Fiche du document numéro 31315

Num
31315
Date
Mercredi 28 décembre 2022
Amj
Auteur
Taille
162050
Titre
Agathe Habyarimana, la « veuve noire » du Rwanda
Soustitre
Mise en cause depuis trois décennies pour son rôle présumé dans le génocide contre les Tutsi en 1994, la veuve du président rwandais Juvénal Habyarimana, qui réside en France sans statut légal, a pour l’instant échappé à la justice.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
SOCIÉTÉ

Agathe Habyarimana, la « veuve noire » du Rwanda
Agathe Habyarimana © JEROME Benjamin/Le Parisien/MAXPPP

[Série] Femmes de l’ombre… et de pouvoir (3/5) – Mercredi 6 avril 1994, aux alentours de 20h30. Dans les jardins de la résidence présidentielle à Kigali, l’histoire du Rwanda vient de basculer. Abattu par deux missiles sol-air, le Falcon 50 qui ramenait de Dar es Salaam le président rwandais Juvénal Habyarimana, son homologue burundais Cyprien Ntaryamira, sept membres de leurs délégations respectives et l’équipage du jet, composé de trois Français, est abattu par deux missiles sol-air tirés consécutivement alors que l’appareil amorçait son approche vers l’aéroport de la capitale.

Le 7 avril au matin, Jeanne Uwanyiligira, 24 ans, et sa sœur Marie-Claire Uwimbabazi, 22 ans, se sont rendues aussi vite qu’elles l’ont pu à la résidence présidentielle après avoir été informées de la mort, dans cet attentat, de leur père, le Dr Akingeneye, médecin personnel du président Habyarimana.

Ce jour-là, dans la résidence présidentielle et sur la terrasse, à quelques dizaines de mètres du lieu du crash dans lequel les douze passagers ont trouvé la mort, les dépouilles des victimes sont alignées. Des soldats rwandais de la garde présidentielle et des coopérants militaires français sont également présents sur les lieux. Dans Kigali, depuis l’aube, les massacres ciblant les Tutsi ont déjà commencé.

L’heure devrait être au recueillement. Mais d’après les deux jeunes femmes, la réaction de la veuve du chef de l’État s’avère déplacée. « Alors que nous étions en train de prier, Madame Habyarimana priait tout haut en demandant d’aider les interahamwe [les miliciens extrémistes hutu] à nous débarrasser de l’ennemi et pour que les militaires rwandais aient des armes. »

Selon d’autres témoins ayant pénétré dans la résidence présidentielle dans les heures suivant l’attentat, qui le relateront ultérieurement, notamment devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Agathe Habyarimana dictait ses instructions au téléphone, égrenant les noms d’opposants à éliminer. Parmi ces derniers, la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, une Hutu appartenant à un parti d’opposition. Elle sera abattue froidement par des gardes présidentiels aux premières heures du 7 avril.

« NOUS AVONS ENTENDU SŒUR GODELIEVE DIRE QU’IL FALLAIT TUER TOUS LES TUTSI »

Deux sœurs du chef de l’État – des religieuses – sont elles aussi présentes à la résidence présidentielle ainsi que l’archevêque du Rwanda, qui se trouve être le cousin de la première dame. Mais ce n’est ni pour pleurer les victimes ayant péri dans cet attentat, ni pour prier afin que le Rwanda ne bascule pas dans la violence. « Nous avons entendu Sœur Godelieve [Habyarimana] dire, à la cuisine, qu’il fallait tuer tous les Tutsi », témoignent ainsi les filles du Dr Akingeneye dans leur déposition commune.

Ennemi intérieur

Au sein de la famille présidentielle, à en croire ce procès-verbal consigné le 22 juin 1994 par l’auditorat militaire belge – l’équivalent des juges d’instruction en matière militaire –, l’ambiance est à la paranoïa. « Nous avons entendu Jeanne Habyarimana [l’une des filles du président défunt], sa maman et aussi Séraphin Rwabukumba [l’un des cousins d’Agathe Habyarimana, qui appartient au premier cercle des extrémistes hutu] expliquer au téléphone que c’étaient les Belges [appartenant au contingent de casques bleus dépêchés au Rwanda par l’ONU depuis quelques mois] qui avaient abattu l’avion et qu’ils se battaient aux côtés du FPR. »

Pour les extrémistes qui entourent Agathe Habyarimana, le Front patriotique rwandais, cette rébellion principalement composée de Tutsi alors en voie d’intégration dans l’armée et au gouvernement en vertu des accords de paix d’Arusha, signés en août 1993, représente l’ennemi intérieur. Et tous les Tutsi du pays sont soupçonnés d’en constituer la cinquième colonne.

