Fiche du document numéro 30788

Num
30788
Date
Mardi 27 octobre 2015
Amj
Taille
602945
Titre
Les diables des mille collines. Fictions raciales et religieuses dans le génocide des Tutsi
Sous titre
Les massacres au Rwanda n’ont pas été une guerre de religion. Il n’empêche que la religion y a joué un grand rôle : en identifiant les Tutsi au démon, elle a permis à la violence de pénétrer la société tout entière.
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Les diables des mille collines
Fictions raciales et religieuses dans le génocide des Tutsi
Julien SEROUSSI
Les massacres au Rwanda n’ont pas été une guerre de religion. Il n’empêche que la religion y
a joué un grand rôle : en identifiant les Tutsi au démon, elle a permis à la violence de pénétrer
la société tout entière.
Les responsables des massacres des Arméniens pendant la Première guerre mondiale, de
l’extermination des Juifs d’Europe pendant la seconde, ou encore de la destruction de la
communauté musulmane de Srebrenica en 1995 ne partageaient pas les mêmes croyances
religieuses que leurs victimes. Aussi l’intensité de la violence a-t-elle sans doute été amplifiée par le
fait que le sentiment d’humanité commune n’était pas entretenu par une pratique religieuse
partagée. Le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 tend cependant à remettre en cause cette
explication. Dans un pays très pratiquant, 800 000 Tutsi ont été tués par leurs coreligionnaires Hutu
en moins de trois mois.
Selon l’analyse politique classique, la solidarité religieuse a tout simplement cédé sous
le poids de la mobilisation raciste des extrémistes Hutu contre les Tutsi. Depuis 1990, le président
Habyarimana était aux prises avec le Front Patriotique Rwandais (FPR), un mouvement armé
composé essentiellement de Tutsi exilés en Ouganda. Ces rebelles contestaient le droit de la
« majorité » Hutu à gouverner le pays, droit sur lequel les élites politiques avaient fondé leur
pouvoir depuis la « Révolution Sociale » de 1959. Dans ce contexte de guerre civile, les extrémistes
Hutu ont favorisé une mobilisation de tous les Hutu en confondant sciemment les personnes
d’origines Tutsi et les soldats du FPR.
Cette grille d’analyse traditionnelle escamote certaines spécificités troublantes du
génocide des Tutsi. Un nombre très important de victimes a trouvé la mort dans l’enceinte même
des églises. D’après le dénombrement des victimes du génocide, réalisé par le gouvernement du
Rwanda, les lieux de culte ont été le premier lieu de tueries, loin devant les barrières de sinistre
réputation, disposées le long des routes rwandaises, sur lesquelles les interahamwe1 triaient
systématiquement Hutu et Tutsi2. Par ailleurs, un nombre significatif d’hommes et de femmes
d’Église a participé aux massacres. Plusieurs d’entre eux ont été condamnés par la justice, comme
le pasteur Elizaphan Ntakirutimana, le prêtre Athanase Seromba ou encore les sœurs Gertrude et
Kizito. Dès lors, la mise à mort de la population Tutsi entre avril et juillet 1994 mérite davantage
d’être qualifiée du terme biblique d’ « holocauste », habituellement utilisé pour désigner le
génocide des Juifs d’Europe.

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Le mot interahamwe désignait initialement que les jeunesses militantes du parti du président Juvénal Habyarimana,
le Mouvement Révolutionnaire Nationale pour le Développement (MRND). Après l’assassinat du président, lors de
l’attentat du 6 avril, le mot interahamwe a désigné tous les miliciens qui prenaient part à l’extermination des Tutsi.
Dénombrement des victimes du génocide, Ministère des affaires sociales, République du Rwanda, avril 2004, p. 3132.

