Fiche du document numéro 30762

Num
30762
Date
Lundi Novembre 2004
Amj
Taille
775963
Titre
Rapport de monitoring et de recherche sur la gacaca – Les Justes : entre oubli et réconciliation ? L’exemple de la Province de Kibuye
Lieu cité
Mot-clé
Source
PRI
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
Rapport de monitoring et de recherche sur la gacaca
Les Justes : entre oubli et réconciliation ?
L’exemple de la Province de Kibuye

Avec le soutien
de la Direction du Développement et de la Coopération Suisse (DDC)

Novembre 2004

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Les informations présentées dans ce document ont été
recueillies par toute l’équipe de recherche de PRI au
Rwanda, un grand merci à eux tous pour leur travail.

Résumé
Le présent rapport poursuit l’analyse du contexte de réconciliation dans la
province de Kibuye, se proposant toutefois de circonscrire plus précisément la recherche à
certains acteurs sociaux, en l’occurrence les Justes, ou “intwali mu butatbazi”. Soit des personnes
qui, au moment où la norme sociale dominante était de tuer, ont fait le choix, à l’époque
marginalisant, de sauver des Tutsis.
Mener cette recherche revenait à travailler sur la question du profil de ces Justes. Les relations
sociales antérieures n’apparaissant pas comme le critère déterminant dans l’aide apportée aux
Tutsis pourchassés, il s’est dessiné que la réponse était ailleurs. Deux occurrences se retrouvent
chez tous les Justes que nous avons rencontrés : la croyance en des valeurs affirmant l’humanité
des victimes, ayant généré chez eux une profonde empathie envers ces dernières et déterminé leur
action, ainsi que l’existence dans leur environnement social, et notamment familial, de modèles
positifs de coexistence interethnique.
Par suite, la question s’est posée de savoir quelle était consécutivement leur place au sein de la
société rwandaise d’aujourd’hui. Elle s’est avérée marquée du sceau de l’ambiguïté, tant il apparaît
que l’indépendance d’esprit qui a fait leur force au moment du génocide est justement ce qui
aujourd’hui, face à des groupes sociaux tendant à développer des logiques groupales de
protection, leur pose problème et les amène à passer, au mieux, pour des “gêneurs”.
La place des Justes, par conséquent, est en deçà de ce que l’on pouvait s’attendre à observer ;
l’intégrité et l’impartialité dont ils ont fait preuve dans le passé, font qu’ils pourraient servir de
référents positifs dans le cadre des processus gacaca, de réconciliation et du développement
démocratique.
Au-delà de leur motivation à y participer, une implication plus grande des Justes dans le cadre du
processus gacaca pourrait favoriser le développement de “bonnes pratiques”. Or, à ce jour, la
politique menée à leur égard se limite à une simple reconnaissance symbolique, alors même que le
potentiel d’exemplarité de ces Justes pourrait s’avérer très porteur, et reste encore largement sousexploité.
Il semble en effet, qu’une politique honorant et encourageant l’indépendance d’esprit, ainsi
qu’une attitude critique, obligerait les Rwandais à réfléchir sur la nature réelle de leur propre
attitude pendant le génocide. Ces Justes sont l’exemple vivant qu’un choix était possible. Les
mettre en avant obligerait les génocidaires à penser leur action sous l’angle de la responsabilité, en
leur démontrant qu’ils avaient le choix et que ce choix aujourd’hui demeure, et peut passer par le
fait d’assumer ses actes, et par là d’amorcer un travail de réconciliation. Du côté des rescapés,
valoriser les actes des Justes permettrait d’humaniser le lien social entre les deux groupes, en
luttant contre la croyance que tous les Hutus sont responsables, une croyance de nature à fermer
la possibilité à tout rapprochement de par le climat de peur et de méfiance qu’elle entretient.
Enfin, au sein d’une société rwandaise très hiérarchisée où le profond respect de l’autorité
constitue une tendance culturelle forte, sensibiliser la population à l’autonomie et l’indépendance
d’esprit, et l’amener à réfléchir sur les notions d’obéissance et de soumission à l’autorité, ne peut
pas se faire ex-nihilo. En cela, la valorisation des Justes pourrait être une piste à exploiter
politiquement afin que l’obéissance aveugle et systématique à l’autorité puisse faire place à une
responsabilité individuelle assumée. Y compris si cette prise de responsabilité doit conduire à une
désobéissance civique.

Table des matières
INTRODUCTION............................................................................................................................................. 1
LE TERME DE “JUSTE” .................................................................................................................................2
PREMIERE PARTIE
QUI SONT LES JUSTES ? ................................................................................................................................4
1. SECOURIR, UN ACTE QUI ALLAIT DE SOI ? ................................................................................................................... 4
1.1 Le génocide comme un choc................................................................................................................................. 4
1.2 L’aide comme attitude marginalisante par rapport à la norme dominante.............................................. 5
2. QUI A CONTINUE DE RESISTER, POURQUOI ET COMMENT ?.................................................................................. 9
2.1 Des attitudes déroutantes....................................................................................................................................... 9
2.2 Pourquoi résister, ou la question du profil des Justes.................................................................................. 10
Le facteur humaniste et/ou religieux.......................................................................................................................................10
L’existence de référents familiaux positifs..............................................................................................................................14

2.3 Comment, ou les moyens de secours utilisés ................................................................................................. 16
Moyens utilisés................................................................................................................................................................................16
Les réseaux d’appui des Justes...................................................................................................................................................17
L’arrivée des Français ou la facilitation du sauvetage des victimes pour les Justes de Kibuye ..............................18

DEUXIEME PARTIE
QUELLE PLACE POUR LES JUSTES AU SEIN DE LA SOCIETE ET DU PROCESSUS DE
RECONCILIATION ?..................................................................................................................................... 20
1. DES JUSTES MENACES APRES LE GENOCIDE ............................................................................................................. 20
2. QUELLE PLACE DANS LA SOCIETE RWANDAISE ACTUELLE ? ................................................................................ 22
2.1. Une place sous le sceau de l’ambiguïté........................................................................................................... 22
2.2. Des relations troublées avec les autres groupes sociaux............................................................................ 24

Relations des intwalis avec les rescapés, à titre individuel................................................................................................24
Positionnement des associations de rescapés........................................................................................................................29
Relations des Justes avec le reste de la population ..............................................................................................................30

TROISIEME PARTIE
QUELLE POLITIQUE DE VALORISATION DES JUSTES ?.................................................................... 31
1. LES HOMMAGES RWANDAIS RENDUS AUX JUSTES .................................................................................................... 31
2. NECESSITE D’UNE POLITIQUE DE VALORISATION DES ACTES DES JUSTES ? ................................................... 32
2.1 Dans le cadre du processus gacaca.................................................................................................................... 33
2.2 Dans le cadre de la réconciliation et du processus démocratique............................................................ 34
Leur vision de la réconciliation ..................................................................................................................................................34
Un rôle à jouer dans le processus démocratique ?................................................................................................................36

3. EXEMPLES D’ACTIONS MENEES DANS D’AUTRES PAYS........................................................................................... 38
3.1 Le cas du Burundi .................................................................................................................................................. 38
3.2 L’association Yad Vashem en Israël ................................................................................................................. 38
CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS............................................................................................... 40
GLOSSAIRE ..................................................................................................................................................... 43
SIGLES UTILISES........................................................................................................................................... 44

I

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................... 46
OUVRAGES ET ARTICLES .................................................................................................................................................... 46
RAPPORTS.............................................................................................................................................................................. 47
LOIS ET PROJETS DE LOIS CITES ...................................................................................................................................... 48
PRESSE ET COMMUNIQUES ............................................................................................................................................... 48
SITES INTERNET.................................................................................................................................................................. 49
MATERIEL D’ENQUETE ..................................................................................................................................................... 49
ANNEXES........................................................................................................................................................ 51
ANNEXE 1
SNJG, FICHE DU SYSTEME SCIENTIFIQUE DE COLLECTE, 2004 .............................................................................. 52
ANNEXE 2
ENTRETIEN DE PRI AVEC JEAN-BOSCO, INTWALI, 17 JUILLET 2004 ..................................................................... 53
ANNEXE 3
L’ASSOCIATION YAD VASHEM .......................................................................................................................................... 65

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

II

Introduction
Comme le soulignait le précédent rapport1, parmi les objectifs affichés de la gacaca
figure le renforcement de l’unité et de la réconciliation. Dans une même optique d’analyse du
contexte de réconciliation, nous avons ciblé dans le présent rapport des acteurs sociaux, qui
compte tenu de l’attitude qu’ils ont eue au moment du génocide, pourraient être appelés à jouer
un rôle dans le cadre de la réconciliation.
En effet, si la population hutue de Kibuye semble avoir massivement pris part au génocide, on ne
peut généraliser et prétendre que tous sans exception aient été des participants actifs.
Parallèlement à l’exécution froide et rapide d’un génocide calculé, la province de Kibuye offre
également des exemples de résistances à la politique génocidaire mise en œuvre en avril 1994. Au
rang des plus héroïques figure la résistance des Tutsis à Bisesero2, mais il existe également de
nombreux cas, moins connus, de personnes ayant dit “Non” à la norme socialement approuvée3
de l’époque, à savoir : tuer tous les Tutsis.
Analyser cette question revenait à articuler notre recherche autour de deux questions : tout
d’abord qui sont ces personnes, puis quelle est leur place aujourd’hui au sein de la société
rwandaise et plus largement au sein du processus de réconciliation.
Ce troisième rapport se propose donc de décrire, à des fins de valorisation, les actions entreprises
par certains Hutus de cette province pendant le génocide pour sauver des Tutsis. Ces expériences
nous paraissent revêtir une valeur d’exemplarité pouvant à de multiples égards s’avérer porteuse
dans un processus de réconciliation.
Le présent rapport se fonde sur des recherches effectuées par l’équipe de PRI dans la province de
Kibuye, sur la période de juin à août 2004, ainsi que sur des recherches antérieures. A cette
occasion, nos enquêteurs ont mené des entretiens auprès de quinze Justes, dix-sept rescapés, et
de cinq témoins. Il s’agissait avant tout de croiser les informations pour réaliser des études de cas,
et recueillir le ressenti de chacun sur le thème étudié. Bien que menée sur la seule province de
Kibuye, cette étude nous paraît refléter les informations recueillies antérieurement dans d’autres
provinces au cours de nos enquêtes4, ainsi que les observations d’African Rights5 sur ce même
thème.

1

PRI, Rapport de recherche sur la gacaca. Gacaca et réconciliation, le cas de Kibuye, mai 2004

2

Collines de la province de Kibuye sur lesquelles, pendant environ trois mois les Tutsis de Bisesero ont
combattu au prix de leurs vies, face aux militaires et interahamwe. Le nombre de morts s’élèverait selon les
estimations d’African Rights (in Resting Genocide, Bisesero, April-June 1994, Kigali, 1994) à 50.000 et à 13.000
selon Philip Verwimp (in Development and Genocide in Rwanda. A Political Economy Analysis of Peasants and
Power under the Habyarimana Regime, Leuven, KUL, 2003, p.271).
3

Cf. Philip Verwimp qui utilise et explicite ce concept de “socially approved norm” (Verwimp, 2003, p. 296)

4

Cf. dans les rapports antérieurs de PRI, notamment : Rapport III (Le cas du forgeron) et Rapport V (Le cas de
Célestin)
5

1

Cf. African Rights, Hommage au courage, Londres, 2002
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Le terme de “Juste”
Emprunté à la littérature talmudique, le terme de “Justes des Nations”se réfère, au
sens large, à toute personne non juive ayant manifesté une relation positive et amicale envers les Juifs6.
Toutefois, ce terme est également utilisé dans une assertion plus stricte, désignant alors les
personnes non juives qui pendant la Seconde guerre mondiale et la Shoah ont secouru des Juifs
en péril, au risque de leur propre vie, sans rechercher d'avantage d'ordre matériel ou autre.
Cette dernière définition nous paraît à de multiples égards rejoindre le cas des personnes non
tutsies ayant sauvé, pendant le génocide de 1994, des Tutsis ou Hutus modérés7. C’est pourquoi
dans le cadre de ce rapport nous recourons indifféremment à cette dénomination ou à ce qui
nous apparaît comme pouvant être son équivalent en kinyarwanda, l’expression “intwali mu
butabazi”8.
En kinyarwanda, le terme d’intwali renvoie au “héros”, au “courageux”, à celui qui ne recule pas
devant les obstacles. Néanmoins, pour être plus proche de ce qu’a pu être la réalité nous y
accolons le terme d’“umu tabazi”9, signifiant un “sauveur”, “quelqu’un qui secourt”. Par conséquent,
selon nous, le terme kinyarwanda qui permettrait au mieux de qualifier ces personnes serait celui
d’“intwali mu butabazi”, ou “sauveur héroïque”.
Nous reviendrons dans la troisième partie de ce rapport sur la définition du “Juste” qui reste
encore à établir pour le Rwanda. Nous pouvons néanmoins d’ores et déjà mentionner celle
donnée par le président d’Ibuka du district de Ntongwe10, lui-même sauvé par une Juste célèbre11.
Selon lui, on peut définir un “Juste” comme étant quelqu’un :
- qui s’est résolu à sauver des gens, faisant fi des menaces ou des agressions des génocidaires,
- qui l’a fait sans demander aucune contrepartie,
6

Voir Annexe 3

7

Le terme de “Hutu modéré” désigne un Hutu, membre de l’opposition politique (MDR, PSD, PL ou PDC) et
contre la tendance extrémiste du “Hutu Power”. Ce pouvait être également un journaliste ou un activiste des
droits de l’homme. Ces personnes furent persécutées et tuées, car considérées comme des ibyitso, complices des
inyenzi (FPR), compte tenu de leur opposition à la politique mise en place par le régime d’Habyarimana.
Par conséquent, au sens propre du terme, les “Justes” n’étaient pas des Hutus modérés. Beaucoup pouvaient
même être partisan ou membre du parti dominant, le MRND, comme dans le cas du Juste Jean-Bosco.
Il convient donc d’être vigilant sur certaines facilités de langage qui reviennent implicitement à estimer que tout
Hutu non “modéré” était génocidaire. Parmi les Hutus “non modérés”, et non génocidaires, il y eut également les
Justes, mais aussi ceux qui, s’ils ne sont pas opposés, n’ont pas pour autant participé au génocide. Sur ce point,
cf. notamment Eltringham, Nigel, Accouting for horror.Post-Genocide Debates in Rwanda, London, Pluto Press,
2004, pp. 95-99.
8

A des fins de simplification, le terme d’“intwali” sera utilisé pour “intwali mu butabazi”

9

Pour une définition de ces termes en kinyarwanda, cf. Jacob, Irénée, Dictionnaire Rwandais-Français de
L’Institut National de Recherche Scientifique. Tome Troisième, Kigali, 1983, pp. 242-243 et p. 438
10

Entretien de PRI avec WN, président d’Ibuka dans la province de Gitarama, 14/09/04

11

Il s’agit d’une guérisseuse traditionnelle, Mme Sula Karuhimbi de Ntongwe, une veuve de soixante-quinze
ans. En juillet 2004, à l’occasion de cérémonies, il a été publiquement reconnu qu’elle avait sauvé la vie de
beaucoup de Tutsis. Pour en savoir plus sur son histoire, on pourra également se reporter à l’étude d’African
Rights (2002, pp. 33-34).
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

2

- dont des personnes peuvent témoigner de ses actes.
Pour finir, nous aimerions apporter une précision sur le fait que l’objet de ce rapport n’est
nullement de définir si telle ou telle personne “est un(e) Juste”, mais de présenter des exemples
d’“actions justes”, plus ou moins systématiques, menées par certaines personnes pendant la
période du génocide. Autrement dit, lorsque nous qualifions dans ce rapport des personnes de
“Justes” ou d’intwali, il ne s’agit là que d’une facilité de langage. Il convient d’entendre par là des
“candidats Justes”, ce travail de qualification n’étant nullement le nôtre, mais bien celui des
instances et de la population rwandaises. Il s’agit avant tout pour nous de mettre en avant des
actes de résistances, et ce en quoi ils sont à valoriser.

3

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Première partie
Qui sont les Justes ?
1. Secourir, un acte qui allait de soi ?
1.1 Le génocide comme un choc
A la lecture des témoignages, tant des Justes que des rescapés, on constate que le
génocide est souvent présenté comme un choc au sein de relations sociales entre Hutus et Tutsis,
perçues dans leur ensemble comme harmonieuses avant le génocide.
“Nous aussi les massacres de 1994 nous ont surpris, on pensait que les choses de dérouleraient
comme en 1973, où nous n’avons pas connu les massacres.” [Dans la région de Kibuye, l’année 1973 a
surtout été marquée par des pillages de bétail, incendies de maisons…]
Homme Juste12

“J’avais confiance en tout le monde, car je n’avais aucune mésentente avec la population. ”
Homme rescapé13

“Dans le secteur où je suis née et me suis mariée, il y avait des gens qui nouaient de bonnes relations.
C’était une région où l’on manifestait l’amitié… Il y a ceux qui l’ont fait [tuer] sans le vouloir…
D’ailleurs dans notre cellule, […] on a pu sauver beaucoup de personnes.”
Femme rescapée14

“Moi je dirais, qu’avant les gens vivaient comme des frères, comme des amis. Bien sûr, il y avait
toujours des extrémistes, même actuellement vous en trouverez. Mais avant la guerre c’était vraiment
bien. La question rwandaise ce n’est pas celle de l’ethnisme. Mais avec ces radios, et les attaques du
FPR, l’ancien gouvernement en a profité pour enrager les gens avec de mauvaises propagandes. Je ne
dirais pas qu’il n’y avait pas de problèmes au sein de la population, mais les gens vivaient ensemble, se
mariaient et se donnaient des vaches.”
Un Pasteur Juste15

On notera toutefois que cette vision quelque peu idyllique des relations avant le génocide est à
nuancer. Tout d’abord, il y a lieu de penser que plus que la manifestation de grandes amitiés, les
relations étaient en grande partie conditionnées par les nécessités de la coexistence entre les deux
groupes. Autrement dit, les circonstances et interactions de la vie pratique et quotidienne étaient
pour beaucoup dans ce rapprochement communautaire, comme les rencontres au puit, aux
champs, dans les cabarets ou encore à l’église ou au marché.
D’ailleurs selon Danielle De Lame16, à partir de 1990, on peut dire que globalement les relations
sociales au sein du Rwanda rural se sont dégradées, comme elle a pu l’observer sur la colline de
12

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04

13

Entretien de PRI avec Augustin, rescapé, 28/07/04

14

Entretien de PRI avec Sophie, rescapée, 23/07/04

15

Entretien de PRI avec un membre d’une communauté religieuse, intwali, 16/07/04

16

De Lame, Danielle, “Une colline entre mille ou le calme avant la tempête. Transformations et blocages du
Rwanda rural”, Tervuren, Annales de Sciences Humaines, vol. 154, 1996, pp. 295-302
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

4

Murundi, à Kibuye, où elle menait son étude. Cette dégradation était en lien avec une inégalité
sociale grandissante entre la majorité rurale de la population et une élite minoritaire, une lutte
pour le pouvoir dans un contexte multipartite, ainsi qu’une menace de restauration d’un régime
Tutsi identifié au FPR, et une résurgence de l’ethnisme.
Ce regard positif et clément posé sur les relations sociales d’avant génocide, présent dans la grande
majorité des entretiens, est à apprécier à l’aune de ce que fût la réalité de relations sociales pendant
le génocide. Un tel paroxysme, dans l’horreur et la déshumanisation, a été atteint à ce moment là,
qu’en comparaison les problèmes antérieurs ne peuvent être que minimisés, voire balayés.
Comme le dit Jean-Bosco “Il y avait des conflits, mais qui n’ont pas causé de dégâts humains. La confiance
entre la population n’était pas garantie”17.
Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qui se disait au moment du génocide et juste après, le
génocide dans les campagnes n’a que très rarement spontanément commencé. Ce n’est
généralement qu’après quelques jours et intervention militaire, que les habitants se mettaient à
tuer18.
Si l’on n’a pas spontanément tué, a-t-on pour autant spontanément sauvé ?

1.2 L’aide comme attitude marginalisante par rapport à la norme dominante
Il est des cas où, dans un premier temps, des voisins tutsis et hutus ont lutté ensemble contre les
interahamwe.
“Chez nous, les menaces n’ont commencé que le 14 avril 1994, dans l’après midi. Il faut dire que
durant la première attaque nous étions avec nos voisins hutus. Les attaquants étaient armés de lances,
de machettes et de pierres. Nous nous sommes défendus parce que l’on était au sommet de la colline,
et ceux qui attaquaient en bas. Ils n’ont donc pas pu nous tuer ce jour là. Nous nous défendions avec
des pierres. On avait ramassé des pierres sur la colline et l’on se défendait ainsi. Les attaquants sont
rentrés, pour revenir le lendemain, 15 avril, vers huit heures, accompagnés de gendarmes. Pendant la
nuit nos voisins hutus étaient partis, avertis que s’ils restaient avec nous ils seraient tués. Il y avait un
camp des gendarmes ici à Kibuye. Ils ont tiré sur nous. D’ailleurs certains ont trouvé la mort sur cette
colline, d’autres se sont réfugiés à gauche et à droite. Nous nous étions séparés, dispersés, et nous
avons rencontré des interahamwe armés des machettes.”
Homme rescapé19

“Cela a débuté avec la mort d’Habyarimana, le 6 avril 1994. C’est la cellule de Mara qui a commencé à
attaquer les autres régions où résidaient des Tutsis. Ainsi, les Hutus et les Tutsis de notre région se
sont solidarisés pour nous protéger contre les attaques de Mara. Ça a continué jusqu’au 11 avril. Mais
c’est le 12 avril que les choses sont devenues vraiment difficiles. Ils nous ont vaincus. Puis les
attaquants sont venus de Mubuga, ils avaient des fusils et des grenades. Nous nous sommes réfugiés à
Kabuga. Ils ont appelé les Hutus de renom qui étaient parmi nous pour s’entretenir avec eux. Ceux-ci
sont revenus en nous disant que celui qui veut se sauver doit courir, car ils ont des fusils. Ils
continuèrent en nous disant qu’aucun Tutsi n’allait survivre. Nous n’avions que des pierres à leur jeter.
Ils ont directement lancé des grenades. Ainsi les uns ont trouvé la mort, et nous autres avons couru.”
Un rescapé20
17

Cf. Annexe 2

18

Sur le rôle des militaires et des milices dans le génocide rwandais, cf. Des Forges, Alison, Aucun témoin ne
doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, ainsi que PRI, “Compte-rendu de la journée de
restitution à Kigali du Séminaire International ‘Le dévoilement du génocide au Rwanda : Témoignages d’après
des études de terrain’, Butare, novembre 2003”, Document de travail, PRI/Kigali, 21 novembre 2003

19

5

Entretien de PRI avec Augustin, rescapé, 28/07/04

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

“J’ai vécu cette situation mais sans comprendre pourquoi. C’est ici que j’ai fait face au génocide. En
fonction de ce que je pouvais faire, j’ai caché certaines personnes. Mais ceux pour qui la dernière
heure était arrivée, Dieu les a laissé partir. Ils sont morts. C’est comme ça que j’ai vécu ces
événements, je n’avais pas idée de ces massacres. Personne même n’osait parler de ce qui se passait. Ils
volaient et tuaient en masse. C’étaient des personnes que l’on appelait ‘Hutu’. Actuellement, on les
dénomme ‘Rwandais’. A cette période, ils tuaient les Tutsis.”
Célestin, un Juste21

Toutefois, même si les relations sociales entre les personnes auparavant étaient bonnes, la peur a
souvent pris le pas, et fait qu’un certain nombre de ceux qui dans un premier temps avaient
secouru, voire même s’étaient battus, ont par la suite renoncé. Surtout lorsque ils ont réalisé que
les massacres prenaient une toute autre ampleur, en comparaison avec les évènements passés qui
avaient donné lieu à des massacres certes terribles, mais sporadiques. Une rescapé raconte : “Lors
de la récente guerre, les gens se disaient que ça allait être comme auparavant. Ils sont donc allés se cacher, avec
l’espoir d’être sauvés. Mais ça n’a pas été le cas.”22
Passer d’un refus passif du génocide, à des actes concrets de résistance active et permanente, au
péril de sa vie, implique de franchir un pas considérable. Ce qui est loin d’être évident pour tous.
Ainsi, E. explique en ces termes la peur qui fût la sienne au moment de cacher un enfant : “ Je lui
ai demandé d’aller dire à sa maman que j’avais peur de le garder ici. Car moi aussi j’avais peur. L’enfant est
rentré. J’ai fait cela parce qu’on est venu plusieurs fois à la maison. On a fouillé partout, même dans le plafond. Et
si l’on trouvait cet enfant, pour lui comme pour nous c’était fini. Je voyais que c’était vraiment grave.”23
Selon des témoignages, les hommes et les femmes n’étaient pas pourchassés de la même façon. Il
était beaucoup plus difficile et dangereux de cacher un homme ou un garçon, que des femmes ou
filles.
Il est également des cas de personnes qui ont tout tenté pour en sauver d’autres, mais qui ont
malheureusement échoué, se retrouvant parfois l’objet de représailles, quant elles n’ont pas ellesmêmes été assassinées.
Ainsi un rescapé témoigne24 :
“Au moment de l’attaque ils [ma femme et mes enfants] étaient dans la maison de mon voisin Emmanuel.
Il a voulu les défendre, mais ils ont fini par lui couper la jambe. Après cela, les interahamwe les ont fait
sortir de la maison. D’après les informations que j’ai reçues, ils ont violé mon épouse. Ils se sont
promenés avec elle et mes trois petits enfants. Ils ont aussi pris tout l’argent qu’elle avait. Comme
certains interahamwe étaient de notre secteur, ils n’ont pas voulu les assassiner tout de suite. Le
lendemain, ils ont été conduits au stade Gatwaro. Je ne sais pas s’ils ont péri là ou s’ils ont été tués
ailleurs.”

Kazimiri quant à lui, pour avoir aidé des Tutsis à s’évader, fût tué :
“Il y avait un homme dont je me souviens qu’il s’appelait Kazimiri. Il habitait à Kizimba. On l’a
dépecé et tué parce qu’il sauvait des gens. Il avait caché beaucoup de gens qu’il transportait vers l’île

20

Entretien de PRI avec Janvier, rescapé, 14/08/04

21

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

22

Entretien de PRI avec Consulie, rescapée, 13/08/04

23

Intervention de E. lors d’un entretien de PRI avec Augustin, 28/07/04

24

Entretien de PRI avec Augustin, un rescapé, 28/07/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

6

Idjwi. Ils lui vouèrent une grande haine et le tuèrent. C’était le même jour que celui où l’on m’a
blessé.”
Un Juste25

“Kazimiri, un ami de mon père, m’a aidée à me cacher sur un îlot, tout près de la côte. Je suis restée
là-bas avec mon frère et ma sœur, ainsi que la famille de Kazimiri. Ce dernier est mort pendant une
attaque. Les interahamwe, dont faisait partie le frère de Kazimiri, sont venus sur l’îlot. Kazimiri a été tué
avec l’un de ses enfants, ainsi que mon frère et ma sœur. Quand ils ont attaqué l’îlot, je me suis cachée
dans les roseaux. Des gens ont été tués sur l’île. Je les ai entendus crier. Je suis restée sur l’îlot avec un
garçon de la famille de Kazimiri. Un pêcheur congolais, ami de ma famille, m’a amenée jusqu’au
Congo. Mais il a refusé de prendre aussi le garçon.”
Une rescapée26

On saisit véritablement l’ampleur de ce que fût la résistance de ces Justes, lorsque l’on prend
conscience de la dimension collective et sociale contraignante qu’a pu revêtir le génocide.
Phénomène de masse, la participation au génocide était devenue la norme sociale dominante. Par
conséquent, refuser revenait à se marginaliser, voire à devenir le “traître”.
Un enrôlement d’autant plus efficace que la peur prenait le relais de la propagande, la stratégie
des génocidaires étant d’intimider et d’entraîner tous les Rwandais dans le génocide en les
effrayant. Jean-Bosco témoigne27 : “Dans le cas où les génocidaires trouvaient une victime chez toi, soit ils te
tuaient, soit ils te torturaient, soit ils prenaient tous tes biens, ou encore t’obligeaient à la tuer toi-même”.
“Après avoir combattu au sommet de la colline, les interahamwe sont arrivés ici, chez moi. Ils m’ont
réclamé les gens que je cachais. Je leur ai répondu qu’ils n’étaient pas là. Ils m’ordonnèrent de
m’asseoir par terre. Je m’assis et ils me frappèrent à la hache, ici au genou. Il n’est resté que deux
muscles. Quand j’ai essayé de marcher, le genou s’est renversé, parce qu’il ne restait plus que les deux
muscles de derrière. Je n’ai pas pu marcher. Ils dirent qu’ils m’avaient déjà tué et qu’il fallait me
dépiécer pour m’achever. Ils me frappèrent à la machette, ici dans le dos, et je suis tombé par terre. Ils
voulurent me couper la tête, mais j’ai esquivé de la main et ils m’ont coupé le doigt. Puis, ils me
frappèrent à la massue quelque part ici, à la tête. Je suis tombé par terre. Ils se sont dits que j’étais
mort, ils me laissèrent et partirent. Le sang coulait par le nez. Ils sont allés là-haut et les militaires qui
stationnaient là-bas ont lancé le Strim [grenade] sur ma maison. Ils sont revenus, ont ouvert ici, puis ils
ont fait sortir ces gens et les ont tués. Dans ma maison, tu vois ma chambre, elle contenait les gens de
chez Augustin qui étaient au nombre de six. Dans l’autre chambre, là- haut, il y avait d’autres familles.
En tout je cachais 25 personnes. Ils ont aussi pillé mes biens, dont les deux radios, car à l’époque je
travaillais chez les blancs. Il y a seulement une enfant, Grâce, la fille d’un homme qui s’appelait
Etienne, qui s’en est sortie. Les autres ont été tués, mais je n’ai pas su où ils ont été conduits.”
Emmanuel28

Dès lors, on comprend combien plus le génocide gagnait en importance, plus difficile il devenait
d’avoir le courage de s’opposer. C’est ainsi qu’une grande partie de la population de Kibuye a fini
par participer d’une manière ou d’une autre. Comme le faisait remarquer un Juste interviewé :
“C’est difficile de trouver une famille qui n’a pas participé au massacres. Même les femmes ont participé ”29.
Parlant ainsi, il n’excluait pas même sa propre famille.

