Fiche du document numéro 30851

Num
30851
Date
Vendredi Avril 2016
Amj
Taille
4721330
Titre
Laissez-nous entrer dans la maison des morts
Mot-clé
Cote
Testimony Between History and Memory – n°122 / April 2016
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
On it venir un devin qui habitait loin dans les
collines. Quand il arriva, l’homme vénérable,
grand initié des secrets du temps, salua la
pluie, se tourna vers le vent et se mit à l’écoute
de l’esprit courroucé. Il entendit l’histoire
de son meurtre, des humiliations et des
tortures qu’il avait subies avant d’avoir la tête
coupée. Quand l’esprit se tut, le devin proféra
maintes paroles d’apaisement. Puis il ajouta :
« Je viens humblement te demander à toi et à
tous les morts de m’accueillir dans la maison
du silence et du deuil, dans cette nuit où les
souvenirs s’ouvrent comme des plaies. »

AMarie Fierens

Maître de conférences à
l’Université libre de Bruxelles

AJacques Fierens

Professeur à l’Université de
Namur et à l’Université de Liège

Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au
bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, 2000, p. 55-56.

(1) Le contexte historique du
génocide perpétré au Rwanda
fait jusqu’à aujourd’hui l’objet de
controverses. Une analyse iable
est celle qui constitue une partie
de la motivation du jugement
Akayesu du Tribunal pénal
international pour le Rwanda
(ICTR-96-4, 2 octobre 1998, § 78
et sq.). Elle se fonde sur l’audition
de multiples experts et témoins.
La responsabilité des autorités
belges qui ont durci le clivage
ethnique lorsque le Burundi était
un territoire sous tutelle conié
à la Belgique par la Société des
Nations y est soulignée. Voir aussi
André Guichaoua, Rwanda, de la
guerre au génocide. Les politiques
criminelles au Rwanda (19901994), Paris, La Découverte,
2010.

LE BRUIT DE LA MORT ET DE L’INJUSTICE

n génocide, ce sont des bruits venus de loin qui enlent, un vacarme qui
rend fous les tueurs et ceux qui bientôt seront morts. Un grondement
de haine, de jalousie et de mépris ampliié depuis des décennies par un
vent méchant venu du Nord1. Le silement des réacteurs de l’avion en
approche de l’aéroport de Kigali, le 6 avril 1994 à 20 h, transportant les
présidents rwandais et burundais. Le départ de deux missiles sol-air, l’impact sur la
carlingue, le choc de l’avion qui s’écrase, les sirènes des pompiers qui tournent sur
elles-mêmes et les cris des hommes qui ne savent pas quoi crier. Puis les hurlements
de « Radio-télévision Mille Collines », bien entraînée depuis des semaines, qui dit
de « travailler », qui ordonne de tuer, qui enjoint d’écraser les inyenzi, ces cafards de
Tutsi. Et les barrières sont dressées partout, et on aboie que montre-moi ta carte
d’identité, quel est le nom de l’ethnie qui y igure, et tu as bien un nez de cafard, et
la machine fonctionne jusqu’à la surchaufe. Les chiens aboient contre ceux qui ont

U

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DOSSIER

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
(suite)

tenté de se réfugier dans les marais et dont ils mangeront peut-être les restes. Puis
des supplications, des cris d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, et le bruit
mat de la machette qui fend un crâne, déchire la chair, entame un os, mais si tu paies
la balle de mon fusil, tu mourras plus rapidement et sans douleur et je ne violerai
pas ta ille sous tes yeux. Plus de cent jours de bruit, pendant que l’ONU, la Belgique
et la France choisissent le silence des lâches, la langue de bois des chancelleries ou
le discours ielleux des traîtres, contribuant déjà à la négation du génocide par la
vaine recherche d’une justiication de cette scandaleuse inertie.

_ Illustration de l’ouvrage
de Marie Fierens, Le
négationnisme du génocide
des Tutsi au Rwanda.

Ensuite les pleurs, que l’on entend encore aujourd’hui, des angoisses qui
étreignent même ceux qui n’étaient pas nés à l’époque, des larmes qui coulent vers
le chemin, long, long, long, qui rejoint le silence des morts,
le silence de l’absence ; progressivement aussi, il faut l’espérer, le silence du recueillement, la vie qui revient sans qu’on
l’entende, parce que la remontée de la sève et le sang non
répandu, qui habite le corps nouveau du petit enfant, ne font
pas de bruit ; peut-être, un jour, qui sait, le silence de la paix,
mais nul n’est tenu de pardonner, et il n’est pas possible de
faire taire les hurlements qui restent dans l’âme si le pardon
n’est pas demandé, et il l’est si rarement.

Tous droits réservés

Personne ne peut dire que ce n’est pas vrai, les acteurs,
les victimes, les témoins, les journalistes, les politiciens, les
tribunaux savent que cela s’est passé.