Comme nous allons le montrer, si le génocide des Tutsi n’a pas été commis pour des
raisons religieuses, une partie significative des crimes ont été commis religieusement. En porte-àfaux avec les dynamiques de la société rwandaise, le racisme s’est emparé de l’expérience
religieuse pour s’accomplir comme crime, et les pratiques religieuses ont entretenu l’énergie
meurtrière des tueurs. Bien entendu, il est très important de rappeler que tous les religieux n’ont pas
participé au génocide et que nombre d’entre eux sont morts en martyrs pour protéger des Tutsi. Le
sujet de cet article n’est pas cependant d’étudier les divisions à l’intérieur de l’Église, mais de
suivre les articulations entre racisme politique et pratique religieuse, qui ont participé à la
propagation de la violence3.
Les travaux d’Alison Des Forges ont montré que le génocide des Tutsi a été préparé et
exécuté par l’État et que les extrémistes Hutu au pouvoir ont utilisé tous les leviers
gouvernementaux pour accomplir leur crimes4. Dans plusieurs provinces, le déplacement du
gouvernement intérimaire sur les lieux et la révocation du préfet ont déclenché la vague des tueries.
Dans le sillage de travaux d’universitaires rwandais, des recherches plus récentes sur les
dynamiques locales du génocide ont également démontré que les voisins ont été des relais essentiels
de la violence5. À ce titre, nous pouvons utilement rappeler que les tribunaux Gaccaca,
spécialement mis en place pour juger les auteurs du génocide au niveau le plus local, ont instruit
près de deux millions de dossiers à travers tout le pays6. En mettant l’accent sur la violence
religieuse, nous tentons uniquement de saisir l’une des modalités d’association de ces deux
logiques.
Une politique raciale contredite par la dynamique sociale
Les historiens ont insisté sur l’importance de l’idéologie raciste dans la préparation des
esprits à commettre l’irréparable. Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda ont ainsi fait la
généalogie du racisme envers les Tutsi depuis son origine coloniale jusqu’au fondement politique
de la République Rwandaise7. De ce point de vue, il y a une continuité entre le régime proclamé par
Grégoire Kayibanda en 1959 et celui instauré par Juvénal Habyrimana en 1973. Ils sont tous deux
assis sur le même principe de « rubanda nyamwinshi », c’est-à-dire la proclamation du droit des
Hutu à gouverner le pays au nom de leur supériorité démographique. D’après le recensement publié
en 1994, la population rwandaise était composée de 84% de Hutu pour 15% de Tutsi et 1% de Twa.
Sous les deux républiques rwandaises, la reconduction de la majorité démographique Hutu en
majorité politique a été assurée par un système de quotas, qui interdisait aux Tutsi d’occuper des
postes à responsabilité au delà des 14% qu’ils étaient censés représenter dans la population. Le
témoignage d’Englebert Munyambonwa, raconté par Jean Hatzfeld, rapporte combien cette
politique raciste a provoqué de frustration dans les familles Tutsi8. Cependant, l’amertume devant
les obstacles insurmontables dressés par le régime fut peu de chose comparée aux vagues de
répressions meurtrières anti-Tutsi, organisées par le gouvernement de Kayibanda entre 1959 à1973
puis par celui d’Habyarimana à partir de 1990.

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L’auteur de ces lignes occupe les fonctions d’assistant spécialisé au Pôle « crime contre l’humanité, crimes et délits
de guerre » du Tribunal de Grande Instance de Paris. Toutefois, cette réflexion est née au cours de la fréquentation
du séminaire organisé par Stéphane Audouin-Rouzeau et Hélène Dumas à l’EHESS, et les vues énoncées dans ce
texte n’engagent pas le Pôle. Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Wars of Religion »
organisé par Ch. Litwin, M. Siegelberg, J. Thakkar (The Society of Fellows in Liberal Arts, Princeton University).
Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
Rutazibwa, Privat, Rutayisire, Paul, Génocide à Nyarubuye, Kigali, Éditions rwandaises, 2007; Kimonyo, JeanPaul, Rwanda, un génocide Populaire, Karthala, Paris, 2008 ; Dumas, Hélène, Le génocide au village : le massacre
des Tutsi, Le Seuil 2014.
Service national des juridictions gacaca, Rapport final, Kigali, juin 2012.
Chrétien, Jean-Pierre; Kabanda, Marcel, Rwanda, racisme et génocide, l’idéologie hamitique, 2013.
Hatzdfeld, Jean, Englebert des Collines, Gallimard, 2014.