25

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

26

Entretien de PRI avec Anne, une rescapée, 13/08/04

27

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

28

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

29

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

7

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Selon ce même Juste, “sur cent personnes, on ne peut en trouver que deux ou trois seulement qui ont résisté”30.
Une estimation corroborée par les représentantes d’Avega de Kibuye31, qui estiment que les cas
de personnes en ayant sauvé d’autres restent exceptionnels. Elles chiffrent en effet à une
vingtaine (sur cinq cents habitants de la cellule), les personnes ayant porté secours, soit quatre
pour cent32. Ce serait plutôt des femmes et des enfants qui auraient été cachés par des Justes.
Toujours selon elles, la plupart des rescapés s’en seraient sortis seuls, à Bisesero ou en se cachant
dans la forêt, surtout pour les hommes.
Ceci correspond également aux observations de Human Rights Watch, qui, parlant des résistants
de Bisesero, estime qu’ils “semblent avoir été largement autosuffisants”, ajoutant toutefois que pour ceux
“qui ont survécu par la fuite, se cachant ou achetant leur sécurité, normalement [ils] ont eu besoin de l’aide de
Hutus”33.
Sur cette question de la participation au génocide, on notera l’efficacité redoutable que peut avoir
la peur en elle-même. Si beaucoup de gens ne se sont pas opposé au génocide par peur des
représailles, dans la réalité, les cas de personnes brutalement sanctionnées ou tuées restent
relativement limités. Ainsi parmi les personnes interviewées, une grande majorité énonçait qu’être
pris en train d’aider des Tutsis revenait à être tué sur le champ. Or à la question expresse de
savoir quels cas pouvaient être donner en exemple, deux seulement revenaient : celui de Kazimiri
et d’Emmanuel qui fut blessé.
Certains Justes vont même jusqu’à estimer que le recours à la force pour obliger les gens à
participer ne fut que peu utilisé34. Concernant Kibuye, cette vision des choses concorderait avec
diverses données globales sur cette province, qui établissent qu’un grand nombre de personnes
30

Idem

31

Entretien de PRI avec des représentantes d’Avega, 08/09/04
Ces chiffres avancés, qui ne sont que des estimations personnelles, coïncident entre eux. Si l’on part de cette
base, la population adulte (non tutsie) de Kibuye étant de 212.500 personnes, le nombre de personnes ayant aidé
s’élèverait à 6.400 personnes seulement pour la Province de Kibuye. L’aide ayant pu varier du simple geste isolé
à une véritable prise de risque sur le long terme.
Selon des estimations récentes, basées sur des statistiques de SNJG (cf. PRI, Rapport de recherche sur la
Gacaca. Gacaca et Réconciliation, le cas de Kibuye, Kigali/Paris, mai 2004, Tableau 2, p. 14), le nombre des
“vrais” génocidaires (correspondant aux catégories 1 et 2, aux personnes en exil et décédées depuis 1994) s’élève
dans cette province à environ 25.000. Ce qui équivaut à 12% de la population adulte non tutsie de Kibuye en
1994, soit presque un quart de la population masculine (en supposant que les leaders et tueurs aient surtout été
des hommes). Cela signifie que la grande majorité de la population adulte hutue, autrement dit presque toutes les
femmes et trois quarts des hommes adultes, n’a pas tué ou violé, mais n’a pas non plus aidé. Se trouvent
probablement parmi eux beaucoup de témoins sympathisants du génocide, et d’autres qui ont seulement pillé
(catégorie 3 selon la loi de 2004). On peut donc estimer que si les personnes de ce groupe ont pu encourager ou
faciliter les tueries, elles n’ont pas pour autant été, au sens de la loi, de “vrais” génocidaires, ni leurs complices.
Cette proportion de trois quarts d’hommes adultes qui n’ont pas tué peut sembler élevé, surtout dans la province
de Kibuye où le génocide fut des plus violents. Ceci pourrait s’expliquer par le rôle très important joué par les
militaires et interahamwe dans les tueries massives survenues dans cette province, comme celles ayant eu lieu au
stade et à la paroisse, ainsi que sur les collines de Bisesero.
Le même constat peut être fait à l’échelle du pays. On peut ainsi estimer à 102.000, le nombre de personnes
ayant secouru des Tutsis pendant le génocide, soit 3% de la population adulte rwandaise non tutsie, évaluée à
environ 3,4 millions de personnes en 1994. Par conséquent, en se basant sur les données du SNJG (cf. PRI,
rapport VI, tableau p. 13) on peut estimer que le nombre de “vrais” génocidaires (cf. supra) s’élève à 459.000
personnes, soit 13,5% de la population adulte en 1994, ou plus qu’un quart de la population masculine. On peut
donc en déduire que la grande majorité de la population adulte hutue, soit presque toutes les femmes et trois
quarts des hommes adultes, si elle n’a pas aidé, n’a pas non plus été active lors des crimes du génocide.

32

33

Cf. Des Forges, 1999, p.221

34

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

8

périrent lors de tueries massives (comme au stade Gatwaro, à la paroisse de Kibuye, ou encore
sur les collines de Bisesero), qui furent pour l’essentiel le fait des militaires et des miliciens, et non
de la population. Du moins dans un premier temps, cette dernière ne fit en grande partie que
suivre le mouvement impulsé par les militaires et interahamwe.
Ainsi Philip Verwimp a établi qu’après cinquante jours (vers la fin du mois de mai 1994), le
génocide était pour l’essentiel achevé sur Kibuye, faisant 59.050 morts tutsis. Durant les quinze
premiers jours (du 7 au 21 avril), trois quarts des victimes avaient déjà été tués, avec des pics les
jours de massacres par les militaires et miliciens, au stade Gatwaro et à la paroisse de Kibuye (les
deux ont eu lieu à la mi-avril 1994). Un autre pic s’était produit quelques semaines plus tard (mimai) lors des massacres sur les collines de Bisesero35.
A peu près 12.000 Tutsis de Kibuye36 ont réussi à échapper au génocide, certains d’entre eux de
par leur propre initiative, mais beaucoup d’autres probablement grâce à l’aide qu’ils ont reçue. Il y
a bien évidemment des cas où certaines personnes ont reçu de l’aide, mais n’ont pas réussi à
s’échapper. Ce témoignage de Jean-Paul en est une illustration37 :
“En fait, j’ai commandé une pirogue pour les faire traverser vers le Congo. Alors, la pirogue est venue
pendant la journée et les tueurs l’ont vue. Ils l’ont surveillée de près, là, à notre insu. Je suis ensuite allé
chercher les personnes que j’avais faites cacher et les ai amenées là où la pirogue se trouvait, sans
savoir que l’on veillait sur elle. Quand on a voulu embarquer, ces tueurs les ont directement prises et
les ont amenées là où se trouvait la barrière. Ils ont tué quatre personnes.”

2. Qui a continué de résister, pourquoi et comment
2.1 Des attitudes déroutantes
Pendant les cent jours du génocide, compte tenu du climat de peur, de haine et de suspicion qui
s’était instauré, il s’est avéré très difficile pour les Tutsis pourchassés de découvrir qui pouvait les
aider. Souvent même l’aide pouvait venir de là où a priori on ne l’attendait pas, autrement dit des
génocidaires eux-mêmes38. Il existe en effet des exemples de génocidaires qui ont aidé à sauver
des Tutsis, au titre d’anciennes relations amicales, ou bien parce qu’ils avaient de très bonnes
relations avec celui qui essayait de sauver ces personnes. Ainsi Jean-Bosco, un Juste, fût aidé par
son beau-frère génocidaire39 :
“Parmi les génocidaires, on trouvait mes frères ainsi que mes amis habituels. Le fait de cacher les
victimes était un secret absolu. […] C’est mon beau frère, Pierre qui m’a aidé. Comme il participait
aussi aux massacres, il m’avisait tout le temps de leur programme afin que je prenne les dispositions
nécessaires, comme les faire sortir de la maison pour les orienter vers la brousse. ”

Mais à l’inverse, il est des cas où les victimes n’ont pas trouvé le soutien auquel elles s’attendaient.
Il est vrai que les alliances et antagonismes du passé entre personnes et familles ont joué un rôle
important pendant le génocide et juste après. En revanche il pouvait s’avérer dangereux de ne se
35

Cf. Verwimp, 2003, Chapitre 8

36

Sources : Verwimp, 2003 et PRI, Rapport de recherche sur la gacaca. Gacaca et Réconciliation, le cas de
Kibuye, Kigali/Paris, mai 2004

37

Entretien de PRI avec Jean-Paul, intwali, 28/07/04

38

Cf. également sur ce point African Rights, 2002, p. 10

39

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

9

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

baser que sur ça, tant des personnes en lesquelles on avait une grande confiance pouvaient
subitement changer de comportement40. C’est certainement là un des éléments qui a le plus
profondément entamé le tissu social, et qui encore aujourd’hui rend très difficile l’établissement
de relations sociales basées sur la confiance au sein de la société rwandaise.
Si l’on considère que les relations sociales entretenues auparavant n’ont pas joué comme un
critère décisif dans l’aide qui a pu être apportée, alors la réponse est peut être ailleurs et
notamment dans le profil des personnes qui ont osé secourir les victimes. A partir des
témoignages que l’on a pu recueillir sur des personnes ayant réalisé des actes justes, des
occurrences semblent se dégager, au premier rang desquelles la religion.

2.2 Pourquoi résister, ou la question du profil des Justes
Le facteur humaniste et/ou religieux
Qu’ils soient membres du clergé ou pas, il semble que l’on retrouve chez beaucoup de Justes une
très forte adhésion à des idées humanitaires et humanistes, qui ont généré chez eux une très forte
empathie pour les victimes. Pour certains, ces idées trouvaient à s’incarner dans les valeurs
chrétiennes. Toutefois, ce qui les distingue c’est le fait qu’à leurs yeux ces valeurs aient primé sur
tout41. Comme l’a démontré Ervin Staub, ces Justes fournissent une définition différente de la
réalité. Ils cassent l’uniformité des normes et des opinions, et prêtent attention à des valeurs et
des normes méprisées par les auteurs des crimes et les témoins passifs. Ils affirment l’humanité
des victimes42.
Chez les génocidaires également se sont trouvés beaucoup de croyants et de religieux. “Même ceux
qu’on appréciait comme chrétiens, n’étaient pas de vrais chrétiens”43. Mais ils ont fait passer les valeurs
humanitaires et chrétiennes après les directives étatiques, que ce soit par peur, par conviction
politique, ou pour l’appât du gain.
Témoignages d’intwalis :
Jean-Bosco, un presbytérien44
“ Je ne peux pas prétendre que c’est moi qui ai sauvé les victimes, c’est plutôt Dieu qui l’a fait. A part
Dieu, personne n’était capable de le faire. Dieu m’a donné le courage. C’est le simple amour de Dieu
qui m’a aidé à ne pas participer aux massacres au moment où mes frères le faisaient. Je crois que
l’origine des massacres est la non croyance en Dieu. Même ceux que l’on appréciait comme chrétiens,
n’étaient pas de vrais chrétiens.”

40

Pour des observations similaires dans le cadre du conflit en Bosnie, cf. Broz, Svetlana, Good People in an Evil
Time. Portraits of Complicity and resistance in the Bosnian War, New York, Other Press, 2004
41
On pourrait analyser ce refus de participer au génocide comme le fait Michel Viewiorka, en y voyant le refus
d’une double transgression inacceptable : celle de la loi et de l’Etat, normalement tenu de protéger ses citoyens,
ainsi que celle d’une valeur morale fixée depuis longtemps par le sixième commandement : “Tu ne tueras point”.
(Cf. Michel Viewiorka, La violence, col. Voies et Regards, Paris, Balland, 2004, p.272)
42

Staub, Ervin, The Roots of Evil. The Origins of Genocide and Other Group Violence, Cambridge, Cambridge
University Press, 2002, p.166
43

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

44

Idem

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

10

Samuel, un catholique45
“Le courage est un don que Dieu seul fait à quelqu’un. Dans ma vie je sentais que les hommes sont
tous semblables. Ce qui fait du mal à l’un, peut me faire du mal à moi aussi. Je pensais que si elle et
moi nous continuons à vivre ce serait bon, car verser le sang d’autrui est un pêché. Au delà de ça, je
pensais même que c’était de la bêtise. Je crois donc que par la grâce de Dieu j’ai eu le courage, et j’ai
été protégé ainsi que celle que j’ai pu sauver. Il existe un proverbe qui dit que “l’ennemi te creuse le
fossé et Dieu te trace le trou de la palissade” [l’ennemi te veut du mal, mais Dieu te sauve]. C’est donc Dieu
qui m’a donné ce courage.
Que beaucoup de chrétiens aient trempé dans les tueries est la conséquence du fait que la chrétienté
ne réside ni dans le nom, ni dans l’église. La chrétienté se trouve dans le cœur des hommes.”
Emmanuel, actuellement membre de l’Eglise adventiste du septième jour46
“Je suis quelqu’un qui prie, car je connais l’utilité de la prière. Tu vois que Dieu m’a aidé. On a tué
beaucoup de personnes en ces temps, mais moi j’ai survécu, alors que je n’avais rien donné à Dieu
pour qu’il me sauve. Ce n’est qu’avec sa puissance et sa grâce qu’il m’a sauvé. [Certes, je suis handicapé à
cause du génocide], mais tous ceux qui sont morts ont-ils encore quelque chose sur cette terre ? On dit en
kinyarwanda, “Akamuga karuta agaturo” [une cruche fêlée vaut mieux qu’une tombe], c'est-à-dire qu’un
infirme vaut mieux qu’un mort.”
Une vieille femme de 102 ans, Cancilide47
“Dieu a protégé cette famille. Dieu m’aidait de telle sorte que je ne me sentais pas peureuse quand je
voyais les militaires. Quand ils venaient fouiller, cette tranquillité faisait que je sortais de la maison et
les laissais entrer en disant : Allez-y, fouillez toute la maison. Et si vous trouvez un Tutsi, emmenez
moi avec vous, emprisonnez moi, demandez moi tout ce que vous voulez. S’ils avaient trouvé une
personne chez moi, j’encourais certainement des risques, mais Dieu faisait sa part et me faisait tenir.”
Célestin48
“C’est l’amour qui m’a donné le courage de cacher des gens. Regarder une personne et comprendre
qu’elle me ressemble. Qu’une fois blessée, tout comme pour moi, son sang coule. Qu’elle ne s’est pas
créée seule, mais qu’elle est l’œuvre de Dieu. Et que la tuer c’est haïr Dieu, son créateur. Lorsqu’on les
tuait c’est Dieu que l’on haïssait. C’est pour cela d’ailleurs, qu’il a sauvé un petit bon nombre d’entre
eux.”

Egalement du côté des rescapés, l’appartenance religieuse ou des convictions affichées semblent
avoir joué pour oser demander secours :
Une rescapée49
“Manase a amené sa famille chez le Pasteur. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que lui aussi avait
confiance en ce pasteur. ”
Une jeune rescapée50
“J’avais été gravement battue et j’ai rencontré Jean-Bosco avec une bible à la main. Il m’a demandé :
‘L’enfant, où vas-tu?’ Je lui ai répondu, que je ne savais pas où aller. Il m’a envoyée chez lui avec un
message à transmettre à sa femme : ‘va dans ce foyer dire à la femme que tu y trouves que je t’envoie
pour qu’elle te donne de quoi manger et te laver. Puis reste dans la maison. Moi aussi j’arrive.’ Bien
qu’elle ne me connaisse pas du tout, sa femme m’a accueillie favorablement. Quelques temps après,
Jean-Bosco est arrivé.”
45

Entretien de PRI avec Samuel, intwali, 28/07/04

46

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

47

Entretien PRI avec Cancilide, intwali, 29/07/04

48

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

49

Entretien de PRI avec Xavérine, rescapée, 12/07/04

50

Entretien de PRI avec Fo., rescapée, 22/07/04

11

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

On notera qu’à l’échelle de l’enquête que l’on a pu mener, ces personnes étaient majoritairement
membres de groupes religieux minoritaires, comme par exemple l’Eglise presbytérienne, et non
de l’Eglise catholique. Le fait que cette dernière ait été la religion dominante, et que par
conséquent ses responsables aient été des proches du gouvernement a certainement joué, et
pourrait expliquer le rôle actif de certains prêtres catholiques de Kibuye impliqués dans les
massacres de l’Eglise de Nyange et de Kibuye-Ville. Une situation qui n’a pas échappé à certains
rescapés : “Je pense que les représentants de l’Eglise sont des Rwandais. Ce sont les mêmes. Mis à part ceux qui
ont été courageux pour dénoncer le mal, les autres étaient pour, ou bien ils ont craint d’être tués. Ils se sont tus.
Mais aussi certains représentants des Eglises ou des confessions religieuses étaient parmi les autorités du pays. Moi,
je dirais que pour qu’on évite de telles histoires, il faut que des représentants, des religieux et des religieuses, soient
mis à l’écart de la politique du pays”51.
Par conséquent, plus qu’à l’institution religieuse, c’est aux valeurs que ces Justes semblaient
attachés avec conviction, d’où ces propos du vieux Célestin : “Avant la guerre, j’appartenais à l’Eglise
adventiste. Suite à la guerre j’ai quitté l’Eglise, parce que je voyais que même les chrétiens ressemblaient aux
païens. Ils faisaient les mêmes choses”52.
Il n’en demeure pas moins, comme en témoignent les deux cas suivants, que certains religieux ont
fait leur possible pour tenter de secourir des personnes menacées.
Antoine, un vieux pasteur protestant 53
“Le 10 avril 1994, la femme et deux enfants de mon ami Martin ont pris refuge ici. Lui était parti au
bureau de la commune avec ses autres enfants, puis de là s’est rendu à Kibuye. Sa femme et ses
enfants qui étaient ici ont refusé d’y aller, invoquant qu’ils n’allaient nulle part et que s’ils devaient
mourir, ce serait ici. Je les ai soutenus, expliquant à mes deux enfants avec lesquels je vivais qu’ils ne
voulaient pas partir et que nous devions patienter, que Dieu ferait quelque chose pour les sauver. Et
s’il s’agissait de mourir, et bien nous mourrions ensemble. C’est ainsi que ça s’est passé. Petit à petit ils
sont devenus plus nombreux. Deux autres filles sont venues de chez un professeur qui était notre
voisin. Nous les avons accueillies comme les premiers. Il y avait aussi une fille, venue de Mataba.
Nous les avons mis tous ensemble dans une chambrette, ici, dans cette maison. Par la suite, quand
mes enfants sont venus de Kirinda, ils ont amené avec eux une autre fille. Il s’agissait de mon beau-fils
et de ma fille. Ils sont arrivés au nombre de cinq, mon beau-fils qui avait deux enfants, ma fille, ainsi
qu’une autre fille tutsie. Je n’ai pas pu laisser cette dernière avec eux, je l’ai donc mise avec les autres
que je cachais. Puis mon fils, qui était de Kigali, est venu avec sa femme. Ils avaient amené un enfant
de son beau-frère. Je l’ai mis avec les premiers. Toutefois je prétendais que je les avais cachés ailleurs,
pour qu’ils ne sachent pas qu’ils étaient là. Ils ont tous vécu ici deux mois et demi. Nous nous
attendions à ce qu’au moment des fouilles, ils meurent. Deux groupes différents [d’interahamwe] sont
venus fouiller, mais ils sont repartis sans avoir trouvé la cachette. Je savais que s’ils les découvraient
ici, ils allaient les tuer et moi aussi. Mais Dieu m’a aidé et ils ne les ont pas découverts.
Je vous montre où je les avais cachés. Tu vois qu’ici il y avait des toilettes où ils pouvaient se soulager.
Quand je ferme cette porte et que je mets une armoire devant, personne ne peut savoir qu’ici il y a des
gens. Heureusement que les interahamwe sont passés par le salon, et jamais par derrière. Sinon, ils les
auraient facilement découverts.”

L’étude de cas suivante concerne une communauté religieuse de Rubengera qui au moment du
génocide était composée de trente sœurs hutues et de six autres tutsies menacées de mort. Selon

51

Entretien de PRI avec Augustin, rescapé, 28/07/04

52

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

53

Entretien de PRI avec Antoine, intwali, 15/07/04

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

12

les responsables de cette communauté54, Georges (un pasteur rwandais) et Clarisse (la sœur
responsable expatriée), c’est grâce à la mobilisation et l’effort de toute la communauté qu’elles ont
pu être sauvées. L’aide indirecte de quelques voisins, qui bien qu’ils savaient que ces sœurs étaient
cachées n’ont rien dit, a également été décisive.
Pasteur Georges :
“Dans la mesure du possible on doit sauver, essayer de faire ce que l’on peut suivant les possibilités.
Mais dire pourquoi ? A mon avis, ça c’est une question très complexe. Très complexe. Disons que
c’est le devoir de chaque chrétien. Je dirais que la première motivation est celle de l’amour de tout
chrétien [pour son prochain]. Ensuite, en tant qu’être humain, je dirais que c’est l’empathie face à celui
qui souffre. Se mettre à la place de ceux qui souffrent motive pour les aider. Mais comment ?
Toutefois les faits parlent. Nous avons réussi à en sauver quelques uns, et cela par divers moyens : en
les cachant, et par le mensonge aussi. On est allé jusqu’à mentir! On a utilisé tous les moyens
possibles. On a donné de l’argent aux gens qui venaient pour tuer une sœur, jusqu’à ce que l’argent
soit épuisé. Ils sont venus nous attaquer plusieurs fois, nous disant que la prochaine fois, s’ils
trouvaient des Tutsies chez nous, ils allaient tous nous tuer.”
Sœur Clarisse :
“Certaines sœurs tutsies nous disaient : ‘Il faut nous laisser. Partez pour ne pas avoir de problèmes.’
Elles ont voulu se rendre à Kibuye-ville, car l’on disait qu’il y avait de la sécurité. Mais on n’était pas
sûrs. On ne savait pas vraiment quoi faire. Nous sommes tous allés à la commune et nous avons parlé
avec le bourgmestre. Il nous a dit : ‘Il y a maintenant des barrières. Si vous continuez vers Kibuye, on
va vous tuer.’”
Pasteur Georges :
“Ce bourgmestre s’appelait Bagilishema Jean-Baptiste, celui qui a été libéré à Arusha55.”
Sœur Clarisse :
“Le bourgmestre nous a beaucoup aidés au niveau de la sécurité. Il est même allé jusqu’à changer la
carte d’identité d’une des sœurs et a envoyé les policiers pour nous protéger.”
Pasteur Georges :
“Mais ce n’était que temporaire, et non une protection à long terme. On n’était jamais sûr. Souvent
lorsque j’allais demander un policier, il n’arrivait ici que très tard. Il n’y avait pas de garantie.”
Sœur Clarisse :
“La journée, les sœurs restaient à la commune dans une chambre, et la nuit elles revenaient à la
maison. Personne ne les a vues, sauf un veilleur qui n’a jamais rien dit. Lorsque les gens du nord sont
venus attaquer la communauté, ceux qui avaient vu les sœurs partir ont dit : ‘Les sœurs sont déjà
parties à Kibuye, où elles ont été tuées’. Elles sont restées ici encore quelques semaines, jusqu’à
l’arrivée des Français.
Nous avons tous la même vocation. On a essayé et l’on est resté tous ensemble dans la prière. On a
constitué une chaîne de prière et je pense que ça nous a aidé. Les sœurs se sont montrées solidaires
entre elles, et moi aussi. Je suis restée, tel un capitaine sur son bateau. On vit ensemble, en
communauté, comme une famille.”
Pasteur Georges :
“J’ai collaboré avec Sœur Clarisse pendant et avant la guerre. Alors moi non plus, je ne pouvais pas
dire ‘tu restes, et moi je m’en vais’. Elle est restée avec les sœurs tutsies et hutues. C’est pourquoi j’ai
dû déménager d’où j’habitais pour la rejoindre. Je crois qu’il y a des preuves tangibles du fait que Dieu
a protégé cette communauté, personne ici n’a été tué. Cette communauté a aidé et sauvé beaucoup
d’autres victimes [au moins 14], qui se cachaient ici et là dans des trous, des bananeraies, etc., et cela
jusqu’à l’arrivée des Français.”
54

Entretien de PRI avec Georges et Clarisse, intwali, 16/07/04
Maire de Mabanza de 1980 à 1994, Jean-Baptiste Bagilishema, 47 ans, a été définitivement acquitté le 3 juillet
2002 par la chambre d'appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), suite à une absence de
preuve de la culpabilité de l’accusé au-delà de tout doute raisonnable. Bagilishema avait été acquitté le 7 juin
2001 en première instance. Toutefois le parquet avait fait appel de la décision, pour erreur en droit et sur les faits.
Après avoir estimé que l’accusé avait essayé de protéger des Tutsis en 1994, sans être sélectif dans ses actions,
allant même jusqu’à solliciter l’aide de la population pour protéger des Tutsis persécutés, la Chambre a conclu
que l’accusé avait pris toute les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre à Mabanza. Elle a par ailleurs
ajouté que l’accusation n’avait pas présenté d’éléments tangibles prouvant que l’accusé avait agi contre les
Tutsis, la plupart des témoignages à charge étant incohérents et parcellaires. (cf. Agence Hirondelle auprès du
TPIR, http://www.hirondelle.org)
55