(2) Pierre Brana et Bernard
Cazeneuve, Rapport d’information
déposé en application de l’article
145 du Règlement par la mission
d’information de la Commission
de la défense nationale et des
forces armées et de la Commission
des afaires étrangères, sur les
opérations militaires menées par la
France, d’autres pays et l’ONU au
Rwanda entre 1990 et 1994, Doc.
parl. AN, n° 1271, 15 décembre
1998.

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Il faudra attendre le 7 avril 2000, pour que, Guy Verhofstadt, Premier ministre belge à l’époque, en voyage oiciel à
Kigali, présente les excuses de la Belgique et demande pardon
au nom de « son peuple » pour la responsabilité portée, selon
lui, dans le génocide. Quelques heures plus tôt, lors d’une
cérémonie qui s’était déroulée à l’endroit où dix paracommandos belges avaient été massacrés le 24 avril 1994, Guy
Verhofstadt avait reconnu que le gouvernement de l’époque avait failli à sa mission
fondamentale : protéger ceux dont il avait la charge. L’initiative de Guy Verhofstadt pose la question éthique et politique de savoir s’il était habilité à formuler une
demande de pardon au nom du peuple belge qui, en tant que tel, ne porte aucune
responsabilité dans les événements. De même, le rôle de la France pose question. Elle,
qui a organisé l’Opération turquoise autorisée par la résolution 929 du 22 juin 1994 du
Conseil de sécurité de l’ONU, a été accusée d’avoir couvert la fuite des génocidaires
au Zaïre2. En avril 2014, à l’occasion de la commémoration du 20e anniversaire du
génocide, le président Kagame a accusé l’armée française de participation directe à
celui-ci. La question a récemment refait surface suite à la déclassiication, en avril
2015, des archives de l’Élysée relatives à l’intervention française au Rwanda.

Témoigner entre histoire et mémoire – n°122 / Avril 2016

RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

LES BALBUTIEMENTS DU LOGOS

Les hommes habitent le langage. Il faut mettre des mots sur tout ce bruit, peutêtre d’abord parce que parler guérit, demandez aux psychologues ou aux psychanalystes, même ceux qui n’ont pas été mêlés à ces événements en sont tous blessés
d’une manière ou d’une autre. Mais aussi parce que notre condition humaine, ses
beautés et ses abjections se vivent avec des mots. Le vieil Aristote enseignait déjà
que ce qui distingue l’homme de tout autre être vivant est le logos, ce pouvoir de dire
ce qui est juste et ce qui est injuste et de se mettre d’accord à ce sujet3. C’est ce qu’a
essayé de faire, en 1945, fort maladroitement sans doute, mais il n’est pas facile de
dire certaines choses, l’expression « crimes contre l’humanité ». La qualiication de
« crimes contre l’humanité » apparaît pour la première fois dans l’article 6 du statut
du Tribunal de Nuremberg. Le procureur américain Jackson, principal rédacteur du
statut expliquera que l’expression lui avait été suggérée par « un éminent professeur
de droit international » dans lequel on reconnaît Sir Hersch Leuterprach. En droit
international, la déinition du crime contre l’humanité a toujours été particulièrement instable, contrairement à celle du génocide, preuve des diicultés sémantiques
et juridiques qu’elle ne cesse de susciter. Quelques années après, nous avons balbutié
« génocide », sous l’inspiration de Raphaël Lemkin4. Le mot n’essayait pas de rendre
raison de ce qu’il s’est passé dans les camps ou dans les plaines de l’URSS, parce que
si un génocide est explicable, voire rationnel, il n’est jamais raisonnable. Il ne peut
y avoir de raison pour décider d’anéantir ceux qui n’ont rien fait, pour reprocher
déinitivement à certains de vivre, c’est-à-dire rien et tout en même temps, pour
prétendre punir ceux dont l’innocence est absolue. Dire « génocide » est une désignation, c’est airmer « cela a existé alors que personne n’aurait pu l’imaginer. » Pour
les juristes, et c’est d’abord pour eux que le terme a été inventé, le génocide est une
qualiication. Qualiier, c’est mettre un mot sur des actes, un vêtement de parole qui
s’ajuste convenablement à ce qui a été commis et qui permet de juger, de dire que ce
n’était pas juste et même que l’injustice est incommensurable. C’est une manière de
briser le silence, pas le silence des morts, pas celui du recueillement, mais le silence
des lâches qui succède aux hurlements.
LE BRUIT QUI REND FOU

(3) Aristote, La Politique, livre I,
chapitre 2, § 1253a, p. 10-12.