Dans les faits, cette politique raciste a buté sur plusieurs caractéristiques de la société
rwandaise. Tout comme dans la France de la IIIe république, la mobilité sociale était très limitée. La
majorité des rwandais étaient des paysans et des agriculteurs, qui avaient fait des cycles d’études
primaires courts. De ce fait, le système des quotas bloquait davantage les possibilités des Tutsi
d’accéder aux positions éminentes qu’il ne profitait aux Hutu. Sur les collines, Tutsi et Hutu
partageaient donc le même mode de vie rural. Les témoignages recueillis par Hélène Dumas sur la
vie locale dans la commune de Shyorongi rapportent de nombreux récits de solidarité entre voisins
contraints de faire face aux mêmes difficultés socio-économiques9.
Les travaux d’historiens ont également montré que les mariages entre Hutu et Tutsi se
sont multipliés à partir des années 1980. D’après les recherches de Jean-Paul Kimonyo sur la
préfecture de Butare, les registres font ressortir un niveau très élevé de mariages mixtes. Bien que la
transmission patrilinéaire de l’origine ethnique a continué d’assigner les individus à une lignée,
l’auteur va jusqu’à affirmer, à propos des évolutions de la commune de Kigembe, que l’intégration
par le mariage vidait progressivement la distinction sociale entre Hutu et Tutsi10. On pourrait
ajouter que la bénédiction de ces unions par l’Église recouvrait ces alliances inter-ethniques de
toute la force du sacrement. Plus généralement, la vie paroissiale était l’occasion d’une
multiplication des liens entre Tutsi et Hutu, scellés par des échanges de bières et de vaches à
l’occasion des naissances 11.
L’Église jouait un rôle plus central encore que le cabaret ou le terrain de football dans le
brassage de la population. En effet, la carrière ecclésiastique est l’une des seules trajectoires
professionnelles restée ouverte aux Tutsi. Si les nominations dans la haute hiérarchie religieuse
étaient surveillées par les pouvoirs publics, le gouvernement n’a pas pu imposer de quotas dans le
recrutement des prêtres. Bien que les Tutsi rencontrassent un plafond de verre, ils étaient surreprésentés dans l’Église et se trouvaient parfois à la tête de paroisses locales. D’après La Croix,
70% des 400 prêtres du Rwanda étaient tutsi et 7 évêques (sur neuf) étaient hutu12. Or, comme
Timothy Longman l’a souligné, la vie religieuse dans le Rwanda rural enveloppait une expérience
sociale plus riche que celle que nous connaissons dans l’occident contemporain. Les églises
jouaient un rôle fondamental dans l’enseignement, la transmission des techniques agricoles
modernes et la distribution de toute une série de biens publics13. De fait, l’accession à la prêtrise
offrait aux Tutsi l’occasion d’exercer des fonctions sociales reconnues.
Avant le début de la guerre en 1990, les tensions ethniques entre Tutsi et Hutu avaient
donc atteint un niveau historiquement bas. Pourtant, les extrémistes ont réussi en quelques années à
mobiliser les populations Hutu pour assassiner leurs voisins. Comment l’idéologie raciste a-t-elle
réussi à trouver une prise sur une société travaillée par des logiques d’intégration de plus en plus
prégnantes ? Si de multiples facteurs y ont contribué, nous voudrions souligner que les extrémistes
Hutu ont fait fond sur l’expérience religieuse pour distendre les liens avec les Tutsi, en excitant la
haine à l’intérieur même du creuset de leur rapprochement.
Le mode d’existence religieux de la haine raciale
L’idéologie raciste décrit les Tutsi comme une race étrangère venue imposer sa loi aux
Hutu sur leur propre terre du Rwanda. Un certain nombre de traits physiques visibles montrerait
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Dumas, Hélène, Juger le Génocide sur les collines, une études des procès Gacaca au Rwanda (2006-2012), Thèse
de doctorat d’histoire, 2013, p. 351-366. Pendant le génocide, les Hutu se sont désolidarisé de leurs voisins Tutsi.
Comme l’auteur l’écrit, les liens sociaux se sont brutalement retournés.
Kimonyo, Jean-Paul, op. cit., p. 255-259.
Hèlene Dumas rapporte qu’un certain nombre de tueurs qu’elle a rencontrés en prison ont déclaré avoir un filleul ou
un parrain Tutsi. Voir Dumas, Hélène, ibid., p. 362, note 1146.
« L’Eglise se penche sur la sainteté d’un couple rwandais », La Croix, le 16 septembre 2015.
Longman, Timothy, Church Politics and the Genocide in Rwanda, Journal of Religion in Africa, Vol. 31, Fasc. 2,
Religion and War in the 1990s (May, 2001), p. 163-186.

