échelle : la réquisition des vivres et des hommes, le pillage et la destruction des champs par la population et les troupes belligérantes, la fuite de la population devant les combats ainsi que l'invasion des chenilles et des sauterelles.
La famine Gakwege survient entre 1924 et 1926. Quant à la famine Rwakayihura, elle éclate en 1928. Elle est provoquée par une sécheresse. Elle est notamment violente au nord, au nord-ouest, au centre et à l'est du pays. Elle
se termine au bout de deux ans. Elle n'est pourtant pas la dernière de la période du mandat belge : elle est plus tard
suivie par la famine Ruzagayura.

2. De la famine Ruzagayura
La famine Ruzagayura éclate durant la Deuxième Guerre mondiale : elle débute vers le mois d'octobre 1943 et
s'étend sur presque tout le pays, à l'exception du territoire de Shangugu. Ce territoire du sud-ouest du pays s'en tire
notamment grâce à son microclimat et à sa proximité avec le Congo belge, lieu d'approvisionnement par excellence.
L'ampleur de cette famine marque la population comme en témoignent les nombreux noms qui lui sont attribués dans
le pays : elle est appelée Ruzagayura au sud ; Rujukundi8 à l'est ; Matemane9 au centre et nord-est ; Gahoro10 à
l'ouest ; Rudakangwimishanana11 ou Rugaragazabadakekwa12 au nord.
Les cadavres faméliques qui jonchent les routes et les bois ainsi que les affamés, aux corps squelettiques qui errent
sur les collines pour y chercher des vivres et fuir la faim, témoignent de la gravite de cette famine. Une bonne partie de la population consomme les plantes sauvages, les racines de bananiers ou de fougères, la farine des troncs
de bananiers ou les fruits des acacias. Pour survivre, certains individus sont obligés d'échanger les biens de

Rukungugu : amas de poussière. Cette famine aurait été désignée ainsi suite à la sécheresse sévissant alors au pays.
Ruyaga : grosse tempête, par référence probablement à l'intensité de l'invasion des sauterelles.
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Rwakabaga : celle qui déchiquète (le corps humain) ; en référence à ses effets.
4
Rumanura (de Rumanurimbaba) : celle qui épuise le stock alimentaire de la population au point de l'obliger à vendre ses houes (imbaba) pour
avoir des vivres.
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Rwakayihura : de Kayihura. Cette famine est appelée ainsi parce qu'elle aurait durement touché le territoire du Buliza dirigé alors par le chef
Kayihura. Pour certaines personnes, la population l'aurait appelé ainsi parce que dans la tradition locale, elle aurait commencé, peu de temps
après que le chef Kayihura ait frappé le pluviateur (ou faiseur de pluie) de cette région. Ce dernier aurait, selon la population, arrêté les chutes
de pluie pour se venger.
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Ruzagayura : celle qui assèche le corps humain.
7
Gakwege : de fil de fer. Cette famine fut appelée ainsi parce que la population échangeait ses fils de fer ornementaux pour de la nourriture.
8
Rujukundi : littéralement, « la mort arrive sous une autre forme », sous-entendue, sous la forme d'une famine.
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Matemane: la coupeuse.
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Gahoro : la serpe ou la machette. Instrument d'exécution.
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Rudakangwimishanana : celle qui ne se laisse pas impressionner par le costume solennel rwandais.
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Rugaragazabadakekwa : celle qui révèle ceux qu'on ne peut pas soupçonner de misère.
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seconde nécessité, comme les houes, les habits, les perles, etc., contre des vivres. D'autres en seraient même arrivés à troquer les piliers en bois de leur case pour de la nourriture.

Ci-dessus et ci-contre : photographies d'affamés qui se sont
présentés à la mission de Kabgayi pour bénéficier des secours
des missionnaires Pères Blancs. (Société des Missionnaires
d'Afrique/Pères Blancs, Photos Service, Namur).