13

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

L’existence de référents familiaux positifs
Si les raisons religieuses ou humanistes ont joué un grand rôle, une autre occurrence ressort des
profils des différents Justes entendus au cours de notre enquête. Il semble que tous aient évolué
dans un milieu familial véhiculant des modèles positifs de coexistence interethnique56. Cette
bonne entente pouvait transparaître au niveau des relations sociales et amicales, allant jusqu’au
mariage interethnique, ou encore suite à des manifestations de solidarité lors de persécutions
antérieures des victimes. Les témoignages de Justes qui suivent en sont autant d’illustration :
Le vieux Célestin57
“C’est de mon grand-père que j’ai tiré la force de résister. Mon grand-père, Gahara, était serviteur
chez le roi Rwabugari. C’est ce dernier qui nous a donné la petite île de Shyute. Mon grand-père vivait
en bons termes avec les Tutsis. Lorsque les uns ou les autres abattaient une bête, ils se donnaient
mutuellement de la viande. Concernant les guerres qui ont précédé le génocide, en 1960, c’était la prise
du pouvoir par les Hutus. Après que ceux-ci l’aient pris, les Tutsis se sont réfugiés, mais ça n’a
pratiquement pas été une guerre. Celle dont je me rappelle, c’est celle de 1973, on y brûlait les biens.
C’est pendant cette guerre qu’une fois j’ai caché un homme appelé Bicura, sa femme et ses enfants.
J’ai gardé une somme d’argent de ce Bicura [40.000 Frw]. Et je la lui ai remise quand la situation s’est
calmée. 40.000 Frw, c’était une somme importante. Ça équivalait à deux vaches! J’ai aussi éteint le feu
de la maison d’un homme appelé Pasteur Pierre, le père du député, que l’on venait d’incendier. Mais la
vraie guerre a été celle du génocide, celle qui n’a épargné personne. Les guerres d’avant n’étaient pas
aussi fortes.
Durant la récente guerre, c’est pendant la journée que l’on menait les chasses à l’homme, non pendant
la nuit. La nuit, ils la consacraient à manger les vaches et les chèvres qu’ils avaient pillées. Et bien
rassasiés, ils dormaient. Ils ne travaillaient pas la nuit. S’ils avaient aussi travaillé pendant les nuits, tous
les gens seraient morts. On n’aurait pu en sauver aucun. Mes fils, quant à eux, faisaient traverser
gratuitement les personnes cachées chez moi, par pirogue, au Congo.”
Chrizostome58
“J’ai pris exemple sur ce que fût le comportement de mon père en 1973, lorsque les Hutus se
sont révoltés contre les Tutsis, et que cent Tutsis se sont dirigés vers chez nous. Durant toute ma vie
j’ai pris cette action en exemple. En 1973, lorsque les cent Tutsis de notre secteur se sont réfugiés
chez nous, mon père, assisté d’autres bienfaiteurs, a entouré la maison pour effectuer des rondes.
Elles avaient pour objectif de protéger ces Tutsis. Ils lançaient des pierres sur ceux qui cherchaient à
mener des attaques. Dès lors l’acte de bienfaisance a envahi mon cœur. En outre, en 1990, au moment
où ils arrêtés des personnes dénommées “complices des Tutsis” [ibyitso by’inyenzi en Kinyarwanda],
c’est mon grand frère qui, le premier, a franchi le pas pour aller décharger des personnes qui
étaient détenues. Après qu’il ait attiré notre attention sur ces deux cas, j’ai moi aussi essayé de faire
comme eux. Surtout que mieux vaut être bienfaiteur que malfaiteur.
Dans le temps, mon père était serviteur de Siméon, le chef de la localité. Dans le même foyer, Hutus
et Tutsis vivaient en bonne entente. Siméon les traitait de façon égalitaire, les rémunérant pareillement
et leur accordant des champs ou des vaches. Il lui était difficile d’afficher un comportement autre face
à un être humain fait de chair, tout comme lui. Chaque être humain doit user de sa conscience avant
de procéder à un tel acte.”
Samuel59

56

Ce qui montre combien la valorisation de ces actes justes pourrait s’avérer porteuse, notamment auprès des
générations futures (cf. la troisième partie et les recommandations du présent rapport)
57

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

58

Entretien de PRI avec Chrizostome, intwali, 15/07/04

59

Entretien de PRI avec Samuel, intwali, 28/07/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

14

“Depuis que je suis en âge de comprendre j’entends parler de la guerre de 1960. J’ai vécu la guerre de
1973, lorsque les gens fuyaient vers l’église. J’entendais qu’au loin, là où je ne pouvais me rendre, les
personnes mouraient. Ici on brûlait des maisons et on mangeait des vaches. J’ai vu les voisins fuir et
venir chez nous. Ils demandaient secours aux amis et familles. Leur bétail a été caché par mes
parents. Tous furent solidaires pour sauver les leurs. Les dames par exemple sont venues ici, dans la
maison, avec leurs enfants, et ne sont pas allées se cacher ailleurs. Quand la guerre a pris fin nous les
avons aidé à reconstruire, et leurs récoltes, que nous avions cachées, leur furent remboursées. C’est ce
dont j’ai été témoin. Ici, il n’y a pas eu de tueries, seulement des maisons incendiées. Il n’y avait pas de
fouilles. Ils brûlaient des maisons et mangeaient les vaches qu’ils trouvaient sur le chemin. Celui qui ne
pouvait pas cacher ses biens les perdait. J’étais encore jeune, mais j’ai bien vu que leurs récoltes leur
furent remboursées et qu’on les a aidé à reconstruire leurs maisons. Ce sont eux [les Tutsis] qui étaient
nos voisins et avec lesquels nous partagions.”
Emmanuel60
“Ce qui m’a donné un tel courage c’est que depuis que je suis né, j’ai connu mon père ami
des Tutsis et se donnant des vaches. Ce sont eux qui dans le temps prenaient mon père en servage.
J’ai senti que je ne pouvais pas abandonner ces gens de la sorte, alors que nous nous aimions, que ce
soient les enfants ou autres. Il ne m’était pas supportable de les abandonner, et de les laisser dormir,
parents et enfants, la nuit dans la brousse. J’ai donc choisi de les mettre dans ma maison. Je pensais
que ce serait comme auparavant, lorsqu’ils avaient brûlé des maisons et mangé des vaches, puis qu’ils
étaient repartis. Si j’avais su bien avant qu’il était question de les tuer, j’aurais cherché tous les moyens
possibles pour les aider à s’évader. J’ai continué à aimer ces gens car je n’avais eu aucun conflit avec
eux. Tu vois, mon père aussi fut dépecé ici. On l’avait frappé d’un coup de machette, pour la même
chose que moi. Les interahamwe voyaient, qu’en aimant les gens, nous étions complices. Il est mort. En
fait il est mort après la guerre, sa tête n’ayant pas pu être soignée, sa blessure s’était infectée.”

Consécutivement, il est logique que dans l’entourage des Justes interviewés, on trouve beaucoup
de proches, et notamment des épouses, tutsis. Ainsi Jean-Bosco explique que ses “parents ont
toujours admiré sa femme” et “qu’ils ne [l’] ont jamais menacé pour avoir épousé une Tutsie”. Tant
Chrizostome, que Jean-Paul, Emmanuel et Dieudonné, avaient des femmes tutsies. Le pasteur
Georges lui-même, selon ses propres mots, estime avoir “une famille dont on ne peut vraiment pas dire
si elle est hutue ou tutsie, tant tout le monde y est mélangé”. Quant à la vieille Léocardie, ses deux enfants
étaient mariés à des Tutsis. Canisius, pour sa part, avait également une mère tutsie.
Quels que soient les points communs que l’on peut trouver chez tous les Justes, il est une chose
qui ne répond à aucune règle : l’âge. La vieille Léocardie avait quatre-vingt-douze ans en 1994,
d’autres au contraire étaient très jeunes, comme Alice, qui n’avait que quinze ans au moment des
faits.
Alice (26 ans, mariée)61
“Pendant la guerre, j’avais quinze ans. Cette fille [Marie] était ma voisine. En plus, nous étions dans les
mêmes groupe de prière et chorale. Bref, nous étions amies. La fille était tutsie. Après que ses parents
et ses frères eurent été tués, elle est venue chercher protection chez nous. Nous avons aussi caché
d’autres personnes, mais les interahamwe les ont découvertes petit à petit. Finalement, on est resté
uniquement avec cette fille. Elle passait quelques fois la nuit à l’intérieur de la maison, et d’autres fois
dans la brousse. Lorsqu’elle trouvait l’occasion de rester à la maison, nous nous partagions la nuit.
L’une dormait jusqu’à minuit et l’autre le reste de la nuit. Nous faisions ainsi car les interahamwe
venaient souvent fouiller toute la maison. Comme nous ne connaissions pas l’horaire des attaques,
l’une veillait pour suivre les mouvements des interahamwe lorsque l’autre dormait. Comme nous étions
des chrétiens convaincus, ils pensaient que nous abritions des victimes. Ma famille a donc été menacée
pendant toute cette période. Lorsque j’entendais que les attaques étaient proches, je l’avertissais pour
qu’elle puisse changer d’endroit. Souvent, en mon for intérieur, je sentais la peur. C’était vraiment un
moment difficile.”

60

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

61

Entretien de PRI avec Alice, intwali, 17/07/04

15

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

2.3 Comment, ou les moyens de secours utilisés
Moyens utilisés
Secourir se faisait au péril de sa propre vie et s’est avéré de plus en plus difficile avec l’ampleur
qu’a pris le génocide. Des moyens divers, tous plus ingénieux les uns que les autres, ont été
utilisés : procurer un hébergement, des faux papiers, une cachette, de la nourriture, des
vêtements, aider à gagner un lieu plus sûr, adopter des enfants, faire passer la personne pour un
membre sa famille, etc. Dans le meilleur des cas, les Justes ont essayé de faire partir les victimes
vers le Congo. Mais avec la mise en place des barrières, des listes et autres, de nombreuses
personnes se sont trouvées bloquées, condamnées aux déplacements incessants pour essayer
d’échapper aux interahamwe.
Rescapée, présidente d’AVEGA62
“Lorsque les massacres ont éclaté, elle a fui et s’est dirigée vers Gizira. Là, elle a cherché des familles
amies de ‘l’autre groupe’. Elle s’est tout d’abord cachée chez une personne pendant trois jours. Refuge
qu’elle a dû quitter, sachant qu’elle avait été repérée. Elle a fait cela pendant trois mois, changeant très
fréquemment d’endroit. La plus longue période de temps qu’elle ait passé à se cacher chez une même
personne fut de quinze jours. Ce ménage l’a beaucoup aidée, lui donnant de la nourriture et des
vêtements. Suite à la guerre, elle leur a donné une vache en remerciement. Au total elle s’est cachée
chez douze personnes. Elle dit revoir ces personnes, être en bonnes relations avec eux. Elle les
considère désormais comme ses parents ou enfants.”
Thérèse, rescapée63
“Quand la guerre a commencé, j’étais de garde [au Centre de Santé de Muguba]. Il y avait tellement peu de
sécurité, que je n’ai pas pu retourner à la maison. Je suis restée et les sœurs m’ont donné une chambre
où coucher. J’y suis restée sept jours sans sortir. Lorsque Dieudonné, un ami de la famille, entendit
que mon père était mort, il est venu me chercher et me tirer de là. Je suis venue ici le 17 avril. Lorsque
que je suis arrivée ici, j’ai rencontré d’autres personnes qui y étaient cachées. Mais ils ont fini par
savoir que nous étions là et sont venus fouiller. Ils nous ont découverts et ont pris cet enfant, JeanBaptiste, pour aller le tuer. J’avais une fausse carte d’identité. Les interahamwe venaient trois fois par
jour. Souvent c’étaient des biens qui faisaient qu’ils ne nous tuaient pas. Ils prenaient tout ce qu’ils
trouvaient. On nous cachait n’importe où. On prenait une personne, l’enroulait dans des tôles, puis on
appuyait ces tôles quelque part avec la personne à l’intérieur. On nous mettait dans le plafond. Nous
allions dans la brousse. Nous montions même dans les manguiers pour nous y cacher. […] On a
continué à me cacher ici et là. Lorsqu’il y a eu l’insécurité ici, on m’a cachée dans une famille à
Ryaruhanga, chez un homme répondant au nom d’André. J’ai passé vingt et un jours dans cette
famille, puis je suis revenue ici. Une autre fois, lorsque c’est devenu de nouveau trop dangereux, on
est allé me cacher chez un dénommé Melchior. Par après, je suis revenue ici. A chaque fois que ça
devenait trop dangereux on m’emmenée ailleurs. Ainsi de suite.”
Un Juste de Budaha64
“J’avais creusé un fossé dans la maison, que l’on recouvrait, de sorte que s’ils venaient fouiller, ils ne
soupçonnaient rien. C’étaient des moments difficiles, il s’agissait avant tout de les tromper.”
Samuel, un handicapé de Budaha65
“C’était vers 23h00, quelqu’un a frappé à notre porte. C’était une femme rescapée [Bernadette], qui
avait fui les massacres de l’église de Nyange. Ni ma femme, ni moi ne la connaissions, elle a frappé au
62

Rapport d’entretien de PRI avec des représentantes d’Avega, 08/09/04

63

Entretien de PRI avec Thérèse, rescapée, 14/08/04

64

Entretien de PRI avec Canisius, intwali, 27/07/04

65

Entretien de PRI avec Samuel, intwali, 28/07/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

16

hasard chez nous. Elle nous a raconté d’où elle venait et a demandé qu’on l’aide. Nous l’avons reçue
dans la maison et elle a vécu chez nous normalement, comme si elle faisait partie de la famille. Ce
n’était pas conseillé de la cacher dans la maison. Elle sortait pour les travaux avec les autres, et quand
ils venaient fouiller dans les maisons, ils ne trouvaient personne. Mais quelques personnes l’avaient
reconnue, j’ai donc dû la cacher dans un autre foyer durant quatre jours. Elle voulait fuir, avec les
autres, vers le Zaïre, où elle avait un oncle. Je suis allé lui chercher une carte d’identité portant la
mention ‘hutue’ et le laissez-passer chez l’assistant bourgmestre, qui était ami à moi. Il me les a
délivrés et nous avons cherché comment nous procurer sa photo. Nous l’avons trouvée sur une fiche
d’enregistrement. Il l’a tirée de là et l’a agrafée sur la carte d’identité. Puis il l’a faite signer avec le
laissez-passer. Je les ai donné à Bernadette, qui par après est partie. Elle a pu passer aux barrières sans
problème et a réussi à s’exiler. Elle et son mari sont revenus après la guerre et nous sommes devenus
des amis. Mon ami, l’assistant bourgmestre, en gardant le secret, a été un homme courageux. S’il
m’avait dénoncé, ils auraient emmené Bernadette et l’aurait tuée. Par la suite, mon ami s’est exilé, et
n’est pas encore revenu.”
Un jeune célibataire66
“Chez nous, on tuait les gens en grand nombre. Après une tuerie, comme celle commise au bureau de
la commune, j’y allais pour voir s’il y avait quelqu’un que je pouvais secourir. Je cherchais des
personnes vivantes parmi les cadavres. Ainsi, quand on arrivait sur place, on voyait qu’une personne
soulevait la tête. Elle pouvait te connaître ou bien connaître tes parents. Elle faisait semblant d’être
morte car, à côté, il y avait des gens qui surveillaient et pouvaient l’achever. Je lui disais le lieu et
l’heure de la rencontre. Puis elle venait lentement, et l’on passait par la brousse, car personne n’y
veillait. Les tueurs passaient toute la nuit à circuler sur les chemins. J’ai ainsi pu en sauver quelques
uns : deux hommes, quatre femmes et deux enfants. […] J’amenais tous ces gens à la maison. Je vivais
avec ma mère, et elle les accueillait sans problème. Il y avait des personnes dans la cellule avec
lesquelles je collaborais et qui m’informaient des fouilles programmées. Ainsi pendant les fouilles, je
les cachais dans la brousse, et une fois celles-ci terminées, ils rentraient. ”

Les réseaux d’appui des Justes
Il ressort des témoignages recueillis qu’à eux seuls, les Justes n’auraient dans la plupart des cas
jamais réussi à sauver. Généralement ils ont pris appui sur un réseau d’aide amical ou familial.
Cette aide pouvait revêtir des formes diverses et bien souvent, même le simple silence s’est avéré
d’or. On peut d’ailleurs mentionner que c’est certainement là ce qui distingue “l’acte juste”67 des
autres aides apportées : sa gratuité, sa dimension active et la prise de risque qui l’a accompagnée.
Le vieux Célestin68
“Ma femme, si elle n’avait pas été là, ils seraient tous morts. Elle m’a aidé. Ces enfants dont je t’ai
parlé et qui faisaient traverser les gens en pirogue, une fois ils ont failli abandonner. C’est cette vieille
qui les a suppliés de continuer ce travail. Elle leur disait : ‘Nous avons toujours eu de bonnes relations
avec les membres de leurs familles. Ce n’est pas maintenant que vous allez les laisser mourir. Faites les

66

Entretien de PRI avec Innocent, intwali, 23/07/04

67

De nouveau, il convient de rappeler sur ce point que l’objet de ce rapport n’est nullement d’établir si une
personne est un intwali ou non, cette tâche ne nous revenant pas. Qui plus est, elle s’avère relativement ardue. En
effet, compte tenu des conditions dans lesquelles s’est déroulé le génocide, des gens ont sauvé une ou plusieurs
personnes parce qu’ils les connaissaient ou parce que l’occasion s’est présentée. En revanche ces mêmes gens
ont pu ne pas en sauver d’autres, alors même qu’ils en avaient la possibilité. Certains ont même pu sauver des
personnes et en tuer d’autres. Dès lors, la question devient très complexe.
On notera par ailleurs, qu’au stade de notre enquête, nul réseau, au sens d’un ensemble de personnes en liaison,
travaillant ensemble et structurellement organisées (tels que les réseaux de résistance en Europe pendant la
Seconde guerre mondiale), ne semble exister. La “courte” période sur laquelle s’est déroulé le génocide explique
certainement cela. Ce point gagnerait néanmoins à être approfondi par la suite.

68

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

17

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

traverser.’ Elle les a suppliés. Elle m’a ainsi aidé à convaincre ces enfants de faire traverser les victimes,
sans même leur donner un sou.”
Innocent69
“Je n’avais aucun pouvoir pour amener des gens à la maison sans le consentement de mes parents. Ma
mère accueillait les gens sans problème et cherchait de quoi leur donner à manger et à boire. Elle leur
donnait même de l’eau pour se laver, car ils venaient de passer longtemps en brousse, sous la pluie et
sans se laver. Mes parents m’ont vraiment soutenu.”
Jean-Paul70
“On les cachait, oui. Mais à un moment donné, on découvrait que nous les avions. J’usais donc de la
stratégie suivante : je prenais une personne et l’amenais chez une connaissance de confiance à moi,
donnant à cette dernière l’argent nécessaire pour qu’elle puisse la cacher. Puis le soir, à vingt-deux
heures, je passais partout où je les avais déposées pour les ramener à la maison. De telle sorte que
personne ne pouvait facilement les trouver chez moi. Je les répartissais donc, ici et là, en évitant que
l’on puisse savoir là où elles se trouvaient. Souvent, la très vieille mère qui était ma voisine m’aidait, en
les mettant en dessous de la couche des chèvres.”
Canisius71
“A un moment donné l’affaire est devenue de plus en plus grave, ils fouillaient nuit et jour, et
passaient partout. […] J’ai demandé conseil à mon voisin qui était un ami. Nous avons alors cherché
comment nous pouvions nous les partager, afin de les sauver. C’était des moments vraiment durs, à
un tel point que même trouver de quoi manger n’était pas facile.”
Jean-Bosco72
“Je voulais protéger un certain Jacques qui était enseignant et représentant du Parti Libéral73. Un jour,
je l’ai amené chez mon petit frère pour le cacher. Ce dernier m’a exigé une somme d’argent et je lui ai
donné 1000 francs rwandais. Par la suite, à chaque fois qu’il le déplaçait en cas d’attaque, il m’exigeait
de nouveau de l’argent.”

L’arrivée des Français ou la facilitation du sauvetage des victimes par les Justes de
Kibuye
Pour bon nombre de Justes, l’arrivée des militaires français a permis de sauver des victimes, en les
leur confiant. “Quand on avait une personne à la maison, on allait informer les Français, mais secrètement, car
s’ils te découvraient, les interahamwe venaient directement la tuer.”74 Dans le cadre de l’Opération
Turquoise, bon nombre de survivants ont été acheminés par les Français vers des zones de
sécurité (ZPH). On notera toutefois que cette opération humanitaire, menée de fin juin à août
2004, est très controversée75 quant à son impact. Si les militaires français ont pu, en effet, mettre à
69

Entretien de PRI avec Innocent, intwali, 23/07/04

70

Entretien de PRI avec Jean-Paul, intwali, 28/07/04

71

Entretien de PRI avec Canisius, intwali, 27/07/04

72

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04

73

Parti Libéral

74

Entretien de PRI avec Innocent, intwali, 23/07/04

75

Bien qu’officiellement l’objectif affiché de l’Opération Turquoise était humanitaire, ses forces furent, selon
Roméo Dallaire (J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Outremont, Libre Expression
2003, p. 561), extrêmement mal équipées, notamment en camions, pourtant essentiels dans les opérations de
secours. C’est là une des raisons pour lesquelles le FPR soupçonna ces troupes d’avoir été envoyées pour
renforcer les forces défaillantes du gouvernement intérimaire (cf. Prunier, Gérard, The Rwanda Crisis. History of
a Genocide, Kampala, Fountain Publishers, 2nd edition, 2001, p.284). Une vision confortée par les propos
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

18

l’abri un certain nombre de personnes, plusieurs témoignages concordent pour avancer que des
Tutsis ont été laissés seuls et sans protection, dans l’attente d’une aide, qui n’est arrivée que plus
tard, la plupart étant déjà morts, notamment dans le cas de Bisesero76. Selon Célestin, “les Français
étaient venus pour nous tromper. Soit disant qu’ils venaient pour rétablir la paix. Ils demandaient aux survivants
de sortir de leurs cachettes, et pourtant la tuerie avait lieu, malgré leur présence. Personne ne répondait à l’appel des
Français. On ne sait pas pourquoi !”77
Néanmoins, suite à l’arrivée des Français et à une baisse des attaques des interahamwe, la sécurité a
commencé à se rétablir dans la zone. La lutte pour la survie est devenue nettement moins dure
pour les rescapés, même si quelques hommes ont encore été tués par après. On peut donc
conclure que le génocide n’a véritablement pris fin pour les Tutsis qu’avec l’arrivée des inkotanyi à
Kibuye.
Compte tenu du rôle spécifique joué par les Justes pendant le génocide, la question se pose de
savoir ce qu’a été juste après les évènements, ce qu’est actuellement 10 ans après, et ce que
pourrait être à l’avenir leur place au sein de la société rwandaise.

suivants de Roméo Dallaire : certains officiers français “refusaient d’accepter l’existence d’un génocide (…) et
ne cachaient pas leur désir de combattre le FPR” (Dallaire, 2003, p. 560).
76

Cf. sur ce point Roméo Dallaire (2003, pp. 560-561), mais aussi Alison Des Forges (1999, pp. 679), ou encore
African Rights (1994, pp. 61-64), ainsi que Gérard Prunier (2001, pp. 292-293).
Tous ces auteurs s’accordent pour établir que les Français ont échoué dans leur opération à Bisesero, alors que
l’Opération Turquoise a réellement pu secourir ceux qui étaient concentrés notamment à Nyarushishi, un camp
d’environ 10.000 Tutsis dans la province de Cyangugu. Selon les propos mêmes de Roméo Dallaire : “A
Bisesero, des centaines de Tutsis avaient quitté leurs cachettes à l’arrivée d’une patrouille française afin qu’elle
les sauve. Les soldats leur avaient dit d’attendre pendant qu’ils iraient chercher des véhicules et les avaient
laissés seuls, sans protection. En revenant avec les camions, ils avaient trouvé les Tutsis massacrés par les
Interahamwe.” Enfin, selon Gérard Prunier, dont le témoignage s’avère particulièrement intéressant puisqu’il fut
directement impliqué dans l’Opération Turquoise, rien de réellement efficace n’a été fait pour sauver des
vies. Alors que les autorités continuaient à tuer à grande échelle aux alentours de Kibuye, les forces françaises
restèrent impuissantes.

77

Entretien de PRI avec Célestin, intwali, 13/08/04

19

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Deuxième partie
Quelle place pour les Justes
au sein
de la société et du processus de réconciliation ?
1. Des Justes menacés après le génocide
Avant l’arrivée du FPR, des milliers de personnes, craignant les représailles, se
sont réfugiées au Congo. Toutefois beaucoup de Justes, pensant souvent qu’au regard de leurs
comportements pendant le génocide, ils n’avaient rien à craindre, ont eu tendance à rester sur
place. Ils n’avaient pas pris alors toute la mesure de ce qu’allait être la période à venir. Suite aux
horreurs commises pendant le génocide, c’est un climat de haine et de vengeance qui s’est installé.
Au point que, aveuglés par ces sentiments, certains rescapés ou militaires du FPR en sont venus à
commettre des exécutions extrajudiciaires78. Dans ce contexte, “on prenait pour un interahamwe tout
Hutu que l’on voyait”79. Dès lors, Juste ou pas, innocent ou non, plus rien ne semblait compter en
ces temps, que l’ethnie. Un nombre important de Justes et d’innocents fut ainsi arbitrairement
emprisonné. Dieudonné explique “qu’après la guerre, une personne en faisait emprisonner une autre, sans
qu’elle puisse s’en défendre”80. Quant à Consulie, une rescapée, elle va jusqu’à penser que “en fait, après
la guerre, celui [sous-entendu un Hutu] qui ne s’était pas exilé, était mis en prison”81.
Selon le professeur Ervin Staub82, spécialiste en psychologie du génocide, les survivants d’un
génocide, tels que les Tutsis au Rwanda, sont généralement marqués par un profond sentiment de
vulnérabilité et d’insécurité. Un ressenti qui les conduit en toute logique à se méfier fortement des
“autres” et à considérer toute personne comme un danger potentiel. Cette souffrance et cette
peur sont telles qu’elles peuvent même, dans un souci de défense, les conduire jusqu’à commettre
eux-mêmes des exactions contre ceux qu’ils perçoivent comme un danger potentiel.
Cette interprétation pourrait expliquer en partie les actes de vengeance commis par certains
rescapés, ainsi que les accusations et arrestations multiples, y compris de Justes, ayant eu lieu
immédiatement après le génocide.
En effet, dans ce climat, beaucoup de Justes furent portés responsables de la mort de certaines
personnes, au motif qu’ils n’avaient pas su ou pu cacher toutes celles qui s’étaient présentées à
eux.

78

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

79

Entretien de PRI avec Ancile, rescapée, 22/08/04

80

Entretien de PRI avec Dieudonné, intwali, 14/08/04

81

Entretien de PRI avec Consulie, rescapée, 13/08/04

82

Staub, Ervin, “Preventing violence and generating human values: Healing and reconciliation in Rwanda”,
RICR, December 2003, vol. 85, n°852, pp. 798-799

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

20

Dieudonné 83
“Madame [son actuelle épouse et rescapée, I.] était venue ici avec son collègue de travail, accompagné de
l’enfant de sa grande sœur. Cette dernière fut tuée, après avoir été cachée dans trois familles. Elle était
ici, mais quand la situation a empiré, elle m’a demandé de la faire partir. Je l’ai donc amenée chez un
garçon nommé Eliezer. Nous la cachions dans un trou, recouvert de planches sur lesquelles la vache
passait la nuit. Partout on la cherchait, mais ne la trouvait pas. Toutefois, la vie dans cet endroit
devenait de plus en plus difficile, elle est donc partie pour aller chez un responsable de Bikenke. Je ne
me rappelle pas de son nom. Après quelques jours, ce responsable l’a envoyée à Gitesi, chez un
certain Naasson, où elle a trouvé la mort.
Les deux grandes sœurs de la défunte ayant survécu, elles ont cherché à savoir comment elle était
morte. Malheureusement, sans se préoccuper du parcours de leur sœur avant sa mort, elles ont tout de
suite pris en considération le fait qu’elle était restée chez moi. Elles m’ont alors accusé d’avoir
comploté contre leur sœur, afin de récupérer ses biens, présupposant que comme elle venait de
beaucoup travailler, elle avait peut-être amené ses biens avec elle. Il a été difficile de leur expliquer
quel avait réellement été le cours des événements. J’ai ainsi été mis au cachot communal, puis
emprisonné le 10 janvier 1997, et cela pendant neuf mois. J’ai néanmoins pu suffisamment me justifier
devant le parquet, en expliquant quel avait été le parcours de cette fille et comment elle était morte. Ils
ont mené des investigations et j’ai été innocenté. Par après on m’a libéré.”

