Fiche du document numéro 31392

Num
31392
Date
Jeudi 12 janvier 2023
Amj
Taille
121899
Surtitre
Massacres
Titre
En RDC, « nous vivons dans la peur permanente »
Soustitre
En Ituri, région congolaise la plus meurtrie par les violences, un groupe armé fait régner la terreur et cible la communauté hema. Laquelle dénonce la passivité complice de l’armée et le silence du pouvoir central à Kinshasa.
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’enterrement de 62 victimes des miliciens de la Codeco, en février 2022 dans la province d’Ituri, en RDC. (JORKIM JOTHAM PITUWA/AFP)

«C’est la panique totale […]. Il y a une incursion de la Codeco qui vient d’entrer dans ce village… C’est grave, ça ne va pas ici ! Et là, nous sommes en train de fuir, il est 14h33…» explique une voix essoufflée dans une vidéo envoyée dimanche à Libération. Elle montre, en temps réel, une foule en train de courir sur une route de campagne face à l’arrivée tant redoutée des miliciens de la Codeco, la Coopérative pour le développement du Congo. Derrière ce sigle en apparence inoffensif, un groupe armé qui, depuis cinq ans, mais surtout ces derniers mois, sème la terreur et la désolation en Ituri. Située dans le nord-est de la république démocratique du Congo (RDC), plus grande que la Suisse ou les Pays-Bas, cette province est aujourd’hui la plus meurtrie par les violences qui ensanglantent la partie orientale de cet immense pays.

La barre est déjà haute, alors que les deux provinces voisines, du Nord et du Sud-Kivu, enregistrent la présence de plus d’une centaine de groupes armés et sont régulièrement sous les feux de l’actualité en raison des exactions et des combats qui s’y déroulent. C’est pourtant l’Ituri qui a le triste privilège d’abriter les groupes les plus meurtriers. Globalement, et même si les zones sont mouvantes, on trouve vers le sud-ouest de la province les ADF, les Forces démocratiques alliées, affilées à l’Etat islamique. Un groupe armé venu de l’Ouganda voisin, qui revendique régulièrement décapitations, enlèvements, pillages et incendies de villages, au nom d’un jihad qui s’enracine sous les tropiques. Dans le Nord-Est, c’est donc plutôt la Codeco qui sévit. Avec apparemment le même modus operandi de décapitations, mutilations, pillages et destructions. Et depuis deux mois, chaque jour apporte son lot de massacres et d’horreurs.

«Les Codeco peuvent surgir à tout moment dans un village. Tu ne peux plus aller seul aux champs ! Depuis un an, ils attaquent même les sites de déplacés, comme à Plaine Savo début février, où ils ont tué une soixantaine de personnes. Nous vivons dans une peur permanente», souligne Jean de Dieu, 32 ans, qui a vu deux fois son village brûler depuis 2017, et vit désormais lui aussi dans un camp de déplacés, comme près de 30% des 5 millions d’habitants de cette province. Dimanche et lundi, les attaques simultanées de quatre villages dans le territoire de Djugu, dont les habitants en fuite ont été filmés, auraient fait 31 morts. Les leaders communautaires, faisant preuve d’une prudence exemplaire, ont attendu mercredi pour rendre public le bilan des attaques et la liste des noms des victimes. Les photos qui les accompagnent sont néanmoins glaçantes : des corps, souvent mutilés, émasculés ou décapités, à proximité de maisons pillées ou incendiées.

«Affublés de gris-gris»



Qu’est-ce qui justifie cette orgie sanglante qui terrorise les habitants de l’Ituri, sans émouvoir pour l’instant le pouvoir central à Kinshasa resté bien silencieux face aux dernières tueries ? «On ne comprend plus rien», se désespère Floribert Byarwanga, le porte-parole de la chambre du conseil hema, qui représente cette ethnie en Ituri. «La Codeco affirme soit qu’elle se sent marginalisée, soit que le gouvernement ne la traite pas bien. Mais pourquoi s’attaquer aux populations civiles ? Et toujours aux Hemas ? Ils sont allés à Nairobi [capitale du Kenya, ndlr] mi-novembre, invités avec tant d’autres groupes armés pour signer la paix et faire taire les armes. Mais depuis qu’ils sont rentrés, il y a eu au moins 18 attaques jusqu’à fin décembre ! Et il n’y a jamais de poursuites, jamais d’enquêtes ?» s’interroge-t-il.

