Fiche du document numéro 30368

Num
30368
Date
Jeudi 7 juillet 2022
Amj
Taille
91591
Titre
Rwanda : la cour d’assises de Paris juge la responsabilité de Laurent Bucyibaruta, préfet pendant le génocide des Tutsi
Soustitre
L’ancien haut fonctionnaire de Gikongoro, au sud-ouest du pays, se serait rendu « complice d’une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires ».
Nom cité
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Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Croquis d’audience réalisé le 9 mai 2022 montrant l’ancien haut fonctionnaire rwandais Laurent Bucyibaruta pendant son procès pour génocide à la cour d’assises de Paris. BENOIT PEYRUCQ / AFP

D’une voix faible et saccadée, le vieil homme s’adresse à la cour d’assises de Paris : « J’ai fait ce que j’ai pu. Je ne pouvais pas faire l’impossible… » Le président du tribunal enlève alors ses lunettes et l’interrompt d’un air dépité : « Mais l’impossible, monsieur, il se chiffre à plusieurs dizaines de milliers de morts. »

Laurent Bucyibaruta, ancien préfet au Rwanda, comparaît depuis le 9 mai pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Dans sa préfecture de Gikongoro, au sud-ouest du pays, le haut fonctionnaire se serait rendu « complice d’une pratique massive et systématique d’exécutions sommaires » en avril 1994, selon les juges d’instruction français.

La neuvième semaine d’audience s’achève et la fatigue se lit sur les visages de la salle d’audience : 115 témoins, experts et parties civiles ont été entendus. Certains ont témoigné à la barre, d’autres en visioconférence depuis Kigali, mais aussi des Etats-Unis, comme Xavera Iyakaremye, une Tutsi sauvée par Laurent Bucyibaruta, un ami de son mari.

« Grâce à lui, nous sommes tous en vie, a-t-elle déclaré le 27 juin. Je profite de l’occasion pour lui dire merci… Ce n’est pas Laurent Bucyibaruta qu’on peut accuser d’avoir commandité les tueries. » « Il était un homme tolérant qui ne pouvait pas assassiner les gens, a indiqué Emmanuel Habyarimana, ancien général au sein des forces armées rwandaises, cité par la défense le 23 juin. A Gikongoro, il a agi correctement… Son travail n’était pas facile. »

21 avril 1994 : près de 40 000 Tutsi exterminés



Le long parcours judiciaire de Laurent Bucyibaruta, réfugié en France depuis 1997, a commencé en 2000 par une plainte déposée par la Fédération internationale des droits de l’homme et l’association Survie. Son procès est le quatrième dans l’Hexagone pour des faits en lien avec le génocide des Tutsi, le premier pour un responsable de l’administration.

S’il se déplace avec une canne, Laurent Bucyibaruta, 78 ans, semble avoir gardé toutes ses facultés mentales. Avec une certaine habileté, l’ancien préfet se défend méthodiquement en s’appuyant sur deux principes. Il martèle d’abord qu’à cause de la « situation » au Rwanda en avril 1994, il avait parfois perdu son pouvoir sur certaines autorités locales, comme le bourgmestre ou le responsable de la gendarmerie.

Il explique aussi que lorsqu’il avait de l’influence, le fonctionnaire n’avait pas les moyens de stopper – ou même ralentir – l’extermination des Tutsi, dont le bilan s’élève à un million de morts en trois mois. En somme, Laurent Bucyibaruta n’était ni un organisateur de massacres, ni un héros. Juste un fonctionnaire appliqué à sa tâche qui a fait, selon lui, ce qu’il pouvait.

Les faits qui lui sont reprochés remontent à vingt-huit ans, mais les souvenirs de l’ancien préfet sont quasiment intacts, y compris certains détails de son emploi du temps. La journée du 21 avril 1994 est importante dans son parcours, cruciale dans son procès. Ce jour-là, près de 40 000 Tutsi sont exterminés – à coups de grenades puis de machettes – par des gendarmes et des miliciens Interahamwe sur le site de Murambi.

« Troubles », « gendarmes indisciplinés »



Laurent Bucyibaruta se souvient qu’il a été réveillé à 3 heures du matin par des coups de feu. Sa fonction aurait dû le forcer à réagir mais il n’a rien fait, pas même cherché à contacter le commandant de gendarmerie qu’il connaît pourtant bien. Le lendemain à 8 heures, il se rend à la préfecture pour rédiger « ses correspondances et son courrier ».

Par une fenêtre du bâtiment préfectoral, regarde-t-il vers Murambi où des dizaines de milliers de personnes sont en train d’agoniser ? « Non, car une colline ne permet pas de bien voir l’endroit », répond-il, soulevant la colère d’une partie de la salle d’audience qui conteste sa topographie des lieux.

Prévoit-il ensuite de se rendre sur le lieu du massacre afin de sauver éventuellement quelques personnes, avant que des tractopelles ne poussent les cadavres dans des fosses communes ? Il l’envisage, mais renonce « pour ne pas être choqué par tous ces morts ».

Interrogé du lundi 4 au mercredi 6 juillet, l’ancien préfet de Gikongoro a multiplié les euphémismes, qualifiant de « troubles » ce qui était en réalité des tueries de masse et de « gendarmes indisciplinés » ceux qui en étaient les auteurs. Dans un message adressé à la population de Gikongoro pour « ramener le calme », il utilisait fin avril 1994 le double langage des autorités officielles, en réaffirmant son soutien au gouvernement et à l’armée rwandaise, déjà responsable de plusieurs bains de sang.

« J’ai échoué dans ma mission de protection »



Laurent Bucyibaruta a aussi participé à des réunions avec le président rwandais Théodore Sindikubwabo, le premier ministre Jean Kambanda et d’autres fonctionnaires chargés d’appliquer le plan d’extermination du gouvernement formé par les extrémistes hutu après le 6 avril.

Au cours d’un meeting, Jean Kambanda, condamné à la réclusion à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, s’est même dit « fier de la préfecture de Gikongoro » et a adressé ses félicitations à Laurent Bucyibaruta pour s’être « appliqué à mettre en place le programme du gouvernement ». Comment faut-il interpréter ses compliments ? « Par du cynisme ? », s’est emporté Jean-Marc Lavergne, président du tribunal.

« Je reconnais que j’ai échoué dans ma mission de protection de la population, a concédé l’ancien préfet rwandais, mercredi 6 juillet. Mais je n’avais pas les moyens de le faire. » Les plaidoiries ont lieu du jeudi 7 au lundi 11 juillet. Le jugement est attendu le lendemain.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024