Fiche du document numéro 31515

Num
31515
Date
Jeudi 17 décembre 1998
Amj
Taille
60932
Titre
Les responsabilités [Extraits du rapport de la MIP]
Mot-clé
MIP
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation

L'Etat rwandais ordonnateur du génocide



FORTEMENT centralisé par tradition, l'Etat rwandais n'a guère eu de difficultés, via les bourgmestres et les différentes autorités locales, à regrouper les populations, à un échelon très décentralisé, dans des structures d'autodéfense civile dont la formation était faite par les FAR. Dans un pays où la lecture des journaux n'était pas une pratique très développée, la radio s'est révélée être le moyen idéal de diffusion d'une propagande raciste. Il a été ainsi mis en place un dangereux maillage de la société qui n'a guère suscité de réactions de la part de l'Eglise rwandaise, cet autre Etat dans l'Etat, devenue une « Eglise du silence ». (...) Pas plus que les principaux dignitaires de l'Eglise, les responsables militaires rwandais qui n'étaient pas impliqués dans la préparation des événements n'ont réagi.

Avec l'aide des médias extrémistes, l'Etat rwandais renforce les rouages qui vont conduire au génocide, tandis que se mettent en place les milices. Il n'est pas utile d'insister davantage sur le rôle joué par la Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLMC). Radio privée, créée en avril 1993, soutenue en coulisses par le pouvoir, elle rythmera les journées du génocide à partir du 6 avril 1994 en multipliant les appels à l'extermination.

Les Rwandais auteurs des massacres



LE génocide commence dans la nuit du 6 avril 1994, dure quatre mois, fait un nombre de victimes de l'ordre de 800 000. Il est couvert ou organisé par des membres du gouvernement intérimaire mis en place après la disparition d'Habyarimana, mais aussi par des responsables militaires, ainsi que les membres de la CDR, du MRND et leurs milices. Une responsabilité lourde pèse sur eux, et notamment sur le colonel Bagosora, directeur des services du ministère de la défense, Augustin Bizimungu, ministre de la défense, et de nombreux responsables militaires et civils qui ont coordonné le génocide. Ceci rappelé, une question se pose toujours : comment « M. Tout-le-Monde » est-il devenu un tueur ? Car ce sont les Rwandais, et non pas seulement l'abstraction « Etat rwandais », qui ont commis ce génocide. (...)

Il ne s'agit pas pour la Mission d'invoquer un quelconque atavisme (...). Qu'il y ait eu en revanche une construction politique, fondée sur une organisation de type autoritaire et sur des outils de propagande structurée, qui a créé un climat favorable à la mise en oeuvre d'un génocide, ne semble pas pouvoir être contesté. C'est sous cette pression que les Rwandais ont acquis la conviction intime que le meurtre des Tutsis était la seule solution pour eux, qu'il fallait tuer pour ne pas être tué. (...)

La politique de la France : des erreurs d'appréciation



UNE COOPÉRATION MILITAIRE TROP ENGAGÉE

D'octobre 1990 à mars 1993, la France maintient au Rwanda sa présence militaire qu'elle renforce dès que surviennent des risques sérieux d'un retournement de la situation sur le terrain au profit du FPR. Après (les) offensives menées par le FPR, en juin 1992 et surtout après le 8 février 1993 sur Ruhengeri (...), la France n'hésite pas à apporter aide et assistance à une armée objectivement en déroute (...) et à un régime de plus en plus affaibli, critiqué et critiquable. (...) Pourquoi la France a-t-elle tenu à ce point à vouloir une fois encore dépêcher sur le terrain des éléments militaires spécialisés et de haut niveau pour conseiller et remettre en ordre de marche une armée rwandaise déjà maintes fois assistée (...) ? Comment la France a-t-elle pu en février-mars 1993 en arriver à ce point d'engagement qui conduit certain militaire français à considérer qu'à travers la mission d'assistance opérationnelle qu'il mène il dirige et commande indirectement une armée, en l'occurrence celle d'un Etat étranger ? (...)