Toutefois, le simple aveuglement n’est pas l’unique explication à cet emprisonnement massif. La
dénonciation par d’autres voisins hutus est également à prendre en compte. Nourris du
ressentiment que ces Justes n’aient pas participé comme eux au génocide, certains ont éprouvé
une véritable haine envers ceux qu’ils considéraient comme des “traîtres”, les portant
responsables de la situation dans laquelle ils se retrouvaient. Plusieurs Justes furent ainsi
faussement accusés d’avoir pris part au génocide84, voire dénoncés dans l’espoir de se débarrasser
de témoins gênants85. Sur les quinze Justes que nous avons interviewés, six (Jean-Bosco, Donate,
Chrizostome, Dieudonné, Jean-Paul et Samuel) ont étés emprisonnés pour une durée plus ou
moins longue.
Dans un tel climat de haine et de ressentiment, accuser de génocide devint également un moyen
efficace pour régler des différends sans aucun lien avec ce dernier. Ainsi en témoigne Janvier86 :
“Après la guerre, il y eut des discordes. Les gens ressentaient de la haine. Ainsi, ceux qui, parfois depuis
longtemps, avaient des différends, les ont pris comme cause”, comme dans le cas suivant :
Dieudonné87
“J’ai aussi été emprisonné à la prison de Gisovu, mais pour un autre dossier. Une fois, un rescapé qui
était mon voisin, a laissé ses vaches brouter mes boutures de patates douces. Suite à cela, je me suis
battu avec lui. L’affaire s’est à un tel point envenimée, que ce rescapé m’a accusé d’avoir tué son petit
frère dans l’église. On m’a arrêté de nouveau et mis pour un temps assez court au cachot communal.
Puis j’ai été transféré à la prison de Gisovu. En réalité, ce petit frère qu’il m’accusait d’avoir tué dans
l’église, avait trouvé la mort chez un autre voisin, en dessous du lit. Ce rescapé avait en fait monté un
complot contre moi, sachant bien comment son petit frère était mort.
83

Entretien de PRI avec Dieudonné, intwali, 14/08/04

84

Cf. sur ce point le témoignage de Catherine (Entretien de PRI avec Catherine, rescapée, 03/09/04)

85

Dans tout groupe, que ce soit parmi les rescapés, les rapatriés tutsis, ou encore la population hutue, on trouve
des individus ou petits groupes d’extrémistes, haïssant ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Les uns ont
tendance à voir dans tout Hutu un génocidaire, quant aux autres, ils sont de ceux qui nient le génocide des Tutsis,
voire parlent de double génocide, ou encore de la nécessité de finir le “travail”. Bien que ces groupes demeurent
minoritaires, leur influence semble néanmoins considérable, les deux camps usant des mêmes armes pour
essayer de se débarrasser de ses adversaires : corruption, intimidation, faux témoignages, arrestations illégales,
actes de vengeance, assassinats, etc.

86

Entretien de PRI avec Janvier, rescapé, 14/08/04

87

Entretien de PRI avec Dieudonné, intwali, 14/08/04

21

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

En prison, lors de la gacaca88, on demandait à chacun le motif de sa détention. J’ai alors donné les
raisons de mon emprisonnement, sans oublier de mentionner ce que j’avais aussi dit au parquet. Au
cours de cette gacaca, une fille du nom de Sylviane, a pu donner des éclaircissements sur la mort de ce
garçon que j’étais accusé d’avoir tué dans l’église. Grâce à son témoignage, des enquêtes ont été faites
et j’ai pu être libéré. C’est donc à cause de cette histoire de bétail, et surtout du fait que je m’étais battu
avec mon accusateur, que ce dossier a été monté. Pour cela, j’ai fait un an et demi de prison.”

Toutefois, il est vrai que la situation est extrêmement complexe, certaines personnes ayant
commis parallèlement des actes justes et des tueries. Ainsi Gédéon, actuellement en prison, a
sauvé Janvier, un rescapé, mais serait également responsable de la mort de deux autres personnes.
Pour sa part Janvier considère que Gédéon est totalement innocent et que les accusations portées
contre lui sont purement mensongères89. Toutefois selon le frère de Gédéon90, lui et Gédéon
ayant plaidé coupable, tous deux, à l’initiative de Gédéon, auraient tué deux personnes. Une
première, puis une seconde cachée chez leurs parents, suite aux propos de Calixte, le bourgmestre
de Gishita, qui indiquait que tous ceux qui cachaient des Tutsis seraient tués. Ne voulant pas que
leurs parents soient tués, ils auraient conduit cette personne sur les ruines d’une maison voisine et
l’aurait assassinée. Si Jean-Pierre (le frère de Gédéon) reconnaît qu’il est possible que son frère ait
sauvé quelqu’un, il précise qu’il n’en a jamais entendu parler. Du fait de sa situation, il pouvait
effectivement être plus facile pour Gédéon de sauver des gens : personnalité influente, vétérinaire
et ami du bourgmestre, personne n’est allé fouiller chez lui. Quant à ses parents, ils étaient de
grands amis des Tutsis. Le père, auquel ils avaient donné une propriété agricole et des vaches,
travaillait avec eux comme crieur public91. Ce cas illustre la complexité de ce genre de situation.
Ainsi “si on postule qu’à la fois Jean-Pierre (le frère) et Janvier disent la vérité, la situation est donc très
paradoxale : grâce à son amitié avec le bourgmestre, il aurait évité les fouilles et pu cacher des gens, mais pour
continuer à bénéficier de la protection de ce bourgmestre, il aurait dû tuer. On ne dispose cependant pas d’assez
d’éléments de preuve pour affirmer cela”92.
Des situations comme celle-ci viennent conforter les propos d’Ibuka qui insiste sur le fait qu’il
s’avère très difficile de qualifier une personne de “Juste”, les informations étant très souvent
lacunaires, voire contradictoires93.

2. Quelle place dans la société rwandaise actuelle ?
2.1. Une place sous le sceau de l’ambiguïté
Il semble que les qualités qui furent à l’origine de la résistance des Justes pendant le génocide,
soient celles-là mêmes qui aujourd’hui leur posent problème dans leurs relations sociales. D’où
une certaine ambiguïté qui marque les relations de ces Justes avec le reste de la population. D’un
côté ils sont respectés et considérés comme intègres, compte tenu de ce que furent leurs actions
pendant le génocide, mais parallèlement, leur indépendance leur pose problème. En effet, face à
des groupes sociaux qui aujourd’hui semblent répondre à des logiques groupales de protection,
88

Il est ici fait allusion à la gacaca qui se tient dans les prisons, en dehors de la gacaca officielle, entre les
prisonniers eux-mêmes.
89
Entretien de PRI avec Janvier, rescapé, 14/08/04
90

Entretien de PRI avec Jean-Pierre, le frère de Gédéon, 09/09/04

91

En Kinyarawanda, “umumotsi”, personne proche du chef, préposée aux proclamations publiques

92

M., chercheuse.

93

Entretien avec WN, 14/09/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

22

l’indépendance d’esprit visant à l’établissement de la vérité, qu’elle soit ou non préjudiciable à
l’intérêt collectif du groupe, est souvent mal perçue.
Donc d’un côté, le statut respectable d’intègre leur est reconnu, aussi bien par les autorités que
par une grande partie de la population, rescapés y compris. On peut trouver trace de ce respect
dans plusieurs éléments. Tout d’abord dans le fait que parmi les interviewés, deux familles
d’intwalis hutues indigentes aient été reconnues comme bénéficiaires du Fonds d’Assistance pour
les Rescapés du Génocide94. Il s’agit en l’occurrence de celle d’Emmanuel, handicapé des suites
du génocide, et de la veuve de Kazimiri, un Juste assassiné.
Emmanuel95
“Le FARG paie les frais de scolarité de mon enfant et me donne une carte pour me faire soigner. J’ai
supplié Ibuka96 de venir voir ma maison détruite, ou du moins qu’ils me donnent une prothèse. Mais
ils m’ont négligé. Quelqu’un est venu l’année dernière [juste avant les élections de 2003], il travaille pour le
projet japonais [One Love Project]97. Il a pris mes mesures et m’a dit qu’il allait m’amener une prothèse à
la Préfecture, où nous pourrions la prendre. Mais nous avons attendu en vain. Il n’a pas été élu aux
élections et a abandonné.”
Augustin98
“C’est moi qui suis intervenu pour qu’il figure parmi les rescapés du génocide. J’ai défendu sa cause.
Même son enfant bénéficie des frais de scolarité du FARG. Je crois que le FARG a proposé de lui
faire une prothèse.”99

Le fait que certains des intwalis que nous avons interviewés, comme Jean-Bosco, Jérôme, Célestin,
ou encore Canisius, soient actuellement des inyangamugayo100, témoigne de la confiance qui leur est

94

Le titre officiel du FARG est le suivant : “Fonds National pour l’assistance aux victimes les plus nécessiteuses
du génocide et des massacres perpétrés au Rwanda entre le 1er octobre 1990 et le 1 décembre 1994”. La loi de
1998, concernant le FARG, est ainsi libellée : “Le bénéficiaire de l’assistance du Fonds est le rescapé du
génocide et des massacres qui est dans le besoin, spécialement les orphelins, les veuves et les handicapés. […]
L’assistance vise particulièrement l’éducation, la santé et le logement”. (Cf. Rombouts, Heidy, Victim
Organisations and the Politics of Reparation: A Case-study on Rwanda, Antwerpen, Universiteit Antwerpen,
2004, pp. 306-309)
A titre d’information, dans la Loi organique N°16/2004 du 19/6/2004, est définie comme “victime” : “toute
personne dont les siens ont été tués, qui a été pourchassée pour être tuée [donc présente sur le territoire
rwandais en 1994] mais qui s’est échappée [rescapé], qui a subi des tortures sexuelles ou qui a été violée, qui a
été blessée ou qui a subi toute autre violence, dont les biens ont été pillés, dont la maison a été détruite ou les
biens ont été endommagés d’une autre manière [y compris donc les dommages physiques, matériels ou moraux],
à cause de son ethnie [tutsie] ou ses opinions contraires à l’idéologie du génocide [Hutu modéré et les Justes
mentionnés dans ce rapport]”, (in Loi organique N°16/2004 du 19/6/2004, Journal Officiel, numéro spécial du
19 juin 2004, p. 69).
95

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

96

Ibuka (“Souviens toi” en kinyarwanda) est actuellement la plus grande association de victimes du génocide au
Rwanda. On notera qu’en particulier à la campagne, les rescapés ont tendance à confondre les interventions du
FARG et celles d’Ibuka.

97

Voir la carte d’identité d’Emmanuel: “ID card for the handicapped. Mulindo Japan One Love Project.” du
8/08/03

98

Entretien avec Augustin, rescapé, 28/07/04

99

En effet, plus de dix ans après l’attaque des interahamwe qui lui ont coupé la jambe, détruit sa maison et tué sa
femme ainsi que d’autres membres de sa famille, Emmanuel devrait finalement recevoir une prothèse, non pas
du projet japonais, mais du FARG.

23

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

accordée. Du reste, il se dégage des entretiens menés, une véritable volonté de tous ces intwalis de
participer activement aux juridictions gacaca, et plus exactement d’y dire la vérité. Et c’est bien là
ce qui fait peur à certaines personnes, qu’elles soient détenues ou autres.
C’est là que réside toute l’ambiguïté de leur position. Car d’un autre côté, cette indépendance
d’esprit par rapport aux groupes sociaux ou aux autorités, qui a fait leur force au moment du
génocide, en fait aujourd’hui, aux yeux de certains, des “gêneurs”. Ainsi, par exemple, quelques
Justes n’hésitent pas à affirmer publiquement que la gacaca n’atteindra pas son objectif d’unité et
de réconciliation si les actes de vengeance (commis par certains militaires du FPR ou rescapés) ne
sont pas discutés devant les juridictions. Ou encore, ils n’hésitent pas à s’opposer publiquement à
des rescapés faisant de faux témoignages ou réclamant une réparation indue. Et parfois on le leur
fait payer le prix fort, comme l’illustre le témoignage suivant :
Jean-Bosco101
“En fait, à partir de septembre 1994, après l’arrivée du FPR, on m’a nommé conseiller du secteur de
Gasura. J’ai exercé cette fonction pendant sept mois. Les rescapés venaient nombreux chez moi pour
me consulter en matière de réparation des dommages subis. J’ai remarqué que certains voulaient
exiger de trop. Par exemple une personne qui disposait de deux vaches, voulait en exiger dix en
réparation. Ou bien, un autre dont la maison était couverte de tuiles et de paille, exigeait des tôles en
réparation. Je me suis opposé à ce genre de personnes, en les convainquant avec mon christianisme.
Ce qui a créé des conflits entre moi et les rescapés. Ils se sont rendus chez le préfet K. et m’ont accusé
d’avoir encore un esprit génocidaire. On m’a arrêté et détenu pendant vingt-deux jours. Mais la
population a pris ma défense par ces mots : “le fait d’emprisonner un homme exemplaire au niveau de
tout le secteur comme Jean-Bosco prouve que bientôt tous les Hutus seront en prison”. Fulgence, le
bourgmestre, originaire du Burundi, a tenu une réunion à Gasura, où il a expliqué à la population que
Jean-Bosco a été emprisonné pour des raisons politiques, et non pour des raisons en lien avec le
génocide. Il a calmé la population qui voulait fuir.”

2.2. Des relations troublées avec les autres groupes sociaux
Relations des intwalis avec les rescapés, à titre individuel
Si l’on s’en tient à une première approche, on constate que les relations entre les Justes et les
rescapés qu’ils ont sauvé sont plutôt bonnes.
Janvier [un rescapé, caché et aidé par Théoneste et Gédéon, qu’il considère comme des Justes] 102
“J’ai des relations avec Théoneste, je lui rends visite. En revanche il m’est difficile de rendre visite à
Gédéon, qui est emprisonné. Car la prison de Gisovu est loin d’ici. Mais je rends visite à sa femme, ici,
dans sa maison. Quant à Théoneste, il habite ici, à côté de la route. Quand je vais là haut, à Mubuga, je
le rencontre et nous causons.
Ce sont les mensonges et la haine qui ont fait que Gédéon a été accusé de génocide. Certains ont dit
que Gédéon a participé aux attaques de Bisesero. Mais moi, je ne l’ai jamais vu se déplacer. Il a
toujours refusé de sortir de sa maison. Comme nous résidions à Kigali, ma femme et moi, nous
n’avons pas pu venir le défendre lors de la présentation des prisonniers dans la cellule. Nous n’étions
pas informés de la date.”

100

Nom donné aux juges des juridictions gacaca. On notera que s’agissant des Justes au moment de leur
résistance, ils ont été “inyangamugayo” au sens littéral du terme : “une personne honnête, fidèle, droite ou
irréprochable” (Jacob, Irénée, 1983, Second Tome, p. 453)

101
102

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2
Entretiens de PRI avec Janvier, rescapé, 14/08/04 et Gédéon, 09/09/04

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

24

Ancile [une rescapée, sauvée par le Juste Jean-Paul] 103
“Les relations entre moi et la famille de Jean-Paul sont bonnes. J’y suis allée pour m’y cacher et ils
m’ont accueillie, et ce jusqu’à aujourd’hui. Je suis la seule resapée de chez nous. Si j’avais de quoi, je le
remercierais. Mais, Dieu l’a déjà fait. Moi et d’autres rescapées nous continuons à vivre en bonnes
relations avec lui, pour cet acte bon et remarquable qu’il a eu envers nous. Je ne sais quoi trouver pour
le remercier. L’essentiel pour moi est de rester en paix avec lui. [ … ] Après la guerre Jean-Paul a été
emprisonné. Nous n’avons pas su pourquoi. Néanmoins, l’information nous est finalement parvenue.
Nous lui amenions de quoi manger. Nous avons également mené notre enquête et nous sommes
rendus au parquet. Nous avons demandé de quoi il était accusé, mais l’affaire n’a pas pu être tirée au
clair. Nous avons seulement su qu’il n’y avait pas de problème. Par après il a été libéré.”

Toutefois il est des cas, où avec le temps, compte tenu de ce que certains Justes vivent par la
suite, leurs relations avec les rescapés ont tendance à se dégrader. Sur ce point, le témoignage de
Sophie104, une rescapée, fut particulièrement éclairant. Selon cette rescapée, après le génocide, les
relations avec certains Justes étaient très bonnes. Cependant, par après, certains ont
complètement changé d’attitude, suite au refus de l’un de voir arrêtés et emprisonnés des
membres de sa famille ayant participé au génocide, ou encore, pour un autre, suite à la mort de
son père en prison.
Par ailleurs, si la plupart des rescapés entretiennent, à titre individuel, de bonnes relations avec
leur sauveur, il est beaucoup plus rare que l’ensemble de leur famille, et encore moins les autres
rescapés, fassent preuve des mêmes dispositions. Ainsi Monique105, une rescapée, déplore que sa
famille ne fréquente pas celle de Jean-Bosco, dont elle dit pourtant: “Je le considère comme mon propre
père”.
Contre toute attente, cet état des choses paraît témoigner de la méfiance que semblent entretenir
bon nombre de rescapés à l’égard des Justes. Ainsi, dans le cadre d’un témoignage individuel, un
rescapé n’hésitera pas à reconnaître ce que telle ou telle personne a pu faire pour lui. En revanche
dès que l’on demande à d’autres rescapés s’ils connaissent l’histoire entre tel rescapé et tel Juste,
ou les actes de tel Juste, la seule réponse que l’on obtienne est bien souvent celle du silence,
arguant qu’ils ne savent rien du comportement de cette personne pendant le génocide. Ceci va
même parfois plus loin, tendant à s’approcher du déni. Il est en effet fréquent qu’à cette occasion,
les rescapés interrogés ajoutent, sur un ton généralisant, que bien des sauveurs ont agi au nom de
leurs intérêts personnels, et que certes ils ont sauvé certaines personnes, mais que souvent ils en
ont également tué d’autres ou abandonné certains. Il semble qu’ils tendent par là à minimiser ce
que furent les actes des intwalis.
On peut comprendre assez aisément combien il peut être difficile d’admettre concomitamment
que des Hutus aient commis des actes justes, et de vivre dans une crainte telle qu’elle transforme
tout Hutu en génocidaire potentiel. Pour gérer ces deux visions conflictuelles, chacun met en
place son propre système de justification. Ainsi, une rescapée106 explique que concernant les
Justes, elle pense que ce ne sont pas des Hutus, mais des imfuras107, soit des Tutsis non reconnus
officiellement. D’autres, pour expliquer que les Justes aient sauvé des gens, mettent en avant qu’il
103

Entretien de PRI avec Ancile, rescapée, 22/08/04

104

Entretien de PRI avec Sophie, rescapée, 23/07/04

105

Entretiens de PRI avec Monique, rescapée, 22/07/04 et Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

106

Entretien de PRI avec Claudine, rescapée, juin 2004

107

Imfura : dans le sens de noble de naissance, de sang ou d’une personne qui se distingue par sa grandeur d’âme
(Voir Jacob, Irénée, 1983, pp. 541-542)

25

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

s’agissait avant tout de femmes et de filles, qu’ils voulaient faire leur ou qu’ils violaient, ou encore
qu’ils ont sauvé ceux là, mais en ont tué d’autres.
Cette distance entre rescapés et Justes est telle, que lorsqu’un Juste se trouve emprisonné, les
actions engagées par les rescapés pour tenter de le faire libérer restent somme toute limitées.
Même si sur ce point il convient bien entendu de ne pas généraliser, car il existe également des
cas où des rescapés ont tenté leur possible pour obtenir une libération. Mais après étude, on se
rend compte que ce “possible” est bien souvent entravé par tout un ensemble d’éléments : doutes
nourris par une situation peu claire108, impuissance face à la lenteur et au mauvais fonctionnement
de la justice, en particulier juste après le génocide, ou encore peur de témoigner à décharge et de
raviver par là un passé douloureux et à chaque fois traumatisant. Sur ce point, le témoignage de
Didacienne109 est particulièrement éclairant :
Didacienne110
“Chrizostome était une personne ordinaire. A ce moment là, nous étions en grande difficulté. Durant
tout le temps où nous nous cachions dans la brousse, nous ne mangions pas. A un moment donné,
nous avons constaté que nous étions une charge pour lui, car il était difficile de nous trouver de quoi
manger. Et surtout, les interahamwe passaient souvent. […] Une personne, à laquelle nous avions donné
de l’argent pour nous aider, a mené une attaque contre nous. Lorsque les attaquants sont arrivés, ils
tuaient toute personne qu’ils trouvaient sur leur chemin. Comme toujours nous avons couru vers chez
Chrizostome. Et c’est la même personne qui a fait tuer ces gens qui est maintenant en train
d’incriminer Chrizostome, l’accusant de ce dont elle est elle-même coupable. Je peux témoigner ! Je
suis un témoin oculaire ! Je peux témoigner devant Dieu et les hommes !
Par après Chrizostome a été emprisonné. Mais je n’ai pas pu savoir de quoi on l’accusait. Je ne sais pas
très bien pourquoi il a passé si longtemps en prison. Mais je pense que c’est suite aux longues
procédures de comparution imputées aux parquets. Ceci parce qu’il y a toujours, je crois, des gens qui
sont encore en prison, alors qu’ils sont innocents. Moi, je considère Chrizostome comme un homme
intègre. Je ne l’ai jamais vu participer à des actes de tueries lorsque nous étions là. Lorsque je le vois, je
ne lui demande pas pourquoi il a été accusé. De simplement le revoir me rappelle tellement
d’évènements tragiques. D’ailleurs je ne suis pas en état de beaucoup lui parler. Des fois, très souvent
d’ailleurs, lorsque l’on est sur le point de se croiser, je l’esquive. Et cela fait que je n’ai pas beaucoup
de ses nouvelles.”

Un des effets de ce silence des rescapés est notamment que certains Justes ont pu être arrêtés et
considérés comme n’importe quel génocidaire. D’où des situations paradoxales avec des Justes
emprisonnés pour actes de génocide, et à qui des rescapés rendent visite. N’ayant rien à avouer
du fait de leur innocence, ces Justes sont appelés à rester longtemps emprisonnés. Ainsi, c’est
grâce à une présentation de prisonniers sur les collines que Chrizostome a pu recouvrer sa liberté
après avoir passé huit ans et six mois en prison.
Le cas de Chrizostome111
“En 1994, je travaillais comme chauffeur dans le cadre d’un projet des Suisses à Kibuye. En fait, le
génocide nous a surpris. J’ai pu sauver ceux qui avaient réchappé aux massacres de la paroisse et du
stade. Ils profitaient de la nuit pour venir chez moi. Ainsi, je pouvais les cacher sans être soupçonné.
108

Cf. Le cas de Gédéon présenté supra.

109

Entretien de PRI avec Didacienne, rescapée, 12/08/04

110

Mariée et mère de deux enfants, à 24 ans, Didacienne reste encore très profondément traumatisée par le
génocide. Hutue, elle a dû quitter le domicile de son beau-frère tutsi. Partie en direction de Bisesero, le périple
qui l’a menée jusque chez Chrizostome, son protecteur, s’apparente à un voyage au bout de l’horreur. Ayant
perdu une grande partie de sa famille, elle fut poussée, nue, sur les routes par les interahamwe qui venaient de
tuer sous ses yeux deux de ses petits frères. A ce jour, cette femme n’a toujours pas été reconnue comme
rescapée.
111
Entretien avec Chrizostome, intwali, 15/07/04, 44 ans, marié et père de trois enfants
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

26

Ma femme n’était pas là. Elle était partie faire des études à Cyangugu. J’avais pris l’engagement de les
aider, sans tenir compte des risques que j’encourais. D’autant qu’il s’agissait de personnes innocentes
qui étaient pourchassées. Une telle situation pouvait également m’arriver un jour ou l’autre. D’autres
bienfaiteurs faisaient la même chose et me signalaient les parcours des génocidaires, afin que je puisse
indiquer la voie à suivre [aux personnes qu’il cachait].
En tout cas, il devenait plus difficile, de jour en jour, de garder ces personnes à la maison et de faciliter
leurs déplacements d’un endroit à l’autre pendant les persécutions des génocidaires. Une chance pour
moi que les interahamwe m’aient pris pour un chauffeur des blancs. Comme ma voiture portait un
drapeau suisse, en voyant la couleur rouge, ils pensaient qu’il s’agissait d’une voiture de la Croix rouge.
Or, ils ne tuaient pas les personnes transportées par la Croix rouge. […] J’achetais uniquement du
maïs, car c’était le seul aliment disponible. Ils mangeaient mal et difficilement, mais leur confort était
basé sur la Bible. Et ils se contentaient uniquement de la parole de Dieu. Ils étaient au nombre de
onze personnes. Ils ont vécu chez moi deux mois, jusqu’à ce que j’en confie certains aux Français, qui
les ont conduit dans d’autres endroits. Durant le temps où ils ont été chez moi, personne n’a été
menacé. Je crois que sur les onze personnes que j’ai cachées, un bon nombre est encore vivant. Nous
nous rencontrons souvent dans les écoles de nos enfants, primaires, secondaires ou à l’université. Il y
aussi ceux qui travaillent dans la fonction publique. Nous avons même échangé nos adresses pour
rester en bonne relation. Nous sommes restés amis. […]
Ma détention a été provoquée par le fait qu’au moment où les autres prenaient la fuite, juste après
l’arrivée des militaires du FPR, je suis devenu le chauffeur de ces derniers. De retour, quelqu’un,
jaloux de me voir conduire les militaires du FPR, m’a accusé d’avoir participé au génocide. Vous savez
tous qu’une telle accusation était grave en 1994 ! En fait, cette personne, qui était hutue, avait été
frappée par mon beau-frère durant le génocide, et voulait se venger contre moi. Suite à cette
dénonciation, les militaires m’ont arrêté. […] C’est grâce à la béatitude de Dieu que j’ai eu la chance de
sauver ces gens et de tenir pendant ma détention. J’ai passé huit ans et six mois en prison. Ma femme
a été emprisonnée aussi, pendant une année. Ma femme était étudiante. Après ma détention, elle a
tellement souffert qu’elle a suspendu ses études. Elle a vraiment mené une vie difficile avec les
enfants.
Ce qui me réjouit, c’est que presque tous les rescapés font partie de mes amis. Ces rescapés me
visitaient souvent en prison. Compte tenu du grand nombre de prisonniers, il paraissait difficile de
rendre tous les jugements dans un délai raisonnable. C’est pourquoi ils ont préféré amener les
prisonniers sur leurs collines, pour qu’ils soient jugés par la population. En octobre 2002, comme
nous étions nombreux, à peu près 400 personnes, ils nous ont amenés au stade. C’est là que les
personnes que j’ai sauvées sont intervenues, en disant que j’étais innocent. A ce moment là, personne
ne m’a chargé. C’est comme ça que j’ai quitté la prison en janvier 2003.”

Finalement, après avoir été emprisonné, puis unanimement déchargé, Chrizostome fut libéré
provisoirement, au même titre que 20.000 autres ex-détenus, parmi lesquels figuraient des
génocidaires ayant reconnu publiquement leur crime. Ce qui fait qu’aux yeux de certains112, et
notamment d’autres rescapés, le doute plane encore sur son innocence, et d’autant plus sur le fait
qu’il puisse être considéré comme un Juste.
Or, dans le cas de Chrizostome, ce manque de connaissances sur son passé d’intwali, a, selon
nous, eu des répercussions sur ce qu’a vécu sa fille, Umuohoza emprisonnée de fin avril à début
septembre 2004, à la prison de Gisovu, et désormais en liberté provisoire.

