Fiche du document numéro 31033

Num
31033
Date
Jeudi 10 novembre 2022
Amj
Taille
0
Titre
Rwanda : le livre Dire l'indicible évoque la période qui a mené au génocide des Tutsi [Interview de Jean-Michel Marlaud]
Sous titre
Jean-Michel Marlaud, l'ancien diplomate français en poste à Kigali lors du génocide des Tutsi au Rwanda, s'exprime sur cette période pour la première fois à travers un livre Dire l'indicible. Mémoires d'un ambassadeur de France au Rwanda.
Nom cité
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Lieu cité
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GIR
Source
Type
Émission télévisée (vidéo)
Langue
FR
Citation
[Début à 00’ 01’’]

Namouri Dosso : 28 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda qui a causé la mort d’au moins 800 000 personnes selon l’ONU. L’ancien ambassadeur français en poste à Kigali de mai 93 à avril 94 publie un ouvrage dans lequel il livre sa part de vérité : Dire l’indicible. Mémoires d’un ambassadeur de France au Rwanda, 93-94. C’est le titre de cet ouvrage. Jean-Michel Marlaud bonsoir et merci d’être avec nous. Vous êtes l’auteur de ce livre. Vous étiez silencieux pendant presque 30 ans. Pourquoi avez-vous décidé de prendre la plume et de raconter votre version des faits ?

[00’ 30’’]

Jean-Michel Marlaud : Bonsoir, euh, effectivement, euh…, pendant 30 ans je n’ai rien dit. Y’a deux éléments qui m’ont amené à…, à changer de…, de position : le premier c’est la décision du président de la République, euh, de créer une commission d’enquête chargée de travailler sur les archives pour voir quelle a été l’implication de la France au Rwanda – ce qu’on a appelé le « rapport Duclert » –, qui m’a semblé, euh, donner une perspective un petit peu plus apaisée et un peu plus pour des chercheurs, euh, que ça n’était le cas auparavant. Et la deuxième raison, c’est que, au moment de la remise du rapport, le Président a annoncé que les archives seraient ouvertes aux chercheurs, ce qui m’a permis de relire l’ensemble de la correspondance reçue et envoyée par l’ambassade pendant toute la période où j’y étais. Bien sûr j’avais des souvenirs très…, très puissants, très forts. Mais malgré tout, presque 30 ans après, on a toujours peur, euh, d’avoir mal interprété quelque chose ou mal compris. Là je pouvais vraiment m’appuyer sur des textes.

[01’ 20’’]

Namouri Dosso : Attendez-vous quelque chose de précis avec, euh, cet ouvrage ?

[01’ 24’’]

Jean-Michel Marlaud : Alors mon objectif, euh…, c’était, euh, d’apporter un témoignage. Je n’essaye pas, euh, ni de dénoncer, euh, ni de défendre quoi que ce soit. J’essaye simplement, euh, d’expliquer. Avec un objectif derrière, qui est que, malheureusement, euh, des phénomènes, euh, de crimes de masse, euh, ou de génocide, euh, se reproduisent, euh…, trop souvent. Et que, euh, essayer d’analyser ce qui s’est passé peut – espérons-le – permettre de… limiter les risques de…, que ça recommence.

[01’ 53’’]

Namouri Dosso : Dans la première partie de ce livre, vous revenez notamment sur votre nomination et votre arrivée à Kigali. D’emblée qu’est-ce qui vous a saidi…, saisi lors de votre prise de fonction ?

[02’ 02’’]

Jean-Michel Marlaud : La première, euh, chose bien sûr, euh…, c’était, euh, la présence militaire française puisque à l’arrivée, j’ai tout de suite été accueilli par un détachement, euh, militaire français. Euh, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays [sourire]. Euh, et, euh, aussi, l’extrême tension politique qui existait. Nous étions dans la dernière phase de la négociation des accords de paix d’Arusha et, euh, personne ne faisait confiance à personne. On était dans une situation, euh, vraiment extrêmement tendue.

