Fiche du document numéro 30790

Num
30790
Date
Mercredi 2 juin 2004
Amj
Taille
43795
Titre
Du catholicisme au protestantisme. Le Rwanda change de chapelle
Soustitre
Discréditée pour sa complicité dans le génocide de 1994, l’Eglise catholique est en train de perdre l’un de ses bastions africains.
Nom cité
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Lieu cité
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
[Article initialement publié dans Cape Argus -- Le Cap]


DE NYANGE. La foi de Charles Kagenza a été plus forte que le lieu de culte qui se trouvait ici autrefois. Bien que des milliers d’individus y aient trouvé la mort, Charles Kagenza a voulu revenir dans cette église catholique, où il continue à prier tous les dimanches. De l’imposant édifice en brique qui dominait trois vallées, il ne reste pourtant plus que des décombres : deux piliers et un grand charnier.

Petit avec une mine sombre, Kagenza, 41 ans, porte les séquelles des blessures qui lui ont été infligées il y a dix ans : il a une balafre sur son cuir chevelu et un œil plus blanc que l’autre dans une orbite fracturée. Dans ce petit village de montagne de l’ouest du Rwanda, ce tailleur de pierres à moitié aveugle est le seul témoin encore en vie des derniers jours de l’église de Nyange. “Quand les massacres ont commencé, beaucoup de Tutsis du village se sont précipités à l’église, persuadés que personne n’oserait les y attaquer, raconte-t-il. En 1973, il y avait déjà eu des massacres et ceux qui s’y étaient réfugiés avaient survécu. C’est pourquoi nous avions confiance dans les églises et les curés.

En 1994, pendant une centaine de jours, le Rwanda a sombré dans la folie. Sur ordre du gouvernement hutu, des miliciens, des policiers, des soldats et des civils ont mis à exécution un plan soigneusement étudié pour éliminer les Tutsis et les Hutus qui les soutenaient. Les églises n’étaient plus des lieux sûrs. Des milliers de gens y ont cherché refuge, mais, la plupart du temps, les ecclésiastiques n’ont rien pu faire pour les sauver. Un certain nombre d’entre eux ont même refusé de venir en aide à leurs fidèles, et quelques-uns se sont joints aux criminels.

Selon les estimations de la justice rwandaise, une vingtaine de membres du clergé attendent aujourd’hui de passer en jugement devant un tribunal et d’autres font l’objet d’une enquête. Deux tiers des Rwandais appartiennent à l’Eglise catholique, l’institution la plus influente au Rwanda après le gouvernement. Comparé aux 120 000 Rwandais en attente de leur jugement, le nombre de religieux soupçonnés d’être impliqués dans le génocide est faible. Des prêtres ont d’ailleurs eux-mêmes été tués dans les massacres, qui ont fait 800 000 victimes parmi les Tutsis et les Hutus modérés. Mais, de la même manière que des affaires de pédophilie ont ébranlé l’Eglise catholique américaine, les poursuites de membres du clergé ont nui à la réputation de l’Eglise rwandaise et plongé le pays dans une profonde crise spirituelle. L’image de l’Eglise a été encore plus ternie par le refus du Vatican de reconnaître les accusations portées contre elle.

Deux ans après le génocide, le pape Jean-Paul II a reconnu que certains ecclésiastiques devaient rendre des comptes pour les crimes qu’ils avaient commis, mais il a récusé toute responsabilité institutionnelle à l’égard des massacres, même si, depuis l’indépendance, en 1962, l’Eglise entretenait des liens étroits avec les gouvernements, y compris celui qui a organisé le génocide. D’aucuns font valoir que, tout en refusant un blâme collectif, le Vatican a payé les frais de procédure pour les membres du clergé qui sont impliqués dans le génocide. Le Vatican aurait même tenté de dissuader des témoins de faire des dépositions contre des ecclésiastiques. “Alors que le gouvernement s’efforce de reconstruire le pays, l’Eglise catholique cherche à entraver l’action des tribunaux et les efforts de réconciliation”, observe Privat Rutazibwa, un ancien moine devenu journaliste.

Des témoignages tendent à prouver que les agissements de l’Eglise ont poussé de nombreux Rwandais à se détourner du catholicisme. Beaucoup de fidèles se convertissent aujourd’hui au protestantisme, et les églises pentecôtistes se multiplient. L’islam profite également de cette désaffection, même s’il demeure groupusculaire au Rwanda. Cependant, c’est au niveau de la pratique que la crise spirituelle est le plus manifeste. De nombreux catholiques confient que leur déception n’a pas eu raison de leur foi, mais l’a émoussée. Dancila Nyirabazungu affirme croire en Dieu et en la sainteté de l’Eglise, mais ne plus faire confiance au clergé. “Les prêtres n’ont rien fait pour nous”, observe cet homme qui a perdu dix-sept membres de sa famille à l’église de Ntarama, dans le sud-est du pays. “Nous pensions qu’ils étaient à l’abri du péché, à l’image de Dieu. Mais, en réalité, ils sont comme tout le monde. Et l’église n’est rien d’autre qu’un bâtiment où l’on peut prier sans que le soleil nous tape sur la tête.