En décembre 1990, (...) la France estime avant tout qu'il ne faut pas laisser se déstabiliser le Rwanda. (...) Le général Jean Varret, (...) en décembre 1990, souligne que pour le président rwandais l'opération « Noroît » n'avait pas seulement pour but d'assurer la sécurité des ressortissants français, mais bien d'assurer la pérennité de son régime. Ceci donne une certaine ambiguïté à la présence française, ce que souligne Pierre Joxe devant la Mission. (...)

Le 21 mars 1991, (...) la coopération militaire française change d'échelle. La justification officielle en est le souci de prévenir « les conséquences néfastes que peut avoir pour la paix dans la région la poursuite d'actions militaires déstabilisatrices ».

L'enlisement de la situation (...) conduit le ministère des affaires étrangères à répondre, le 4 mars 1992, au ministre de la défense qui s'interroge sur la situation rwandaise : « la France ne semble pas avoir d'autre solution que d'accentuer son appui, en particulier militaire, au gouvernement du Rwanda ». (...) En 1992, la France accroît sensiblement ses livraisons d'armes au Rwanda, qu'il s'agisse des exportations commerciales ou des cessions directes à titre gratuit comme à titre onéreux.

L'offensive du FPR en juin 1992 déclenche l'envoi d'une deuxième compagnie « Noroît ». Dans un télégramme du 10 juin 1992, l'ambassadeur à Kigali estime que cette décision jointe à la livraison de munitions et de radars et à la nomination d'un conseiller sont autant de signes de la volonté de la France de ne pas laisser déstabiliser le Rwanda. (...) L'année 1992 est aussi celle des massacres du Bugesera et de la formation des milices. On commence à parler du « réseau zéro » spécialisé dans la chasse aux Tutsis et aux Hutus modérés.

Comment justifier une telle aide au Rwanda qui laisse à penser que la France soutient une logique de guerre alors que celle-ci considère, sur un plan diplomatique, que seule l'ouverture politique intérieure est à même d'apporter la solution au conflit. Il semble bien que la réponse ait consisté à dire, d'une part, que l'évolution démocratique est difficilement réalisable dans un pays déstabilisé par la guerre, d'autre part, que, face à la certitude du FPR d'obtenir une victoire militaire, il convenait de permettre aux FAR de résister pour préserver la capacité de négociations politique et diplomatique du gouvernement rwandais.

Cette position de la France a eu pour double conséquence qu'elle n'a pas apprécié à sa juste valeur la dérive politique du régime rwandais et qu'elle s'est trouvée, au nom de la préservation des conditions de la négociation diplomatique, entraînée dans une logique de soutien aux FAR. Cette logique l'a impliquée dans le conflit à un point tel qu'il lui sera par la suite reproché à la fois d'être restée trop longtemps (« Noroît »), puis d'être partie trop précipitamment lors du déclenchement du génocide (« Amaryllis ») et, enfin, d'être revenue sous couvert d'une action humanitaire (« Turquoise »). (...)

Du 20 février au 20 mars 1993, la présence militaire française au Rwanda a franchi un cap qu'elle n'aurait pas dû passer. Les soldats français étaient trop nombreux, selon le ministre de la défense, M. Joxe, et certaines de leurs missions ont dépassé par ailleurs le cadre habituel des opérations d'aide et d'assistance à des forces armées étrangères.

Les soldats français n'ont pas participé aux combats. Pour autant, compte tenu de l'état de déconfiture dans lequel se trouvait l'état-major rwandais (...), pouvait-on encore considérer qu'il s'agissait d'une simple opération d'assistance, de conseil ou de soutien ? (...)

LA SOUS-ESTIMATION DU CARACTÈRE AUTORITAIRE, ETHNIQUE ET RACISTE DU RÉGIME RWANDAIS

La situation rwandaise a été analysée à travers une grille de lecture traditionnelle, héritée de la décolonisation belge, qui fait du critère ethnique le critère explicatif principal des rapports sociaux et politiques. C'est ainsi que le président de la République, le 9 septembre 1994, répondait lorsqu'on l'interrogeait sur le soutien de la France au président Juvénal Habyarimana : « Son pays était à l'ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C'est la France, au contraire, qui a facilité la négociation entre les deux ethnies ».