3. Les causes de la famine Ruzagayura
La famine Ruzagayura est la conséquence d'un ensemble de facteurs naturels mais aussi humains. Elle résulte principalement de périodes successives de sécheresse survenues en septembre-octobre 1942, en avril-mai 1943 et en
octobre de la même année. Ces conditions climatiques auraient également sévi au Burundi et dans les territoires de
l'Afrique orientale et australe, comme le Kenya et la Rhodésie. L'éclatement de la famine Ruzagayura est aussi dû
aux agents nuisibles comme le mildiou, la rhizoctonie13 et la mouche des semis qui s'en prennent, au cours de l'année 1943, aux pommes de terre, aux patates douces et aux haricots. La répétition de la sécheresse sur deux années
successives aura pour effet de diminuer la récolte agricole et par conséquent d'appauvrir la réserve alimentaire de
la population. Quant aux nuisibles, leurs effets aggravent, à leur tour, la situation alimentaire.
Il faut noter que l'effort de guerre exacerbe davantage la crise alimentaire. À l'instar des populations d'autres territoires occupés par la Belgique, les Rwandais prennent part, dès 1940, à la Deuxième Guerre mondiale. Ils ne sont pas
recrutés comme soldats de la Force publique : le Pacte de la Société des Nations (SDN) interdit de leur dispenser
une instruction militaire propre à leur permettre de livrer des combats. Néanmoins, certains Rwandais se portent
volontaires comme soldats et intègrent la Force publique congolaise et les divers régiments de l'armée anglaise stationnée en Ouganda et au Tanganyika 14. Par ailleurs, l'ensemble de la population doit fournir les vaches de boucherie, les haricots, le sorgho et les petits pois pour nourrir les militaires congolais de la Force publique déployés au
Rwanda, mais aussi les ouvriers des colons et les mineurs des entreprises coloniales implantées au Congo ainsi
qu'au Rwanda. Parmi ces firmes, citons par exemple : la Société des Mines d'étain du Ruanda-Urundi (Minetain), la
Société minière de Muhinga et de Kigali (Somuki) et la Compagnie géologique et minière du Ruanda-Urundi
(Georuanda).
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La rhizoctonie : champignon qui s'attaque aux tubercules causant leur destruction. Il se développe surtout en cas de températures froides ou
de sécheresse.
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Un bon nombre d'entre eux va combattre en Abyssinie, en Égypte, à Ceylan, au Madagascar, etc.

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Au nom de l'effort de guerre, les Rwandais exécutent également des travaux de construction et d'entretien des
routes et fabriquent des briques. Ils assurent le portage des vivres et d'autres biens pour le compte des entreprises minières. Ils extraient l'étain et l'or, produits « devant recevoir la priorité sur tous les autres », selon Pierre
Ryckmans, le gouverneur du Congo. Ils cultivent le ricin et le pyrèthre, plantes importantes en temps de guerre : le
ricin est transformé pour fournir l'huile de moteurs et le pyrèthre est, quant à lui, utilisé comme insecticide par les
soldats alliés engagés sur les fronts d'Orient.
Au fil du temps, l'effort de guerre est décrié. Des voix s'élèvent aussi bien au sein de la population rwandaise, que
de la part de missionnaires, de chefs locaux et du roi du Rwanda, Mutara III Rudahigwa. Dans l'ensemble, ces personnes critiquent le travail des enfants dans les champs de pyrèthre et surtout la fourniture obligatoire des vivres et
du bétail ainsi que le recrutement des hommes pour le portage, les travaux miniers, la culture du pyrèthre, les travaux
de construction et d'entretien des routes. Leur opposition tient au fait que les livraisons de denrées et d'animaux
épuisent en réalité le stock alimentaire de la population et que la quotidienneté et la rigidité de divers travaux
empêchent cette population de sarcler, de semer et d'entretenir les champs.
Contre toute attente, des voix s'élèvent aussi au sein de l'administration mandataire pour dénoncer certains aspects
de l'effort de guerre. C'est notamment le cas de l'administrateur d'Astrida, René Bourgeois, qui proteste contre la
fourniture obligatoire des vivres et de bétail au profit de la société minière, la Minetain. D'autres administrateurs soutiennent en majorité les réquisitions et les exportations des denrées et des animaux vers le Congo belge.
Notez que si la famine Ruzagayura est alors bien connue par l'administration belge à Léopoldville (siège du gouverneur général du Congo) et à Londres (siège du gouvernement belge en exil)15, la population belge n'était pas, à
vrai dire, informée de son existence. La guerre et l'occupation de la Belgique pourraient probablement expliquer
cette ignorance. Cependant, les Belges du Congo et du Ruanda-Urundi en connaissaient l'existence, soit parce
qu'ils vivaient sur le territoire concerné, soit parce qu'ils lisaient les quotidiens du Congo qui en faisaient l'écho
(notamment L'Essor du Congo à Elisabethville, Le Courrier d'Afrique à Léopoldville ou L'Écho du Kivu à
Costermansville).

