Fiche du document numéro 30702

Num
30702
Date
Jeudi 8 septembre 2022
Amj
Taille
121925
Titre
Génocide au Rwanda : pour le tribunal de Paris, « aucune complicité » de l’armée française ne peut être établie à Bisesero
Soustitre
Un non-lieu a été ordonné dans l’enquête sur l’inaction reprochée à cinq officiers lors de massacres perpétrés au Rwanda en juin 1994.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un panneau d’entrée à Bisesero, au Rwanda, en décembre 2020. SIMON WOHLFAHRT / AFP

Dix-sept ans après l’ouverture d’une information judiciaire et vingt-huit ans après les faits, le tribunal de Paris a ordonné, mercredi 7 septembre, un non-lieu dans l’enquête visant cinq officiers français à Bisesero, un village de l’ouest du Rwanda. Jean-Rémi Duval, Marin Gillier, Jacques Rosier, Jean-Claude Lafourcade et Etienne Joubert étaient notamment poursuivis pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité » pour des faits survenus en juin 1994, à la fin du génocide des Tutsi, alors que l’armée française était déployée au Rwanda dans le cadre de l’opération « Turquoise ».

« Au terme de très nombreuses investigations menées par dix magistrats successivement saisis ou co-saisis, les juges ont considéré, conformément à l’appréciation du parquet de Paris, que les éléments de la procédure n’établissaient aucune complicité par aide ou assistance aux forces génocidaires sur les collines de Bisesero », a déclaré la procureure Laure Beccuau dans un communiqué. Cette décision était attendue, aucun des officiers impliqués n’ayant été mis en examen au terme de l’enquête conclue en juillet 2018, une étape nécessaire avant un éventuel procès.

Sur les collines de Bisesero s’est joué l’un des épisodes les plus dramatiques du génocide des Tutsi, qui a fait entre 800 000 et 1 million de morts au printemps 1994. Le 27 juin en début d’après-midi, Jean-Rémi Duval et une douzaine de soldats des forces spéciales montent en Jeep vers le village. Par centaines, des réfugiés tutsi sortent alors de leurs cachettes, « affamés, totalement démunis et gravement blessés », selon l’instruction, pour être soignés et sauvés. Le lieutenant-colonel Duval les écoute, puis il rebrousse chemin avec ses hommes. De retour dans la ville de Kibuye, il assure avoir alerté sa hiérarchie sur la situation, et notamment le colonel Jacques Rosier, chef des opérations spéciales, même si ce dernier le conteste.

Lorsque les militaires reviennent à Bisesero, le 30 juin, les collines sont couvertes de cadavres. En trois jours, près de 2 000 Tutsi ont été exterminés par des miliciens Interahamwe et des villageois.

« L’impression d’avoir été des fusibles »



« Ayant à l’esprit que les consignes étaient de ne pas rester en reconnaissance de nuit, le lieutenant-colonel Jean-Rémi Duval, qui disposait […] d’un armement léger et n’était muni d’aucune trousse de secours, a estimé ne pas être en mesure d’assurer la sécurité des réfugiés, indique l’ordonnance de non-lieu, un document de 101 pages que Le Monde a consulté. Il n’a ainsi pas souhaité prendre le risque d’un affrontement avec les milices et a considéré qu’il ne pouvait pas se permettre de laisser [ses] hommes au péril de leur vie […] Jean-Rémi Duval ne s’est pas abstenu de protéger les réfugiés de Bisesero pour aider ou assister sciemment les auteurs et co-auteurs du crime de génocide. »

Quant au capitaine de frégate Marin Gillier, qui l’accompagnait et a été averti dès le 26 juin par des journalistes de la nécessité d’aller dans la zone de Bisesero, « aucun élément du dossier d’instruction ne met en évidence une intention de sa part de faciliter la commission des crimes sur les civils tutsi ».

Les juges ont également enquêté sur les accusations portées contre l’armée française dans le camp de réfugiés de Murambi. Des parties civiles et plusieurs témoins ont accusé des soldats de l’opération « Turquoise » d’avoir participé à des meurtres de Tutsi à l’intérieur de ce camp, d’avoir violé des rescapés et d’en avoir jeté d’autres depuis un hélicoptère au-dessus d’une forêt du sud-ouest du Rwanda. Mais « au regard des divers renseignements recueillis, très peu conciliables entre eux, et faute de témoignages se corroborant solidement ou d’autre élément utile susceptible d’étayer les accusations formulées […] aucun fait précis ne peut être tenu pour établi », écrivent les juges dans leur ordonnance de non-lieu.

Les militaires français « ont tout fait pour sauver des vies et rester impartiaux », abonde Pierre-Olivier Lambert, avocat de trois des officiers, dont le chef de l’opération « Turquoise », le général Jean-Claude Lafourcade : « Ils avaient jusque-là l’impression d’avoir été des fusibles dans le cadre d’un règlement politique. » « Je suis évidemment satisfait de cette décision pour les officiers, a fait savoir Emmanuel Bidanda, avocat de Jacques Rosier. Leur nom et leur honneur ont été jetés en pâture pendant plus de vingt-cinq ans. Ce non-lieu montre qu’il n’y a pas eu de complicité de génocide au cours de l’opération “Turquoise” et que le rapport Duclert n’a apporté aucun élément nouveau sur le plan juridique. »

« Ce non-lieu est un déni de justice »



Début juin, un des magistrats instructeurs chargés du dossier avait ordonné le versement au dossier d’une synthèse de ce rapport publié en mars 2021, qui concluait à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » sans établir de complicité de la France pendant le génocide. « Bisesero est à la fois un échec et un drame, peut-on y lire. Bisesero constitue un tournant dans la prise de conscience du génocide. » Toutefois, selon les juges du tribunal judiciaire de Paris, « les documents cités en référence par les auteurs du rapport à l’appui de leur constat, dans leur grande majorité, figuraient déjà en procédure » et « une reprise de l’information judiciaire ne se justifiait [donc] pas. »

« Il y a pourtant des éléments factuels, comme des témoignages directs, qui ont été amenés devant la justice », déplore Etienne Nsanzimana, président d’Ibuka France, la principale association de rescapés du génocide, partie civile en compagnie notamment de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), la Ligue internationale des droits de l’homme et six rescapés de Bisesero : « Cette décision va avoir du mal à passer au sein de la société française, qui sait aujourd’hui ce qui s’est réellement passé au Rwanda. »

« Ce non-lieu est un déni de justice, estime François Graner, chercheur et membre de l’association Survie, également partie civile. Les juges n’ont rien trouvé car ils ont refusé de chercher. L’opération “Turquoise” était sous la tutelle de l’Elysée. Il aurait fallu faire des confrontations entre les militaires et les politiques, entre Christian Quesnot [chef d’état-major de François Mitterrand], l’amiral Jacques Lanxade [chef d’état-major des armées] et Hubert Védrine [secrétaire général de l’Elysée] ou François Léotard [ministre de la défense]… Il n’y a eu aucun ordre disant aux militaires d’intervenir à Bisesero. Mais y a-t-il eu un ordre leur demandant ne pas intervenir ? » L’association Survie et d’autres parties civiles vont faire appel de la décision.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024