112

27

Remarque formulée par un membre d’Ibuka de Kibuye (Entretien de PRI avec WN, 14/09/04)

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

L’histoire d’Umuohoza, une fille “divisionniste”113?
Umuohoza, âgée de dix-sept ans, était élève au sein d’un établissement scolaire secondaire, l’Institut
Presbytérien d’Economie et des Sciences Appliquées de Rubengera, dans la province de Kibuye. Au
mois de février, suite à une dispute avec quelques unes de ses amies, lui reprochant de ne pas être une
rescapée, mais la fille d’un ex-détenu, Umuohoza a écrit sur un bout de papier les mots suivants : “Je
vivrai avec celui qui m’accepte et marcherai avec qui me veut”. Puis elle a glissé dans son cahier de
notes ce papier, considéré plus tard comme un tract.
Par après, dans le courant du mois d’avril, au moment des commémorations, une élève a trouvé ce
papier et l’a présenté au directeur. Ceci, alors que le même jour, certains élèves venaient d’inhumer des
membres de leur famille. Devant ses amies, Umuohoza a déclaré au directeur, qu’elle aussi avait
souffert, comme les rescapés, puisque son père avait été emprisonné pendant presque neuf ans.
Plusieurs élèves se sont alors effondrés, en larmes. Certains, traumatisés, ont dû être hospitalisés. Un
élève aurait même essayé d’attaquer physiquement Umuohoza, l’obligeant à se cacher et à passer la
nuit à l’extérieur de l’établissement.
La police est intervenue le lendemain, conduisant Umuohoza à la station de police, pour
interrogatoire. Suite à quoi, le même jour, elle fut transférée en prison, accusée de divisionnisme sur
base des mots qu’elle avait écrit et prononcés. Terrorisée, elle pensait qu’elle encourait une peine de
vingt ans pour divisionnisme. Durant son emprisonnement, Umuohoza a rédigé une lettre de
demande de pardon, à laquelle ont répondu favorablement certaines élèves de l’IPESAR.
Son père [l’intwali Chrizostome, cf. supra] pour sa part, était affolé. Il fut en effet victime d’une tentative
de corruption, un substitut lui ayant réclamé 60.000 Frw ou une vache en gestation, pour que sa fille
puisse être libérée. Toutefois, suite à l’intervention du procureur, elle a pu sortir de prison en toute
légalité.
(PRI, Dossier d’Umuohoza)

113

Pour mieux comprendre l’arrestation d’Umuohoza, il est éclairant de la replacer dans le contexte actuel.
Ainsi, depuis le début de l’année 2004, notamment avec le rapport de la commission des députés sur le
révisionnisme et le divisionnisme, il est question de “recrudescence de l’idéologie génocidaire”. Les attaques ou
menaces à l’encontre des survivants du génocide, tout comme, entre autres, l’émission de tracts en diverses
provinces du pays, sont autant d’éléments avancés comme preuves de cette recrudescence. Une information
relayée par le procureur général près la Cour suprême, M. Jean de Dieu Mucyo, lors de la Conférence sur
l’idéologie du génocide, du 18 août 2004. A ses yeux, il existerait un lien entre la mise en place de la gacaca et
cette recrudescence, cette dernière constituant un défi majeur au processus d’unité et de réconciliation. Dans
cette optique, priorité a été donnée sur le plan judiciaire aux procès en lien avec l’idéologie du génocide. Dans le
contexte actuel et en l’absence d’une définition précise du terme de “divisionnisme”, il convient de rester
vigilant sur toutes les procédures engagées sur base de ces chefs d’accusation. Le risque est en effet important
que ces actes de violence (dont la matérialité n’est pas contestable) soient amalgamés avec ceux dont le mobile
est lié, soit aux procès gacaca en cours, soit à la persistance d’une idéologie du génocide, alors qu’il ne s’agit
que de crimes ou d’infractions de droit commun.
Cf. également sur ce point une déclaration de l’Union Européenne du 6 octobre 2004, faisant état de sa
préoccupation face à un emploi élargi des termes de divisionnisme et d’idéologie génocidaire, et invitant à une
clarification de ces derniers, notamment au regard des lois sur la discrimination et le sectarisme, ainsi que la
réponse apportée par le gouvernement rwandais en date du 13 octobre 2004.
On notera que la loi N° 47/2001 du 18/12/2001 portant répression des crimes de discrimination et pratique du
sectarisme, (Journal Officiel n°4 du 15/02/2002), définit en son article 3, le sectarisme comme suit : “un crime
commis au moyen de l’expression orale, écrite ou tout acte de division pouvant générer des conflits au sein de la
population, ou susciter des querelles”. La personne commettant ce crime encourt une peine pouvant aller jusqu’à
trois ans d’emprisonnement, assortie d’une amende, l’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans si l’auteur
“est ou était responsable dans les services de l’administration publique, est responsable dans les organes des
partis politiques, dans les services de l’administration privée, ou dans les organisations non gouvernementales”.
Par ailleurs, la loi N°33 bis/2003 du 06/09/2003, réprimant le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et
les crimes de guerre, (Journal Officiel n°21 du 01/11/2003), prévoit en son article 4 que “sera puni d’un
emprisonnement de dix à vingt ans, celui qui aura publiquement manifesté, dans ses paroles, écrits, image ou de
quelque manière que ce soit, qu’il a nié le génocide survenu, l’a minimisé grossièrement, cherché à le justifier ou
à approuver son fondement ou celui qui en aura dissimulé ou détruit les preuves”. On notera sur ce point qu’à ce
jour sont définies par la loi les notions de “discrimination” et de “sectarisme”, en revanche le terme de
“divisionnisme” reste lui non défini.
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

28

A cette occasion, on peut penser que les événements auraient pris un cours différent si l’on avait
su qui était vraiment le père d’Umuohoza. Et une autre interprétation aurait très certainement été
faite du “tract”114 et des “propos divisionnistes”. Aux dires d’un enseignant115, la lettre et les
propos tenus par Umuohoza ne seraient pas directement à l’origine du traumatisme qui a eu lieu
au sein de l’établissement. Selon lui, la cause est beaucoup plus à rechercher dans
l’environnement de cet événement : le contexte de lutte contre l’idéologie génocidaire et les
commémorations du génocide. Il a d’ailleurs mentionné que presque chaque année,
l’établissement est confronté à des manifestations de symptômes traumatiques similaires.
Positionnement des associations de rescapés
Les relations individuelles étant une chose, la question s’est posée de savoir comment les
associations de rescapés abordaient pour leur part cette question des Justes, et plus
particulièrement celle des Justes emprisonnés. Leurs prises de position sur ce point se sont
révélées fort divergentes. La plus engagée s’avérant être celle d’Avega116 :
Selon la présidente d’Avega117, toutes [les veuves] reconnaissent les Justes comme des bienfaiteurs, sont
proches d’eux et les aident en cas de problème. L’organisation elle-même encourage ses membres à
parler des bienfaiteurs et à les aider. A ce jour, elles n’ont pas de listes de ces personnes, mais disent
pouvoir les établir. […]
L’association est intervenue à plusieurs reprises auprès du Parquet pour des gens accusés alors qu’ils
étaient innocents et avaient sauvé des vies pendant le génocide. Généralement, les choses se déroulent
ainsi : le sujet est discuté en réunion lorsque des membres de l’association évoquent le cas de
personnes qu’elles pensent innocentes. Si tout le monde est d’accord, il est convenu qu’elles peuvent
se rendre au Parquet pour témoigner. La présidente dit s’être personnellement rendue une dizaine de
fois au Parquet et cite quatre personnes qui ont été libérées grâce à l’intervention de l’association. […]
Elles ne sont pas allées ensemble au Parquet, mais une par une. […] Dans certains cas, les dossiers
n’étaient pas prêts pour la libération, mais dans d’autres cas leur intervention a été d’un grand secours.
Souvent ça prend du temps, le Parquet doit enquêter, car il existe des cas de personnes corrompues
témoignant à décharge. Ainsi une femme a dû faire trois fois le déplacement pour défendre une même
personne.

Pour leur part, les représentants d’Ibuka à Kibuye font preuve d’une position plus que nuancée118.
Le premier élément avancé lorsque l’on aborde cette question des Justes est qu’il est très difficile
de se prononcer sur le fait qu’une personne est intwali ou non, arguant que bien des personnes
ont sauvé des gens, mais par ailleurs en ont tué d’autres. Lors d’un entretien avec PRI, la
présidente a d’ailleurs mentionné avoir été elle-même sauvée par une personne qui avait tué sa
mère. Ceci ne signifie pas pour autant qu’Ibuka nie l’existence de bienfaiteurs. Toutefois, l’idée
que des personnes aient pu tuer sans être vues de leurs voisins fait tout à fait écho chez cette
organisation, pour qui seule la gacaca sera en mesure d’établir si une personne est innocente ou
non.
114

Le terme de “tract” utilisé pour qualifier les quelques mots de cette élève, lui-même fortement connoté,
montre comment, immédiatement, une interprétation a prévalu sur toutes les autres.
115

Entretien de PRI avec un enseignant de l’IPESAR, 17/07/04

116

Entretien de PRI avec des représentantes d’Avega, 08/09/04

117

Créée en octobre 1995 par cinquante veuves du génocide, en 2002 Avega comptait 49 employés et environ
25.000 membres. Pour une plus ample description de cette organisation, cf. Heidy Rombouts, 2004, p. 138.

118

29

Entretien de PRI avec les représentants d’Ibuka, Kibuye, 14/09/04

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Très vite, ils reviennent sur le fait que si le sort des prisonniers est important, il conviendrait de
ne pas oublier les principales victimes, autrement dit les rescapés. Une telle approche tendrait à
laisser penser que l’association semble prise dans une sorte de positionnement dichotomique,
opposant toute action en faveur d’un groupe à celle qui devrait être menée en faveur des
rescapés. Il convient d’ailleurs de reconnaître que les rescapés sont encore très loin d’avoir obtenu
tout ce que leur statut implique.
Relations des Justes avec le reste de la population
Au sein de la population, le groupe se révélant le plus intransigeant et critique à l’égard des Justes
est celui des Hutus extrémistes, dont les propos pourraient être ainsi résumés par ces mots de
prisonniers de Gisovu119 : “Si l’on avait exterminé tous les Tutsis, aujourd’hui il n’y aurait plus aucun
problème”. Ces détenus extrémistes n’hésitent pas à dire que s’il devait y avoir un autre génocide, ils
seraient de nouveau les premiers à tuer. A leurs yeux, les Justes ne sont que des traîtres,
responsables de la situation dans laquelle ils se retrouvent aujourd’hui. Car enfin, si tout le monde
était mort, il n’y aurait plus personne pour témoigner. S’il s’agit là des propos extrémistes d’une
minorité, il convient toutefois de constater que, sur les collines, certains comportements, même
s’ils ne sont pas le résultat d’une pensée aussi extrême, relèvent plus ou moins d’un même
postulat.
Ainsi selon Emmanuel120, ses relations avec les rescapés se révèlent nettement meilleures qu’avec
les autres membres de sa famille et voisins hutus. Ceci traduit selon lui une certaine jalousie de
leur part : “Ils me disent que ce sont ceux que j’ai sauvé qui doivent me donner cet argent [les frais de scolarité
de son enfant]. Il y a des gens qui gardent une dent contre ceux qui ont fait cela [sauvé des Tutsis]. Ils disent
que ce sont les gens qui ont caché qui sont la cause de leurs problèmes. Car s’ils les avaient laissés les exterminer
tous, ils ne seraient pas emprisonnés de la sorte”. Lors de l’interview d’Emmanuel, un homme surnommé
Padiri121, s’est approché. Lorsqu’il entendit qu’il était question des actes justes d’Emmanuel, il se
mit à sourire : “Il n’a gagné que la perte de sa jambe”. Ce à quoi il ajouta : “A quoi peut bien lui servir la
morale sans sa jambe ?”
Les propos tenus par Innocent122 vont dans le même sens : “Les voisins nous prenaient pour des
traîtres, des ennemis. Nous avions cachés les Tutsis, alors qu’ils devaient mourir. C’est pour cela qu’ils nous
pourchassaient. Pour le moment il n’y a pas de problème, parce qu’ils voient que ce qu’ils ont fait ne les a en rien
avantagé, et leur est inutile.”.

119

Visite PRI, Prison de Gisovu, mars 2004

120

Entretien de PRI avec Emmanuel, intwali, 22/07/04

121

Le surnom de “prêtre” lui a été donné en raison de sa fréquentation de l’Eglise catholique. Entretien de PRI
avec Emmanuel, intwali, 22/07/04
122

Entretien avec Innocent, intwali, 23/07/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

30

Troisième partie
Une politique de valorisation des Justes ?
1. Les hommages rwandais rendus aux Justes
Dix ans après le génocide, une politique de reconnaissance des Justes paraît
s’amorcer. Certains acteurs rwandais ont en effet rendu hommage aux Justes et à ce que furent
leurs actes pendant le génocide. Il nous semble toutefois que cette politique de reconnaissance et
de gratification n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements et gagnerait à prendre plus
d’ampleur.
Le Président de la République lui-même, Paul Kagamé, lors des cérémonies de dixième
commémoration du génocide, a évoqué ces Hutus et autres personnes qui ont sauvé des Tutsis
pendant le génocide123 :
“Un hommage tout particulier à ces hommes et femmes qui ont fait preuve d’un énorme courage, en
risquant leurs vies pour secourir leurs voisins et amis. Vous avez fait preuve du plus grand geste
d’humanité, en risquant votre propre vie pour en sauver une autre. Vous auriez pu choisir de ne pas
faire cela. Mais vous l’avez quand même fait. En cela, vous êtes porteurs de notre espoir. Il y a des
gens encore vivants au Rwanda, des gens dans ce stade même, aujourd’hui, qui sans votre bravoure,
seraient morts il y a dix ans.”
Paul Kagame, Stade Amahoro, Kigali, 7 avril 2004

Un hommage a également été rendu à ces Justes, par l’organisation Ibuka, à l’occasion de la
cérémonie de clôture de la période de deuil, le 19 juillet 2004124. Durant cette cérémonie, qui s’est
tenue au Mémorial de Gisozi125, il a été rendu hommage à “tous ceux qui ont fait de leur mieux pour la
dignité humaine”. Des rescapés et leurs sauveurs ont témoigné, tel Gisimba, qui avait hébergé
quatre cents Tutsis dans un orphelinat, dont la plupart sont encore en vie aujourd’hui. A cette
occasion, le premier ministre rwandais, Bernard Makuza, a repris ce qui est depuis la fin du
génocide le leitmotiv du gouvernement : “Plus jamais”. Il affirmait que “le gouvernement ne tolérera
aucun acte, ni aucune idéologie génocidaire ”. Ce à quoi il a ajouté que “de telles réunions nous donnent l’espoir
que des actes semblables ne se reproduiront plus” et que désormais le pays a “des lois et des structures
politiques pour prévenir un génocide”.
Cet hommage rendu par Ibuka corrobore les propos tenus par le Secrétaire exécutif de
l’organisation, en juillet 2004126 :
“Il est du devoir d’Ibuka de reconnaître et de soutenir ceux qui ont aidé les Tutsis dans les moments
difficiles du génocide. Toute l’humanité doit savoir que l’on ne compte pas que des génocidaires, mais
123

“A very special tribute to those men and women who showed enormous courage, risked their lives to rescue
their neighbours and friends. You showed the greatest act of human kindness, you risked your own lives to save
another. You could have chosen not to do that. But still you did so. You are our reason for hope. There are
people alive in Rwanda today - people still alive in this stadium here today - who would have been dead ten
years ago, but for your bravery.” (Paul Kagame, Stade Amahoro, Kigali, 7 avril 2004/ Traduction PRI).

124

Cf. Hirondelle News Agency, Actualités, 19 juillet 2004

125

Dans la banlieue de Kigali

126

Entretien de PRI avec Egide, Secrétaire Exécutif d’Ibuka, 30/07/04

31

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

qu’il y a également eu des personnes qui ont fourni des efforts pour protéger ceux qui étaient
pourchassés.
Une place importante est réservée à ces personnes, de sorte que chaque année, lors de la clôture de la
période de deuil, certaines sont publiquement décorées127. Habituellement il s’agit d’une personne
chaque année, à l’exception de cette année, où il en a eu deux. Ce geste n’est fait qu’à titre symbolique
et surtout en vue d’éduquer les générations futures à l’humanisme et non à la culpabilisation d’une
partie en particulier de la population, comme certains le pensent. On ne cherche pas à plaire ou à
déplaire, mais tout simplement à faire passer un message aux générations futures, leur indiquant que
tout le monde n’a pas été mauvais envers les Tutsis.”

Cette cérémonie et les propos du Secrétaire exécutif contredisent sensiblement les dires du
représentant d’Ibuka dans la province de Kibuye128. Mais cette contradiction pourrait n’être que
l’expression des difficultés rencontrées en son sein par l’organisation. Il est en effet souvent
reproché au Secrétariat exécutif de suivre plus ou moins la ligne gouvernementale, sans qu’il y ait
forcément consensus à tous les niveaux. Ce fut notamment le cas sur la question des libérations,
dont Ibuka accueillit favorablement la nouvelle129, alors que beaucoup de rescapés étaient
terrorisés. Sur ce point, il convient néanmoins de reconnaître que les positions des rescapés, en
lien direct avec le cheminement personnel de chacun, varient très fortement d’un témoignage à
l’autre. Dès lors, il apparaît forcément très difficile pour cette organisation de se faire l’écho d’une
position qui se voudrait consensuelle à l’échelle nationale.
Dans la même lignée, un commissaire de la Commission Nationale pour l’Unité et la
Réconciliation130, a estimé que le gouvernement se montrait très reconnaissant de ce que furent
les actes de ces Justes pendant le génocide. Il a par ailleurs présenté ces Justes comme “des modèles
dotés d’un esprit de résilience”. Toutefois à ce jour, selon ce commissionnaire, la commission n’a
encore mis en place aucune activité en faveur des intwalis.

2. Nécessité d’une politique de valorisation des actes des Justes ?
C’est certainement là, la principale faiblesse de la politique menée actuellement au Rwanda envers
ces Justes, qui semble en effet se limiter à une simple reconnaissance symbolique. Alors même
que dans une optique citoyenne de pacification et de réconciliation à long terme, le potentiel
d’exemplarité de ces Justes pourrait s’avérer très porteur, il reste encore à ce jour très largement
sous-exploité.
Dans les développements à venir, nous nous proposons de démontrer en quoi l’attitude des
Justes peut nourrir des comportements positifs, que ce soit dans le domaine de la gacaca ou d’une
éducation citoyenne.
127

Selon Ervin Staub (2003, p.795), c’est en avril 2003 seulement que pour la première fois les Justes ont été
honorés. On notera qu’au sein du Mémorial de Gisozi, à Kigali, ouvert en 2004 à l’occasion des
commémorations du dixième anniversaire du génocide, il est fait référence à la résistance contre le génocide
menée à Bisesero et ailleurs, ainsi qu’aux Hutus ayant sauvés des Tutsis. (Cf. Kigali Memorial Centre, Jenoside,
Kigali Memorial Centre/ Aegis Trust, 2004, pp. 30-31)
128

Cf. le passage sur “Le positionnement des associations de rescapés” dans la deuxième partie du présent
rapport

129

Cf. sur ce point PRI, Rapport IV. Rapport de Recherche gacaca : La procédure d’aveu, pierre angulaire de la
justice rwandaise, PRI, Kigali/Paris, janvier 2003, p. 16
130

Entretien de PRI avec Xavier, CNUR, 06/08/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

32

2.1 Dans le cadre du processus gacaca
Une implication plus importante des Justes pourrait à de multiples égards favoriser le
développement de “bonnes pratiques” dans le cadre du processus gacaca. Au-delà de leur
motivation à participer, l’intégrité et l’impartialité dont ils témoignent au travers de leurs
comportements dans le passé pourraient en faire des référents positifs. Un atout qui gagnerait à
être utilisé dans une province où soixante-cinq pour cent des juges ont été révoqués suite à des
témoignages à charge131.
En terme de participation à la gacaca, l’un des majeurs points faibles de ce processus, les Justes
interviewés font unanimement état d’une grande volonté de s’investir au sein de cette juridiction.
D’ailleurs, pour ceux d’entre eux qui ont été élus inyangamugayo, ils vivent leur fonction comme un
honneur :
“Concernant la gacaca, j’ai été choisi au niveau de la ville de Kibuye, comme deuxième vice-président.
Pour le moment, j’ai été élu président de la juridiction d’appel au niveau du secteur de Gasura. Même
si je réside au centre ville, je me rends à Gasura, lieu des massacres, pour rendre justice. Normalement
la population a confiance en moi. Je t’assure que toute activité de gacaca devra commencer par une
prière, pour que Dieu crée l’impartialité en nous. Même à travers mes enseignements à l’Eglise, je
soutiens le gouvernement, la gacaca, ainsi que l’unité et la réconciliation.” 132

L’impartialité dont ils font généralement preuve les rend plus à même que quiconque d’exercer
cette fonction. Leur présence est d’autant plus nécessaire que cette qualité n’accompagne pas
toujours le travail effectué pour établir la vérité, sur la base de témoignages fondés. Or, il ressort
des interviews de ces Justes que la libération des innocents, tout comme l’inculpation des
génocidaires, constituent à leurs yeux deux objectifs qu’il convient de mener conjointement.
“Dans la gacaca nous avons expliqué les comportements des génocidaires. Le problème est que
beaucoup de ceux qui ont participé se sont réfugiés [au Congo], et ne sont toujours pas revenus.
Certains sont emprisonnés, d’autres en liberté, mais accusés par la gacaca. […]
Ce que je peux ajouter c’est que certaines personnes ont été amenées de force dans les attaques, on les
frappait même. Leur cas a été expliqué dans la gacaca. Leurs dossiers sont faits, mais après explication,
on comprend que ce qu’ils ont accompli ils l’ont fait par force. Mais ils sont peu nombreux.”
Innocent133

“Je pense que la gacaca va contribuer à quelque chose. Il y a des gens qui avaient été emprisonnés
malgré leur innocence, et avec la gacaca ils ont été libérés. Je pourrais citer en exemple le cas de cet
homme qui s’appelle Cyprien. Il venait de passer cinq ans en prison. Mais dans la gacaca on a parlé de
lui et du bien qu’il avait fait, et à qui. Suite à cela on a décidé de le libérer. Pour le moment, il est dans
sa famille. Si la gacaca continue dans ce sens et qu’il n’y a pas de mensonges mais la vérité, ce sera bon.
Il faut que ces jalousies disparaissent, et que l’on ne maintienne pas telle personne en prison juste
parce que des malfaiteurs en ont décidé ainsi. Si la population dit la vérité et explique comment les
choses se sont passées, la gacaca sera utile pour rendre justice à beaucoup de gens.”
Samuel134

131

Selon le SNJG, sur 188 juges intègres, 122 ont dû renoncer à leur fonction suite à des témoignages les
accusant de participation au génocide. (Cf. Document sur l’état d’avancement des activités des juridictions
gacaca des cellules opérationnelles et programmes d’activités à venir, SNJG, 21 janvier 2004, in PRI, Rapport
VI, Annexe 3)
132

Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17/07/04, cf. Annexe 2

133

Entretien de PRI avec Innocent, intwali, 23/07/04

134

Entretien de PRI avec Samuel, intwali, 28/07/04

33

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

“Il y a ceux qui seront libérés par la gacaca, et ceux qui seront emprisonnés par elle. Il y a ceux qui ont
été emprisonnés malgré leur innocence. […] Il y en a beaucoup qui sont emprisonnés sans savoir qui
les accuse. […] Mais j’ai confiance dans la gacaca. J’ai surtout confiance en la cellule dont je suis le
président, car je vois que la gacaca va bien fonctionner. […] La chance que nous avons est que la gacaca
va réconcilier les Rwandais. Et chacun sera puni pour son crime, et non pour l’infraction qu’il n’a pas
commise. C’est la réconciliation qui sera en place. En plus, celui auquel on a fait du mal, saura la vérité
sur ce qui s’est passé.”
Donate135

Ce souci d’impartialité et de recherche de la vérité, ces Justes ne le prônent pas uniquement pour
les autres. Ils n’hésitent pas à le mettre eux-mêmes en œuvre y compris, comme dans le cas de
Jean-Bosco136, lorsqu’il s’agit de leur propre famille. Une attitude qui par ailleurs n’est pas sans
présenter certains dangers pour leur sécurité. Ainsi, plusieurs prisonniers ont d’ores et déjà
manifesté leurs inquiétudes lorsqu’ils ont appris que Jean-Bosco avait été élu président de la
juridiction gacaca d’appel. Toutefois, pour Donate, les prisonniers n’ont pas de raison de les
craindre, en rien ils ne seront une menace pour eux :
“Depuis que je suis devenu président, ces derniers [les prisonniers] ont été emprisonnés. Ils n’ont tué
personne chez moi. Ils viendront se défendre devant la juridiction gacaca. Ils ne doivent pas avoir peur
de moi parce que je suis le président de la gacaca. Nous sommes neuf à prendre la décision.”

Sur ce point, il convient de mentionner que les Justes interviewés n’ont été que nouvellement
élus, par conséquent nous ne disposons pas encore de données tangibles sur ce que pourrait être
leur influence réelle sur les autres inyangamugayos. Néanmoins, compte tenu de leur intégrité, on
peut penser qu’ils insuffleront du positif. Ceci reste bien entendu à vérifier.

2.2 Dans le cadre de la réconciliation et du processus démocratique
Leur vision de la réconciliation
Sans généraliser abusivement des positions qui restent, compte tenu de l’échelle de notre enquête,
des opinions individuelles, il se dégage tout de même de l’ensemble des entretiens menés une
vision commune de ces Justes – au demeurant assez réaliste137 – de ce que peut-être la gacaca et, à
travers elle, la réconciliation.
En effet, si l’ensemble des Justes interviewés estiment que la réconciliation est possible, ils
avancent néanmoins un certain nombre de conditions leur paraissant indispensables à la
continuation du processus.
Selon eux, on trouve déjà dans la vie quotidienne des preuves que la réconciliation est possible et
qu’elle a commencé dans les collines. Les éléments les plus fréquemment avancés à titre de
preuve sont les suivants : le fait que des mariages entre personnes hutues et tutsies aient de
135

Entretien de PRI avec Donate, intwali, 29/07/04

136

Cf. Annexe 2

137

En effet, cette vision corrobore en de nombreux points les éléments clés se dégageant de nos recherches
menées depuis le début en province de Kibuye. Cf. notamment PRI, Rapport de Recherche sur la gacaca.
Gacaca et Réconciliation, le cas de Kibuye, Paris/Kigali, mai 2004.

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

34

nouveau lieu, et que l’aide mutuelle, les visites et partages entre personnes de communautés
différentes réapparaissent. Mais également le fait qu’il existe quelques cas où des ex-prisonniers
ont demandé pardon et que ce dernier leur a été accordé par les rescapés138.
“La population n’a pas de problème avec la réconciliation. Parce que parmi la population, la
réconciliation a déjà commencé. Nous avons récemment participé à des mariages entre Hutus et
Tutsis, et cela sans problème. A la campagne les gens s’entraident, se donnent des vaches. Et lorsque
quelqu’un a un problème on le visite et tout le monde vient pour l’aider. […] Alors la population est
plus avancée dans la réconciliation qu’on ne le pense. En fait la réconciliation, quand ça devient de la
politique, ça n’aide pas toujours. On devrait se réconcilier sans impliquer la politique.” 139

Toutefois, s’ils se montrent à certains égards optimistes, ils viennent immédiatement nuancer leur
propos, en expliquant que rien n’est encore joué et que, étant un processus lent, la réconciliation
sera difficile à réaliser. Parmi les obstacles qu’ils mentionnent les trois suivants reviennent
régulièrement. Tout d’abord, la difficulté d’établir la vérité – ils considèrent cette dernière comme
un préalable indispensable à la réconciliation. Ce à quoi ils ajoutent que pour que la population
dise la vérité, il faudrait que soient évoquées “les souffrances des deux côtés”, faisant par là
allusion aux actes de vengeances commis par certains militaires du FPR et rescapés140.
“Prenons le cas d’un conseiller qui m’a remplacé. Il a tué beaucoup de personnes, les unes ont été
mises dans les toilettes après leur mort, d’autres ont tout simplement été laissées sur les collines après
qu’une petite quantité de terre eut été jetée sur leurs corps. Sauf que si on soulève cette question, ils
nous répondent que ceux qui ont tué par vengeance ne seront pas condamnés comme les
génocidaires, parce que ça entre dans les conséquences de la guerre. Mais il n’est pas logique que la
vengeance continue jusqu’à présent, malgré la détention de certaines personnes ! Ça ressemble à la
situation actuelle des prisonniers libérés qui tuent encore des rescapés ! Cela montre que nous sommes
tous malades. Et les preuves sont là ! Actuellement, il est difficile de trouver une personne normale.
Les hommes normaux se réconcilieront entre eux, ce qui ne sera pas possible pour les fous.”
Jean-Bosco141

“Moi je pense que la réconciliation est très difficile lorsque l’on parle seulement de la souffrance d’un
côté, sans parler de celle de l’autre côté.”
Intwalis d’une communauté religieuse142

138

Il convient néanmoins de nuancer les choses en précisant que ces exemples positifs cités restent encore à ce
jour des exceptions. On notera par ailleurs que l’existence de nombreux mariages mixtes, comme par exemple
dans la province de Gitarama, ne semble pas avoir eu une grande influence sur l’ampleur du génocide dans cette
province.
139

Entretien de PRI avec deux intwalis d’une communauté religieuse, 16/07/04

140

Dans son rapport de mai 2004 (cf. Point 4, p. 25), PRI formulait déjà des recommandations similaires en
proposant de “faire noter pendant les premières séances des juridictions gacaca, sur des listes séparées, ceux qui
sont morts dans la période 1990-1994, non à cause du crime de génocide mais pour d’autres raisons, comme des
actes de vengeance. Ces listes pourraient alors être transmises à une commission spécifique [à créer] pour des
investigations ultérieures”, ou aux Parquets pour enquêtes et poursuites des auteurs. On peut regretter que parmi
l’ensemble des nouvelles fiches élaborées par le SNJG et à remplir par les juges gacaca, aucune ne prévoit la
réalisation de ces listes (cf. SNJG, Amasomo Azatangwa Mu Mahugurwa Y’Inyangamugayo Z’Inkiko Gacaca,
Kigali, Nyakanga, 2004).