4. Les réactions des autorités mandataires belges, rwandaises et missionnaires16
Pour atténuer la précarité alimentaire existant au Rwanda et au Burundi, les autorités mandataires interdisent, en
janvier 1943, la sortie des vivres du Ruanda-Urundi 17. Pour rappel, une première période de sécheresse a alors déjà
sévi. Elles ne mettent pas pour autant un terme à la mobilisation sociale et industrielle visant à subvenir aux besoins
militaires de l'État belge, notamment aux réquisitions des vaches et des vivres destinées à l'alimentation des personnes œuvrant à l'effort de guerre au Ruanda-Urundi. Elles suppriment du moins, en mars 1943, les marchés de
vivres destinés à l'approvisionnement des mines. Elles suspendent aussi, un mois plus tard, la perception de l'impôt dans les territoires dépourvus de nourriture.
Au moment de la famine, les autorités mandataires créent un service de ravitaillement à Usumbura. Elles achètent
et transportent des vivres au Rwanda. Elles organisent, en collaboration avec les missionnaires et les chefs
rwandais, la distribution de la viande, des haricots, du riz, de pois et d'autres vivres aux affamés. Elles sont également à l'origine de l'édification des centres d'accueil destinés au logement et au soin des affamés les plus faibles.

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Diverses archives en attestent. La famine est mentionnée dans la correspondance adressée au gouverneur P. Ryckmans. Elle est également
évoquée au Conseil des ministres du 24 février 1944.
16
Pour appréhender les réactions des autorités mandataires, locales et missionnaires, nous avons consulté les Archives africaines du Ministère
belge des Affaires étrangères, les Papiers de l'ancien ministre des Colonies, Albert de Vleeschauwer, conservés au KADOC, les diaires et les
rapports annuels des missionnaires Pères Blancs et Sœurs Blanches. Nous avons également été renseigné par les témoins d'époque comme
le Dr Venant Ntabomvura et les Pères Paul Bourgois et Wenceslas de Renesse.
17
Ruanda-Urundi : territoire comprenant actuellement les pays du Rwanda et du Burundi. De 1924 à 1962, ces deux pays, antérieurement
colonisés par l'Allemagne, constituent un seul territoire, dirigé par la Belgique sous les régimes successifs de mandat de la SDN, puis de
tutelle de l'ONU. Le Ruanda-Urundi était dirigé par un vice-gouverneur général résidant à Usumbura (actuelle Bujumbura).

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En vue de mieux préparer les semailles de la grande saison des pluies de mars à mai 194418, les autorités mandataires acquièrent et distribuent à la population des houes, des boutures de manioc et de patates douces ainsi que
des semences de haricots, de pois, d'arachides et d'éleusine. Elles aménagent également des hangars de stockage
sur chaque colline du pays. Elles mobilisent enfin la population pour les cultures et l'aménagement des espaces
maraîchers.

Ci-dessus : Distribution de vivres à la mission de Kabgayi, au centre du Rwanda. On y distingue : des jeunes hommes,
des hommes, des jeunes filles, des femmes identifiables grâce à leur couronne (bandeau) en tige de sorgho (urugori en
kinyarwanda) et un missionnaire Père Blanc en arrière plan, reconnaissable notamment par sa soutane blanche, sa barbe
fournie et son casque colonial. (Société des Missionnaires d'Afrique/Pères Blancs, Photos Service, Namur).