qu’ils ne partagent pas les mêmes origines bantous que les Hutu. Leur corps élancé, leur peau claire
et leurs traits fins seraient les marques indélébiles de leur origine hamitique, c’est-à-dire de leur
appartenance à un peuple venu du Nil pour asservir les Hutu. Tout comme les leaders de la
« révolution sociale » de 1959, les responsables des partis Hutu-power se sont appuyés sur ce
discours pour lancer leur campagne de haine. La continuité du discours raciste au Rwanda entre
1959 et 1990 masque cependant des changements de registres. La comparaison entre deux textes
importants de l’idéologie raciste, Le Manifeste des Bahutu, publié en 1957, et Les Dix
commandements des Hutu, publié en 1990, montre que les points d’appui du racisme ont évolué
entre ces deux crises majeures. Les titres mêmes de ces deux documents sont évocateurs puisque le
premier rappelle Le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels et que le deuxième est une
référence évidente à la loi divine. Avec Les Dix commandements des Hutu, un nouveau registre plus
religieux est venu enrichir le discours socio-racial.
Lettre ouverte au vice-gouverneur général, Le Manifeste des Bahutu, est signé par plusieurs
auteurs, en particulier par les deux futurs présidents de la République du Rwanda, Grégoire
Kayibanda et Juvénal Habyarimana. Apparemment, le texte porte des revendications égalitaires
marquées par des appels à l’émancipation et à la fin de l’exploitation du peuple, écrit dans un
langage progressiste.
« Aussi serions-nous heureux de voir s’établir rapidement le syndicalisme, aider et encourager
la formation d’une classe moyenne forte. La peur, le complexe d’infériorité et le besoin
‘atavique’ d’un tuteur, attribués à l’essence du Muhutu, si tant est vrai qu’ils sont une réalité,
sont des séquelles du système féodal. À supposer leur réalité, la civilisation qu’apportent les
Belges n’aurait réalisé grand chose, s’il n’était fait des efforts positifs pour lever effectivement
ces obstacles à l’émancipation du Rwanda intégral14 »

La dénonciation de l’exploitation est cependant rabattue sur des oppositions raciales entre Tutsi et
Hutu, Hamite et Bantoue ou encore colonisateur Tutsi et colonisé Hutu.
« Nous pensons pourtant mettre en garde contre une méthode qui tout en tendant à la
suppression du colonialisme blanc-noir, laisserait un colonialisme pire du hamite sur le Muhutu.
Il faut à la base aplanir les difficultés qui pourraient provenir du monopole hamite sur les autres
races habitant, plus nombreuses et plus anciennement, dans le pays15 ».

En s’appropriant le vocabulaire progressiste, les auteurs ont cherché à capter à leur profit
l’énergie révolutionnaire des luttes anti-impérialistes et anti-coloniales. La chasse aux Tutsi des
années 1960 menée au nom de la « Révolution Sociale » montre que cet effort a été couronné de
succès.
Les Dix commandements des Hutu est publié dans le journal extrémiste Kangura en décembre
1990, créé la même année par Hassan Ngeze. Dans ce texte, le discours raciste apparait s’être
renouvelé à une toute nouvelle source. Le discours progressiste sur l’exploitation des Hutu par les
Tutsi a partiellement cédé la place à une analyse plus individualiste. Les cinq premiers
commandements concentrent leurs attaques sur l’indignité morale des Tutsi.
« 1. Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi [une femme tutsi] où qu’elle soit travaille à la
solde de son ethnie tutsi. Par conséquent est traître tout Muhutu qui épouse une Umututsikazi,
qui fait d’une Umututsikazi sa concubine, qui fait d’une Umututsikazi sa secrétaire ou sa
protégée.

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Le Manifeste des Bahutu, note sur l’aspect social du problème racial au Ruanda, 24 mars 1957, p. 1.
Le Manifeste des Bahutu, op. cit., p. 5.

2. Tout Muhutu doit savoir que nos filles Bahutukazi sont plus dignes et plus conscientes dans
leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires
et plus honnêtes !
3. Bahutukazi, soyez vigilants et ramenez vos maris, vos frères et vos sœurs à la raison.
4. Tout Muhutu doit savoir que tout Mututsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la
suprématie de son ethnie. Par conséquent, est traître tout Muhutu :
qui fait alliance avec les Batutsi dans les affaires ;
qui investit son argent ou l’argent de l’État dans une entreprise d’un Mututsi ;
- qui accorde aux Batutsi des faveurs dans les affaires (l’octroi des licences d’importation,
des prêts bancaires, des parcelles de construction, des marchés publics …)16 »