Il y a une manière de trahir le silence de l’absence et du recueillement, d’empêcher la vie de revenir, qui consiste à entretenir avant, pendant et après le génocide
et les crimes, un bruit insupportable qui rend fou. Celui-là n’est plus fait de fracas,
d’aboiements et de cris ; il est lancinant, insidieux, il est une fraise de dentiste qui
n’en init pas de vous vriller le cerveau, un bruit de scie à métaux limant votre tête
et votre cœur, un crissement continu des ongles sur un tableau noir alors que vous
cherchez en vain le repos. Il s’appelle négationnisme. Il a tous les culots, mais surtout
toutes les cruautés ; il consiste à rire de la soufrance en soutenant qu’elle n’existe
pas, à dire que ce qui s’est passé ne s’est pas passé, à faire douter la victime de sa

(4) Raphael Lemkin, Les Actes
constituant un danger général
(interétatique) considérés
comme délits de droit de gens,
Paris, Pedone, 1934 ; Axis
Rule in Occupied Europe :
Laws of Occupation, Analysis
of Government, Proposals for
Redress, Carnegie Endowment
for International Peace,
Washington (D.C.), 1944 ;
traduction française de cet
ouvrage : Jean-Louis Panné
(présentation), Paris, Rocher,

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DOSSIER

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dans la maison des morts
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raison, de son logos, à prétendre que vous ne désignez rien d’humain et que vous
qualiiez mal le mal, qu’il n’y a pas de frontière entre le juste et l’injuste, que c’est le
plus violent qui a seul le droit d’inventer cette limite. Il est vieux comme le monde, ce
bruit insupportable. Dans l’édit de Nantes, qui ne date pas d’hier, Henri IV ordonne
à ses sujets « d’efacer la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre »,
de tenir pour non avenues les atrocités commises pendant les Guerres de religion,
dont le massacre de la Saint-Barthélemy5.
« Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre,
depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte
et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque
temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite
en aucunes cours ou juridictions que ce soit.
Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en
renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre
par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en
disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’ofenser de fait ou de parole, mais
se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur
peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs
du repos public6. »

(5) (Henry IV, 30 avril 1599, art. I
et II – orthographe modernisée).
(6) Paul Ricoeur, La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000,
p. 587.
(7) Voir entre autres Catherine
Coquio (dir.), L’Histoire trouée.
Négation et témoignage, Nantes,
L’Atalante, 2003.
(8) Dieudonné Mbala Mbala C
France, 10 novembre 2015, § 39.
Il a été pénalement condamné
par la Cour d’appel de Paris
pour avoir, en 2008, donné un
spectacle à la in duquel il avait
invité Robert Faurisson à le
rejoindre sur scène pour recevoir,
des mains d’un acteur revêtu d’un
pyjama à carreaux sur lequel était
cousue une étoile de David, le
« prix de l’infréquentabilité et de
l’insolence. »
(9) Loi du 30 juillet 1981 tendant
à réprimer certains actes inspirés
par le racisme ou la xénophobie,
Monit., 8 août 1981, p. 9928.

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Le négationnisme n’attend même pas que le crime contre l’humanité ou le génocide ait pris in, ou plutôt il entend faire en sorte qu’il ne inisse pas7. Le pire est qu’il
est en cela parfaitement logique. Puisque le génocide refuse à certains le simple droit
d’exister, comment pourrait-on commettre à leur égard des crimes odieux ? Ces
crimes ne peuvent non plus exister ! Le négationnisme n’est pas une opinion, mais
un des aspects du génocide lui-même. La Cour européenne des droits de l’homme
l’a répété à plusieurs reprises, et encore dans un arrêt récent8 : la mise en position
avilissante des victimes face à ceux qui nient leur extermination ne concerne pas la
liberté d’expression, mais constitue une démonstration de haine aussi dangereuse
qu’une attaque frontale et abrupte. Par ailleurs, si une loi en Belgique réprime la
négation, la minimisation, la justiication ou l’approbation du génocide commis par le
régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale9, il ne s’agit
pas de brider la liberté scientiique des historiens, mais d’empêcher qu’un génocide
se perpétue en mettant en danger la communauté de ceux qui ont été visés par les
génocidaires. Il s’agit aussi de sauver la parole de désignation, de reconnaissance et
de justice ; de ne pas diluer le mal absolu dans les maux ordinaires de la coexistence
humaine ; de cesser de confondre volontairement négationnisme et révisionnisme,
ce dernier étant ici entendu au sens de l’efort sincère pour mieux dire ce qu’a été
l’histoire des hommes. Les négationnistes sont toujours condamnables, au contraire
des révisionnistes qui ne cherchent pas à manipuler la vérité. Le révisionnisme

Témoigner entre histoire et mémoire – n°122 / Avril 2016

RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

constitue en efet une démarche légitime et nécessaire, intrinsèquement liée à la
pratique de l’historien, qui se doit de sans cesse réexaminer les textes et les faits, en
avançant de nouvelles hypothèses et en soutenant de nouvelles thèses10. La peridie
de l’entreprise négationniste consiste précisément à se faire passer pour ce qu’elle
n’est pas, un efort pour penser et écrire l’histoire.
DES ÉVÉNEMENTS SANS IMAGE