«La Codeco n’a aucune revendication claire. Quand on réussit à parler avec eux, ils évoquent des faits qui remontent au XVIe ou XVIIe siècle. Ils affirment que certaines collines ont des noms lendus [l’ethnie dont se revendiquent les membres de la Codeco, ndlr] et donc qu’elles leur appartiennent. Ils prétendent qu’autrefois, des chefs coutumiers issus d’autres ethnies se faisaient enterrer avec des Lendus vivants. Est-ce que c’est vrai ? Je n’en sais rien, ça remonte à la période précoloniale ! C’est farfelu. De toute façon, ils partent au combat affublés de gris-gris, après avoir consommé des boissons hallucinogènes qui ne leur permettent plus de distinguer les humains des animaux. C’est une femme membre de la Codeco, arrêtée en 2020 qui l’a révélé», renchérit Christian Utheki, le président du «G5», qui regroupe cinq ethnies (les Hemas, les Alurs, les Nyalis, les Ndoos Kebus, et les Mabissas). «Toutes ces ethnies sont en réalité proches ou solidaires des Hemas, qui sont la véritable cible de la Codeco», avoue-t-il.

L’histoire de l’Ituri, créée en 2015 après l’éclatement de l’ex-province orientale, est complexe et se nourrit de ressentiments anciens. «Les Hemas ont été favorisés par le colonisateur belge qui, en partant, leur a légué beaucoup de territoires. Les Lendus en ont été mécontents», reconnaît Jean de Dieu, le jeune déplacé hema. Depuis, les conflits ressurgissent à intervalles réguliers, souvent influencés par un contexte politique plus large. Comme en 1999, lorsque des mouvements armés apparaissent, parrainés par les pays voisins, l’Ouganda et le Rwanda, qui ont mis un terme au régime du maréchal Mobutu. Une intervention impliquant l’Union européenne, l’opération «Artemis», apportera après 2003 un semblant d’accalmie. Puis la situation s’embrase à nouveau en 2017. Sous un prétexte en apparence assez anecdotique : la mort d’un prêtre lendu diabétique, foudroyé après avoir consommé de l’alcool dans une paroisse hema. Le soupçon d’empoisonnement met le feu aux poudres. C’est à ce moment-là qu’apparaît la Codeco, qui endosse d’emblée l’image d’une secte mystique, défendant les intérêts de la communauté lendue.

Ex-chefs de guerre



En face, les Hemas ont créé leurs propres groupes d’autodéfense. Ces derniers semblent bien plus réactifs qu’offensifs. «On les qualifie collectivement de milice zaïre mais c’est une appellation qu’eux ne revendiquent pas. Un faux label ! Ils ne sont pas structurés, et n’attaquent jamais en premier. C’est un prétexte pour faire croire à des affrontements interethniques, là où les Hemas sont les principales victimes», expriment en chœur tous les leaders communautaires hemas. Des responsables issus d’autres communautés pensent qu’elle existe, mais «en secret». Tout en ayant du mal à lui attribuer un massacre récent. Régulièrement, les forces armées exhibent un présumé membre de la milice zaïre, s’attirant les armées exhibent un présumé membre de la milice zaïre, s’attirant les dénégations énergiques de ses proches. Reste que la situation sécuritaire appelle l’urgence, alors que les exactions de la Codeco et ses alliés du Front patriotique et intégrationniste du Congo se multiplient en toute impunité.

Elu fin 2018 dans des circonstances un peu controversées, le président Félix Tshisekedi a bien tenté une initiative assez originale, en créant une task force de négociateurs pour «sensibiliser» les groupes armés aux enjeux de la paix. Sa deuxième mission, envoyée sur place en février 2022, était dirigée par deux célèbres ex-chefs de guerre de la région : condamnés par la Cour pénale internationale, Thomas Lubanga et Germain Katanga ont purgé leurs peines et ont été tous deux libérés en mars 2020. Mais à peine arrivés en Ituri, les ex-rebelles reconvertis en négociateurs sont enlevés par la Codeco. Après bien des inquiétudes, ils ont été libérés ou se sont enfuis, et sont rentrés illico à Kinshasa, la capitale. Sans donner suite.