Derrière le remplacement partiel de la vulgate émancipatrice par la vulgate libérale, la véritable
originalité du texte, et aussi son caractère le plus abject, repose sur ses dimensions
indissociablement racistes, sexistes et religieuses. De manière particulièrement agressive, le texte
prend pour cible les femmes Tutsi. D’après le texte, les Umututsikazi ont tous les attributs
contradictoires du démon : la lascivité, la fourberie, la beauté et la traîtrise.
Cette description des femmes Tutsi sous ce jour démoniaque prend son sens lorsqu’on
rappelle que les soldats du FPR sont systématiquement présentés comme les envoyés du Diable
dans d’innombrables caricatures publiées dans les journaux et radios extrémistes. Le FPR est
souvent représenté sous la forme de soldats de l’apocalypse qui commettent les pires atrocités sur
leur passage. Dans son livre sur les médias du génocide, Jean-Pierre Chrétien a consacré un chapitre
à la mobilisation de la religion, et a reproduit plusieurs images de supplices, sur lesquelles les
soldats du FPR occupent les places des démons17.

La force de ces représentations se mesure au fait que des survivants Tutsi du génocide ont parfois
fui devant l’arrivée du FPR, préférant quitter le Rwanda avec les tueurs plutôt que de risquer de
tomber dans les mains du diable. Dans le Livre d’Elise, l’auteur raconte qu’elle a hésité entre les

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Les dix commandements du Hutu, Kangura, bimensuel indépendant, no 6, Gisenyi, déc. 1990, p. 6-8.
Chrétien Jean-Pierre (dir.), Rwanda, les médias du génocide, Karthala, 1995 (on retrouvera la caricature reproduite
ici à la page 363).

deux options : « Nous ne savions pas s’ils allaient nous sauver ou nous tuer. D’après les
informations à la radio, les inkotanyi avaient des queues, ils étaient méchants18 ».
Dans les caricatures extrémistes, la lutte contre les soldats du FPR, la lutte contre le
Diable et la lutte contre les Tutsi s’articulent l’une à l’autre à travers une fixation sur les femmes
Tutsi. Dans le dessin reproduit ci-dessous, un innocent paysan hutu est exposé aux tentations d’une

femme « enjôleuse », le tout dans une mise en scène religieuse adamique

Le paysan de la caricature parvient à démasquer la ruse du serpent caché sous les traits de cette
femme lascive. Il reconnait le visage de Fred Rwigema, le leader principal du FPR, mort lors de la
première offensive du mouvement, et auquel Paul Kagame a succédé. Le chef militaire du FPR est
revenu d’entre les flammes de l’enfer sous les traits d’une femme Tutsi.
À mesure qu’il entrait en contradiction avec l’évolution de la société, le discours raciste
s’est approprié les cadres de l’expérience religieuse afin de retrouver une prise sur la réalité. Certes,
ni Les Dix Commandements des Hutu ni les caricatures ne parlent de religion à proprement dit. En
revanche, tous ces exemples démontrent la compétence des extrémistes Hutu à s’exprimer
religieusement sur leurs propres sujets de prédilection19. La démonologie permettait d’apporter du
crédit au fait qu’il ne fallait pas se fier à l’expérience sociale immédiate d’égalisation des conditions
entre Hutu et Tutsi, et que celle-ci masquait la poursuite d’une guerre des races entre le bon Hutu et
le malin Tutsi. La description de quelques scènes de crimes exemplaires du génocide confirme que
la capacité du racisme à parler religieusement a structuré une partie des pratiques criminelles.
L’intégration des pratiques religieuses dans les pratiques criminelles
Les Tutsi pensaient être en sécurité dans les églises. Lors des persécutions passées, ceux
qui étaient parvenus à trouver un refuge dans les lieux saints ont été sauvés. En 1994, les tueurs
n’ont pas hésité à commettre l’irréparable en allant perpétrer leurs crimes au cœur des lieux saints et
en assassinant parfois ceux avec qui ils étaient allés à la messe toute leur vie. Lorsque la proximité
de la ligne de front a contraint un nombre important de Hutu à trouver refuge dans l’église aux côtés
18
19

Musomandera, Elise Rida, Le livre d’Élise, Les Belles Lettres, 2014, p.32.
Pour approfondir la distinction entre « parler de religion » et « parler religieusement », on se reportera utilement au
livre de Bruno Latour, Jubiler, ou les tourments de la parole religieuse, La découverte, 2013.