Pour tout compliquer, il existe un négationnisme « à bas bruit », quasi involontaire, qui prépare la négation préméditée et de mauvaise foi des salauds11. Les médias
occidentaux en particulier, s’ils n’ont évidemment pas incité directement au meurtre
comme la RTLM au Rwanda, ont néanmoins parfois joué un rôle ambigu. S’ils ont
contribué à alimenter l’information en données factuelles, à faire admettre que génocide il y a eu, paradoxalement, la logique de ces mêmes médias, c’est-à-dire avant tout
la dictature de l’image, a abouti à sa marginalisation. Les images de l’administration
de la mort entre avril et juillet 1994 au Rwanda ne sont guère plus nombreuses que
les photos d’Auschwitz. En ne proposant que peu d’images de l’horreur à l’état brut
et davantage celles, plus facile à obtenir, de l’exode des réfugiés contraints de fuir
l’avancée du FPR, les chaînes télévisuelles ont créé un déséquilibre médiatique qui
a laissé de profondes séquelles dans la mémoire à propos des événements de 1994.
Aux yeux de beaucoup de téléspectateurs, les victimes étaient celles qui fuyaient les
combats et mourraient du choléra par centaines12.
UN MÉCANISME UNIVERSEL, UN CONTEXTE SINGULIER

Au Rwanda même, tout a été mis en œuvre, dès la préparation d’un génocide qui
ne s’est pas improvisé, pour masquer la réalité de ce qui allait arriver ou était en train
de se commettre, pour déguiser l’assassinat planiié en guerre civile née d’un besoin
d’autodéfense contre les envahisseurs du FPR qui, eux, étaient prétendument en
train de perpétrer un génocide. Ce venin sourdait d’instances oicielles rwandaises et
la Radio-télévision libre des Mille Collines, proche du pouvoir en place, le vomissait
constamment13. Mais il gangrénait également le Conseil de sécurité de l’ONU, où le
Rwanda était représenté par le gouvernement génocidaire, ou encore la Commission
des droits de l’homme de l’ONU qui, en mai 1994, reçut à Genève ses représentants.
Devant l’Organisation de l’unité africaine, en juin, ce fut une délégation oicielle
de ce gouvernement « intérimaire » qui se présenta et nia la réalité du génocide.
La négation, intrinsèque à tout génocide, se soucie de l’efacement des preuves.
Or l’historien et le juriste ont besoin de relever les traces et d’acquérir des certitudes.
Elles seront cherchées d’abord chez les témoins du génocide, c’est-à-dire avant tout
chez les victimes rescapées. Celles-ci sont cependant revêtues d’une autorité paradoxale. Le survivant est certes là pour parler de ce qu’il a vu, mais son discours est
parfois perçu comme une production hasardeuse et insuisante pour établir les

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(10) Voir Enzo Traverso,
« Révision et révisionnisme », in
Catherine Coquio (dir.), op.cit., p.
157-168, et les réf.
(11) Jean-Paul Sartre a
donné au terme de « salaud »
une signiication morale et
philosophique. Il vise le lâche,
l’inconséquent, celui qui fuit
devant la responsabilité. Le salaud
fait comme s’il pouvait ignorer le
réel pour éviter de s’engager. Voir
Jean-Paul Sartre, Cahiers pour
une morale (1947-1948), Paris,
Gallimard, 1983 et La Nausée,
Paris, Gallimard, 1938.
(12) Voir Marie Fierens, Le
négationnisme du génocide des
Tutsi au Rwanda, Paris, Golias,
2009.
(13) Voir Jean-Pierre Chrétien,
Les médias du génocide, Paris,
Karthala, 2002.

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DOSSIER

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
(suite)

© Florence Evrard

_ Le mémorial de Gisozi
à Kigali. La colline de
Gisozi n’a pas été un lieu
d’extermination de masse.
Elle a été choisie, au
lendemain du génocide,
pour accueillir les quelques
250 000 dépouilles
éparpillées dans la ville de
Kigali. « Kwibuka » veut dire
« Souviens-toi !»

preuves du génocide en tant que tel14. Sa soufrance passée, présente et à venir en
fait-elle un témoin iable malgré toute la considération dont elle est digne ?
La culture rwandaise présente en outre des caractéristiques sociologiques et
anthropologiques particulières qui favorisent, pour certains analystes, le développement du discours négationniste15. Les Rwandais parlent peu, et ne considèrent
pas souvent que ce qu’ils ont à dire est plus précieux que le silence. Parler de sa
douleur, de ses blessures n’est pas fréquent. Les témoignages relèveront d’une décision personnelle, d’une démarche courageuse, et non d’une requête émanant des
institutions, des journalistes ou des historiens.
(14) Catherine Coquio (dir.),
op.cit. p. 34.
(15) Valérie Rosoux, « La
gestion du passé au Rwanda :
ambivalence et poids du silence »,
Genèses, 2005/4 (61), p. 28-46.
(16) Claudine Vidal, Préface
dans Charles Karemano, Au-delà
des barrières. Dans les méandres
du drame rwandais, Paris,
L’Harmattan, 2003, p. 11-16.
(17) Yolande Mukagasana, La
mort ne veut pas de moi, Paris,
Fixot, 1997 ; de la même, N’aie
pas peur de savoir, Paris, Lafont,
1999.