Kagenza, qui a survécu au massacre de l’église de Nyange, partage ce point de vue. “Je n’ai plus foi dans les prêtres, je crois juste en Dieu.” Le 10 avril 1994, Kagenza s’est réfugié dans l’église avec des milliers d’autres Tutsis pour échapper aux miliciens. Le 15 avril, du clocher où il était caché, il a vu une bande de Hutus se masser autour de l’édifice. Ils ont attaqué le lendemain, et, pendant deux jours, ils ont tiré et lancé des grenades par les fenêtres. “J’entendais les femmes hurler, j’entendais les enfants crier. Tous mouraient”, raconte-t-il. Quand le calme est revenu, les Hutus ont répandu de l’essence sur les corps entassés dans l’église et y ont mis le feu. Le clocher en brique a résisté à l’incendie, et Kagenza et cinquante autres Tutsis ont survécu en appliquant des vêtements sur leur visage pour se protéger de la fumée. Deux bouteurs ont ensuite gravi la colline dans un bruit assourdissant. De son abri noirci par les flammes, Kagenza a vu des responsables du village ordonner à l’un des conducteurs de raser les restes de l’église pour liquider les survivants, tandis que celui-ci hésitait à lui obéir. “Il avait peur, raconte Kagenza. Il est allé trouver le père Athanase Seromba et lui a demandé à trois reprises : ‘Etes-vous d’accord pour que je rase l’église ?’ Et le père a répondu : ‘Rase-la. Le plus important est de survivre à ces cafards [les Tutsis]. Nous la reconstruirons.’

Selon un témoin, le prêtre a alors placé l’équivalent de 500 dollars dans la main du chauffeur et le bulldozer a démarré. Quand Kagenza a ouvert les yeux, des miliciens étaient en train de l’extraire des décombres. Ils ne cherchaient pas à le sauver, mais le croyaient mort. “Je ne sais pas comment j’ai pu me mettre debout, mais je l’ai fait, puis j’ai voulu parler au père Seromba. Il m’a demandé : ‘Qui es-tu ?’ J’ai répondu : ‘Charles.’ Il me connaissait car j’enseignais le catéchisme à l’église. ‘Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?’ a-t-il poursuivi. ‘Je voudrais que vous m’aidiez à quitter ce lieu’, ai-je fait. Il m’a ri au nez.” Kagenza se souvient que l’ecclésiastique s’est détourné quand un homme lui a donné un coup de machette sur la tête et qu’un autre l’a matraqué au visage. Lorsqu’il a rouvert les yeux, il était entouré par les restes d’environ 2 500 Tutsis. La plupart des Hutus étant partis, il a pu descendre jusqu’au bas de la montagne en rampant et se réfugier dans un couvent.

Après le génocide, le père Seromba s’est enfui en Italie. En 2001, les enquêteurs du Tribunal pénal international l’ont découvert dans une église des environs de Florence, où il célébrait les mariages et confessait les fidèles sous l’identité de père Anastasio Sumba Bura. Avant qu’il ait pu être arrêté, le Vatican l’a envoyé dans une autre paroisse, dont il a refusé d’indiquer le nom. A la suite des pressions exercées par la communauté internationale sur le Vatican et l’Italie, le père Seromba a été extradé à Arusha, en Tanzanie, où siège le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Ayant plaidé non coupable, il attend aujourd’hui de passer en jugement et encourt la détention à perpétuité. Kagenza témoignera contre lui.

D’autres prêtres accusés au Rwanda ont été arrêtés au Cameroun, aux Pays-Bas et en Suisse. En 2001, un tribunal belge a rendu l’un des premiers jugements contre des ecclésiastiques : les sœurs bénédictines Maria Kizito Mukabutera et Gertrude Mukangango ont été respectivement condamnées à douze et quinze ans de prison. Lors du procès, des témoins ont déclaré que les deux religieuses avaient livré aux milices des milliers de Tutsis qui s’étaient réfugiés dans leur abbaye et qu’elles avaient fourni l’essence à des miliciens afin d’incendier un garage où se trouvaient 500 Tutsis. Selon des témoignages et d’autres éléments du dossier, des dirigeants catholiques belges ont envoyé plusieurs émissaires au Rwanda pour dissuader des religieuses de témoigner contre les deux accusées. Après le procès, le Vatican a laissé entendre que l’Eglise avait servi de bouc émissaire. “Le Saint-Siège ne peut qu’exprimer sa surprise en voyant les graves responsabilités de tant d’individus et de groupes impliqués dans cet horrible génocide être attribuées à si peu de gens”, a déclaré son porte-parole.