Juvénal Habyarimana n'a rien d'un élu du peuple, puisqu'il prend le pouvoir par un coup d'Etat, en juillet 1973 . (...) Le président dirige le pays sans partage. (...) Le pays traverse de surcroît, à la fin des années 80, une crise économique.

L'offensive du 1er octobre 1990 donne alors au président rwandais l'occasion d'exploiter la situation. Jean-Pierre Chrétien souligne à ce propos comment le clivage Hutus/Tutsis a été savamment utilisé par les autorités politiques pour accentuer et développer les sentiments de haine et de violence de la population hutue à l'égard des Tutsis. Cette réactivation des antagonismes ethniques a permis de présenter le conflit comme celui de deux communautés, alors qu'il s'agissait d'abord d'un antagonisme politique derrière lequel se cachait la course au pouvoir. Le président Habyarimana profite de l'invasion du 1er octobre pour mobiliser le « peuple hutu » contre la menace « HimaTutsi ». Sur le plan extérieur, il prend soin de mettre l'accent sur le risque de déstabilisation causé par cette agression étrangère. C'est au nom de ce risque de déstabilisation que la France intervient. (...)

Bernard Debré, ancien ministre de la coopération, a, pour sa part, souligné devant la Mission que « le président François Mitterrand considérait que seul un Etat structuré avec un exécutif fort pouvait éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné aux yeux de François Mitterrand par Juvénal Habyarimana ». Lors de son intervention, Paul Dijoud a indiqué que le président de la République française, son entourage immédiat, le ministre des affaires étrangères, ont toujours eu la conviction que « le président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le début d'un bien ». (...) La France aurait pu s'interroger davantage sur la cohérence de sa politique consistant à inciter le président Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes répétées aux droits de l'homme, tout en l'assurant de notre indéfectible soutien militaire et diplomatique. (...) La France n'a pas porté un regard suffisamment critique sur les réalisations et la politique du président Habyarimana et de certaines forces politiques rwandaises.

LES LIMITES D'UN CESSEZ-LE-FEU À TOUT PRIX

Un des objectifs de la politique de la France était d'éviter une victoire militaire du FPR. (...) Par conséquent, dans les années 1990-1993, la maîtrise du territoire rwandais par les FAR constitue pour la France un préalable essentiel au bon déroulement des négociations en vue de la conclusion d'un cessez-le-feu. (...) Les espoirs de paix s'effondrent avec l'assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994. (...) Toujours persuadée que la solution du conflit passe par la mise en application des accords d'Arusha, la France poursuit avec ténacité son activité diplomatique. (...) Si l'objectif recherché n'a pas varié -- cessez-le-feu, négociations --, ses moyens d'intervention ne sont plus les mêmes. Le problème se pose, d'une part, de la légitimité des membres du gouvernement intérimaire qui ont pris la succession du président défunt Habyarimana, d'autre part, de la limitation de la marge de manoeuvre de la France, qui n'est plus présente militairement sur le terrain, alors que le génocide a débuté.

La France, en revanche, multiplie, au cours de la période allant du 13 avril (départ d'« Amaryllis ») au 19 juin (présentation de l'opération « Turquoise » à l'ONU), les rencontres avec les différents acteurs (...), dont le gouvernement intérimaire. Compte tenu du déroulement du génocide commandité par le gouvernement intérimaire d'avril à juin 1994, la France a commis une erreur en considérant qu'elle pouvait accorder autant de crédit et autant de poids à tous les représentants des acteurs du conflit. (...) C'est en partie en raison de son attitude par rapport au gouvernement intérimaire qu'il lui fut difficile de faire accepter le caractère strictement humanitaire de l'opération « Turquoise », puisque certains y voyaient une intention cachée de soutien au régime qui organisait le génocide. (...)

La perception de la situation sur le terrain



Les précédents développements ont montré que sur place, dès 1990, l'attaché de défense, le colonel René Galinié, avait très clairement annoncé le danger de l' « extermination de 700 000 Tutsis par 7 millions de Hutus ». (...) Selon lui, toute avancée du FPR risquait de déclencher de la part de la population hutue agressée le massacre de la population tutsie vivant au Rwanda.