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LA PAROLE ET LE SILENCE DES FEMMES

La discrétion, voire le mutisme, sont tout particulièrement attendus des femmes16
et, si les soufrances ne se mesurent ni ne se comparent, qui pourra nier que leur
témoignage a quelque chose de particulier et de terrible à livrer ? Et que dire alors
quand la blessure est encore si profonde, si loin d’un espoir de cicatrisation ? Pourtant, ce sont les femmes, les premières, qui ont pris l’initiative de parler. Parmi elles,
Yolande Mukagasana écrit La mort ne veut pas de moi et N’aie pas peur de savoir17.
Marie-Aimable Umurerwa dit l’horreur dans Comme la langue entre les dents. Esther
Mujawayo livre son témoignage dans SurVivantes. En tant que rescapée, celle-ci
se dit coincée entre la nécessité de faire émerger la vérité et le refus de certains de
l’entendre. « Au Rwanda, on nous dit aujourd’hui : on en a assez parlé. » Dans un

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RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

contexte où, explique-t-elle, aucun foyer n’a été épargné par le deuil et où chaque
famille compte vraisemblablement une personne qui a participé au génocide, « on
a senti qu’il ne fallait pas raconter18. »
Et puis il y a la peur qui a envahi les âmes et les corps une fois pour toutes. Au
Rwanda, génocidaires et rescapés doivent continuer à vivre ensemble, tout près les
uns des autres, dans un pays où la démographie est particulièrement dense, où il faut
se serrer sur les mêmes collines, dans les mêmes villages, avec les mêmes voisins
qu’avant, et sarcler les mêmes champs et chercher l’eau aux mêmes puits. On hésite
à parler devant ses anciens bourreaux, parce qu’ils pourraient recommencer, ou tout
simplement parce qu’il n’est peut-être pas possible de vivre avec eux si l’on reparle
de ces jours d’immense bruit.
J’ESSAIE DE NE PAS ME CROIRE MOI-MÊME

L’incrédulité est un autre problème. Celle des interlocuteurs, bien entendu, les
victimes craignant de ne pas être crues si elles racontent ce qu’elles ont vécu, mais
également celles des rescapés eux-mêmes, qui se demandent si la réalité insoutenable
qu’ils décrivent a vraiment pu exister ou s’ils vont se réveiller du cauchemar le plus
terrible qui soit. Cette hésitation n’est pas un doute historique, ni du négationnisme.
Elle participe de la volonté de survivre. « C’est quelque chose à l’intérieur de nous, de
moi, quelque chose de confus, de fou », dit Esther Mujawayo. Cette confusion peut
néanmoins empêcher la vérité d’émerger, y compris devant une juridiction. Certaines
victimes préfèreront s’abstenir de témoigner de peur d’être taxées de menteuses19.
Les génocidaires, eux, ne soufrent en rien d’incrédulité. Jean Hatzfeld a mené
de nombreux entretiens, tant avec des génocidaires qu’avec des victimes20. Lors
de ses rencontres avec les tueurs, alors que lui-même éprouvait parfois le besoin
de mettre un terme à une discussion, de sortir de l’univers hideux dans lequel son
interlocuteur l’avait plongé, celui-ci, bien au contraire, conservait une égale disponibilité, quels que soient le sujet abordé et la tournure de la conversation. Les
dialogues avec les rescapés pouvaient durer cinq minutes ou cinq heures et étaient
souvent interrompus par des larmes et des digressions parfois anodines. Il arrivait
également qu’ils présentent diférentes versions d’un même événement. Les tueurs,
par contre, ne semblaient jamais bouleversés. Si la mémoire leur faisait défaut, il
s’agissait d’une déformation normale due au temps, incomparable avec les chocs
et les blocages des victimes21. Sans doute les auteurs accomplissent-ils le chemin
inverse de celui que cherchent ces dernières. Leur propre survie, qui inclut aussi
de pouvoir encore se regarder dans un miroir, dépend de la banalisation de leurs
actes. La diiculté de la parole des rescapés ainsi que leurs craintes s’opposent à la
volubilité et à l’aisance des génocidaires qui ont bien plus de facilité à imposer leur
version des faits. Nier la gravité de ses propres actes, c’est nier le génocide. Cette
fois, il s’agit bien de négationnisme.