Dans la lutte contre la famine Ruzagayura, les autorités mandataires sont assistées par le roi du Rwanda, Mutara III
Rudahigwa, par les chefs rwandais ainsi que par les missionnaires catholiques et protestants.
En effet, durant la famine, le roi Mutara III Rudahigwa donne de l'argent et du gibier pour aider les affamés. Il visite
les régions sinistrées et les centres d'accueil et ne manque pas une occasion d'encourager les chefs rwandais à
assister l'administration mandataire dans la lutte contre la famine.
Les chefs rwandais fournissent, quant à eux, les vaches laitières et les vaches de boucherie. Ces vaches proviennent
de leur cheptel personnel. Ils informent la population sur les éventuels lieux d'approvisionnement et sont chargés
aussi bien de la conservation des semences agricoles que de leur distribution à la population. Ils assistent également l'administration mandataire dans la mobilisation de la population pour les cultures de 1944.
Enfin, qu'ils soient catholiques ou protestants, les missionnaires assistent l'administration dans la distribution des
vivres, dans l'établissement et la gestion des centres d'accueil ainsi que dans la sensibilisation de la population pour
les cultures de 1944.
18

Le Rwanda connaît en effet quatre saisons alternatives : la petite saison des pluies qui va de septembre jusqu'en novembre ; la petite saison
sèche qui commence aux environs de décembre et se termine vers le mois de février ; la grande saison des pluies qui débute vers le mois de
mars et se termine vers le mois de mai et la grande saison sèche qui va du mois de juin jusqu'au mois d'août. Ces quatre saisons correspondent à des moments agricoles précis : la petite saison des pluies marque le début de l'année agricole et s'accompagne de semailles de haricots, de pois ; la petite saison sèche correspond à la récolte des haricots et des pois et aux semailles de sorgho ; la grande saison des pluies
fertilise les champs et permet la plantation des patates douces, du manioc et des pommes de terre ; la grande saison sèche est marquée par
la récolte du sorgho et le repos des champs.

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Cependant, on ne peut pas oublier de relever que l'attitude de certaines autorités, mandataires et locales, avait été
marquée au début de la famine par sa minimisation, sa dissimulation, voire par la négation de son existence dans
leur circonscription. L'administrateur de Ruhengeri 19, Daniel Vauthier, le « résident » du Rwanda, Jean Paradis, et le
chef de la province du Rukiga20, le prince Étienne Rwigemera, auraient été parmi les autorités accusées d'avoir caché
cette famine au point de laisser empirer la situation alimentaire. Cette attitude aurait notamment été dictée par la
volonté de ces autorités d'échapper aux reproches de leur supérieur respectif. D'autres responsables, à l'instar de
l'administrateur de Nyanza, André Pierlot et du vice-gouverneur du Ruanda-Urundi, Eugène Jungers, auraient, pour
un moment, ignoré la réalité de cette famine, jusqu'au jour où ils l'ont appris par une visite sur le terrain.

