Fiche du document numéro 30002

Num
30002
Date
Dimanche 8 mai 2022
Amj
Taille
1617096
Titre
Justice : un ancien préfet rwandais, habitant dans l'Aube depuis 20 ans, jugé à partir du 9 mai pour génocide
Soustitre
Laurent Bucyibaruta était préfet de Gikongoro en 1994, l'une des plus grandes préfectures du Rwanda. Il est accusé de génocide et de complicité de génocide. La cour d'assises de Paris l'entendra pendant plus de deux mois. Cet habitant de Saint-André-les-Vergers dans l'Aube devra répondre de la mort de plus de 100.000 Tutsi.
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
La plainte remonte au 5 janvier 2000. La Fédération Internationale des droits de l'homme déposait alors une requête contre plusieurs ressortissants rwandais arrivés, depuis peu, en France. Parmi eux, Laurent Bucyibaruta.

A l'époque, le parquet anti-terroriste n'est pas en charge des crimes de guerre, de génocide et des crimes contre l'humanité. L'Office centrale de lutte contre les crimes contre l'humanité n'a pas encore vu le jour. Il le sera bien plus tard, par décret, en 2013. La plainte arrive donc sur le bureau du procureur de Troyes dans l'Aube et l'enquête est confiée à la police judiciaire de Reims. Perquisition, mise en garde à vue, Laurent Bucyibaruta nie en bloc les accusations de participation à l'élaboration et à l'exécution d'un plan d'extermination des Tutsi en avril 1994 au Rwanda. Il est pourtant mis en examen le 31 mai 2000 et placé en détention provisoire où il restera six mois. 22 ans plus tard, il doit répondre de ses actes devant la justice française.

Le procès de Laurent Bucyibaruta se déroulera dans la salle George Vedel au Palais de Justice de Paris.

Le procès de Laurent Bucyibaruta se déroulera dans la salle Georges Vedel au Palais de Justice de Paris. • © Isabelle Forboteaux - France Télévisions

Rencontre à Saint-André-les-Vergers



Sous contrôle judiciaire depuis sa sortie de prison, Laurent Bucyibaruta a donc continué à vivre tranquillement à Saint-André-les-Vergers dans l'Aube. Dans le quartier Maugout où il réside toujours, cette famille de réfugiés rwandais se fond dans la population. Bien sûr, l'arrestation de Laurent Bucyibaruta, en mai 2000, n'est pas passée inaperçue. Mais, très vite, lui, sa femme et leurs deux enfants, reprennent leur vie comme de simples citoyens. Lui n'obtiendra pas la nationalité française, contrairement au reste de la famille, régularisée assez rapidement.

Quand le 22 mars dernier, nous nous rendons à Saint-André-les-Vergers, en quête d'informations sur ce présumé génocidaire rwandais, mes collègues et moi rentrons du Rwanda quelques semaines plus tôt. Durant 10 jours, dans cette préfecture de Gikongoro, à Murambi, Kibeho, nous avons entendu des rescapés du génocide des Tutsi au Rwanda. Evidemment, notre objectif est de tenter d'entendre aussi Laurent Bucyibaruta. Nous trouvons rapidement son immeuble d'habitation, la boîte aux lettres indiquant même le numéro de l'appartement. Arrivés devant la porte, nous sonnons, sans caméra, ni micro pour tenter de convaincre l'homme de nous accorder une interview. C'est bien Laurent Bucyibaruta qui nous ouvre. Il ne semble pas avoir tellement changé, en tout cas, nous le reconnaissons immédiatement. Un dialogue s'engage.

- Mr Bucyibaruta ?

- Oui.

- Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Je suis Isabelle Forboteaux, journaliste à France 3. Je voulais savoir si je pouvais vous parler ?

- Me parler de quoi.

- Vous n'imaginez pas de quoi je veux vous parler ?

- Non, je ne peux pas l'imaginer.

- Vous êtes concerné par un procès à partir du 9 mai à Paris, à la Cour d'Assises. C'est donc de cela que j'aurais aimé vous parler.

- Non, il faut que vous vous adressiez à mon avocat. Vous êtes envoyée par qui ?

- Ma chaîne de télévision, je suis journaliste.

- C'est l'avocat qui doit s'exprimer, c'est pas moi.

- Vous êtes bien convoqué à partir du 9 mai à Paris.

- Oui.

- Et comment vous appréhender les choses ?

- Ecoutez, je vous en prie, je suis malade et vous me fatiguez.