[02’ 27’’]

Namouri Dosso : Comment s’est déroulée votre première rencontre avec le défunt Président Juvénal Habyarimana ?

[02’ 32’’]

Jean-Michel Marlaud : Eh bien, ma première rencontre avec le Président Habyarimana a été, euh, pour remettre mes lettres de créance – comme il est d’habitude…, l’habitude pour un…, pour un ambassadeur. Ça a été un entretien, euh, relativement formel, euh, au cours duquel j’ai eu le sentiment que le Président Habyarimana essayait quand même de voir jusqu’à quel point j’étais proche de l’Elysée et de se faire une idée de ma personnalité.

[02’ 52’’]

Namouri Dosso : Certaines personnes alertaient, dès janvier 1993, à la télévision française sur ce qui se passait au Rwanda. Je vous propose que l’on regarde une archive et on en parle juste après.

[Diffusion d’extraits de l’interview de Jean Carbonare donnée dans le journal télévisé de 20 heures de France 2 le 28 janvier 1993]

[03’ 30’’]

Namouri Dosso : Jean-Michel Marlaud, dans votre ouvrage, au tout début, vous racontez comment vous êtes arrivé dans un pays où vous…, comment dirais-je, vous aviez peu d’informations. Comment expliquez-vous que les autorités françaises soient passées à côté des images que l’on vient de voir ?

[03’ 42’’]

Jean-Michel Marlaud : Je crois d’abord que… les autorités françaises sont pas passées à côté des risques de massacres à grande échelle et de catastrophe, euh, qui se produiraient si on n’arrivait pas à la signature des accords d’Arusha ou si les accords, une fois signés, on n’arrivait pas à les mettre en œuvre. Et vous pouvez retrouver des quantités de documents de l’ambassade en particulier, qui montrent que nous étions tout à fait conscients des risques, euh, de…, de chaos, euh, et de catastrophe qui pouvaient se produire. Ce que nous n’avions pas vu, c’est… – enfin en tout cas moi ce que je n’avais pas vu, mais je crois que presque… tous les observateurs étaient dans cette situation même s’il y a eu quelques exceptions [il semble faire référence avec sa main aux extraits de l’interview qui viennent d’être diffusés] –, c’était la dimension génocidaire de la catastrophe qui allait se produire.

[04’ 24’’]

Namouri Dosso : La commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert a remis l’an dernier au Président français un rapport. On y apprend l’existence d’une ligne directe entre l’état-major du Président français, François Mitterrand à l’époque, et les militaires français présents à Kigali. Cela a-t-il pu avoir des conséquences sur votre action au Rwanda ?

[04’ 41’’]

Jean-Michel Marlaud : Bon… d’abord…, j’aurais dû être mis au courant. Ce n’était pas normal s’il y avait un contact direct, une ligne directe entre, euh, des militaires à Paris et, euh, les militaires au Rwanda. Cela dit, euh, il ne faut pas, euh, non plus exagérer l’ampleur, euh, de…, de…, de ce…, de ce phénomène. Ce que je veux dire, aujourd’hui par exemple avec Internet – à l’époque y’avait pas Internet –, mais aujourd’hui avec Internet, vous avez évidemment tous les jours des dizaines de messages qui s’échangent entre des administrations parisiennes et leurs représentants dans telle ou telle ambassade. Ce qui compte c’est qu’à partir du moment où quelque chose arrive à un certain niveau, l’ambassadeur en soit informé. Et le…, l’exemple le plus concret que j’ai, euh, c’est le moment où, après la signature des accords d’Arusha, je vais voir Habyarimana pour lui annoncer que le gouvernement français a décidé de ramener, euh, les, euh, militaires français qui étaient, euh, au Rwanda et de… baisser notre coopération militaire de ce qu’elle était avant 1990 et le début du conflit. Habyarimana le prend très mal et me demande que les deux généraux en qui il avait le plus confiance, euh, en France viennent pour voir par eux-mêmes et pour changer cette décision. Ils ne sont pas venus et la décision n’a pas été changée. Donc qu’il y ait eu à Paris des nuances, des différences d’opinion c’est… probable…

[05’ 55’’]

Namouri Dosso : Suivra l’attentat contre l’avion qui ramenait à…, de Kigali…, à Kigali, les Présidents rwandais et burundais. Le lendemain vous recevez un appel d’une des femmes qui se présente comme la fille du Président défunt. Que vous a-t-elle dit ?