Des ecclésiastiques ont eu davantage de chance en assurant leur propre défense devant un tribunal rwandais. Ainsi, deux prêtres, qui avaient été condamnés à mort pour leur participation au massacre de Nyange, ont fait appel et ont été acquittés en l’an 2000. Mais ces acquittements n’ont pas empêché les congrégations de perdre leurs fidèles. Avant d’être acquitté, en 2000, l’évêque Augustin Misago, du diocèse de Gikongoro, était le plus haut dignitaire catholique soupçonné d’avoir participé au génocide. Il était accusé d’avoir refusé d’abriter trente écolières qui fuyaient les escadrons de la mort et d’avoir livré à la milice hutue trois prêtres tutsis qui ont été exécutés. L’évêque a déclaré qu’il n’avait pas pu aider les écolières car son église n’était pas assez grande pour les accueillir, déposition qui a été contestée par plusieurs témoins. Il a également affirmé que, s’il avait assisté à des réunions d’organisation du génocide avec des élus locaux, c’était dans le seul dessein de plaider pour la paix. Et il a certifié qu’il avait tenté de protéger les trois prêtres, allant jusqu’à proposer aux miliciens l’équivalent de 1 600 dollars.

L’évêque a passé un an en prison avant d’être acquitté. A sa libération, il a immédiatement regagné son diocèse. En octobre dernier, il a reconnu que la fréquentation des églises avait décliné. Le pourcentage d’habitants de Gikongoro qui vont à l’église est passé de 46 % avant le génocide à 29 % en 1996 et, même s’il a regagné quelques points depuis, il reste inférieur aux chiffres d’avant 1994. L’évêque Misago accuse le gouvernement rwandais et les protestants de “chercher à humilier l’Eglise”. “Je ne nie pas qu’un ou deux prêtres aient pu commettre des actes répréhensibles, dit-il. Le pape lui-même a invité tous les membres de l’Eglise qui ont fait fausse route durant le génocide à confesser leurs fautes et à demander pardon. Mais l’Eglise, elle, n’a pas à se faire pardonner, car nous n’avons ni tué ni demandé [aux miliciens] d’attaquer les églises.

Le Rwanda a été l’un des derniers royaumes africains à être convertis par les puissances européennes. L’Eglise catholique a envoyé ses premières missions au tout début du XXe siècle, puis a renforcé sa présence après 1916, quand le royaume rwandais est devenu un protectorat belge. La Belgique et l’Eglise ont soutenu l’élite tutsie au pouvoir jusque dans les années 1930, quand le mwami [le roi rwandais] a commencé à prôner l’indépendance. L’administration coloniale et le clergé ont alors pris parti pour le mouvement d’émancipation hutue, qui a imposé le principe du gouvernement par la majorité et mené des actions de représailles contre les Tutsis. Dès lors, l’Eglise est devenue de plus en plus favorable aux Hutus. Les écoles catholiques n’acceptaient pas les Tutsis et les prêtres les désignaient communément sous le nom de “inyenzi” ou cafards. “L’Eglise catholique était aussi puissante que l’Etat”, observe Tom Ndahiro, chef de la commission rwandaise des droits de l’homme. “Ils étaient complémentaires : l’Etat était une machine coercitive dont les rouages étaient huilés par l’Eglise.

La relation entre l’Eglise et l’actuel gouvernement rwandais laisse quelque peu à désirer, le président Paul Kagame ne se privant pas de faire des commentaires sarcastiques sur les suspects catholiques et l’Eglise, qui prennent position contre des atteintes aux droits de l’homme commis par son parti. La religion et la politique restent étroitement liées, comme on peut le voir à Kigali, la capitale, où le palais présidentiel jouxte l’archevêché. Louise Karwera, 42 ans, a perdu ses parents et ses frères et sœurs dans le massacre de Nyamata. Comme à Nyange, des milliers de Tutsis ont péri dans l’église en croyant être sauvés par le prêtre. En réalité, celui-ci a pris la fuite quand les miliciens hutus sont arrivés, armés de machettes, de fusils et de grenades. “Beaucoup d’habitants de Nyamata détestaient l’Eglise catholique parce que les prêtres ne faisaient rien pour les protéger et préféraient s’enfuir, raconte-t-elle. Un père abandonne-t-il ses enfants ? Jésus se serait-il conduit ainsi ?

Depuis le génocide, Louise n’est plus retournée à l’église de Nyamata, ni dans aucune autre. Comme beaucoup d’anciens catholiques, elle fréquente le temple pentecôtiste de Zion, à Kigali. Le pasteur, Richard Muya, est confiant dans son travail d’évangélisation, ayant assisté à la construction de plusieurs temples dans la région. “Ici, les gens peuvent prendre un nouveau départ, explique-t-il. Ils viennent panser leurs blessures. Ils savent que, chez nous, ils sont en sécurité.

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