Toutefois, la dégradation économique, l'existence des quotas, les massacres ethniques passés et les éléments racistes préexistant à 1990 dans l'entourage du président créaient un terreau favorable. Car, pour qu'il y ait massacres puis génocide, fallait-il encore que l'Etat rwandais laisse au moins s'organiser et se produire, sans réagir, de telles exactions. Des massacres d'une telle ampleur ne pouvaient avoir lieu qu'avec une complicité, voire une participation des autorités politiques et administratives rwandaises. (...) Le 22 janvier 1992, un télégramme de l'attaché de défense, le colonel Bernard Cussac, indique : « Le ministre de l'intérieur rwandais a décidé, après le dernier massacre de populations civiles, d'armer la population de la zone frontalière ». (...) A juste titre, le colonel Bernard Cussac s'inquiète des conditions et conséquences d'une telle distribution, en soulignant : « Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de servir à l'exécution de vengeances personnelles, ethniques ou politiques ? ».

Le problème de la distribution d'armes aux populations civiles est à nouveau soulevé en janvier 1994 et donne lieu à l'envoi par le général Dallaire d'un fax daté du 11 janvier. (...)

La situation est jugée suffisamment sérieuse pour qu'un nouveau télégramme diplomatique daté du 15 janvier 1994 rende compte du fait que le général Roméo Dallaire indique que son informateur confirme l'ordre du président Habyarimana de faire accélérer la distribution d'armes aux populations. (...) Ce télégramme de l'ambassadeur pose le problème du traitement des informations et des renseignements venant des représentants sur le terrain qui connaissaient par ailleurs la mise en place des milices extrémistes des différents partis et la multiplication des appels au meurtre. (...)

Les niveaux de décision



Pierre Joxe, ancien ministre de la défense, a indiqué que beaucoup d'informations sur les risques, les tensions, les rancoeurs, les haines ou les oppositions, y compris dans des documents écrits, avaient couru mais que, malheureusement, il n'avait pas circulé assez d'informations précises pour que l'on mesure tout ce qui pouvait se passer. Il a reconnu que l'organisation compliquait de surcroît énormément les choses.

En période normale, M. Pelletier, ancien ministre de la coopération, a indiqué qu'une concertation avait lieu tous les quinze jours à l'Elysée sous l'égide de l'ambassadeur Arnaud, qui s'occupait de la cellule africaine. Participaient à cette réunion le directeur ou le directeur adjoint du cabinet du ministre des affaires étrangères, le directeur de cabinet du ministre de la coopération, un représentant de la Caisse française de développement, un représentant du Trésor et souvent un responsable du cabinet de Matignon. (...)

En période de crise, la cellule du même nom se réunissait tous les jours, voire plusieurs fois par jour. En plus de ces réunions, le président de la République provoquait la réunion de conseils restreints. Sous la cohabitation avait lieu une réunion sur la politique africaine chaque semaine, alternativement à l'Elysée et à Matignon, et des conseils restreints réunissant les ministres concernés se tenaient périodiquement autour du président de la République. Edouard Balladur, ancien premier ministre, a déclaré devant la Mission que le gouvernement avait assuré l'ensemble de ses responsabilités et qu'il n'avait jamais accepté que des décisions collectives prises avec l'aval du président de la République soient remises en cause par la cellule africaine de l'Elysée.

Ces indications ne renseignent pas précisément sur l'autorité qui prend la décision, même s'il est avéré que les opérations « Noroît », « Amaryllis » et « Turquoise » ont été engagées sur décision du président de la République, agissant en tant que chef des armées. (...) En revanche, il est apparu extrêmement difficile à la Mission de déterminer comment les éléments d'information sur le contexte sont pris en compte et intégrés dans un raisonnement politique qui permettra ensuite d'élaborer une stratégie.

La France et le génocide



LE RETRAIT PROGRESSIF DES FORCES FRANÇAISES

Dès le premier trimestre 1993, la France entre dans une stratégie de désengagement, même si, sur le terrain, sa présence est forte jusqu'à la fin mars 1993, date à laquelle elle décide de saisir l'ONU. (...)

