Fiche du document numéro 30680

Num
30680
Date
Vendredi Février 2013
Amj
Auteur
Taille
967932
Titre
Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud. Silence Turquoise. Rwanda, 1992-1994. Responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi [Note de lecture]
Nom cité
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
L’ouvrage Silence Turquoise apporte une nouvelle
contribution au débat sur les responsabilités
françaises dans le génocide des Tutsi. S’appuyant
sur le témoignage de Thierry Prungnaud, ancien
membre du GIGN ayant participé à l’opération
Turquoise au Rwanda à l’été 1994, mais aussi sur
diverses publications 25 et archives déclassifiées
ou divulguées 26 , Laure de Vulpian, journaliste
à France Culture en charge de la rubrique judiciaire et auteure d’un précédent ouvrage remarqué sur le Rwanda 27, propose une description
claire des politiques et interventions militaires
françaises au Rwanda de 1990 à 1994.
Écrit de façon didactique et sans la virulence souvent présente dans ce type d’investigation, cet ouvrage est constitué d’une cinquantaine de billets 28 dans lesquels
s’imbriquent les expériences rwandaises de Thierry Prungnaud en 1992 et 1994,
un récit de l’opération Turquoise ainsi que les enquêtes menées par l’auteure au
Rwanda. Celle-ci y a mené de nombreux entretiens journalistiques depuis 2004
et utilise pour son ouvrage, qui n’est pas à dimension scientifique, les travaux
d’associations militantes et de journalistes ou chercheurs ayant travaillé sur le
rôle de la France au Rwanda.
Laure de Vulpian revient aussi à de nombreuses reprises sur les procédures en cours en France qui concernent le Rwanda : l’enquête du juge Bruguière,
puis du juge Trévidic, sur l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, mais aussi divers procès de presse, notamment
ceux ayant concerné les journalistes Pierre Péan et Patrick de Saint-Exupéry.
D’autres plaintes sont relatées dans l’ouvrage, comme celle de plusieurs hauts
gradés français contre les auteurs du rapport Mucyo publié en 2008 qui dénonçait les responsabilités françaises dans le génocide en désignant nommément
des responsables, ou encore la plainte déposée en 2005 au Tribunal aux armées

24. Don Quichotte, 2012.
25. Voir, par exemple, Patrick de
Saint-Exupéry, L’Inavouable. La
France au Rwanda, Les Arènes,
2004 ; Olivier Lanotte, La France au
Rwanda. 1990-1994, Peter Lang,
2007.
26. Il s’agit en particulier des
« archives Mitterrand ». Voir, sur ce

158 notes de lecture

point, Raphaëlle Maison, « Que disent
les “Archives de l’Élysée”? », Esprit,
2010, n° 5, p. 135-159.
27. Sa rencontre avec le génocide
s’est faite lors du procès de quatre
Rwandais accusés de génocide
par la Cour d’assises de Bruxelles en
2001. Voir Laure de Vulpian,
Rwanda : un génocide oublié ? Un

procès pour mémoire, Complexe,
2004.
28. Ceux-ci sont partagés en quatre
parties : le prologue, le récit,
l’enquête et enfin l’épilogue. Si la
forme du billet journalistique est
simple à lire, elle rend compte de
l’écriture en plusieurs temps et fait
apparaître de nombreuses redites.

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Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud
Silence Turquoise. Rwanda, 1992-1994. Responsabilités de l’État français
dans le génocide des Tutsi 24

29. Pierre Péan, Noires fureurs,
blancs menteurs. Rwanda
1990/1994, Fayard/Mille et une nuits,
2005.
30. La différence d’intérêt pour
l’affaire Bisesero est flagrante entre
le rapport officiel de la mission Quilès
et les travaux militants sur le rôle de la

France au Rwanda, tels ceux de la
Commission d’enquête citoyenne
(CEC). Voir Laure Coret et Laure
Verschave, L’horreur qui nous prend
au visage : l’État français et le
génocide, Karthala, 2005.
31. Par exemple, Jean-François
Dupaquier, « Là-haut sur la colline de

Bisesero », XXI, printemps 2010,
n  10, p. 30-39. Plusieurs extraits
d’interviews de Thierry Prungnaud
furent aussi diffusés par France
Culture, le 22 avril 2005 dans des
émissions de Laure de Vulpian.