5. Du dénouement et des conséquences de la famine Ruzagayura
Suite aux travaux agricoles et à l'abondance des précipitations intervenus au cours de l'année 1944, les récoltes
augmentent et incitent l'administration mandataire à arrêter le ravitaillement du Rwanda en vivres et à fermer les centres d'accueil. La famine se termine aux environs de décembre 1944.
Un bilan peut alors être dressé. Elle a entraîné de graves conséquences pour le pays. En effet, la famine a provoqué
la mort de milliers de personnes et a conduit des centaines d'autres à se déplacer et à émigrer vers les pays comme
l'Ouganda, le Tanganyika et le Congo. Elle s'est accompagnée par une croissance de la criminalité. Les vols de nourriture se sont multipliés dans les champs, dans les habitations, dans les entrepôts et ont souvent été l'œuvre de
diverses catégories de la population : enfants, femmes, paysans, ouvriers, domestiques, etc. La spéculation et le
marché noir ont également fait leur apparition. Certaines localités sont devenues aussi inaccessibles à cause des
brigands qui tendaient des embuscades sur les routes pour dépouiller les passants. Les monographies des missions
catholiques répertorient une série de règlements de comptes survenus au Nord du pays : certains affamés moribonds y auraient été enterrés vivants par leurs ennemis dans le but d'assouvir des vengeances d'ordre privé.
Sur le plan des conséquences, la famine Ruzagayura est également à l'origine de la remise en question de l'autorité
des mandataires et des dirigeants locaux. Au cours de cette période, certains individus se sont faits un point d'honneur de contrevenir aux ordres des chefs rwandais qui sont, pour la plupart du temps, appliqués à l'aide du fouet et
des amendes. Ils ont rejeté leur autorité et ont reconnu uniquement celle des autorités mandataires21. Certains ont
fui leur région. D'autres se sont rendus responsables de destructions et de violences sur les chefs et leurs biens. Le
roi Mutara III Rudahigwa s'est lui-même trouvé critiqué pour sa passivité à l'égard des exigences de l'administration
mandataire. Ces exigences auraient épuisé et mécontenté la population rwandaise au point de l'inciter à formuler le
souhait d'organiser un plébiscite et de se choisir un autre pays tutélaire. Dans son rapport annuel de 1944, l'administration mandataire du Ruanda-Urundi reconnaît, elle-même, que ses exigences auraient vraisemblablement donné
naissance à « des aspirations à un ordre meilleur » au sein de la population rwandaise. Les missionnaires ne sortent
pas non plus immaculés de cette catastrophe : ils sont critiqués pour leur manque d'intervention dans l'allègement
des corvées et autres prestations.
***
La famine Ruzagayura marque la période de la Deuxième Guerre mondiale au Rwanda22. Ayant duré un an, elle se
sera donc ajoutée à la liste des catastrophes connues dans ce pays. Par son ampleur et ses effets sur la population, cette famine - résultant de la sécheresse, des agents nuisibles et de l'effort de guerre - pousse les autorités
belges, rwandaises et les missionnaires à s'impliquer activement dans sa lutte, en distribuant des vivres et des
semences, en créant des centres d'accueil d'affamés et en encourageant la population aux semailles et autres tâches agricoles. À l'heure du bilan, cette famine a causé un nombre considérable de décès et a poussé des milliers de
personnes sur les routes. Elle a créé un climat d'insécurité et laissé un sentiment de colère dans la population
rwandaise.

Territoire du nord du Rwanda. Il est l'un des territoires les plus touchés par la famine Ruzagayura.
Le Rukiga est une province du Territoire de Biumba situé au Nord-est du Rwanda. Selon les sources missionnaires, la province du Rukiga
est durement touchée par la famine Ruzagayura.
21
En réalité, la population s'en prenait aux autorités locales plutôt qu'aux autorités belges parce que les premières étaient beaucoup plus visibles que les secondes. Les chefs rwandais relayaient, traduisaient et faisaient exécuter à la population les ordres de l'administration belge. Ils
jouaient, dans le système de l'administration indirecte, le rôle d'intermédiaires auprès de la population. À ce titre, ils se rendaient sur le terrain
pour prélever les amendes et exécutait les ordres de l'administration belge, parfois au moyen de coups de fouet. D'où leur impopularité et le
ressentiment à leur encontre qui ont gagné du terrain au fil des années.
22
La période de la Deuxième Guerre mondiale au Rwanda constitue en outre l'objet de notre recherche doctorale actuelle. Le titre du projet
est : « Le tournant de la Deuxième Guerre mondiale au Rwanda (1939-1945) : impact du conflit sur la population rwandaise ».
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Pistes bibliographiques :
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Nduwayo A., Le Mugamba face à la Deuxième Guerre mondiale, mémoire de licence en histoire, U.L.B., 1988 ;
Nyambariza D., « Les efforts de guerre et la famine de 1943-1944 au Burundi d'après les archives territoriales », Histoire
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Holbrook W.P., « British Propaganda and the Mobilization of the Gold Coast War Effort, 1939-1945 », The Journal of African
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Mouctar B.T., « L'Afrique Noire Française dans la Deuxième Guerre mondiale », Rohwer J. & Muller H., Neue Forschungen
zum Zweiten Weltkrieg: Literaturberichte und Bibliographien aus 67 Ländern, Koblenz, 1990, p. 154-162 ;
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Westcott N., « The Impact of the Second World War on Tanganyika, 1939-49 », Killingray D. & Rathborner R., Op. cit., p. 232257 ;
Kiyaga-Mulindwa D., « The Bechuanaland protectorate and the Second World War », Journal of Imperial and Commonwealth
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Rabearimanana L., « Les Malgaches durant la Seconde Guerre: souffrances et rêves d'émancipation », Guerres mondiales et
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