Testimony Between History and Memory – n°122 / April 2016

(18) Esther Mujawayo Souâd
Belhaddad, SurVivantes, la Tour
d’Aigues, L’Aube, 2004, p. 19-20.
(19) Ibid. p. 89.
(20) Jean Hatzfeld, Une saison
de machettes, Paris, Seuil, 2003,
p. 47 : « Le tueur n’appréhende
pas de ne pas être cru. »
(21) Ibid., p. 182-185.

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DOSSIER

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
(suite)

JUGER, C’EST ENTENDRE ET DIRE LA VÉRITÉ

Juger, à travers des tribunaux, est un des moyens privilégiés d’empêcher de
dénier la réalité. La justice des hommes ne tend pas seulement à rétribuer la souffrance imposée par une autre soufrance imposée, qui semblera toujours dérisoire
au regard des faits commis. De même, elle ne tend pas non plus à tenter de protéger,
par l’enfermement des auteurs, ceux qui restent et doivent être rassurés si faire se
peut. Enin, la justice ne doit pas se limiter à compenser la douleur et la privation
par le paiement d’indemnités – mais les mots du droit comme « compensation »
sont parfois cruels aussi. Juger est un acte de langage dépendant de preuves que
l’on cherchera principalement aussi dans le langage, dans le témoignage des victimes. L’administration réussie de la preuve sera le recueil d’une parole de vérité,
et à l’issue d’un combat de paroles entre l’accusation et la défense, entre auteurs et
victimes, le tribunal dira « il y a eu un génocide » et, la vérité historique deviendra
vérité judiciaire, « autorité de chose jugée », vérité igée certes, immuable en droit,
mais qui a l’avantage de ne pouvoir être remise en question par la dénégation.
La querelle entre les historiens et les juristes résulte largement d’un malentendu. L’historien a raison de remettre sans cesse en question la manière dont le
passé est raconté et ce qu’il signiie, c’est d’ailleurs ce qu’on lui demande. Le juriste,
le juge plus spécialement, est là pour assigner à chacun, par sa parole performative
qui condamne ou qui acquitte, la place qui lui revient : toi, tu es un coupable (ou

© Florence Evrard

_ Plaque apposée à Nyanza
où ont été massacrées
2 000 personnes tutsies
abandonnées aux tueurs
par les casques bleus de la
MINUAR.

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RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

pas) ; toi, tu es la victime (ou pas). Il est frappant de constater que dans toutes les
circonstances et sous toutes les latitudes, telle est la revendication fondamentale
des soufrants face à leurs bourreaux. « Nous savons bien que la justice des hommes
ne fera jamais que cela ne s’est pas passé, et qu’elle ne nous rendra pas ceux qu’ils
nous ont pris. Mais dites-leur qu’ils sont les auteurs, et que nous et nos morts nous
sommes les victimes. » Cette assignation de chacun à la place qui lui revient dans la
vérité doit durer pour être eicace22. C’est ce qui donne son autorité à la chose jugée.
Mais encore faut-il que la parole vraie, qui est le contraire du négationnisme, soit
possible devant un tribunal. Aucun génocide sans doute, comme celui des Tutsi au
Rwanda, n’aura à tel point anéanti le tissu social, puisque pour la première fois, on
a vu le pouvoir étatique réussir à mobiliser la majorité de la population civile contre
une minorité constituée souvent de voisins, d’amis, de parents. Les premiers ont
torturé, violé et tué, autorisés, confortés et rassurés par la parole des chefs, c’està-dire, au Rwanda, par le système juridique lui-même. Dans ce pays, la parole du
bourgmestre, du préfet, du ministre et du président était le droit, bien davantage
que celui qui est publié au Journal oiciel. Les nouvelles autorités rwandaises, surtout, et subsidiairement la communauté internationale, ont été confrontées à la in
de l’année 1994 à un déi comme on n’en imagine pas de plus grand : juger les plus
graves de tous les crimes, commis par des dizaines de milliers de personnes, dont la
plupart vivaient à nouveau à côté de leurs victimes ou des charniers qu’ils avaient
abandonnés après leur « travail », dans un pays où seule la force des armes avait
mis in à la folie et où la guerre avait détruit les moyens humains et matériels de la
justice. Les structures de l’État, y compris les tribunaux, étaient anéanties. Déjà,
avant avril 1994, le système judiciaire était défaillant. Que dire alors de l’appareil
judiciaire après les massacres ? Les prisons, les cachots, les geôles improvisées,
comme les conteneurs enfouis dans le sol, se remplissaient de centaines, de milliers,
de dizaines de milliers de détenus, dont certains étaient certainement coupables et
d’autres certainement innocents. Il fallait juger.
La loi rwandaise elle-même était totalement inadaptée. Comme dans beaucoup d’autres pays, la Convention pour la prévention et répression du génocide du
9 décembre 1948, pourtant ratiiée par le Rwanda, n’avait pas provoqué d’adaptation
du droit interne, en sorte qu’aucune peine spéciique n’était prévue pour la répression d’un génocide ou de crimes contre l’humanité. C’est dans ce contexte que fut
promulguée une première loi, le 30 août 1996, visant à faire juger les auteurs par
des « chambres spécialisées ». Mais l’entreprise était vouée à l’échec. Il fut décidé
alors de mettre en place des tribunaux censés puiser dans la culture rwandaise en
s’adaptant à la spéciicité du contentieux créé par le génocide. Ce fut la création
des juridictions gacaca, d’une justice « participative », prétendument inspirée de la
justice coutumière « rendue sur le gazon » – gacaca signiie littéralement « gazon » –
par une loi du 26 janvier 2001 et une loi du 22 juin 2001, remplacées elles-mêmes
par une loi du 19 juin 2004. Le gacaca traditionnel consistait à rassembler les chefs