Depuis, le pouvoir central a-t-il totalement renoncé à pacifier l’Ituri ? Toute son attention semble désormais se concentrer sur le Nord-Kivu voisin. Et plus précisément sur le combat contre un seul groupe armé parmi la centaine qui y sévissent : le M23, assimilé à la minorité tutsie et accusé par Kinshasa mais aussi par l’ONU, Washington et Paris, d’être soutenu par le Rwanda voisin. Même les troupes affectées à la lutte contre les ADF ont été en partie redéployées au Nord-Kivu, permettant aux jihadistes affiliés à l’Etat islamique de regagner du terrain.

Trafic d’armes



Mais dans les zones où sévit la Codeco, un jeu plus trouble se révèle soudain. «En 2021, le gouvernement place le Nord-Kivu et l’Ituri sous le régime de l’état de siège et transfère le pouvoir des civils aux militaires. Nous avions applaudi à cette décision. Mais en réalité, la situation s’est aggravée depuis», constate Floribert Byarwanga, le porte-parole de la communauté hema. Comme de nombreuses personnes interrogées par Libération, il affirme que les Codeco «portent souvent les tenues militaires des FARDC [les forces armées congolaises], ce qui entraîne une certaine confusion». D’autant que l’armée n’intervient jamais, ou trop tardivement, lors des attaques de ces miliciens, même quand elles se déroulent à proximité de ses bases. «Plus aucun Hema ne peut faire confiance aux militaires. Et avec l’état de siège, ils contrôlent également la justice», constate maître Jospin Mateso Savo, vice-président de la chambre hema.

«Cette défiance vis-à-vis de l’armée est partagée par les membres d’autres communautés. Les militaires sont plus intéressés par le business des mines d’or que par le rétablissement de la sécurité», confesse un fonctionnaire provincial qui souhaite garder l’anonymat. L’armée gouvernementale est également fréquemment accusée de vendre elle-même armes et munitions à la Codeco. Des accusations confirmées par le procès qui s’est déroulé le 28 décembre à l’auditorat militaire de Bunia, capitale de l’Ituri. Trois officiers de l’armée nationale ont été condamnés à mort (en réalité à perpétuité) pour avoir alimenté en armes la Codeco. «Ce n’est qu’un cas parmi d’autres et ceux-là ont été pris en flagrance, la justice ne pouvait les ignorer», constate Christian Utheki.

Pourtant, le gouverneur militaire en charge de l’Ituri, le lieutenant-général Johnny Luboya Nkashama, se félicitait vendredi d’une «accalmie dans cette région» depuis le processus de Nairobi. «Même à cinq kilomètres de Bunia, il n’y a pas de sécurité», peste Christian Utheki. Et le voilà qui évoque aussitôt une photo envoyée quelques jours plus tôt : celle d’une fillette gisant sur le ventre, vêtue d’un pagne fleuri. Un coup de machette lui a coupé la tête. Puis, on lui a tranché les mains. Elles ont été déposées sur son dos, dans une mise en scène macabre. «Kabibi avait entre 4 et 6 ans. Le 31 décembre, quand les miliciens ont attaqué la localité d’Aisy Pina, dans la chefferie de Panduru, territoire de Mahagi, ce fut le sauve-qui-peut. Dans la panique, la maman l’a perdue», se désole le président du G5. Avant d’envoyer sur WhatsApp la vidéo de la maman, Thérèse Uyila, en état de choc face à la découverte de sa fille mutilée.

Aujourd’hui, les Hemas n’hésitent plus à dénoncer une «politique d’extermination» qui se déroule dans le silence. «Pourquoi les médias et la communauté internationale ne s’intéressent qu’au Nord-Kivu ? Alors qu’ici la situation est bien plus grave !» se lamente Jean de Dieu. Jeudi, la Codeco a lancé deux nouvelles attaques. «Maisons brûlent, crépitement de balles, débandade totale», signale un message reçu par Libé. Soulignant également : «Codeco venus de Balendu Tatsi en tenues FARDC.» Contactés, le porte-parole du gouvernement militaire provincial de l’Ituri, comme celui de la Codeco, n’ont pas répondu à nos sollicitations.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024