Laurent Bucyibaruta a effectivement, à partir du 9 mai, un procès sensiblement aménagé au vu de son état de santé. Ce sera aussi le seul endroit où nous pourrons l'entendre sur le génocide des Tutsi au Rwanda.

22 ans d'une vie normale



Au bas de son immeuble, ce même jour de mars, nous rencontrons quelques habitants et engageons la discussion. Savent-ils qu'une personne accusée de génocide habite ici et que son procès aux Assises de Paris débute le 9 mai ? Yanis, Bérangère et Patricia sont sous le choc. A aucun moment nous aurions imaginer de telles réactions.

Yanis, jeune homme d'une vingtaine d'années, n'était pas né au moment du génocide des Tutsi au Rwanda. "C'est totalement disproportionné pour un si petit quartier, explique-t-il. Il y a des enfants, des gens qui vivent ici paisiblement. Qu'un tel individu soit là, cela fait peur".

Bérangère, elle, a déjà rencontré des familles survivantes du génocide. Sa réaction de stupeur est sans doute à la hauteur des récits déjà entendus. "C'est touchant. Il y a eu tellement de morts. J'ai rencontré des enfants et petits-enfants de familles touchées. Tous défendent avec force la justice. Je sais qu'il y a des personnes en France qui sont susceptibles d'avoir commis de tels actes. Mais la proximité est très perturbante, choquante. Je digère cette information. Personnellement, je ne connais pas cette personne, mais je vais m'intéresser au procès".

A l'espace de vie sociale, non loin de là, Patricia, présidente depuis plus de 20 ans, nous accueille. Elle aussi reste stupéfaite de la nouvelle. "Pour moi, tout cela était une histoire ancienne. Je ne m'attendais pas à ce que l'on vienne, à nouveau, m'en parler", nous dit-elle. Patricia connaît bien la famille Bucyibaruta qui d'ailleurs est toujours adhérente de l'association. "Une fois par an, il vient prendre son adhésion. Depuis l'accident de sa femme (aujourd'hui en fauteuil roulant), ils ne participent plus, mais avant, elle faisait du théâtre avec nous. Je les appréciais énormément".

Patricia était au courant de cette possible participation au génocide rwandais et les journalistes, en 2000, l'avaient interviewé sur le sujet. "Il (Laurent Bucyibaruta) m'a dit qu'il était déjà passé au tribunal et qu'il avait été innocenté. Il m'a raconté que les personnes qui avaient témoigné contre lui avaient été payées. C'est ce qu'il m'a raconté, explique-t-elle encore sous le choc. J'étais persuadée que ce n'était pas lui, j'étais même contente. Maintenant je veux savoir. Un génocide ce n'est pas rien. Ça me fait mal au cœur d'envisager qu'il soit capable de cela".

Comme une trahison à la confiance qu'elle lui a porté durant toutes ces années, Patricia a bien du mal, ce jour-là, à accepter la nouvelle.

Dafroza et Alain Gauthier du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda basé à Reims recueillent les témoignages des rescapés dans le but de faire traduire en justice les présumés génocidaires rwandais habitant en France. • © Isabelle Forboteaux - France Télévisions

Le Collectif des Parties Civiles Pour le Rwanda aux côtés des survivants



Au Rwanda, dans l'ancienne préfecture de Gikongoro, l'atmosphère est toute autre. Ici, les rescapés survivent en attendant que justice se fasse. 28 ans que le génocide des Tutsi au Rwanda a eu lieu…

Accompagner les survivants, et étayer sans relâche la plainte contre Laurent Bucyibaruta déposée en janvier 2000, Alain et Dafroza Gauthier, fondateurs du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), ont passé des mois au Rwanda et à Reims à travailler. Ces deux rémois, franco-rwandais, ont décidé de consacrer leur vie à faire traduire en justice les présumés génocidaires habitant en France. Le Collectif a rejoint la plainte contre Laurent Bucyibaruta en 2001, à sa création. Depuis, ils travaillent pour apporter à la justice française, le plus de preuves possibles de la culpabilité de cet ancien préfet. Ils recueillent notamment les témoignages des rescapés des lieux. Les écoutent, les retranscrivent dans les moindres détails. Des précisions qui comptent ensuite devant la Cour.

A Kibeho, au sud-ouest du Rwanda, comme à Murambi, les morts se comptent par dizaines de milliers. Védaste, Bertin, Théophile, Chantal portent la parole de leurs familles mais aussi des plus de 100.000 morts de la préfecture de Gikongoro. Bertin était un jeune garçon au moment de l'attaque de l'église de Kibeho. Il a survécu au milieu des cadavres de plus de 40.000 Tutsi rassemblés ici, pensant être protégés. Il est aujourd'hui représentant de l'association Ibuka pour la transmission de la parole des rescapés et gère le mémorial de Kibeho.