Testimony Between History and Memory – n°122 / April 2016

(22) Voir Jacques Fierens, Droit
humanitaire pénal, Bruxelles,
Larcier, 2014, spécialement
p. 320-321 ; sur le rôle des
procès criminels en matière
de génocide, voir Mark Oisel,
Juger les crimes de masse (1997),
traduction française Jean-Luc
Fidel, Paris, Seuil, 2006. Pour
une approche technique des
mécanismes internationaux et
internes actuellement en place,
voir Henri D. Bosly et Damien
Vandermeersch, Génocide, crimes
contre l’humanité et crimes de
guerre face à la justice, Bruxelles /
Paris, Bruylant, 2010.

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DOSSIER

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
(suite)

(23) Voir Jacques Fierens,
« Gacaca Courts: Between
Fantasy and Reality », Journal of
International Criminal Justice 3,
p. 896-919 ; Jacques Fierens et
Claudine Uwera Kanyamanza,
« Juger après un génocide ?
Dialogue entre un juriste plutôt
rose et une psychologue plutôt
brune », in Jean-Luc Brackelaire,
Marcela Cornejo et Jean
Kinable (dir.), Violence politique
et traumatisme. Processus
d’élaboration et de création,
Louvain-la-Neuve, AcademiaL’Harmattan, « Intellections »,
n° 21, 2013, p. 177-197.
(24) Pour une approche critique
de l’action du Tribunal pénal
international pour le Rwanda, voir
Thierry Cruvellier, Le tribunal des
vaincus. Un Nuremberg pour le
Rwanda ?, Paris, Calmann-Lévy,
2006.

122

des familles entre lesquelles existait un contentieux et à dégager une solution de
compromis. Les gacaca réinventées n’avaient de commun avec la tradition que de
faire résoudre un litige par des « juges » non professionnels. L’insertion dans une
loi écrite des infractions (rétroactives ?) et des procédures interdit de considérer
qu’il s’agissait encore de justice traditionnelle. Une des caractéristiques majeures
du fonctionnement de ces juridictions était, selon la formule des préambules, que
le législateur considérait « que ces infractions ont été commises publiquement,
sous les yeux de la population, qu’ainsi elle doit relater les faits, révéler la vérité
et participer à la poursuite et au jugement des auteurs présumés ; que le devoir de
témoignage est une obligation morale de tout Rwandais patriote, nul n’étant en
droit de s’y dérober pour quelque cause que ce soit. » Toutefois, ni les prévenus, ni
les victimes n’avaient le droit d’être défendus, assistés ou représentés par un avocat
ou une autre personne, ce qui, au demeurant, rendait les gacaca non conformes aux
standards internationaux du procès équitable. Outre que le droit d’être défendu
par une personne dont la fonction ne se confond en rien avec celle d’accusateur, de
témoin ou de juge est un des droits les plus universellement reconnus, le fait que les
victimes ne pouvaient non plus être assistées est plus qu’interpellant. On imagine
les diicultés que peut notamment engendrer l’obligation de prendre la parole en
personne pour les victimes de crimes sexuels. Or réussir à « révéler la vérité » publiquement aurait été un rempart solide contre le négationnisme. Aujourd’hui que les
juridictions gacaca ont, selon les autorités, achevé leur travail, on peut douter que
ce rempart ait été édiié. Il existerait environ un million de jugements qui ne sont ni
étudiés, ni commentés, et ne sont probablement pas accessibles. Si un jour ils le sont,
ils révéleront sans doute l’indigence de leur contenu, tant en termes d’établissement
des faits que de motivation des décisions. En tout cas, il ne semble pas que cette
gigantesque entreprise ait permis de contrer le négationnisme passé, présent et à
venir. Au contraire, les critiques souvent fondées à l’égard des juridictions gacaca et
des procédures menées risquent de le renforcer en jetant la suspicion sur la iabilité
des témoignages recueillis23.
À cet égard, la justice internationale a obtenu de meilleurs résultats, bien que
dans la logique de common law qui a guidé les concepteurs des tribunaux ad hoc,
les victimes n’aient eu, en tant que telles, aucune place dans la procédure et n’aient
pu faire valoir leurs droits propres24. Numériquement parlant, on peut être déçu,
le Tribunal pénal international pour le Rwanda n’ayant en vingt ans rendu que 55
jugements de première instance concernant 75 accusés et renvoyé 10 afaires devant
des juridictions nationales. Toutefois, le 4 septembre 1998, Jean Kambanda a non
seulement été le premier chef de gouvernement accusé puis condamné pour crime
de génocide, mais il a aussi été la première personne condamnée de ce chef depuis
l’apparition de l’incrimination en droit. D’autres jugements ont réairmé qu’il y
avait bien eu génocide au Rwanda. La vérité judiciaire internationale s’attache à
cette airmation, et ce n’est pas rien. Les négationnistes devront aussi trouver les
arguments pour contredire la motivation, cette fois adéquate, de ces décisions.