« Parfois, Madame Habyarimana nous demandait de sortir pour certaines communications téléphoniques », ajoutent les deux filles du Dr Akingeneye, qui précisent en outre que Jeanne Habyarimana « nous a interdit de boire de l’eau parce que l’eau était, disait-elle, empoisonnée [par le FPR]. »

Évacuation

Le 9 avril, Agathe Habyarimana est évacuée par l’armée française venue organiser le transfert des expatriés dans le cadre de l’opération Amaryllis. Avec elle, dans l’avion, de nombreux cadres importants du régime qui vient de déclencher le génocide. « Elle est partie avec les Français sans nous demander de venir avec elle, préciseront Jeanne Uwanyiligira et Marie-Claire Uwimbabazi. Des militaires [rwandais] nous ont reconduites à notre maison le dimanche 10 avril 1994. »

Agathe Habyarimana rejoint d’abord Bangui avec onze membres de sa famille : fils, filles, petites-filles, frère, sœur, nièces, neveux. Quatre jours plus tard, son sort est scellé à l’Élysée lors d’un Conseil restreint réunissant, autour du président François Mitterrand et de son Premier ministre, Édouard Balladur, les ministres de la Défense (François Léotard), des Affaires étrangères (Alain Juppé) et de la Coopération (Michel Roussin) ainsi que différents officiels de la présidence de la République, du cabinet du Premier ministre, du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), des ministères des Affaires étrangères et de la Défense et du Secrétariat général du gouvernement. Le 17 avril, la veuve du président Juvénal Habyarimana est accueillie à Paris.

Cette exfiltration s’accompagne de deux présents : un bouquet de fleurs mais surtout un chèque de 200 000 francs de l’époque (30 487 euros). Officiellement, cette enveloppe est attribuée dans le cadre d’une « Convention pour l’attribution d’une aide budgétaire exceptionnelle à la République rwandaise », cosignée par le ministère de la Coopération française, via son directeur de cabinet, Antoine Pouillieute, et par le ministre rwandais des Affaires étrangères et de la Coopération, Jean-Marie Vianney Ndagijimana.

Selon un document rendu public depuis, « le ministère de la Coopération de la République française apporte à la République rwandaise, qui lui en fait la demande, une aide budgétaire exceptionnelle » de ce montant qui « financera des actions urgentes en faveur de réfugiés rwandais ». Pourtant, comme le révèle alors le quotidien Libération, au ministère français de la Coopération « chacun en connaît les bénéficiaires » : « La somme est en réalité versée à la famille du défunt président, Juvénal Habyarimana. »

« ELLE A LE DIABLE AU CORPS ! ELLE EST TRÈS DIFFICILE À CONTRÔLER »

Quelques semaines plus tard, alors que le génocide perpétré contre les Tutsi a déjà causé plusieurs centaines de milliers de victimes dans l’indifférence générale de la communauté internationale, une délégation de l’ONG Médecins sans frontières obtient une audience avec François Mitterrand à l’Élysée. Interrogé sur l’exfiltration vers la France d’Agathe Habyarimana, le chef de l’État prononce ces quelques mots sans concession : « Elle a le diable au corps ! Si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises. Elle est très difficile à contrôler. »
Une appréciation qui contraste avec la mansuétude dont le chef de l’État avait fait preuve quelques semaines plus tôt à l’égard de la « veuve noire » du Rwanda.

Clan du Nord

Quatre ans avant le génocide, le colonel René Galinié, attaché de défense à l’ambassade de France à Kigali, avait déjà sonné l’alarme, sans pour autant être pris au sérieux. En janvier 1990, dans son rapport annuel au chef d’état-major des armées, il avait en effet indiqué que « le président est de plus en plus enclin à subir le contrôle du clan de son épouse, celui-là même qui sera, en avril 1994, le noyau le plus radical », rappelaient, en 2021, dans leur volumineux rapport, les historiens et juristes de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, présidée par Vincent Duclert.