141

Cf. Annexe 2

142

Entretien de PRI avec deux intwalis d’une communauté religieuse, 16/07/04

35

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Puis ils mettent souvent l’accent sur le manque d’implication et de participation des autorités
locales et des “gens de haut niveau”. A leurs yeux, ces derniers sont d’autant plus à blâmer qu’ils
devraient donner le bon exemple. Enfin, notamment pour ceux d’entre eux qui sont pasteurs, ils
insistent sur le fait que la réconciliation est par excellence le terrain des églises.
“Avant même les politiciens, nous pensons aux églises. Ce sont les églises qui sont le mieux placées
pour cheminer, avec la population, sur le chemin de la réconciliation. […]Par exemple, l’église
catholique n’a jamais demandé pardon avant, mais ils ont quand même une politique de réconciliation.
Il faut faire une différence entre l’église institution et l’église constituée par les gens en eux-mêmes. Il
faut que les deux, l’église institution et l’église à la base, fassent la réconciliation. Mais la réconciliation
n’est pas quelque chose que l’on doit hâter. C’est au niveau individuel que ça se joue. Et puis, c’est
aussi un processus, on ne peut pas dire nous sommes dans la réconciliation. Plusieurs choses sont
nécessaires à la réconciliation, mais il faut un accompagnement des gens, pour aider la population à se
réconcilier. Les enseignants, les prêtres ou les intellectuels doivent être là, pour servir d’exemple. S’ils
ne parviennent pas à se réconcilier, ils ne peuvent pas demander à la population de le faire.”
Idem

Un rôle à jouer dans le processus démocratique ?
Si comme le rappelle Ervin Staub143, la soumission à l’autorité est essentielle au fonctionnement
d’une société, dans le cas du Rwanda, compte tenu de la politique mise en place par le
gouvernement d’alors, cette soumission, manipulée, a mené au génocide. Aussi il nous paraît
qu’un travail mériterait d’être mené sur ce point.
Après analyse d’un ensemble de témoignages, de rescapés comme de détenus, il ressort que le
profond respect de l’autorité constitue une tendance culturelle forte, au sein d’une société
rwandaise très hiérarchisée : “Lorsque l’on est rwandais on exécute systématiquement ce qui est demandé par
l’autorité”. L’internalisation de cette norme est telle, que peu nombreux furent ceux qui ont osé
s’opposer au régime génocidaire, et refuser l’ordre criminel de ce gouvernement de tuer leurs
compatriotes rwandais144.
Dans un tel schéma, sensibiliser la population à l’autonomie et à l’indépendance d’esprit ne peut
se faire ex nihilo. Dès lors, ce que fut le comportement des Justes au moment du génocide
pourrait servir de point de départ, afin d’amener la population à réfléchir sur les limites de la
notion d’obéissance, et de soumission à l’autorité. De par leur comportement, ces intwalis sont la
preuve tangible que l’on peut et même que l’on doit désobéir lorsqu’un gouvernement, même
considéré comme légitime, ordonne de poursuivre une politique ouvertement discriminatoire et
anti-démocratique. Ces Justes pourraient donc, comme pour la gacaca, servir de référents positifs
dans le cadre du processus démocratique en cours. Encore faudrait-il se poser la question de la
place que l’on entend aujourd’hui donner à l’indépendance d’esprit et à l’individualité dans le
paysage politique et social rwandais. Car dans le contexte social actuel, un tel comportement
conduit à s’exposer, et à être considéré, au mieux, comme un “gêneur” par le reste de la
communauté et les autorités. En effet, si le silence reste perçu comme une stratégie de défense
dans une société très hiérarchisée, où la confiance fait fortement défaut, le fait de s’opposer à une
politique injuste implique un engagement considérable, et un courage certain.
143

Cf. Staub, 2002, p.63

144

“Le passé du Rwanda et son histoire récente révèlent une nation caractérisée par une centralisation
gouvernementale et un contrôle social extrêmes. Cette centralisation déniait aux citoyens les occasions de
s’exprimer librement par eux-mêmes et de participer activement et positivement à leur propre gouvernance. Cela
a créé un peuple profondément loyal et craintif envers l’autorité.” [Traduction PRI] Cf. A draft policy on civic
education in Rwanda, National civic education workshop, Kabgayi/Gitarama, 17-19 octobre 2004, p. 1
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

36

Il semble que la mise en place d’une politique honorant et encourageant l’indépendance d’esprit
et une attitude critique obligerait les Rwandais à réfléchir sur la nature réelle de leur propre
attitude pendant le génocide. Que ce soit pour ceux, qui sans pour autant participer directement
optèrent pour une attitude passive mais permissive, mais aussi pour les génocidaires parmi
lesquels le discours de ce détenu libéré est loin de faire figure d’exception : “Ceux qui ont tué l’ont
fait sur ordre de cet Etat qui était en place à l’époque. Et personne n’avait la force de s’y opposer. L’Etat a la
force, le pouvoir. Il est au-dessus de tout le monde.”145 Un tel discours implique, et beaucoup ne s’en
cachent pas, que si l’Etat leur ordonnait à nouveau de tuer, ils le feraient146.
Face à ce sentiment d’irresponsabilité individuelle présent chez un grand nombre de génocidaires,
il est dommageable que, dans les camps de solidarité, les cours d’histoire du génocide ne
mentionnent que très rarement le choix fait par certains Hutus, non seulement de ne pas prendre
part aux massacres, mais d’agir en essayant de sauver certains Tutsis147. Valoriser les actes des
intwalis, mettrait l’accent sur la part incompressible de choix individuel qu’a impliqué la
participation au génocide, invalidant par là même le discours de bon nombre de génocidaires qui
continuent à rejeter la responsabilité sur des tiers : l’Etat, l’administration, les interahamwe, les
colonisateurs belges, etc.
Qui plus est, la mise en avant de cette individualité du choix permettrait de lutter contre un
certain préjugé, prégnant chez un grand nombre de rescapés et rapatriés de 1959, selon lequel
tous les Hutus seraient collectivement responsables du génocide. Une responsabilité collective qui
du même coup dédouanerait tous les génocidaires de leur responsabilité individuelle, les
transformant en de simples exécutants sans réelle volonté.
Un rapatrié de 1959
“Je suis toujours inquiet de ce que dit le gouvernement sur les tueries. Il dit chaque jour que les Tutsis
ont été tués et que les Hutus ont tué. Et ils oublient de mentionner aussi la générosité et la
compassion de certains Hutus qui ont accepté de cacher des Tutsis. Certains de ces Hutus
compatissants ont perdu la vie suite à ces actes de compassion qu’ils ont eus en faveur de Tutsis.”
Un ancien responsable de Kibuye148
“A un moment donné on généralisait, en disant que tous les Hutus avaient été génocidaires. Même
actuellement, certaines personnes le disent. Je pense que de pareils gens sont aussi à décourager. Je
parlais en fait de l’extrémisme des deux côtés. Chez les Hutus, il y a des gens qui ne veulent pas
abandonner, se déshabiller de cette ancienne culture de discrimination. Et puis il y a aussi des Tutsis
qui, vraiment, disent qu’ils veulent rester Tutsis, ne pas entendre parler des Hutus. Qu’en quelque
sorte, il “faudrait tuer ces imbéciles [sous-entendus les Hutus]”.”

Par là, valoriser les actes des Justes, et donc insister sur la notion de responsabilité individuelle,
permettrait d’asseoir la réconciliation, car c’est avant tout à un niveau individuel que les auteurs
vont être jugés, et à un niveau interindividuel que se joue toute la réconciliation. Qui plus est, ne
rien dire de ces intwalis reviendrait implicitement à sous-entendre la responsabilité collective des
Hutus, et donc ne ferait que renforcer la méfiance et les préjugés ethniques déjà existants entre
les groupes sociaux. Ce qui pourrait à long terme devenir un obstacle dans la marche vers l’unité
et la réconciliation souhaitées.
145

Entretien de PRI avec un détenu libéré, Ntongwe, février 2004

146

Entretiens de PRI avec des détenus de la prison de Kibuye, 2002

147

Sur ce point, cf. PRI, Rapport VI. Du camps à la colline, la réintégration des libérés, Kigali/Paris, mai 2004,
notamment pp. 35-38
148

37

Entretien de PRI avec E., 23/08/04
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

3. Exemples d’actions menées dans d’autres pays
Les actes des Justes pendant le génocide pourraient n’être considérés que comme la manifestation
normale de l’humanité partagée par tous en toutes circonstances. En réalité, en temps de guerre,
et plus encore de guerre civile à caractère génocidaire, ces actes tiennent d’un véritable
héroïsme149. Dans d’autres pays, ils ont été valorisés comme tels, et des initiatives ont été prises
pour leur rendre hommage.
3.1 Le cas du Burundi
Ainsi, au Burundi, on recense un certain nombre d’initiatives en ce sens.
Le Réseau des citoyens (RCN) a mis en place un projet dénommé “Appui à la culture des actes
justes”150. Ce projet a pour objectif de “restaurer et promouvoir les valeurs culturelles positives dans la société
civile en vue d’harmonisation des relations entre les composantes de la société […]”. Il vise plus
particulièrement à “stimuler la renaissance des valeurs sociales et culturelles et leur transmission par des acteurs
de la société civile formés aux techniques artistiques de transmission : conteurs, chanteurs, acteurs… Inciter les
artistes à produire des œuvres symboliques relatives à la justice et au respect des droits de l’homme. Lier les valeurs
de la culture […] aux droits humains universels”.
Ces objectifs énoncés pour la société burundaise pourraient tout aussi bien l’être pour la société
rwandaise. D’autant que d’après certains experts, “la culture, sous sa forme artistique, musicale ou
théâtrale, s’est révélée être un outil précieux dans de nombreux pays ayant vécu des situations traumatisantes”151.
Ou encore en avril 2004, s’est tenu sur trois jours un “Sommet des Héros”. Ce sommet a réuni, à
Bujumbura, 170 personnes “ordinaires qui ont accompli des choses extraordinaires aux moments
les plus difficiles et dangereux de la violence ethnique au Burundi”. Pendant ces trois jours, ce
sommet s’était fixé comme objectifs : le partage des expériences entre les héros et les associations
locales œuvrant pour la paix et la réconciliation, le renforcement du rôle de ces héros et
l’élaboration d’une proposition pour leur rôle dans l’avenir comme bâtisseurs de paix, ainsi que
leur valorisation par les autorités et autres invités.
3.2 L’association Yad Vashem en Israël
A Jérusalem, le Mémorial Yad Vashem a mis en place une procédure permettant la
reconnaissance du statut de Juste à une personne ayant agi pendant la Shoah. Cette procédure
comporte trois étapes : la constitution d’un dossier, qui est ensuite examiné, puis, en cas d’accord,
la remise d’une médaille.
A cet effet, l’association a établi un certain nombre de critères152, qui pourraient être transposés
comme suit dans le cas du Rwanda. Pour être reconnue comme un/une “intwalis mu butabazi”, il
conviendrait que :

149

Sur la question des Justes en Bosnie : “It took courage in this war to follow one’s own mind. The humanity
you are looking for, that’s heroism.” (Broz, 2004, p. 475).
150

Cf. RCN-Burundi, Appui à la culture des actes justes, Bujumbura, 2002

151

Cf. McGrew, Laura, Truth, Justice, Reconciliation and Peace in Cambodia : 20 years after the Khmer Rouge,
Phnom Penh, 2000, non publié, p. 42
152

Cf. Annexe 3
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

38

-

La personne ait apporté une aide dans des situations où les Tutsis et les Hutus modérés
étaient impuissants et menacés de mort.
La personne ait été consciente du fait qu'en apportant cette aide, elle risquait sa vie, sa
sécurité et sa liberté personnelle.
La personne n’ait exigé aucune récompense ou compensation matérielle, en contrepartie
de l'aide apportée.
Le sauvetage ou l'aide apportée aient été confirmés par les personnes sauvées, ou attestés
par des témoins directs voire, lorsque c'est possible, par des documents d'archives
authentiques.

L'aide apportée aux Tutsis ou aux Hutus modérés par des non Tutsis peut avoir revêtu des
formes très diverses, qui peuvent néanmoins être regroupées comme suit :
-

Avoir hébergé un Tutsi ou un Hutu modéré chez soi, dans des institutions laïques ou
religieuses, à l'abri de tout regard extérieur.
Avoir aidé un Tutsi à se faire passer pour un non Tutsi en lui procurant de faux papiers
d'identité, ou aidé un Hutu modéré à se procurer de faux papiers d’identité.
Avoir aidé un Tutsi ou un Hutu modéré à gagner un lieu sûr, en lui faisant traverser une
frontière par exemple.
Avoir temporairement adopté pendant le génocide, des enfants tutsis ou de Hutus
modérés poursuivis.

On notera sur ce point qu’un travail en ce sens semble d’ores et déjà avoir été amorcé puisque les
juges gacaca doivent désormais remplir, au cours des séances, un ensemble d’au moins 27 fiches,
visant à recueillir des informations sur le déroulement du génocide, dont l’une est intitulée : “ceux
qui ont sauvé les pourchassés”153.

153

39

Cf. Annexe 1
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Conclusion et Recommandations
Pourquoi les Justes ? Pourquoi parler d’exemplarité et promouvoir une
valorisation de leurs actes ? Autant de questions auxquelles ce rapport s’est efforcé de répondre.
Si l’on voulait résumer les choses on pourrait dire que, de par l’empathie qu’ils ont témoignée vis
à vis des victimes du génocide, ils furent, au moment même du génocide, ce vers quoi l’on peut
penser que la société rwandaise gagnerait à tendre aujourd’hui. Tant justement l’empathie
constitue ce que l’on pourrait considérer comme le stade ultime de la réconciliation154. Dès lors,
on saisit combien ils peuvent jouer un rôle-clé dans le processus de réconciliation et combien à
ce jour cette possibilité demeure sous-exploitée.
Le fait de pratiquer une violence extrême envers d’autres personnes cause leurs propres blessures
aux auteurs de ces actes. Par conséquent, dans un réflexe de protection, les auteurs de crimes
tendent à rejeter des sentiments tels que l’empathie et le remord, se raccrochant plutôt à leur
croyance en l’idéologie génocidaire et à la victimisation155 qui l’accompagne, ainsi qu’à ses
corollaires : le dévaluation des victimes et l’irresponsabilité individuelle ou responsabilité
collective.
Dans ce cadre, les Justes sont l’exemple vivant qu’un choix était possible. Les mettre en avant
permettrait du point de vue des génocidaires de les obliger à penser leur action sous l’angle de la
responsabilité, en leur démontrant qu’ils avaient le choix et que ce choix aujourd’hui demeure, et
peut passer par le fait d’assumer ses actes, et par là d’amorcer un travail de réconciliation. Du côté
des rescapés, valoriser les actes des Justes permet d’humaniser le lien social entre les deux
groupes, en luttant contre la croyance que tous les Hutus sont responsables, une croyance de
nature à fermer la possibilité à tout rapprochement de par le climat de peur et de méfiance qu’elle
entretient.
Nous souhaiterions donc tenter, dans le cadre des recommandations suivantes, de proposer
quelques pistes d’actions concrètes pouvant être mises en œuvre dans une optique de valorisation
de ces Justes.
9 Dans un objectif de rétablissement du lien social et d’humanisation, il nous semble qu’une
place plus importante devrait être faite aux Justes dans le cadre des commémorations
annuelles du génocide156. Il conviendrait d’ailleurs de ne pas se limiter à ce seul événement
154

En effet, si l’on s’appuie notamment sur la modélisalisation de la réconciliation telle qu’envisagée par IDEA
(cf. PRI, Rapport de recherche sur la gacaca, Gacaca et Réconciliation, le cas de Kibuye, Paris/Kigali, mai
2004), l’empathie vient comme troisième étape faisant suite à la coexistence non-violente et au rétablissement de
la confiance. Sur cette notion d’empathie, cf. International Institute for Democracy and Electoral Assitance
(IDEA), La réconciliation après un conflit violent. Un manuel, Série Manuels, Stockholm, 2003.

155

Selon Ervin Staub, la violence est généralement le résultat d’une victimisation passée ou d’une focalisation
d’une idéologie sur une période choisie du passé et présentée comme victimisante. (Staub, 2003, pp. 798-799).
Dans le cas de l’idéologie ayant conduit au génocide de 1994, il s’agirait des périodes coloniale et précoloniale
présentées comme l’apogée de la domination tutsie et parallèlement de l’exploitation injuste des Hutus.

156

“Un aspect de telles politique qui visent à humaniser “l’autre”, serait dans ce cas de donner aux Hutus une
image plus humaine aux yeux des Tutsis. Parmi les diverses manières discutées, un moyen direct et immédiat de
faire cela que nous avons à plusieurs reprises suggéré aux groupes, était que les Hutus qui avaient sauvé la vie de
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

40

annuel, mais de chercher à donner une visibilité beaucoup plus importante à leurs actions en
dehors de cet événement, avec l’organisation par exemple d’un sommet sur les Justes.
9 Ceci pourrait passer par une identification après enquête et un enregistrement de ces
Justes, à l’instar de ce qui est fait par le Mémorial Yad Vashem en Israël. Ainsi, suite à un
nombre déterminé de témoignages de personnes sauvées ou de témoins, un dossier pourrait
être constitué pour les personnes correspondant aux critères établis par les autorités
rwandaises comme constitutifs du statut d’intwali mu butabazi157.
Un département des Justes, en charge de cette activité, pourrait être créé au sein par
exemple de la Direction de la mémoire du Ministère de la Jeunesse, des Sports et de la
Culture (Mijespoc).
Après acceptation des dossiers, des commémorations spécifiques pourraient être
organisées avec une certaine couverture médiatique, visant à sensibiliser la population
aux choix faits par ces personnes.
Donner officiellement un statut à ces Justes permettrait par suite de leur confier un certain
nombre de fonctions au sein de la communauté et dans le travail d’éducation à la paix ou
d’éducation civique158, visant à leur conférer un rôle plus actif dans la reconstruction du Rwanda
après le génocide.
9 Des politiques pourraient donc être mises en place visant à les aider à se porter candidat par
exemple au poste de conciliateurs159, pour ceux d’entre eux qui ne disposent pas de
l’éducation ou du profil social que présentent habituellement les personnes occupant de telles
fonctions.
Par ailleurs, ces juges pourraient être amenés à siéger au sein des juridictions gacaca, avec le titre
par exemple de “Juge honorable”. Il ne s’agit là que de quelques pistes qui toutes tendent à
placer ces Justes à des fonctions socialement valorisées, visant du même coup à valoriser ce
que fut leur comportement pendant le génocide.
9 Dans une optique beaucoup plus directe d’exemplarité, ces Justes pourraient être mis à
contribution en vue de témoigner, que ce soit dans le cadre des camps de solidarité, ou plus
largement dans le cadre d’une politique d’éducation civique, notamment au niveau des enfants.

Tutsis pendant le génocide, et dans certains cas au péril de leur propre vie, soient reconnus et inclus dans la
commémoration annuelle de ces événements tragique.” [Traduction PRI] (Staub, 2003, p. 795).
Voir également sur ce point l’article de Claudine Vidal, “Les commémorations du génocide au Rwanda”, dans
lequel elle souligne le caractère sélectif des commémorations publiques menées au Rwanda sur le génocide de
1994.
157

Cf. pp. 39-40 du présent rapport et Annexe 3

158

En effet, le gouvernement rwandais est en train de développer un programme d’éducation civique, qui se
pense comme “une éducation à l’autonomie, selon laquelle les citoyens s’investissent activement dans leur
propre gouvernance et ne font pas juste qu’accepter passivement des doctrines ou acquiescer aux demandes des
autres.” [Traduction PRI]. Cf., Minaloc, Civic education handbook. Guidelines for content of civic education
activities, Kigali, Septembre 2004, p. 5
159

La nouvelle constitution de 2003 prévoit l’institution au niveau du secteur d’un “Comité de Conciliateurs”
constitué de personnes intègres et destiné à fournir un cadre de conciliation préalable et obligatoire à la saisine
des juridictions de premier degré siégeant pour certaines affaires définies par la loi. Cf. JO, n° spécial du
04/06/2003, article 159 (p.160), ainsi que la loi organique n°17/2004 du 20/06/2004 “portant organisation,
compétence et fonctionnement du comité des conciliateurs”, JO n°spécial du 08/07/2004
41

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Un passage plus explicite sur l’attitude de ces Justes pendant le génocide pourrait
notamment figurer dans les cours d’histoire du génocide dispensés dans les camps de
solidarité, voire même l’organisation de séances de témoignage/discussion entre ces
intwalis et les ex-prisonniers. Ils seraient alors considérés comme des formateurs à part
entière.
Par ailleurs, que ce soit dans des programmes ou structures gouvernementales, ou en dehors,
dans le cadre d’actions communautaires160, ces Justes pourraient de par leur témoignage
motiver une réflexion et un certain engagement. Cette dimension là pourrait notamment être
abordée dans le cadre de programmes d’éducation civique dispensés à l’égard des enfants. En
effet, comme le souligne le psychiatre rwandais Naasson Munyandamutsa161, les enfants
constituent “le maillon le plus fragile des groupes ou des sociétés victimes de la violence
d’Etat”. Pourtant, ce sont ces mêmes enfants qui “unissent les familles et les perpétuent”.
Mener un travail à leur égard s’avère donc indispensable, les Justes pourraient y jouer en partie
un rôle, offrant un modèle de référent alternatif.

160

Cette dimension communautaire, où l’on pourrait envisager un investissement de ces Justes dans le cadre
associatif par exemple, ne doit pas être sous-estimée, tant elle est importante. Car comme le fait remarquer le
Professeur Naasson Munyandamutsa notamment, “si l’ordre de la réconciliation est lancé par les Etats ou par les
grands de ce monde, les victimes se replient sur elles-mêmes dans une stratégie défensive” (in Munyandamutsa,
Naasson, Question du sens et des repères dans le traumatisme psychique. Réflexions autour de l’observation
clinique d’enfants et d’adolescents survivants du génocide rwandais de 1994, Genève, Médecine & Hygiène,
2001, p. 91). Or cet investissement ne pourra s’enclencher que si ces Justes sont ouvertement valorisés et
présentés comme des personnes de référence.
161

Munyandamutsa, 2001, p. 37
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

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Glossaire
Abashingwe : groupe identifié comme Tutsi, il semble que ce soit le nom d’un clan
Bahimas : grands éleveurs du Nord-Est du Rwanda (Umutara), ils étaient vus comme complices
du FPR et furent également persécutés pendant le génocide
Bazungu : les blancs, les européens, populations blanches (sing. Muzungu)
Gacaca : littéralement “gazon”, réunion des gens pour régler un litige à l’amiable, ou pour tenter
de réconcilier des personnes ; par extension, nom donné au lieu où ces gens se réunissent et
aujourd’hui aux nouvelles juridictions chargées de juger, en partie, le contentieux du génocide
Ibyitso : complice
Imfura : noble de naissance, de sang, se dit également d’une personne qui se distingue par sa
grandeur d’âme
Ingando : terme utilisé pour les “camps de solidarité”, littéralement signifie étape (lieu d’arrêt ou
de cantonnement) ; campement pour plusieurs personnes
Inkotanyi : littéralement “combattants infatigables”, nom que se donnaient les membres du FPR
en référence à une armée du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, le sigle du FPR est toujours
doublé du terme Inkotanyi
Interahamwe : milice du MRND, littéralement signifie ceux qui travaillent ensemble
Intwali : renvoie au héros, au courageux, à celui qui ne recule pas devant les obstacles
Intwali mu butabazi : sauveur héroïque (terme forgé)
Inyamugayo : personne intègre, juges gacaca
Inyenzi : littéralement signifie “cafard”, “cancrelat”. Ce terme fut utilisé pour qualifier les Tutsis
ayant “envahi” le Rwanda en 1960, et réapparu en 1990 en référence aux membres du FPR.
Kinyarwanda : langue officielle du Rwanda, avec le français et l’anglais

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PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Sigles utilisés
AGR/FAR : Armée Gouvernementale Rwandaise
APR/RPA : Armée Patriotique Rwandaise/Rwandan Patriotic Army, armée du FPR
AVEGA : Association des Veuves du Génocide Agahozo (consolatrice)
CDR : Coalition pour la Défense de la République, parti extrémiste hutu créé à la suite d’une
scission au sein du MRND
CNUR : Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation
FAR/AGR : Forces Armées Rwandaises (avant juillet 1994)
FARG : Fonds d’Assistance pour les Rescapés du Génocide. (Son nom exact étant celui de
Fonds National pour l’assistance aux victimes les plus nécessiteuses du génocide et des massacres
perpétrés au Rwanda entre le 1er octobre 1990 et le 1 décembre 1994)
FPR/RPF : Front Patriotique Rwandais/Rwandan Patriotic Front
HRW : Human Rights Watch
Ibuka : “Souviens toi” en kinyarwanda, actuellement la plus grande association de victimes du
génocide au Rwanda.
IPESAR : Institut Presbytérien d’Economie et des Sciences Appliquées de Rubengera, dans la
province de Kibuye
MINALOC : Ministère de l’Administration Locale, du Développement Communautaire et des
Affaires Sociales
MDR : Mouvement Démocratique Républicain, principal parti d’opposition au parti
d’Habyarimana, le MNRD
MNRD : Mouvement National Révolutionnaire pour le Développement, devient en 1993 le
MRND/Mouvement Républicain National pour le Développement et la Démocratie, parti au
pouvoir sous le régime de l’ancien président Habyarimana (1975-1994)
ONG : Organisation Non Gouvernementale
Opération Turquoise : Opération menée au Rwanda par les Français de juin à août 1994.
PDC : Parti Démocratique Chrétien, parti modéré d’opposition appuyant fermement le régime
d’Habyarimana et non reconnu par le Christian Democratic International
PL : Parti Libéral, parti urbain, modéré et de “centre-droit”, qui comptait comme membres
plusieurs hommes d’affaires tutsis et personnes de parentage mixte (Hutsis).

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

44

Pouvoir Hutu/Hutu power : Mouvement extrémiste hutu prônant la “solution finale”, il
comptait des membres au sein non seulement du CDR et du MRND, mais également dans des
partis politiques dits plus modérés et d’opposition, comme le MDR, le PDC, le PL, ou encore le
PSD. Chacun de ces partis comptait en son sein son groupe “power”.
PRI : Penal Reform International
PSD : Parti Social Démocrate, parti modéré de ‘centre-gauche’, connu comme le “parti des
intellectuels”
RCN : Réseau des Citoyens/Citizen Network
RPA : voir APR
RPF : voir FPR
SNJG : Service National des Juridictions Gacaca
TIG : Travail d’Intérêt Général
UNHCR : United Nations High Commission for Refugees
ZPH : Zone de Protection Humanitaire au Rwanda, sécurisée à la suite de l’Opération
Turquoise, connue aussi en tant que “secteur 4”.