Témoigner entre histoire et mémoire – n°122 / Avril 2016

© Florence Evrard

RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

DE DANGEREUX APPELS À LA RÉCONCILIATION

Les lois gacaca ont été également justiiées explicitement par la volonté de
« parvenir à la réconciliation et à la justice au Rwanda » comme le répètent leurs
préambules. On ne s’étonnera pas que dans certains milieux religieux, cette « réconciliation » ait été présentée comme une nécessité. Certains évoquent même comme un
devoir de pardonner. La réconciliation est l’aménagement des conditions nécessaires
à une vie en communauté. Le pardon est autre chose, qui consiste, selon la belle
expression de Paul Ricœur, à « briser la dette »25. Envisager un devoir de réconciliation est absurde. Imaginer un devoir de pardon est au surplus révoltant.
Selon les tenants de la réconciliation à tout prix, il faudrait « tourner la page »
pour pouvoir à nouveau vivre ensemble. Or la réconciliation n’est pas la justice – cette
fois au sens éthique et non institutionnel – et sans justice, sans analyse, l’histoire du
génocide, sa réalité, risquent d’être sans cesse remises en question. Le danger est
de refuser de dire et de redire les faits, de refuser de dire qui est coupable et qui est
victime au nom d’une renonciation nécessaire à la vengeance. Le négationnisme n’est

Testimony Between History and Memory – n°122 / April 2016

_ Mémorial de Murambi.
Une chaussure d’enfant,
trace d’une des 50 000
personnes tutsies
assassinées en ce lieu.

(25) Paul Ricoeur, « Sanction,
réhabilitation, pardon », in Le
Juste, Paris, Esprit, 1995, p. 193208 ; Jacques Fierens, « Sanction
ou pardon au Rwanda. À propos
de “Sanction, réhabilitation,
pardon” de Paul Ricœur », in
Rendre justice au droit. En lisant
Le Juste de Paul Ricœur, Namur,
Presses universitaires de Namur,
1999, p. 269-282 ; Olivier Abel
(dir.), Le pardon. Briser la dette et
l’oubli, Paris, Autrement, « Essais
n° 363 », 1991.

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DOSSIER

Laissez-nous entrer
dans la maison des morts
(suite)

Quant à un devoir de pardon, il serait le contraire du pardon, une contradiction
dans les termes. Le pardon n’est jamais dû, le mot lui-même l’airme, il est un don.
Même s’il est demandé – condition minimale –, nul n’est jamais tenu de l’accorder.
Les droits et les devoirs, de leur côté, le droit en général, consistent selon l’antique
maxime à « rendre à chacun son dû. » On ne peut faire de ce qui n’est jamais dû un
droit ou un devoir. Surtout, le faux pardon consiste à dire « c’est oublié », alors que
pour briser la dette, il faut d’abord se souvenir qu’elle existe. Si le pardon advient,
il consiste d’abord à se souvenir de ce qui s’est vraiment passé et certainement pas
à tenter de l’efacer. Si un jour, parfois, pour certains, le pardon advient, il sera par
hypothèse l’exact inverse du négationnisme qui consiste à tout faire pour empêcher
ceux qui y ont droit d’entrer dans la maison des morts. ❚

© Florence Evrard

_ Un devoir d’enfant
retrouvé dans l’église de
Ntarama dans le Bugesera,
une région au sud-ouest de
Kigali. Plusieurs milliers de
Tutsi y furent massacrés le
15 avril 1994.

pas toujours brutal, il peut être léniiant, vouloir sous prétexte de bonnes intentions
provoquer l’efacement pur et simple du passé et la dissolution des catégories de
bourreaux et de victimes.

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Témoigner entre histoire et mémoire – n°122 / Avril 2016

RÉVISIONNISME ET NÉGATIONNISME

BIBLIOGRAPHIE
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