des Tutsi, les attaquants ont surtout effectué des raids de petite envergure pour procéder à des
enlèvements ciblés. Dans la très grande majorité des cas, les Tutsi se sont toutefois retrouvés
uniquement entre eux dans l’église. Ils ont alors été anéantis au cours d’attaques de très grande
ampleur. Les forces de l’ordre ont pilonné les églises pour ouvrir la voie aux miliciens. Ces deux
cas de figure conduisent toutefois à la même conclusion : la relative modération des tueurs
s’explique uniquement par la présence de Hutu et non par le caractère sacré des lieux.
L’attaque contre une église semble s’interpréter comme la marque d’une radicalisation
politique tellement intense qu’elle oblitère les résistances religieuses contraires, voire même le
signe d’une véritable hostilité politique des tueurs envers le monde ecclésiastique plus ouvert aux
Tutsi que d’autres secteurs de la société. Cependant, les témoignages montrent que les tueurs étaient
persuadés de commettre des actions cohérentes avec leur conviction religieuse. Bien que nous
ayons peu d’éléments sur les comportements des assaillants dans les églises, Timothy Long
souligne que les tueurs participaient à des messes avant d’aller commettre leurs crimes, ou encore
s’arrêtaient pour prier devant l’autel pendant l’attaque20. À ce titre, la destruction des églises par les
forces de l’ordre n’apparaît pas forcément destinée à vaincre la résistance des réfugiés Tutsi, qui
disposaient de peu de moyens pour s’opposer durablement aux assaillants armés. En mettant
l’église à feu et à sang, cette intervention était peut-être surtout destinée à vaincre les résistances des
miliciens à attaquer leurs coreligionnaires dans des lieux sacrés. Par leur intervention, les militaires
et les gendarmes transformaient les églises en enfer sur terre pour créer les conditions propices à la
commission des crimes. Au milieu des flammes, les réfugiés Tutsi apparaissent comme des démons
à abattre.
Afin de comprendre en quoi les pratiques religieuses ont été intégrées dans les pratiques
criminelles, il est utile revenir sur la participation de plusieurs prêtres au génocide. Parmi les
hommes d’Église condamnés pour génocide, le cas d’Athanase Seromba est certainement le plus
emblématique21. Arrivé à l’église de Nyange en septembre 1993, il s’est retrouvé en charge de la
paroisse en avril 1994, après la fuite de l’abbé. Avec le début des massacres, environ 2000 Tutsi
sont venus chercher une protection dans l’église. Après avoir refusé l’accès de la bananeraie aux
Tutsi affamés, le prêtre a décliné la demande des réfugiés de dire une messe. Dans une déposition à
l’ONG African Rights, Bertin Ndakubana, a rapporté les commentaires du prêtre.
Quelqu’un lui a demandé : “Père, ne peux-tu pas prier pour nous” ? Il a répondu : “Est-ce que le
Dieu des Tutsi existe encore ?”. Un autre lui avait dit : “Est-ce que tu ne vois pas que ces
enfants vont salir l’autel ? Tu ne peux pas nous donner d’autres salles au lieu de l’église” ? Il
avait répondu : “Si vous voulez, allez même chier sur l’autel car je n’y célébrerai plus jamais la
messe”22.

Pour ajouter le geste à la parole, Seromba a ouvert le tabernacle, sorti le ciboire et déplacé les
hosties hors du bâtiment. Ce rituel de désacralisation de l’église a privé publiquement les Tutsi de
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Longman, Timothy, ibid., p. 166-167. Ces actes de dévotion de certains tueurs peuvent apparaître contradictoires
avec les actes iconoclastes rapportés par d’autres auteurs. En réalité, ce sont les deux facette d’une même réalité,
puisque les dégradations apparaissent être des actes de purification d’objets de culte souillés par la présence des
Tutsi. Lorsque les tueurs de Kibuye coupent le nez de la statut de la Vierge, en répliquant l’un des actes de barbarie
qu’ils infligeaient à leur victimes Tutsi, ils entendent rendre à la Vierge une apparence digne d’elle et non renverser
une idole. Sur les pratiques iconoclastes, on se reportera à José Maria Abenza Rojo et Emilio Perez Pujol, Mision
en Rwanda : informe medico Forense, Madrid, Ministère de la Justice, 22 novembre 1994, cité dans Stéphane
Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas, « Le génocide des Tutsi rwandais vingt ans après. Réflexions introductives »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2014/2 (N° 122), p. 3-16.
Dans le cadre du séminaire à l’EHESS, Hèlene Dumas a démontré cette intégration des pratiques religieuses dans
les pratiques criminelles à partir de l’analyse de l’affaire Seromba. Le récit des événements est tiré du jugement du
TPIR
consultable
au
http://www.unictr.org/sites/unictr.org/files/case-documents/ictr-01-66/trialjudgements/fr/061213.pdf.
Bulletin d’accusation no 2 d’African Rights, l’abbé Athanase Seromba, novembre 1999.