45

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Bibliographie
Ouvrages et articles
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Evil Time. Portraits of Complicity and Resistance in the Bosnian War; New York, Other Press, 2004
Dallaire, Roméo, J’ai serré la main du Diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Outremont, Libre
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Prunier, Gérard, The Rwanda Crisis. History of a Genocide, Kampala, Fountain Publishers, 2nd edition,
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47

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

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RCN-Burundi, Appui à la culture des actes justes, Bujumbura, 2002
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Z’Inkiko Gacaca, SNJG, Kigali, 2004
Service National des Juridictions Gacaca, Document sur l’état d’avancement des activités des juridictions
gacaca des cellules opérationnelles et programmes d’activités à venir, 21 janvier 2004
Service National des Juridictions Gacaca, Système scientifique de collecte, d’acheminement et de classement
électronique des informations collectées au cours des séances des Juridictions Gacaca, Rapport provisoire,
Expertise faite par Prof. Joseph Nsengimana, Ing. Jean Rubagenga, Mr Gaetan Gatarayiha et Me
Pierre Claver Zitoni, République du Rwanda, SNJG, Kigali, 14 avril 2004

Lois et projets de lois cités
Loi n° 47/2001 du 18/12/2001 portant répression des crimes de discrimination et pratique du sectarisme,
Journal Officiel de la République du Rwanda/JO n°4 du 15/02/2002
La Constitution de la République du Rwanda, JO n° spécial du 4 juin 2003, pp. 119-174
Loi n°33 bis/2003 réprimant le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, JO, n°21
du 01/11/2003
Loi Gacaca, Loi organique n°16/2004 du 19/06/2004, JO n° spécial du 19/06/2004
Loi organique n°17/2004 du 20/06/2004 portant organisation, compétence et fonctionnement du comité des
conciliateurs, JO n° spécial du 08/07/2004

Presse et communiqués
Hirondelle News Agency, Actualités, 19 juillet 2004
Inkiko Gacaca (Journal du Ministère de la Justice sur la gacaca)
New Times
Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération, Note verbale, 13 octobre 2004 [N°
0333/09.01/CAB/04]
Union Européenne, Déclaration de la présidence au nom de l'Union européenne sur la déclaration du
gouvernement du Rwanda concernant le rapport parlementaire consacré à l'idéologie génocidaire, Conseil de
l’Union Européenne, Bruxelles, 6 octobre 2004 [13110/04, Presse 285]
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

48

Sites internet
Agence Hirondelle auprès du TPIR : http://www.hirondelle.org/
Comité français de Yad Vashem : http://www.col.fr/yadvashem/comite.html
Yad Vashem : http://www.yad-vashem.org.il/

Matériel d’enquête
Entretiens auprès des Justes (15)
Chrizostome, intwali, 15/07/04
Célestin, intwali, 13/08/04
Communauté religieuse, intwali (2), 16/07/04
Canisius, intwali, 27/07/04
Emmanuel, intwali, 22/07/04
Alice, intwali, 17/07/04
Jean-Paul, intwali, 28/07/04
Donate, intwali, 29/07/04
Dieudonné, intwali, 14/08/04
Cancilide, intwali, 29/07/04
Jean-Bosco, intwali, 17/07/04
Antoine, intwali, 15/07/04
Innocent, intwali, 23/07/04
Samuel, intwali 28/07/04
Entretiens auprès des rescapés sauvés par ces Justes (17)
Sophie, rescapée, 23/07/04
Anne, rescapée, 13/08/04
Télésphore, rescapé, 22/07/04
Janvier, rescapé, 14/08/04
Monique, rescapée, 22/07/04
Thérèse, rescapée, 14/08/04
Augustin, rescapé, 28/07/04
Ancile, rescapée, 22/08/04
Didacienne, rescapée, 12/08/04
Consulie, rescapée, 13/08/04
Aurore, rescapée, 13/08/04
Catherine, rescapée 03/09/04
Béata, rescapée, 17/07/04
Xavérine, rescapée, 12/07/04
Violette, rescapée, 9/08/04
Claudine, rescapée, juin 2004
Gisèle, rescapée, 22/07/04

49

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Entretiens auprès de témoins (5)
Joseph, témoin, 23/08/04
Enseignant, témoin, 17/07/04
Eugène, témoin, 16/08/04
Christophe, témoin, 13/08/04
Charlotte, témoin/rescapée, Kigali, date indéterminée
Autres entretiens (4)
Entretien avec Xavier, CNUR, 06/08/04
Entretien avec WN, Président d’Ibuka de district, Province de Gitarama, 14/09/04
Entretien avec Egide, Secrétaire Exécutif d’Ibuka, 30/07/04
Entretien avec des représentantes d’Avega, 08/09/04
Dossier d’Umuohoza, PRI, 24/08/2004

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

50

Annexes

51

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Annexe 1 - SNJG, Fiche du système scientifique de collecte, 2004
SERVICE NATIONAL CHARGE DES JURDICTIONS GACACA
Ceux qui ont sauvé les pourchassés

Cellule

Secteur

District/Ville

Province/Ville de Kigali

Celui qui a sauvé
Tous les noms (premièrement celui qui lui a été donné par
sa famille, de baptême, puis le surnom)

Année de naissance

Sexe

Est-il
accusé
génocide ?
Oui/non

Sexe

Noms de son
père

de

Est-il
vivant?
Oui/non

Est-il mort
du génocide ?
Oui/non

Noms de
son père

Noms
de sa mère

Noms de
sa mère

Il a été sauvé en date
du....... jusque…..

Le lieu du
sauvetage

Y est-il mort?
Oui/non

Ceux qu’il a sauvés
Tous les noms (premièrement celui qui lui a été donné par
sa famille, de baptême, puis le surnom)

Année de naissance

Les noms et signatures des membres du siège
1
6

2
7

3
8
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

4

5

9

Date,,,,,,,,
52

Annexe 2
Entretien de PRI avec Jean-Bosco, intwali, 17 juillet 2004
Présentation d’extraits
Jean-Bosco
Mon nom est Jean-Bosco et je suis originaire du secteur de Gasura, cellule Nyabihanga, ville de
Kibuye. Résidant à Bwishyura, j’ai quitté Gasura après la guerre afin de m’installer à Kiniha. Je
travaille chez Rwandatel, comme technicien. Marié, j’ai mes quatre propres enfants, ainsi que
quatre autres enfants adoptifs. Je suis âgé de 53 ans, et membre de l’Eglise Presbytérienne.

Mon père avait quatre femmes, toutes étaient hutues. Il n’a jamais eu l’esprit de ségrégation
ethnique. En ce sens, s’il me poussait souvent à me marier, peu importait pour lui l’ethnie, du
moment que j’avais une épouse. Et même si mon père luttait contre les “abashingwe” ou
“abahima”162, que tous considéraient comme des porte-malheur, mes parents admiraient ma
femme. Ils ne m’ont jamais menacé pour avoir épousé une Tutsie.

Je suis le second fils de sa première femme, une position intéressante, puisqu’elle fait de moi
l’aîné de toute la famille. Nous sommes tous unis, de sorte que c’est moi qui demande la main des
filles pour mes frères.
Les relations sociales entre les groupes ethniques avant le génocide
Les relations sociales entre Hutus et Tutsis avant le génocide étaient tout à fait bonnes, en tout
cas pour ma famille.
Je me souviens qu’en 1959, nous avons caché des Tutsis ainsi que leurs biens et vivres (comme
les haricots, le sorghos, etc.) pour les leur remettre après la guerre. En fait les Tutsis restaient
dans la bananeraie pendant la journée, et venaient chez nous la nuit.
En 1963 et 1973, il est vrai que leurs maisons furent brûlées, et certaines de leurs vaches mangées,
nous avons néanmoins conservé leurs biens, tels que des vaches, des habits etc.
Naturellement, on sait bien que dans la société, il existe des sages et des malfaiteurs. Et même si
presque tous les habitants de Gasura étaient sages, il y avait également des petits groupes de
malfaiteurs qui voulaient s’approprier les biens d’autrui, tels que les champs, les bananeraies, etc.
Certes il existait des conflits, mais qui n’ont pas entraîné de dégâts humains.

Toutefois la confiance au sein de la population n’était pas totale, surtout dans les cas de servage
où les uns disaient qu’ils étaient mal traités à cause de leur ethnie.
Ça dépendait aussi des chefs. Par exemple S. était un homme doux, alors que K. était vraiment
méchant et menaçait les gens en raison de leur ethnie. S. était un homme sage, qui résidait à
Gasura depuis 1959 et a pris la fuite en 1963. A ce jour il n’est pas revenu. Ses enfants quant à
eux, sont retournés dans le pays et me visitent souvent.


162

Il s’agit là de deux groupes identifiés comme Tutsis. Abashingwe semble être le nom d’un clan. Quant aux
Bahimas, grands éleveurs du Nord-est de Rwanda (Umutara), ils étaient vus comme complices du FPR et furent
également persécutés pendant le génocide.

53

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Les conflits ont débuté en 1959, j’avais 9 ans, et se sont poursuivis en 1963 au moment où ils
parlaient des attaques des inyenzi163. Puis ils ont continué en1973 et 1990 lors des attaques des
inkotanyi. Mais ici, à Gasura, nous n’avons pas connu de massacres, même pas à Gitesi. En
revanche à Gishyita, ils ont brûlé les maisons, volé et mangé les vaches des Tutsis.
En 1959, notre secteur n’a pas connu de victimes, tout comme en 1963 et 1973. En 1990 on n’a
pas massacré de personnes, ils en ont seulement emprisonné certaines, considérées comme
complices des inkotanyi164. Sauf en 1992, où l’on a tué des Tutsis, surtout dans l’ex-commune de
Rwamatamu et à Gishyita. A l’avènement des massacres dans notre secteur, j’ai directement fait
alerter les autorités, car je secondais le responsable de cellule. Bien sûr, quelques maisons ont été
brûlées, mais on n’a pas pu empêcher la tuerie des Tutsis.

Moi, j’étais un vrai partisan du MRND165, j’avais même des photos du président Habyarimana
chez moi. Même le jour de mon arrestation, quand ils disaient que j’étais partisan du MRND, je
n’ai jamais renié ce parti. Je me suis défendu en disant que dans les statuts du MRND, il n’existait
aucune clause qui autorisait les massacres.
A Gasura, il y avait différents partis politiques166 : MRND, PL, PSD, PDC et MDR, mais le CDR
était exclu dans ce secteur. Les drapeaux de tous ces partis étaient tous rassemblés, de sorte qu’en
cas de pluie, n’importe quel partisan les abritait tous. Tous les partis se complétaient
mutuellement. En fait, même les personnes étrangères à Gasura, disaient que Gasura était une
ambassade des partis. A Gasura, c’était extraordinaire.
Le choc du génocide
Nous aussi nous avons été surpris par les massacres de 1994. On croyait que les choses allaient se
dérouler comme en 1973. On ne savait pas qu’ils avaient préparé les militaires à massacrer les
Tutsis avec leurs armes. C’est grâce aux armes modernes que l’on a massacré plusieurs personnes.
Vraiment, c’était incroyable de tuer une personne innocente ! Ce fut une année surprenante. On
n’imaginait pas que les tueries puissent avoir lieu jusque dans les Eglises. Jusqu’à présent même, je
me demande quelle est l’origine des massacres à Gasura ! C’est une question qui reste encore sans
réponse.

A mon avis, je crois que c’est l’absence ou le manque de foi en Dieu, alors que Satan a aussi une
forte puissance. Il a le pouvoir de tromper n’importe quelle personne, et ce malgré son
intelligence.
La situation s’est aggravée, parce que même ceux que l’on considérait comme chrétiens, en réalité
ils n’étaient pas de vrais chrétiens. Les Eglises, elles aussi, ont joué un rôle.
Je me rappelle très bien qu’en 1980, au moment où nous préparions le mariage, un prêtre de
Nyundo, Sibomana, a demandé à mon épouse si elle était sûre de vouloir se marier avec un Hutu.
Ce prêtre était un Tutsi qui fut tué pendant le génocide, dans la paroisse de Biruyi. J’avais
163

Inyenzi: littéralement signifie “cafard”, “cancrelat”. Ce terme fut utilisé pour qualifier les Tutsis ayant
“envahi” le Rwanda en 1960, et réapparu en 1990 en référence aux membres du FPR.
164

Inkotanyi : littéralement signifie “combattants infatigables”, nom que se donnaient les membres du FPR en
référence à une armée du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, le sigle du FPR est toujours doublé du terme
Inkotanyi.

165

MRND: Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique créé par Juvénal
Habyarimana en 1975 et reconverti lors de la naissance du multipartisme en 1991, en Mouvement Républicain
National pour la Démocratie et de Développement, le parti gouvernemental dominant.

166

PL : Parti Libéral ; PSD : Parti Social Démocrate ; MDR : Mouvement Démocratique Républicain ; PDC :
Parti Démocrate Chrétien ; CDR : Coalition pour la Défense de la République (un parti extrémiste anti-Tutsis
qui collaborait avec le MNRD).
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

54

l’ambition de me marier d’une façon chrétienne, mais comme ce prêtre a persévéré à ne pas
vouloir célébrer notre mariage, je me suis décidé à cohabiter avec elle sans mariage religieux. Puis
j’ai conduit ma femme à l’Eglise Presbytérienne. De ce fait mon beau père, en représailles, fut
privé par le prêtre de quelques sacrements, alors même qu’il était heureux de me donner sa fille
en mariage. Mais finalement, d’autres prêtres sont intervenus pour rétablir ce papa dans ses
droits. Je me souviens qu’un jour, ma femme lui a répondu qu’elle était prête à me laisser si ce
prêtre acceptait de l’épouser167. Le jour même je suis parti avec elle.

Il y a aussi une mauvaise idéologie présente au sein de la population depuis longtemps. Les
ethnies ont été enseignées dans les écoles, à tous les niveaux. Je n’ai pas étudié, mais je le sais
quand même car j’ai fait six ans d’école primaire. Pour mieux instruire les enfants en la matière, ils
constituaient des équipes différentes, l’une hutue et l’autre tutsie. C’était aux alentours de 1963.
Je condamne aussi les personnes comme les Belges qui ont introduit les ethnies sur les pièces
d’identité.

Même si pendant les guerres qui ont eu lieu en 1963, 1969 et 1973, ma famille avaient réussi à
conserver les biens des Tutsis, les massacres de 1994 ont dépassé de loin nos moyens.
Le génocide à Gasura :
La guerre de 1994 fut une guerre terrible. Les personnes se sont entretuées sans cesse. Ainsi chez
nous, à Gasura, les tueries ont débuté le 12 avril 1994, et ce jusqu’au mois de juin. Ce n’est
qu’avec l’arrivée des Français que les tueries ont cessé.

C’est difficile de trouver une famille qui n’ait pas participé aux massacres. Même les femmes y ont
pris part. Peu de personnes ont été soumises à la contrainte pour participer aux massacres.
Toutefois, ici pas loin, à Rusenyi, ex-commune de Gishyita, les autorités ont obligé tout le monde
à participer. Ce qui n’était pas le cas à Gasura, où chacun a agi selon sa propre volonté. Nous
voyions ça comme un miracle, mais la situation s’est aggravée après l’arrivée des gendarmes.

Je ne peux pas nier ou affirmer que les autorités aient tenu des réunions de sensibilisation,
puisque je n’ai jamais participé à de telles réunions. Et mes frères ne me disaient pas la vérité.
Tantôt ils disaient que ces réunions existaient, tantôt ils démentaient.

De façon générale, ici, aucune autorité n’a sensibilisé, sauf quelques responsables et un certain
Cyimana de Nyabihanga, qui avait tendance à pousser les gens à participer. Je me souviens
seulement d’un cas, où les gendarmes ont dit aux personnes qui étaient en train de brûler des
maisons, qu’elles devaient tuer au lieu de brûler. En fait je peux affirmer que c’est par eux que les
génocidaires ont gagné le courage de massacrer.
Un jour, au cours d’une réunion, j’ai posé la question de savoir quels étaient les vrais motifs de
poursuite des Tutsis […], mais ils n’ont pas répondu à cette question. En fait, mes paroles les
cassaient souvent, c’est pourquoi ils ne m’admiraient pas.
En fait, jusqu’à présent, personne n’a trouvé une réponse à la question de savoir pourquoi le
génocide a pris une telle ampleur, moi aussi ça me dépasse…
Participation et résistance au génocide
Je ne peux pas prétendre que c’est moi qui ai sauvé les victimes, c’est plutôt Dieu qui l’a fait. A
part Dieu, personne n’était capable de le faire.

167

55

Sous-entendant par là que rien ne pourrait l’empêcher de vivre avec l’homme qu’elle avait choisi
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Il y a d’autres personnes dans ma famille qui ont accepté mes conseils et n’ont pas suivi les
génocidaires. Ainsi mes frères maternels n’ont pas participé, ils sont tous là. Toutefois, la plupart
de mes frères ont pris part aux massacres. Ce sont surtout les frères de la seconde femme de mon
père qui ont activement participé. Ce qui m’a étonné c’est leur changement subit d’attitude. Ma
famille de Birya168 était assez large, et actuellement plus de dix personnes de ma famille sont
détenues. Si on ne peut pas en déduire que toute la population a commis les massacres, la
majorité a quand même participé.

Il ne faut pas ignorer l’existence de ces personnes qui ont résisté, même si elles sont moins
nombreuses. Sur cent personnes, on en trouve deux ou trois seulement. Surtout que c’était
risquer sa vie.

Je me souviens d’un jour, où mes frères sont venus chez moi avec d’autres génocidaires pour me
demander d’aller au camp réclamer des armes pour eux. Je les ai questionnés sur l’utilité de ces
armes, et ils m’ont répondu que c’était pour combattre les Tutsis. J’ai répliqué que je n’étais pas
en mesure d’obtenir ces armes car je n’étais ni militaire, ni une autorité. J’ai ajouté que je savais
très bien qu’il s’agissait d’armes plutôt pour massacrer les Tutsis que pour les combattre. J’ai
catégoriquement refusé parce que j’avais peur de devoir par suite participer avec eux aux tueries.
Grâce à Dieu, ils ont quitté la maison sans causer de dégâts. J’ai même refusé de manger les
viandes qu’ils m’apportaient.

Les génocidaires m’ont également proposé de participer aux rondes. Mais après avoir compris
qu’elles avaient pour but les tueries, je n’ai jamais accepté d’être présent à la ronde ou sur la
barrière. J’ai passé tout mon temps chez moi.

Un jour le préfet [après le génocide] m’a demandé pourquoi je ne m’étais pas exilé, alors que j’avais
des liens familiaux avec Kayishema169. Je lui ai répondu que chacun avait ses propres pensées !

Ce qui est dommage, c’est que presque tous les génocidaires étaient chrétiens. Même si nous
sommes tous baptisés, nous n’avons pas la même foi. Donc tout ça dépendait de l’humanité de
chacun. J’ai même essayé de les sensibiliser, mais ça n’a rien donné. Ils me répondaient qu’ils
voulaient faire fortune ou encore bénéficier des viandes. On peut citer le cas de Maurice, Moïse et
Bertrand170 qui ont participé activement aux massacres, et qui se contentaient de m’exiger de
l’argent au lieu de suivre mes conseils.

Je me souviens d’un jour, où Cyamatare a exigé une grande parcelle de bananeraies parce qu’il
avait tué plusieurs personnes. En cas de continuation de la guerre, les génocidaires se seraient
vraisemblablement entretués pour les fortunes volées. Par exemple au mois de juillet, ils se sont
mutuellement combattus, au point d’utiliser des grenades. Cela parce qu’ils n’arrivaient pas à se
mettre d’accord sur le partage des champs des Tutsis tués, ainsi que pour d’autres biens.

La chance que nous avons eue est que la guerre se soit terminée sans que ma femme et le reste de
mes frères aient été tués. Personnellement j’avais un grand problème, car moi aussi j’avais une
168

Famille du côté de son père

169

Kayishema, Clément : ancien préfet de Kibuye, il a été condamné le 21 mai 1999 à l'emprisonnement à vie
par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), pour participation aux massacres de Tutsis à l'église
catholique et au home Saint-Jean de Kibuye, au stade Gatwaro, à l'église de Mubuga, ainsi qu’à Bisesero.
(Cf. Agence Hirondelle auprès du TPIR : http://www.hirondelle.org/)

170

Ses frères
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

56

femme tutsie. Je remercie Dieu du fait qu’ici à Kibuye, les interahamwe n’ont pas tué les femmes
tutsies dont les maris étaient hutus. Alors qu’ils les avaient tuées à Gishyita, à Rusenyi, à
Rwamatamu, donc partout. Même s’ils disaient que nos femmes seraient leur dessert au moment
de l’enterrement d’Habyarimana, Dieu les a protégées. Ils ont échoué au nom du Christ.
Mes frères m’ont respecté, certainement parce que c’était moi qui réglais les conflits de famille, et
peut être aussi eu égard à ma fonction. Ils étaient même convaincus de la parole de Dieu,
puisqu’ils admettaient mon raisonnement. Je crois que c’est la seule raison qui les a empêchés de
tuer ma femme.
Bien que pendant la guerre leur vision ait un peu changé, ils n’ont jamais visé ma femme, ni
même demandé de l’argent pour elle. Aucun de mes frères n’a jamais menacé ma femme. Elle n’a
même pas eu à se cacher. Elle restait à la maison, sans problème, même au moment des attaques.

Parmi les génocidaires, on trouvait mes frères ainsi que mes amis habituels. Le fait de cacher les
victimes était un secret absolu. Je ne pouvais même pas le dire à mon enfant, de peur qu’il aille le
signaler à une autre personne. Ma seule et unique confidente fut ma femme. Je n’avais confiance
qu’en mes frères et même eux n’étaient pas au courant, je le faisais en secret.
C’est mon beau frère, Pierre qui m’a aidé. Comme il participait aussi aux massacres, il m’avisait
tout le temps de leur programme afin que je prenne les dispositions nécessaires, comme les faire
sortir de la maison pour les orienter vers la brousse. En tout cas il était difficile de protéger une
personne jusqu’à la fin de la guerre, surtout aux moments où les tueries furent les plus intenses.
C’était difficile. Surtout qu’une fois identifié comme ayant caché une victime, tu étais poursuivi
jusqu’à la mort. Toutefois, il y a eu des chrétiens qui se sont sacrifiés pour les autres. Même s’il est
dit que tous les Hutus ont participé aux massacres, ce n’était pas le cas. Certains ont accepté
d’être torturés pour que d’autres soient sauvés.
Si les génocidaires trouvaient une victime chez toi, ils pouvaient te tuer, te torturer, te prendre
tous tes biens, ou encore t’obliger à la tuer toi-même. Par exemple, il y a quelqu’un d’ici, à
Gasura, qui a refusé de participer aux massacres et à qui l’on a coupé la jambe. Il réside dans la
cellule Gafurugutu. Il a caché des Tutsis, ainsi que leurs biens, y compris ceux du Maire. Les
interahamwe sont venus pour les récupérer et il a refusé. Alors pour sanction, ils lui ont coupé la
jambe. Il est Hutu. Il a voulu protéger des personnes ainsi que leurs biens, mais finalement il a
perdu ses propres biens ainsi que sa jambe. Actuellement, il est assisté par le FARG. Il a gardé le
silence et n’a pas indiqué l’endroit où Nickel se trouvait. Nickel a donc pu prendre le bateau qui
l’a aidé à fuir vers le Congo. Auparavant il était enseignant, mais actuellement il assure l’intérim
du Maire.

Je ne peux pas me vanter d’avoir moi-même sauvé ces victimes, c’est plutôt Dieu qui l’a fait. Car
c’est Dieu qui orchestre la vie de chacun.
En fait, les personnes s’entretuaient tellement, qu’une personne pouvait aller jusqu’à tuer sa
femme, son enfant, sa belle mère, ses petits fils, ou comploter contre eux.
Cacher une personne était vraiment difficile. Mais, nous sommes tout de même parvenus à cacher
quelques victimes. Ils passaient la journée dans la brousse, et revenaient à la maison seulement
pendant la nuit, car à Gasura les génocidaires ne tuaient que pendant la journée. Pour ne pas
mourir de faim, ils partaient avec des aliments dans des sachets, parce qu’ils restaient toute la
journée dans la brousse ou sous les ponts à cause de poursuites. Tous les jours, les génocidaires
effectuaient des attaques et des fouilles.


57

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

C’est comme ça que Nahimana, un intercommunal171, a disparu, et jusqu’à présent est resté sans
trace ! Il était particulièrement visé par les interahamwe, de sorte qu’ils ont décidé de fouiller
partout jusqu’à ce qu’ils le trouvent. Ils ont mené une attaque de cent personnes, pour fouiller
chaque brousse. C’est à ce moment là qu’ils ont tué beaucoup de victimes, y compris
Bonaventure. Ils ont su que ce dernier s’était caché chez moi car il portait mes vêtements. Pour
me narguer ils l’ont amené chez moi pour le tuer.
Succès et échec
Mise à part la petite fille prénommée Umutoni, originaire de Rubengera, qui est venue chez moi
le 19 avril 1994, suite aux massacres du stade du 18 avril 1994, toutes les autres victimes ne sont
arrivées qu’après le 20 avril.172
Umutoni était toute petite et étudiait en quatrième année de primaire. Elle était
couverte de sang et nous l’avons recueillie. Grâce aux miracles de Dieu, elle ressemblait à ma
femme. Les génocidaires venaient chez moi, mais ils ne l’ont jamais touchée, en revanche ils ont
tué toute sa famille. Nous sommes restés avec cet enfant jusqu’à la fin de l’année, je l’ai donc
emmenée à l’école avec mes enfants, puis ici à l’usine. Puis au mois de décembre vers la fin du
trimestre, elle a trouvé quelqu’un de sa colline en ville, et l’a poursuivi inconsciemment. Elle était
originaire de Mabanza. J’ai lancé des communiqués à la radio, et finalement, après un mois, elle
est revenue chez moi accompagnée du mari de sa tante. Ils avaient apporté quantité de jus à titre
de remerciement. Actuellement, elle étudie à l’IPESAR de Rubengera. Pendant le deuil d’avril
2004, elle a connu le trauma et a fait envoyer quelqu’un pour m’aviser. Je me suis rendu à l’hôpital
pour y passer deux jours. Elle ne se nourrissait pas, et je suis parvenu à la faire manger, ainsi qu’à
boire du lait. Nous avons longuement discuté, jusqu’à ce que le trauma disparaisse.
Je ne quittais pas la maison, et je recourais à l’argent pour corrompre les génocidaires. C’est ainsi
que je procédais. Cependant, certains ont été tués après avoir passé à peu près une semaine chez
moi. Dans un premier temps j’avais payé pour qu’ils soient épargnés, mais finalement les
génocidaires sont revenus pour les tuer. Parmi eux on peut citer Thadde et Bonaventure. Ils ont
fait sortir ces derniers de leur cachette, à côté de chez moi, c’était vraiment terrible.
En vérité les massacres se sont poursuivis à Gasura, dans la cellule Nyabihanga. Certains de mes
petits frères ont participé aux massacres. J’ai essayé de les en empêcher, je suis même allé jusqu’à
leur proposer de l’argent, mais ils ont refusé.
J’ai payé pour Thadde, pour Bonaventure, ainsi que pour la fille, Umutoni, dont je vous ai parlé
et dit qu’elle vivait chez moi. C’est ma femme qui a payé pour elle, 500 francs rwandais. J’ai
également payé pour un enfant qui était mon berger et dont j’ignore le nom. Ce n’était pas
beaucoup d’argent. Dans la plupart des cas, ce n’était pas plus de 2000 francs rwandais, voire
seulement quelques centaines de francs rwandais. Seul le jour où j’ai été battu, j’ai dû donner

171

Intercommunal : Agent détaché du ministère des Finances affecté dans la préfecture, contrôleur des finances
communal.
172

Les dates données par l’interviewé ne semblent pas toujours correctes, ce qui dix ans après les faits peut
sembler compréhensible. A titre de repère, sont mentionnées ci-après quelques dates des événements importants
ayant marqué le génocide :
- 06/04/94 : Attentat contre l’avion du président Habyarimana
- 07/04/94 : Début des massacres d’opposants politiques et reprise des combats entre le FPR et l’AGR (Armée
gouvernemental rwandaise) ; Début du génocide des Tutsis et des massacres dans la population
- 16-17/04/94 : Tueries au Stade Gatwaro et à la Paroisse de Kibuye
- Avril - Juin 1994 : Résistance dans les montagnes de Bisesero avec des tueries massives les 28-29 avril et le 13
mai 1994
- Fin juin - août 1994 : Kibuye fait partie de la zone de l’Opération Turquoise
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

58

beaucoup, 7.600 francs rwandais173. Même 100 francs rwandais ils acceptaient. Mais pour ma part
la somme la plus minime que j’ai eu à donner était de 200 francs rwandais, pour la fille que j’ai
laissée à l’hôpital.