L'ABSENCE DE LIENS AVEC LES MILICES

(...)

Face à cette montée et à cette organisation de la violence et des massacres, la France n'a en aucune manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l'ont déclenché dans les jours qui ont suivi l'attentat. (...) M. James Gasana, ministre rwandais de la défense d'avril 1992 à juillet 1993, a souligné que, dans son étude sur le développement des organisations de jeunesse des partis politiques, la France « n'était nullement mentionnée » car elle n'avait jamais rien eu à voir avec les milices. (...)

La participation de la France à la formation et à l'encadrement des milices reste une accusation que les responsables rwandais, rencontrés par les rapporteurs lors de leur mission à Kigali, portent encore contre la France. A l'appui de cette accusation, la Mission n'a eu connaissance que des faits suivants. Tout d'abord, la déclaration faite par Venuste Kayimahe, précédemment cité lors de l'opération « Amaryllis ». Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali par deux militaires français dont il a cité les noms. Ces deux militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés sur place après le 15 décembre 1993, ont été entendus par la Mission ainsi que par leurs chefs hiérarchiques. Il est alors apparu que le témoignage de M. Kayimahe était en contradiction avec ce qu'ont déclaré ces derniers. Le fait qu'une des deux personnes citées ait, pendant quelque temps, dirigé l'équipe du DAMI placée auprès de la garde présidentielle explique sans doute l'amalgame. (...)

L'autre « pièce à conviction » destinée à confondre la France montre une photo d'un soldat, français selon toute vraisemblance, qui court avec, à ses côtés, un groupe de jeunes gens en civil. Cette photo constitue, avec la communication d'une lettre concernant une demande d'enquête sur l'attentat, le seul document incriminant la France que les autorités rwandaises à Kigali ont transmis à la Mission.

Le courrier transmis par le journaliste Patrick May est par ailleurs symptomatique du mélange des faits qui entretient la confusion. Il est question de l'entraînement des milices en même temps que des contrôles d'identité opérés par les militaires français comme un des facteurs constitutifs de la violence des événements. Si les opérations de contrôle menées par les militaires français en février et mars 1993 appellent des critiques de la part de la Mission, il n'est pas acceptable de présenter cette action, qui a réellement eu lieu, en la mettant sur le même plan qu'une affirmation, jamais sérieusement étayée à ce jour, d'entraînement des milices par les soldats français.

Il est plus sérieux en revanche de s'interroger (...) sur le fait que l'armée française, alors qu'elle avait constaté à plusieurs reprises les comportements déviants de nombreux soldats de l'armée rwandaise, ne semble pas s'être préoccupée de ces dérapages autrement qu'en les constatant pour les déplorer. Fallait-il en d'autres termes décider de poursuivre de juin à octobre 1993 une coopération militaire renforcée -- les effectifs du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes -- auprès d'officiers rwandais incapables d'encadrer leurs troupes ? Etait-il opportun de continuer à inculquer quelques rudiments à des individus dont un bon nombre étaient manifestement plus préoccupés par les avantages matériels que pouvait leur procurer le fait d'être militaire que par la volonté de se battre et de défendre leur pays, et ce d'autant que le génocide a été perpétré tant par l'administration que par les milices et une partie de l'armée. (...) Le colonel Bagosora, qui devait être un des responsables du génocide, a d'ailleurs été qualifié d'« ordure » par un officier français qui l'avait rencontré régulièrement. Il eut sans doute été préférable de s'abstenir de ce dernier renfort de coopération militaire française durant l'été 1993 qui, dans la perspective d'Arusha, perdait de son sens et qui, a posteriori, a été exploité contre la France accusée d'avoir formé ceux qui quitteront ensuite l'armée pour rejoindre, encadrer ou recruter les miliciens. (...) Comme l'a souligné Gérard Prunier au cours de son audition, « il ne s'agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis ; en revanche, elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action ». En cette année 1993, la question récurrente reste celle de la connaissance ou non par l'armée française de la constitution de milices « dérivées » des forces armées rwandaises : les milices Interahamwe (du MRND) et Impuzamugambi (de la CDR), constituées en 1992, de même que le « réseau zéro » et la société secrète « Amasasu » créée au sein des FAR par des officiers extrémistes.