« Ce même clan du Nord, au sein duquel se recrute l’essentiel des officiers des Forces armées rwandaises (FAR) et des cadres politiques, contrôle l’État comme l’économie du pays depuis sa prise du pouvoir en 1973 », rappelait, dans son rapport, le colonel Galinié.

Très pieuse, voire franchement bigote, Agathe Habyarimana avait même fait installer une chapelle privée au sein de la résidence présidentielle. Pourtant, bien avant le génocide, de nombreux témoignages convergeaient déjà pour lui attribuer un rôle aussi discret qu’influent au moment où s’élaborait le plan visant à l’extermination des Tutsi. Elle aurait notamment été un pilier de l’Akazu (« la petite maison », en kinyarwanda), ce groupe informel d’extrémistes placés au cœur de l’État, de l’armée et du monde des affaires dont plusieurs membres influents lui étaient apparentés.

Asile

Cela n’empêchera pas Agathe Habyarimana de trouver asile en France au cours des années suivantes. Après un premier séjour de quelques mois dans l’Hexagone, au moment du génocide, elle retournera quelque temps en Afrique, où elle séjournera notamment au Gabon, dans l’ex-Zaïre et au Kenya, avant de revenir en région parisienne à la fin de 1998, munie d’un passeport gabonais et d’une identité d’emprunt. Au milieu des années 2000, six de ses sept enfants résidaient eux-mêmes en France, certains y bénéficiant du statut de réfugié, d’autres ayant même obtenu la nationalité française.

Pourtant, le statut d’Agathe Habyarimana, lui, ne sera jamais officialisé. En avril 2004, l’ancienne première dame saisit donc le préfet d’une demande préalable d’admission au séjour au titre de l’asile, puis, le 8 juillet 2004, elle se tourne vers l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Le 12 décembre 2005, l’Ofpra n’ayant pas réagi – ce qui équivaut à une décision implicite de rejet –, elle saisit cette fois la Commission des recours des réfugiés.

Rôle central

Le feuilleton se poursuivra devant le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative française. Le 16 octobre 2009, celui déboute une nouvelle fois Agathe Habyarimana, tout en rappelant pour quelles raisons celle-ci ne saurait prétendre au statut de réfugiée.

« La Commission des recours des réfugiés a énoncé de manière détaillée et abondante les motifs pour lesquels elle retenait que le génocide commis au Rwanda avait été préparé et planifié par les responsables au pouvoir avant le 6 avril 1994 et que Mme Habyarimana avait joué un rôle central dans cette préparation ainsi que dans les événements qui se sont déroulés dans les premiers jours du génocide, entre le 6 et le 9 avril 1994, et était ensuite restée en contact avec le gouvernement intérimaire puis avec le gouvernement rwandais en exil ; qu’elle a ainsi, tant sur le degré de planification préalable du génocide que sur le rôle de Mme Habyarimana, suffisamment motivé sa décision et mis le juge de cassation en mesure d’exercer son contrôle. »

De son côté, la préfecture de l’Essonne, le département francilien où elle réside, refusera, en 2011, de lui délivrer un permis de séjour. Une décision qui sera d’abord désavouée par le tribunal administratif de Versailles avant d’être confirmée, in fine, par le Conseil d’État.

Ni réfugiée politique ni extradable vers le Rwanda (la jurisprudence française rejetant systématiquement cette option), Agathe Habyarimana n’a jamais été jugée jusqu’ici pour son rôle dans la préparation et l’organisation du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. En février 2022, la juge d’instruction Stéphanie Tacheau, en charge de l’enquête pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité » qui la visait, ouverte depuis 2008 à l’initiative du CPCR, a mis un terme aux investigations dans ce dossier, prélude à un probable non-lieu – aucune mise en examen n’ayant été prononcée à son encontre. Agathe Habyarimana avait certes été placée sous le statut de témoin assisté mais l’hypothèse d’un renvoi devant une cour d’assises semble aujourd’hui improbable.

Désormais âgée de 80 ans, l’ancienne première dame du « pays des mille collines », résidente française sans titre, sera donc parvenue durablement à échapper à un jugement, conservant ses secrets et bénéficiant d’une impunité controversée.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024