Comme Taddhe était restée longtemps chez moi, la première fois j’ai dû payer 1000
francs rwandais, puis 700 francs rwandais. Ils l’ont faite sortir de chez moi pour aller la tuer tout
près, à Kabuga. Je crois que c’était vers le 20 mai.
En fait, ils savaient très bien qu’elle se trouvait chez moi. Je tentais souvent de les raisonner, en
leur expliquant qu’elle était vieille et ne pouvait rien. C’est suite à la recherche de mon voisin
Nehémi, qui était intercommunal, qu’elle est morte. En fait, Nehémi était mort, mais ils ne le
savaient pas, parce qu’ils n’avaient pas vu son cadavre. Sa recherche a provoqué la mort de
plusieurs victimes, car ils ont fouillé partout, jusque dans les brousses. Ils étaient d’autant plus en
colère qu’ils pensaient que Bonaventure venait de chez moi, puisqu’il portait des vêtements
m’appartenant au moment de sa mort. Ils ont donc aussi tué Taddhe, en partie pour me
décourager.
Le même jour j’ai donc également payé 2000 francs rwandais pour Bonaventure. Ils
ont pris l’argent, mais sont partis avec la victime. J’ai proposé de donner jusqu’à 3000 francs
rwandais, mais ils ont catégoriquement refusé. Ils m’ont retourné 1000 francs rwandais, et sont
partis avec 2000 francs rwandais. Bonaventure s’était réfugié chez moi suite aux massacres du
stade, pendant le mois d’avril, après le 20. Puis il est mort au mois de mai. Je me suis même
rendu à l’hôpital de Kibuye pour lui trouver des médicaments, car il souffrait d’asthme. Les
Français sont arrivés juste après sa mort, les massacres ont donc cessé juste après la mort de
Bonaventure, au mois de juin.

J’ai fait de mon mieux, et grâce à Dieu certaines personnes ont pu échapper à la mort.
C’est notamment le cas de l’enfant d’Erneste. Lui, je l’ai défendu pendant une réunion tenue par
le conseiller du secteur Gasura, qui proposait de détruire toutes les maisons des Tutsis avant
l’arrivée imminente des Français. Il voulait également, concernant les enfants tutsis, que les filles
cachées soient gardées, mais que tous les garçons soient tués. Je leur ai demandé pourquoi enlever
la vie à cet enfant. Ils m’ont répondu que mieux valait le tuer, au seul motif que s’il restait en vie,
il risquait de réclamer les biens de sa famille, et donc de mettre en danger les voisins [se les étant
appropriés].
Ils pensaient que l’enfant était originaire, comme ma femme, de Kayove, dans la province de
Gisenyi. J’ai insisté sur le fait qu’au final nous serions condamnés pour nos actes, mais ils n’ont
rien voulu entendre. Je ne craignais pas de m’opposer à leurs décisions, j’étais surtout très en
colère. Comme ils avaient décidé que les filles devaient être maintenues en vie, j’ai imposé que le
garçon le soit également, invoquant qu’il pourrait toujours plus tard garder nos vaches ou être
notre serviteur. Ils m’ont insulté me disant que je risquais de leur apporter le malheur. A ce
moment là j’ai énormément souffert moralement. Mais Dieu m’a donné le courage. Et ils n’ont
pas poursuivi ce garçon. Personne n’a osé venir mener une attaque chez moi. Or à cette période,
j’avais trois personnes à la maison, dont les génocidaires pensaient qu’elles appartenaient à la
famille de mon épouse.
Ce garçon est resté pendant un mois, il faisait des va-et-vient. Quelque fois il passait la nuit dans
la maison, d’autres fois dans les brousses ou les toilettes.
Aujourd’hui il est encore vivant. Je remercie Dieu qui l’a sauvé. Il réside chez le conseiller de
secteur, à Kigali, un certain Daniel. Il me visite souvent. Il a quitté la maison après l’arrivée des
Français. Ce sont mes enfants qui l’ont conduit jusqu’à l’endroit où se trouvaient les Français. Lui
et Umutoni sont les deux personnes qui ont vécu chez moi pendant une longue période.
173

59

Voir le cas de F. ci-après mentionné
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004


Il y a aussi l’enfant de KE, qui réside à Gasura et se prénomme Paulin. Il a vécu
longtemps chez moi, après qu’un certain Charles, petit frère de K., l’ex-bourgmestre, l’y ait
amené. Lui aussi a quitté la maison après l’arrivée des Français, c’est nous qui l’avons conduit
auprès d’eux.

Il y avait également un enfant de NF, Pierre, de Gasura. Il passait de temps en temps
chez moi et dans les brousses. Nous avons veillé à ce qu’il ne meure pas de faim. Grâce à Dieu, il
a été sauvé par les Français.

On peut également citer le cas de Grâce, de Nzanana, la sœur de S., conseiller de
secteur Gasura. Elle a passé deux semaines chez moi, puis a quitté la maison après avoir trouvé le
bateau pour la conduire vers le Congo. Actuellement elle est encore vivante et de retour au pays.

Un jour on m’a demandé de me rendre au Rwandatel de Kibuye qui avait été pillé. Sur le chemin
j’ai rencontré une petite fille de Sen., dans la région sanitaire où les génocidaires étaient en train
de massacrer les gens. Tous ses frères et sœurs étaient déjà morts, et la famille comptait six
enfants. J’ai pu négocier pour que la fille soit libérée, moyennant 200 francs rwandais. Ces
génocidaires étaient de jeunes garçons de son âge. Ils avaient jeté la fille dans un fossé après lui
avoir enlevé la veste qu’elle portait. Grâce à mon intervention, ils ont accepté de libérer la fille.
Elle avait des connaissances à Gasura, là où sa mère était née. Comme il était difficile d’emmener
cette enfant jusque sur cette colline, je l’ai confiée à des garçons commerçants qui se trouvaient à
l’hôpital. J’ai laissé une somme d’argent pour eux, ainsi que cinq morceaux de pain pour l’enfant.
Finalement, après la guerre, elle a pris la fuite avec ces garçons vers le Congo. Actuellement, elle
est encore vivante et étudie dans le groupe scolaire de Rubengera. Malheureusement je ne me
rappelle pas de son nom, mais elle a témoigné de tout ce que j’ai fait pour elle.
Le cas de Jacques
Je voulais protéger un certain Jacques qui était enseignant et représentant du PL174. Un jour, je l’ai
amené chez mon petit frère pour le cacher. Ce dernier m’a exigé une somme d’argent et je lui ai
donné 1000 francs rwandais. Par la suite, à chaque fois qu’il le déplaçait en cas d’attaque, il
m’exigeait de nouveau de l’argent.
Toutes les réunions de préparation des massacres se tenaient chez mon petit frère. Par
conséquent Jacques, qui restait toujours caché dans le plafond, s’est senti menacé et a voulu
quitter cette maison. Après être parti, il est retourné chez moi, puis nous l’avons fait circuler dans
diverses familles. Finalement, il est mort en se rendant chez son beau-père.
Il avait pour femme ma cousine hutue, qui était de la même famille que le préfet Kayishema de
Kibuye. Un jour, je me suis rendu chez Kayishema, pour lui demander de cacher Jacques. Je lui ai
proposé de le cacher dans les toilettes afin de protéger en même temps la vie de Jacques et celle
de la tante de Kayishema [la femme de Jacques]. Mais le préfet m’a répondu que tous les Tutsis
devaient mourir.
Le 12 avril 2004, j’ai accompagné Jacques chez son beau-père afin de savoir si ses enfants étaient
toujours en vie. Arrivés à Nzoga175, nous avons rencontré les interahamwe qui m’ont gravement
frappé. De sorte que nous n’avons pu repartir qu’après avoir payé 7.600 francs rwandais. Ce jour
là, j’ai payé pour ma vie et celle de Jacques.

174

Parti Libéral

175

Secteur Kagabiro
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

60

Mais tu comprends, j’ai été frappé en raison de ce que j’ai fait en 1992. En fait, en 1992, les
rwandais se battaient mutuellement à cause des partis politiques. Mais ils ont fini par mélanger
cela avec les ethnies. Or un jour, j’ai empêché des gens de brûler la maison d’une vielle maman,
ainsi que celle de Jacques. J’avais soumis le problème à l’ex-bourgmestre K., car il m’avait confié
la mission de suivre de près la situation afin d’arrêter les massacres à temps. Suite à cela, K. a
envoyé des militaires à Gasura, qui ont fait cesser ces actes ignobles. En fait, K. m’avait confié
cette mission car il savait que je collaborais avec toutes les couches de la population, tutsie et
hutue. Or, les interahamwe m’en avaient gardé rancune. Et ce jour là ils ont eu l’occasion de
m’atteindre. Ils me frappaient en me disant que je les avais empêchés de manger les vaches des
Tutsis en 1992, mais qu’aujourd’hui ils avaient l’autorisation de tuer les Tutsis. Ils savaient que
Jacques était Tutsi. Il était même leur voisin. Mais ce jour là ils ne l’ont pas tué, c’est l’argent qui
l’a sauvé.
Après avoir visité ses enfants qui s’y trouvaient [chez son beau-père], il est revenu chez moi. Puis il a
quitté de nouveau la maison pour se rendre chez son beau-père. C’est un de mes frères qui
l’accompagnait. Je ne sais pas si c’est lui qui est à l’origine de sa mort, mais un jour après son
départ, il a été tué. C’était au mois de mai.
Relations du Juste avec les rescapés après le génocide
Je n’ai jamais été menacé par les familles des personnes que j’avais cachées et qui ont trouvé la
mort chez moi. J’aimerais d’ailleurs vous signaler que je garde toujours de très bonnes relations
avec le frère de Thadde, cette personne qui a vécu chez moi et fut finalement tuée par Cyamatare.
Il m’appelle souvent au téléphone. Actuellement, il réside au Canada. C’est le propriétaire d’un
Bussiness Center. Je pense que vous le connaissez, il s’appelle JM et résidait à Kigali. Entre nous,
il n’ y a pas de problème. D’autant plus que c’est moi qui lui ai donné des informations sur la
mort de sa mère et de ses frères. Tout ceci prouve que je n’ai pas de problème avec ces familles.
Surtout que je ne pouvais pas faire de miracle pour sauver les gens. Je ne disposais même pas
d’armes ou d’autres moyens pour les sauver. Le seul soldat que j’ai eu jusqu’à présent c’est Jésus
Christ. Il m’oriente. C’est pour cette raison que, même pendant les procès, je serai guidé par la
force de Dieu. Jamais je ne compterai sur la force ou la connaissance des hommes. Je serai
impartial à l’égard de tous, qu’importe le lien parental ou fraternel. Même chose pour la famille
de Bonaventure qui ne me tient nullement pour responsable de la mort de ce dernier. Elle sait
que ce n’est pas ma faute. Normalement la personne qui connaît de tels problèmes est celle qui a
caché la vérité. D’ailleurs durant mon emprisonnement, ce sont souvent des familles de rescapés
qui sont venus m’assister. Je n’ai eu aucun problème, car j’ai dit toute la vérité. Ce qui est
admirable aux yeux des rescapés. Même avant, ils me connaissaient comme un homme sage et
honnête.

Mais j’ai tout de même été emprisonné deux fois. En fait, à partir de septembre 1994, après
l’arrivée du FPR, on m’a nommé conseiller du secteur de Gasura. J’ai exercé cette fonction
pendant sept mois. Les rescapés venaient nombreux chez moi pour me consulter en matière de
réparation des dommages subis. J’ai remarqué que certains voulaient exiger de trop. Par exemple
une personne qui disposait de deux vaches, voulait en exiger dix en réparation. Ou bien, un autre
dont la maison était couverte de tuiles et de paille, exigeait des tôles en réparation. Je me suis
opposé à ce genre de personnes, en les convainquant avec mon christianisme. Ce qui a créé des
conflits entre moi et les rescapés. Ils se sont rendus chez le préfet K. et m’ont accusé d’avoir
encore un esprit génocidaire. On m’a arrêté et détenu pendant vingt-deux jours. Mais la
population a pris ma défense par ces mots : “le fait d’emprisonner un homme exemplaire au
niveau de tout le secteur comme Jean-Bosco prouve que bientôt tous les Hutus seront en
prison”. Fulgence, le bourgmestre, originaire du Burundi, a tenu une réunion à Gasura, où il a
expliqué à la population que Jean-Bosco a été emprisonné pour des raisons politiques, et non
pour des raisons en lien avec le génocide. Il a calmé la population qui voulait fuir.
61

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004


Après avoir quitté le poste de conseiller, j’ai de nouveau été emprisonné, suite à l’affaire de mon
neveu JA, qui après avoir terminé sa sixième année primaire, était parti au Congo. Après la mort
de ses parents, il avait fui avec ses six frères. Un jour, j’ai appris qu’ils se trouvaient au Congo.
Mon neveu est revenu par l’intermédiaire de l’UNHCR, et je l’avais envoyé là-bas pour ramener
ses frères. Les informations sont arrivées aux autorités, qui m’ont alors accusé d’être complice des
génocidaires encore à l’extérieur du pays. A ce moment-là, j’ai commis la faute de ne pas avertir
les autorités de son arrivée. Pour explication, je me suis porté garant de son retour. J’ai accepté
qu’à défaut d’un retour de ce dernier dans un délai déterminé, je sois condamné pour cet acte.
Mais ce neveu m’a déçu. A ce jour, je ne l’ai toujours pas revu. Le délai convenu s’étant écoulé,
on m’a de nouveau mis en prison pour trois mois au cours de l’année 1996. Après avoir appris
que j’étais détenu, mon neveu est venu pour voler mes biens. Il a pris mon énergie solaire, mes
vélos, les sheetings, ainsi que mes chaises. Il est parti avec tout ça au Congo. Finalement, les
enquêtes ont prouvé que j’étais innocent. Mais surtout il y a eu un colonel, dont j’ignore le nom,
qui m’a défendu, en expliquant que j’étais un homme sage, au moment où les autres pensaient
que j’avais voulu trahir le pays. Maintes fois j’ai expliqué qu’il m’était impossible de soutenir des
malfaiteurs, et que par contre j’étais un vrai patriote. Pour me libérer, ils m’ont fait signer un écrit
mentionnant que j’acceptais de quitter définitivement Gasura et que si jamais j’y retournais, je
devais être fusillé. L’église a accordé ma femme une maison en ville, pour la protéger. C’est là que
nous demeurons.
Relations du Juste avec les prisonniers et leurs familles
Personne de ma famille n’a trouvé la mort au Congo. Tous mes frères sont rentrés au Rwanda.
Mon frère Maurice ne s’est jamais exilé, il a longtemps vécu caché, ici dans le pays. Mais
finalement il a été attrapé pour être emprisonné. Ceux qui ont participé aux massacres sont en
prison. Seuls mes neveux sont restés au Congo. Ils étaient au nombre de six, mais j’ai entendu
dire que l’un était mort, et qu’un autre, militaire, se trouve actuellement en prison.

Ma femme quant à elle a perdu beaucoup de personnes. Elle travaille chez Béthanie176. Elle ne
figure pas parmi les personnes assistées par le FARG, car je suis là et en mesure de satisfaire à ses
besoins. Même ses deux petites sœurs, ainsi que ses nièces, sont là sans assistance. Normalement,
le FARG assiste les enfants orphelins et indigents. Il tire les fonds des cotisations de tous les
travailleurs du pays, et paye les frais de scolarité, ainsi que les équipements scolaires pour ces
enfants. Mais il ne satisfait pas à d’autres besoins essentiels.

J’assiste mes frères qui sont en prison, ainsi que leurs familles. Je leur apporte de la nourriture, et
leur rend souvent visite. J’interviens même en cas de maladie. J’ai également sensibilisé l’un d’eux,
Maurice, de grand renom, pour qu’il plaide coupable et demande pardon. Mais il est finalement
retourné en prison car il n’avait pas avoué le viol d’une femme, ce qui le plaçait en première
catégorie.
Par nature j’aime la justice et ne cache pas la vérité. Je charge même mes frères, si nécessaire.
Comment puis-je par exemple cacher que Maurice a fait noyer huit personnes en ma présence ?
Je dis ça pour te prouver que même au cours du procès, je serai impartial. Jamais je n’inventerai.
Sauf que je ne participerai jamais aux procès de mes frères.
Au-delà de l’amitié avec nos voisins, qu’est-ce qui me différenciait de mes frères et a fait que je
n’ai pas participé aux massacres ? C’est le simple amour de Dieu qui m’a aidé. Même Adam et
Eve ont donné naissance à deux enfants, et finalement Caïn a tué son frère. Il en est de même
pour les Apôtres de Jésus. Ils étaient douze, et seule une personne est devenue complice.

176

Un hôtel de Kibuye
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

62

Un jour le procureur est venu m’avertir que certains prisonniers complotaient contre moi. Je me
suis alors rendu à la prison pour charger les prisonniers qui commençaient à donner de faux
témoignages, en disant que j’étais présent au moment où ils ont commis leurs infractions. J’ai
témoigné en présence du directeur de prison. Puis ils m’ont demandé pardon, car j’avais tout
avoué.
La libération des quelques innocents
J’aimerais vous raconter une bonne nouvelle. Un jour, le parquet m’a contacté pour venir
témoigner, concernant le dossier d’un certain Bertrand, accusé de génocide. Ceci alors qu’il était
innocent et avait même une femme tutsie. J’ai témoigné de son innocence. Pour être sûr, le
parquet m’a demandé d’indiquer des témoins à décharge. J’ai mentionné le conseiller et le
bourgmestre, car tous deux étaient originaires de Gasura. Le parquet a hésité, mais finalement il
s’est informé auprès d’eux et a découvert que cette personne était innocente. Ces témoins ont
expliqué que quelques fois Bertrand n’avait pas respecté leurs ordres. Il a passé quatre ans en
prison. Un autre témoignage à charge prétendait qu’il avait tué Nahimana, alors que c’est mon
petit frère qui l’avait fait noyé en ma présence. J’en ai alors informé le parquet qui s’est étonné de
voir une personne charger son propre frère. Ils ont ordonné sa libération [celle de Bertrand].

Certes cela me pose des problèmes, mais j’ai décidé de ne jamais être partial à l’égard de
quiconque. Je dois abonder dans le sens de la Bible, car la vérité triomphe toujours. Dans ma vie,
je suis toujours courageux et ne sens pas la peur, d’autant que j’ai bonne conscience.

J’ai aussi provoqué la libération d’un voisin, Raymond, qui avait aussi une femme tutsie de
Bisesero. Il avait été emprisonné injustement, je l’ai déchargé auprès du procureur, en expliquant
que pendant les massacres nous étions ensemble pour protéger nos femmes. A tel point que nous
avions décider de rassembler notre argent, dans le cas où nos femmes auraient été tuées, afin de
nous venger de leurs agresseurs. J’ai témoigné au stade et Raymond a été innocenté sur place.
Il avait été accusé par Christian, le conseiller et rescapé. Ceci car Raymond, qui était policier après
1994, lui avait interdit, en accord avec moi-même qui était aussi conseiller, de s’approprier les
biens des Hutus. Suite à cela, Christian a fait emprisonner Raymond en l’accusant de génocide.

J’ai une suggestion à faire. Vous faites de la recherche, vous découvrirez des cas différents de
justice et d’injustice. Il faut que vous ayez la volonté de rendre justice à l’innocent qui reste
toujours en détention. Il faut également que la personne qui a été victime au moment où elle
essayait de sauver des Tutsis soit reconnue. Il ne faut pas ignorer l’existence de ces personnes,
même si elles ne sont pas nombreuses.
Gacaca et réconciliation
Concernant la gacaca, j’ai été choisi au niveau de la ville de Kibuye, comme deuxième viceprésident. Pour le moment, j’ai été élu président de la juridiction d’appel au niveau du secteur de
Gasura. Même si je réside au centre ville, je me rends à Gasura, lieu des massacres pour rendre
justice. Normalement la population a confiance en moi.
Je t’assure que toute activité de gacaca devra commencer par une prière, pour que Dieu crée
l’impartialité en nous. Même à travers mes enseignements à l’Eglise, je soutiens le gouvernement,
la gacaca, ainsi que l’unité et la réconciliation.

L’unité et la réconciliation ? C’est difficile ! J’insiste surtout sur le fait que quiconque a sa nature.
La tolérance est un outil même de la famille. Si tu ne tolères pas, tu ne cohabiteras jamais avec ta
femme. La tolérance et l’amour n’existent pas parmi les Rwandais. Si jamais les Rwandais
admettent l’amour, la vérité et le pardon, on arrivera à l’unité et à la réconciliation. Le problème

63

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

est que les uns se cachent encore. Donc la seule solution est de revenir à Dieu, et petit à petit on
aura de meilleurs résultats.
Pour moi, c’est possible, car je sais la valeur de l’unité, et donc je demande pardon en cas de
faute. Mais chacun a sa nature. Il y a les émotifs primaires et secondaires, il y a aussi les
colériques, et autres. Actuellement, on remarque que l’on a fait un pas vers la réconciliation,
puisque certaines personnes d’ethnies différentes commencent à se marier entre elles, et que
certains rescapés ont accordé leur pardon à des génocidaires. Mais c’est une chose à renforcer au
moyen de la prière.

Les actes de vengeance constituent un problème pour l’unité et réconciliation. Cela pourra
fonctionner si les personnes qui ont commis des actes de vengeance comparaissent également
dans gacaca. Mais peut être qu’avec les sensibilisations ça va aller. Certaines personnes ont agi
ainsi.
Prenons le cas d’un conseiller qui m’a remplacé. Il a tué beaucoup de personnes, les unes ont été
mises dans les toilettes après leur mort, d’autres ont tout simplement été laissées sur les collines
après qu’une petite quantité de terre eut été jetée sur leurs corps. Sauf que si on soulève cette
question, ils nous répondent que ceux qui ont tué par vengeance ne seront pas condamnés
comme les génocidaires, parce que ça entre dans les conséquences de la guerre. Mais il n’est pas
logique que la vengeance continue jusqu’à présent, malgré la détention de certaines personnes !
Ça ressemble à la situation actuelle des prisonniers libérés qui tuent encore des rescapés ! Cela
montre que nous sommes tous malades. Et les preuves sont là ! Actuellement, il est difficile de
trouver une personne normale. Les hommes normaux se réconcilieront entre eux, ce qui ne sera
pas possible pour les fous.
...
Les récentes élections des inyangamugayo se sont bien déroulées dans notre secteur de Gasura. Les
personnes avaient le libre choix, et la population veillait à éviter des scandales. Si par exemple,
quelqu’un proposait une personne connue pour avoir participé aux massacres, les autres criaient
ou riaient. Des prisonniers ont manifesté leurs inquiétudes de ne jamais sortir de prison, après
avoir entendu que c’était moi qui avait été élu président au niveau de l’appel. Alors que ce n’est
pas mon objectif.

Gacaca peut apporter un remède aux conflits des Rwandais, mais c’est très difficile. Peut être que
gacaca va réussir à désengorger les prisons et à alléger la tâche des juridictions. Comme les
prisonniers passent devant la population, ils n’auront pas les moyens de cacher la vérité.
Seulement, il faut redoubler d’efforts, car la solution est encore loin. Il nous faut encore au
moins une cinquantaine d’années pour effacer la vision des massacres dans l’esprit des Rwandais,
sinon le trauma continue. Si l’on se souvient des massacres, et que l’on voit comment les
personnes mourraient comme des petits poissons dans un bassin, alors on conclut que la paix
n’est pas proche.

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

64

Annexe 3
L’association Yad Vashem
Reproduction de la page internet :
www//perso.wanadoo.fr/d-d.natanson/justes_definition.htm (02/11/04)
Le concept de "Juste des Nations" est emprunté à la littérature talmudique. Au long des
générations, il a servi à désigner toute personne non juive ayant manifesté une relation positive et amicale
envers les Juifs. Le Mémorial Yad Vashem décerne ce titre de Juste des Nations aux non-Juifs qui,
pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, ont aidé des Juifs en péril, dans des
circonstances telles qu'elles impliquaient des risques pouvant aller jusqu'au danger de mort, sans
recherche d'avantages d'ordre matériel ou autre.
"Le nouveau porteur du titre de Juste des Nations est convié à une cérémonie où lui sont remis
une médaille et un diplôme d'honneur. La cérémonie se déroule soit à Yad Vashem, soit, par les
soins de la mission diplomatique d'Israël, dans le pays où réside le Juste. Les Justes, ou leurs
représentants, ont planté des arbres dans l'allée des Justes sur le site du Mémorial Yad Vashem.
Aujourd'hui, faute de place, le nom des Justes est gravé sur le Mur d'honneur édifié à cette fin
dans le périmètre du Mémorial.
"Les sauveurs se comptent par milliers, même si l'on y inclut ceux qui restent inconnus, alors que
des millions de Juifs auraient eu besoin d'aide sous l'occupation allemande. Jusqu'à la fin de
l'année 1999, Yad Vashem a décerné le titre de Juste des Nations à plus de 17 000 personnes. Ce
qui démontre de manière incontestable que, malgré la tragédie implacable qui a frappé le peuple
juif, il s'est trouvé des hommes et des femmes qui ne sont pas restés passifs et ont pris des risques
pour accomplir le précepte: " Aime ton prochain comme toi-même." Les Justes des Nations ont
sauvé non seulement la vie des Juifs, mais aussi la dignité humaine et l'honneur de leurs
compatriotes. (Introduction au Dictionnaire des Justes de France par Lucien LAZARE ; Yad Vashem,
Jérusalem/ Fayard, Paris 2003).
Le tableau suivant est tiré de « Qu'est-ce qu'un Juste » :
Nombre de survivants [juifs] par pays
Pays

Nombre approximatif
de survivants

Albanie

1 800

Allemagne et Autriche 5 000 à 15 000

65

Belgique

26 000

Danemark,

7 200

France

plus de 200 000

Grèce

3 000 à 5 000

Hongrie

plus de 200 000

Italie

35 000

Lithuanie

1 000

PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

Norvège

900

Pays-Bas

16 000

Pologne

25 000 à 45 000

Yougoslavie

5 000

Une partie importante de ces Juifs doit la vie à des "Justes".

Les critères de reconnaissance d'un "Juste"
Pour être un Juste, il faut :






Avoir apporté une aide dans des situations où les juifs étaient impuissants et menacés de
mort ou de déportation vers les camps de concentration.
Le sauveteur était conscient du fait qu'en apportant cette aide, il risquait sa vie, sa sécurité
et sa liberté personnelle (les nazis considéraient l'assistance aux juifs comme un délit
majeur).
Le sauveteur n'a exigé aucune récompense ou compensation matérielle en contrepartie de
l'aide apportée.
Le sauvetage ou l'aide est confirmé par les personnes sauvées ou attesté par des témoins
directs et, lorsque c'est possible, par des documents d'archives authentiques.

L'aide apportée aux juifs par des non-juifs a revêtu des formes très diverses ; elles peuvent être
regroupées comme suit :







Héberger un juif chez soi, ou dans des institutions laïques ou religieuses, à l'abri du
monde extérieur et de façon invisible pour le public.
Aider un juif à se faire passer pour un non-juif en lui procurant des faux papiers d'identité
ou des certificats de baptême (délivrés par le clergé afin d'obtenir des papiers
authentiques).
Aider les juifs à gagner un lieu sûr ou à traverser une frontière vers un pays plus en
sécurité, notamment accompagner des adultes et des enfants dans des périples clandestins
dans des territoires occupés et aménager le passage des frontières.
Adoption temporaire d'enfants juifs (pour la durée de la guerre).

Comment constituer un dossier ?
La nomination d'un " Juste " s'effectue en trois étapes


Constitution du dossier

Le rôle du Département des Justes, créé en également en 1963 en France est de constituer les
dossiers de ces " Justes " en réunissant les témoignages écrits et certifiés de deux personnes juives
sauvées.
Ces témoignages doivent mettre en évidence que la personne pour laquelle le dossier est constitué
a risqué sa vie et qu'elle a agi de façon désintéressée.
PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

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Examen du dossier

Le dossier est adressé à YAD VASHEM Jérusalem où il est examiné par une commission
composée de personnalités et de représentants des organisations de résistants et de rescapés de la
Shoah et présidée par un juge de la Cour Suprême.
La Commission examine minutieusement les témoignages et les documents qui lui ont été
adressés et demande éventuellement des compléments d'informations.
C'est la seule instance habilitée à décerner le titre de " Juste parmi les Nations", distinction la plus
haute décernée par l' Etat d'Israël à titre civil.


Remise de la médaille

Après acceptation du dossier par Yad Vashem, le Comité français organise des cérémonies
officielles au cours desquelles médailles et diplômes sont remis aux Justes ou à leurs ayants droit
par l'Ambassadeur d'Israël en France ou par un représentant de l'Ambassade en présence des
autorités civiles, politiques etc…
Adresses :
• Comité français de Yad Vashem : http://www.col.fr/yadvashem/comite.html
• Site de Yad Vashem : http://www.yad-vashem.org.il/

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PRI - Rapport Gacaca - Novembre 2004

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