toute protection divine et dénoncé leur nature impie à la population Hutu. Le 14 avril, 4000
miliciens se sont rassemblés devant la sculpture de la Vierge à l’entrée de l’église et se sont lancés à
l’assaut du bâtiment désacralisé. Depuis le balcon du presbytère, Seromba était en mesure
d’observer toute la scène, lorsque la pluie a compromis les tentatives des attaquants de mettre le feu
à l’église. Pressé de terminer le travail, les autorités administratives ont alors pris la décision de
provoquer l’effondrement du bâtiment sur les Tutsi réfugiés en son sein. Non content de donner son
approbation, Athanase Seromba a donné des indications précises sur la manière la plus efficace de
démolir son église. Témoin de l’accusation au procès de Seromba, le conducteur du bulldozer s’est
rappelé avoir demandé à plusieurs reprises au prêtre de lui confirmer sa volonté de raser l’édifice.
Comme dans l’extrait cité, de nombreux survivants de massacres, commis dans différentes
circonstances, rapportent que les tueurs proclamaient régulièrement la mort du « Dieu des Tutsi »,
au moment où ils portaient un coup fatal aux victimes agenouillées en train de prier. Si le mot est
rarement prononcé, certaines pratiques criminelles ne laissent aucun doute sur le fait que le « Dieu
des Tutsi » est le Diable. De nombreux meurtres, commis dans toutes sortes de lieux,
s’accompagnent d’une « infernalisation » du corps des victimes, qui rappellent les supplices des
réprouvés23. Nous en donnerons un seul exemple, celui d’une femme brutalement assassinée au
milieu de la forêt, dans les collines de Bisesero. Le fait que les acteurs du drame soient désignés par
leurs prénoms rappelle que ces crimes se sont déroulés entre voisins.
« Nous avons vu Mika prendre une femme du nom de Mukaremera Pascasie qui était enceinte.
Lorsqu’il l’a prise, il était en compagnie des Interahamwe. Ces Interahamwe l’ont emmenée et
l’ont confiée à Mika. Mika a pris une machette et il l’a… il a dépecé cette femme du sein
jusqu’à son sexe pour voir comment l’enfant qui est dans le sein de sa mère se comporte. Et il a
enlevé le bébé. Le bébé a crié un petit instant et jusqu’à ce qu’il… est mort. Par la suite, les
assaillants ont coupé… ont découpé les bras de sa mère et ils ont taillé un pieu qu’ils ont
enfoncé dans son sexe… qu’ils ont enfoncé dans son bras24. »

La violence des tueurs dépasse de très loin la seule volonté de mettre à mort. Il s’agit d’un véritable
exorcisme visant à détruire le Diable qui serait niché dans le corps de la victime. Durant le
génocide, le corps des femmes Tutsi a été la cible des pires atrocités, à la mesure de la place
centrale que la propagande raciste leur avait faite.
Ce croisement de racisme, de démonologie et de violence déployé dans le génocide des
Tutsi rappelle immédiatement les crimes commis encore aujourd’hui dans le Kivu voisin, en
République Démocratique du Congo. D’une certaine manière, le répertoire des pratiques criminelles
du génocide des Tutsi a pu simplement traverser la frontière avec la fuite au Congo des extrémistes
Hutu. Pour autant, l’existence de ces crimes, aussi ritualisés qu’abjects, semble mieux s’accorder
avec la très grande visibilité de la sorcellerie au Congo qu’avec les pratiques religieuses très
encadrées par l’Église du Rwanda. On peut se demander si le discours raciste n’a pas soudainement
donné une légitimité nouvelle à des pratiques religieuses longtemps marginalisées au Rwanda, en
entretenant soigneusement la confusion entre les Tutsi et le Diable. Déterrées par les extrémistes,
ces forces se sont libérées avec la plus grande violence, celle qui est nécessaire à l’accomplissement
d’un crime de masse.
Conclusion
Le génocide des Tutsi s’est déroulé avec une efficacité redoutable, utilisant la capacité
des extrémistes Hutu à mobiliser les pratiques les plus quotidiennes dans l’exécution du crime.
Chacun sait que la Radio Mille Collines lançait des appels au meurtre des Tutsi sous la forme
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Crouzet Denis. « La violence au temps des troubles de religion (vers 1525 - vers 1610) », Histoire, économie et
société. 1989, 8e année, n°4. p. 507-525.
Affaire Mika Muhimana, Transcrit du 14 avril 2004, témoin TAW, p. 12.