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par six rescapés pour « complicité de génocide et complicité de crimes contre
l’humanité ». Celle-ci concerne des faits de viols, mais aussi de complicité de
militaires français avec les tueurs, notamment sur le site de Bisesero.
Considéré comme symbole de la résistance du génocide au Rwanda, ce
lieu est aussi décrit dans l’ouvrage comme le révélateur de la véritable dimension « militaro-humanitaire » de l’opération Turquoise. La controverse distingue deux positions. Pour les uns, des rescapés Tutsi encore menacés, découverts
à Bisesero par un détachement de l’opération Turquoise le 26 ou 27 juin 1994,
n’auraient été secourus que le 30 juin 1994. Cet abandon aurait coûté la vie à
près de mille d’entre eux pendant ces trois jours. Pour les autres, la hiérarchie
militaire n’aurait pas été prévenue de cette découverte et le sauvetage des rescapés n’a pu commencer que le 30 juin 1994. La première version fut développée, tout d’abord, par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, puis reprise par
de nombreux journalistes et militants dénonçant le rôle de la France dans le
génocide. La seconde version se retrouve dans les écrits des « défenseurs » du
rôle de la France : des militaires hauts gradés, certains journalistes tels que
Pierre Péan 29 , mais aussi dans le rapport de la mission Quilès 30 .
Laure de Vulpian propose de son côté une micro-histoire précise de ce
huis clos que fut l’opération Turquoise à Bisesero, et le témoignage de Thierry
Prungnaud prend ici toute sa valeur. Celui-ci confirme la thèse de l’abandon
des Tutsi par l’armée pendant ces trois jours, mais aussi, de façon générale, le
désintérêt pour le rôle humanitaire de Turquoise au début des opérations. Car
loin d’avoir été une simple opération humanitaire, Turquoise visait de fait à sauvegarder la légitimité du régime en place plus qu’à arrêter le génocide. D’autres
faits connus sont rappelés : l’idéologie anti-FPR présente chez de nombreux responsables politiques et militaires français avant et après 1994, la confusion qui
en résulte pour les troupes de l’opération Turquoise sur l’identité des coupables
et des victimes ou encore la collaboration sur le terrain avec les autorités locales « légitimes » qui venaient pourtant d’organiser le génocide. Enfin, Laure de
Vulpian propose de nouvelles analyses sur l’existence d’une « opération grise »
ayant visé à exfiltrer des militaires français cachés au Rwanda depuis le retrait
des troupes de l’opération Amaryllis en avril 1994.
Il y a fort à parier que cet ouvrage, qui ne fait pourtant qu’approfondir
des faits connus des initiés, engendrera une nouvelle polémique. Son intérêt
réside en grande partie, bien que n’étant pas inédit 31, dans le récit de Thierry
Prungnaud, qui donne une description précise des événements de Bisesero
mais aussi des conditions matérielles et logistiques de l’opération Turquoise.

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32. On mentionnera, par exemple,
une photo des « bouts de papiers »
donnés par des sauveurs Hutu
indiquant des cachettes de Tutsi
pendant le génocide, qui permirent
aux militaires français de sauver un
grand nombre de vies pendant le
génocide.
33. Le titre de l’ouvrage (Silence
Turquoise) et le vocabulaire utilisé

160 notes de lecture

pour la quatrième de couverture
(« révélations, impostures, zones
d’ombres, mystification ») insistent
d’ailleurs sur cette dimension
supposée cachée de l’histoire du
génocide.
34. Rémi Korman est doctorant en
histoire au centre de recherches
historiques (CRH) de l’EHESS. Il
étudie l’histoire des mémoriaux du

génocide des Tutsi. Ses recherches
portent notamment sur les pratiques
d’« inhumation en dignité » effectuées
après 1994 et sur les enquêtes visant
à repérer les sites du génocide.

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Les photos présentées dans l’ouvrage rappellent aussi l’importance des archives
personnelles des militaires pour comprendre le déroulement des opérations 32 .
Cependant, on pourra regretter plusieurs points. Tout d’abord, un certain survol de questions complexes telles que la définition du concept d’ethnie
ou la description de l’histoire précoloniale et coloniale. Ensuite, la présence de
cartes relatives à l’opération Turquoise aurait permis une compréhension un
peu plus claire des événements décrits à Bisesero.
Surtout, cette enquête reste un travail journalistique d’investigation qui
tend à réduire la complexité de l’opération Turquoise à sa dimension cachée 33
ou aux faits qui seraient qualifiables pénalement, quitte à laisser de côté l’histoire complexe de ces trois mois d’opérations, qui ont impliqué 2 500 hommes
et concerné près d’un tiers du territoire rwandais. Rémi Korman 34

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