[06’ 06’’]

Jean-Michel Marlaud : Elle m’a dit que, euh, la famille du Président Habyarimana était directement menacée. A vrai dire elle croyait même qu’il y avait une attaque contre la résidence présidentielle. Parce que l’avion d’Habyarimana s’était abattu juste à côté, donc y’avait eu des…, des explosions, etc. Et elle demande à ce moment-là…, en fait ce qu’elle demande, c’est que la France intervienne, envoie des militaires pour remettre, euh, à nouveau, euh, pour arrêter, euh…, la situation.

[06’ 28’’]

Namouri Dosso : Et avez-vous aler…, alerté Paris à ce moment-là ?

[06’ 30’’]

Jean-Michel Marlaud : Ah bah évidemment j’ai informé Paris. Et la réponse de Paris n’a pas été d’envoyer des troupes pour, euh…, revenir à une situation, euh, d’avant les accords d’Arusha mais d’évacuer la famille d’Habyarimana.

[06’ 40’’]

Namouri Dosso : Dans le livre vous dites que cette femme soupçonne le FPR d’être derrière cet attentat. Avez-vous rapporté ses propos à Paris ?

[06’ 46’’]

Jean-Michel Marlaud : Oui bien sûr… Mais en les mettant dans sa bouche.

[06’ 51’’]

Namouri Dosso : On a souvent entendu dire que…, que le nouveau gouvernement génocidaire avait été constitué à l’ambassade de France. Vous y étiez. Où a eu lieu cette réunion et était-ce à l’ambassade de France ?

[07’ 02’’]

Jean-Michel Marlaud : Alors ce n’était pas à l’ambassade de France et…, et là encore, euh, je crois que les textes le montrent de façon très claire [sourire]. Il y a le matin du 8 avril – donc deux jours après l’attentat –, quelques ministres qui se réfugient dans mon bureau et à qui je dis qu’on doit rester fidèle aux accords, euh, d’Arusha. Je conclus dans mon compte rendu pour Paris en ayant le sentiment qu’ils n’ont pas compris, euh, le message que j’ai essayé de leur faire passer. Et le soir, l’un des ministres, Justin Mugenzi, me téléphone – probablement de l’état-major de l’armée mais je n’en ai pas la certitude – pour m’informer de la composition du nouveau gouvernement. Ça n’a donc rien à voir, ça ne s’est pas passé à l’ambassade.

[07’ 37’’]

Namouri Dosso : Enfin ça sera ma dernière question : le rapport Duclert a conclu, je cite, à des « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans les évènements tragiques qui se sont passés au Rwanda en 94. Etes-vous d’accord avec ces conclusions ?

[07’ 48’’]

Jean-Michel Marlaud : Je pense que le rapport Duclert a fait un excellent travail mais… y’a 1 000 pages dans le rapport Duclert. Euh, et je pense que les conclusions sont extrêmement, euh…, limitatives par rapport au véritable travail d’investigation qui a été fait. Je ne suis pas d’accord avec, euh, avec cette analyse. Euh, je pense qu’au contraire on a…, on a réussi en réalité. Parce qu’au mois d’août on signe les accords d’Arusha. Un accord est fait qui permet au FPR d’entrer dans le gouvernement, euh, rwandais. Et, euh, nous nous retirons et l’ONU arrive. Ensuite évidemment les choses tournent mal.

[08’ 21’’]

Namouri Dosso : Jean-Michel Marlaud, merci d’avoir répondu à nos questions ce soir.

[Fin à 08’ 23’’]

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