d’appels au travail, et la description minutieuse de plusieurs scènes de crimes par des historiens
contemporains ont récemment mis en lumière l’utilisation des outils agricoles comme arme par
destination, ou encore l’importance des expériences de la chasse dans la traque des réfugiés. De
même, les pratiques religieuses ont été détournées à des fins meurtrières, et se sont avérées d’autant
plus efficaces qu’elle ont pu se combiner avec d’autres registres, notamment avec les pratiques
cynégétiques sur le thème de la chasse au démon.
Dans le répertoire d’actions du racisme, les pratiques religieuses n’ont pas été
simplement un moyen parmi d’autres de mobiliser les populations civiles dans le crime de masse.
Davantage que les autres registres, le religieux s’est intégré à la production et à la dissémination du
racisme. Au sein d’un processus de brassage de la population, le racisme ordinaire perdait sa
pertinence sociale, s’il en a jamais eu une. Aux yeux des tueurs eux-mêmes, la nécessité de
contrôler les cartes d’identité pour trier les Tutsi des Hutu sur les barrières démontrait
l’impossibilité de reconnaître immédiatement un Tutsi à des caractéristiques physiques. Dans ce
contexte de doute, la démonologie a entretenu le partage de la population en identifiant les Tutsi au
démon et a même donné sens à la difficulté à débusquer les Tutsi aux apparences trompeuses.
Mais l’importance du registre religieux prend toute son ampleur lorsqu’on déplace le
regard de la « logique des massacre d’État » vers la « logique de pogroms »25. Dans les villages,
l’insistance du racisme ordinaire sur le fait que les Tutsi partageaient la même ethnie que les soldats
du FPR se heurtait plus qu’ailleurs aux bonnes relations de voisinage. Seule la démonisation a
permis de séparer de nouveau des personnes que tout rapprochait, en objectivant religieusement une
différence socialement évanescente. À mesure que les Tutsi étaient assimilés à des démons, leur
proximité sociale cessait d’être porteuse d’apaisement pour devenir une source d’inquiétude.
L’arraisonnement des catégories religieuses par le discours raciste a contribué à l’entrée
de la violence dans la sphère de l’intimité. Plus que tout autre, ce crime de masse est caractérisé par
le fait que les victimes ont souvent été tuées par leur voisins, et que la violence a déchiré les
familles elles-mêmes, comme en attestent les nombreux meurtres de neveux ou de belles sœurs,
voire d’enfants en ligne directe26. La démonologie décrivait les Tutsi comme des ennemis de
l’intérieur de la famille, en relayant dans la sphère intime la propagande raciste ordinaire, laquelle
présentait les Tutsi comme des ennemis de l’intérieur de la nation rwandaise. Par ce redoublement
religieux du racisme, les liens sociaux les plus intimes sont devenus des relais de la violence.
Les bandes de tueurs Hutu n’entretenaient aucune querelle religieuse avec leurs
victimes Tutsi. Dès lors, il serait absurde de qualifier le génocide des Tutsi de guerre de religion.
Les motivations des génocidaires étaient constituées de part en part par une haine raciale entretenue
par l’État contre l’évolution même de la société. En revanche, il est tout à fait pertinent de
considérer que le génocide des Tutsi a été partiellement commis religieusement. L’entrée du
racisme dans un mode d’existence religieux a acheminé la violence dans tous les replis de la vie
sociale en conférant au discours raciste toute sa force.
Publié dans laviedesidees.fr, le 27 octobre 2015
© laviedesidees.fr

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Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas, « Le génocide des Tutsi rwandais vingt ans après. Réflexions
introductives », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014/2 (N° 122), p. 3-16.
Violaine Baraduc, « Tuer au cœur de la famille. Les femmes en relais », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014/2
(N° 122), p. 63-74.

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