Védate et Théophile sont deux anciens élèves de l'école Marie Merci. L'établissement était à quelques mètres en contrebas de l'église. Ils ont, depuis leurs fenêtres de classe, vu l'organisation de l'extermination se mettre en place, jusqu'au jour final. Ils étaient tous les deux dans la même promotion et ont rencontré à des moments différents d'avril, mai et juin 1994 l'ancien préfet Laurent Bucyibaruta. Leurs témoignages lors du procès à Paris seront essentiels. Celui de Chantal le sera tout autant. Cachée par ses voisins Hutu dans un premier temps, elle devra, comme toute sa famille et tous les Tutsi de la région, rejoindre le lycée technique en construction de Murambi. Avant l'attaque du 21 avril, exterminant plus de 50.000 personnes, Chantal s'enfuit. Elle avait 18 ans et aura la vie sauve.

A Kibeho dans et autour de l'église ont été exterminés plus de 40 000 Tutsi rassemblés ici pensant être protégés. • © Isabelle Forboteaux - France Télévisions

Bucyibaruta : le premier haut fonctionnaire jugé en France



En mars dernier, les avocats du CPCR, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, sont allés sur les sites concernés par le procès de l'ancien préfet. "C'est très important de superposer le visuel et l'écrit, explique Dafroza Gauthier, co-fondatrice du CPCR dont le siège est basé à Reims. De sentir, mémoriser. Nos avocats doivent connaître par cœur ce dossier, connaître les lieux, les distances. Mesurer les enjeux. Nous avons parcouru les principaux lieux avec eux. Nous étions dans l'échange, et le besoin de replacer quelques acteurs dans le contexte".

"Pendant le procès, lorsque l'on va évoquer les lieux séparément les uns des autres, nos avocats verront tout de suite où cela s'est passé, reprend Alain Gauthier, président du CPCR. C'est une expérience, pour eux, très précieuse". Alain et Dafroza Gauthier représenteront les parties civiles, les familles des victimes. Le procès de Bucyibaruta a d'ailleurs une résonance particulière. D'abord parce que c'est la première fois qu'un haut fonctionnaire de l'État rwandais de 1994 est jugé en France. Et puis les membres de la famille et les amis de Dafroza ont presque tous péri à Kibeho en avril 1994. Kibeho, sa terre natale. "Émotionnellement cela changera quelque chose lorsqu'on sera amenés à témoigner nous-mêmes. C'est pour nos familles exterminées que l'on se bat depuis si longtemps", précise encore Alain Gauthier.

Le lycée technique en construction de Murambi fut, en 1994, le lieu de l'un des plus grands massacres du génocide des Tutsi au Rwanda. Les stèles sont gravées des milliers de noms des victimes. • © Isabelle Forboteaux - France Télévisions

Un procès jusqu'au 12 juillet



Le procès de Laurent Bucyibaruta est la quatrième affaire à être jugée en France concernant le génocide des Tutsi au Rwanda. 115 personnes seront citées ou convoquées en tant que témoins, experts ou parties civiles.

Lundi 9 mai 2022 à 14h30, Laurent Bucyibaruta devra faire face à son histoire. Il aura deux mois et demi pour s'expliquer des accusations qui sont portées contre lui. Jusqu'au 12 juillet, cet ancien préfet né en 1944 à Musangue au Rwanda, devra répondre des accusations "d'atteintes graves à la vie et à l'intégrité physique et mentale sur des personnes regroupées sur les sites de l'ETO de Murambi, des prisonniers Tutsi au sein de la prison de Gikongoro et des personnes arrêtées aux barrières et pendant les 'rondes' mises en place localement, et ce, en exécution d'un plan concerté tentant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux (…) en l'espèce le groupe ethnique tutsi". Mais aussi à celles de "s'être rendu complice des atteintes graves à la vie et à l'intégrité physique et mentale commises sur des personnes regroupées sur les sites de la paroisse de Kibeho, Cyanika, Kaduha et sur les élèves de l'école Marie Merci de Kibeho en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction (…) en l'espèce du groupe ethnique tutsi, en aidant sciemment les auteurs des dits actes (…). De s'être rendu complice d'une attaque massive et systématique, d'exécutions sommaires" sur les sites de Kibeho, Murambi, à la prison de Gikongoro notamment.

L'acte d'accusation est ainsi écrit et Laurent Bucyibaruta risque la condamnation à perpétuité.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024