Le colonel Maurin a confirmé de façon la plus catégorique que jamais au cours des réunions d'état-major auxquelles il avait assisté il n'avait été fait allusion devant lui à un équipement des milices.

LA PRÉSENCE FRANÇAISE AU PREMIER TRIMESTRE 1994

Les 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le 15 décembre 1993 ont poursuivi leurs activités d'assistance technique sans aucun rapport avec les activités d'instruction et de formation des FAR. (...)

Le soutien à l'armement lourd consistait à instruire sur les matériels en place d'une portée d'environ 14 kilomètres, 25 élèves avec à leur tête un commandant rwandais. Le responsable de cette instruction a déclaré que personnellement il était loin de penser que des événements aussi tragiques pouvaient se passer et que les milices n'étaient pas pour lui une chose connue.

En revanche, un des copilotes du Nord Atlas qui pilotait l'appareil avec un copilote rwandais a indiqué que les militaires rwandais savaient la situation tendue et a souligné que l'armée et les soldats étaient habités par une haine ethnique très vive, surtout parmi les subordonnés.

Cet officier a indiqué qu'on connaissait l'existence de milices Interahamwe mais qu'on ne savait pas précisément ce qu'elles faisaient. Il a relevé le « caractère familial » des milices, qui n'étaient pas exclusivement composées de voyous ou de délinquants.

Dans un témoignage écrit transmis à la Mission, le Colonel Damy dit avoir été témoin du passage de camions militaires, avec à bord de jeunes civils, qui se dirigeaient vers l'est du pays. Il estime que l'entraînement de ces milices enrôlées par le MRND a probablement commencé début 1994, ce qui exclurait la participation française à cette instruction, les personnels DAMI ayant quitté le Rwanda.

En conséquence, même si l'existence des milices était connue, il est patent que la présence militaire française au premier trimestre 1994 n'est intervenue en rien, à travers les missions qui étaient les siennes, dans la formation des miliciens.

Responsabilité de la communauté internationale (...) Le comportement de l'ONU n'a pas été à la hauteur des événements. Mais, pour ne pas faire de l'ONU le bouc émissaire de l'impuissance des Etats, il convient de rappeler que le secrétaire général n'a d'autres autorité et volonté que celles que lui confèrent les Etats qui la composent, au premier rang desquels les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (...).

Force est de constater en effet que la communauté internationale a fauté principalement au Rwanda par l'absence d'une volonté politique clairement exprimée et d'un engagement pleinement assumé, que ce soit avant ou après le déclenchement du génocide.

LES ERREURS [Le rapport discerne cinq erreurs majeures de l'ONU]

La cinquième erreur des Nations unies est une faute, car elle fut commise consciemment.

Elle a été de refuser de reconnaître rapidement que l'on était en présence, non de la reprise d'une guerre civile, mais de la mise en oeuvre d'un génocide, et qu'à ce titre la communauté internationale entière était concernée. (...)

L'OBSTRUCTION DES ÉTATS-UNIS

Il n'a pas existé de « complot » américain qui aurait eu pour objet de supplanter l'influence française au Rwanda. Au contraire, même si les Etats-Unis étaient présents aux négociations d'Arusha et ont déployé une certaine activité diplomatique, leur implication dans le règlement de la crise rwandaise a été surtout négative.

Tout d'abord, les Etats-Unis ont eu comme priorité principale d'éviter un engagement trop important des Nations unies dans la crise rwandaise pour des raisons à la fois budgétaires et politiques. Cette attitude a été constante. (...)

La directive présidentielle du président Bill Clinton relative à la politique des Etats-Unis sur la réforme des opérations de paix multilatérales, qui est rendue publique le 5 mai 1994 mais qui a servi de base aux décisions américaines adoptées quelques semaines auparavant, établit une doctrine selon laquelle les Etats-Unis ne soutiendront militairement et financièrement une opération que si celle-ci fait « progresser les intérêts nationaux américains ». A l'évidence, tel n'était pas le cas du Rwanda.

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