Fiche du document numéro 29842

Num
29842
Date
Mercredi 6 avril 2022
Amj
Taille
36920
Titre
Commentaire du procès de Natacha Polony
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Type
Note
Langue
FR
Citation
La Communauté rwandaise de France, Ibuka France, le MRAP ont eu raison de poursuivre en justice la journaliste de Marianne, devenue maintenant directrice de l’hebdo souverainiste, pour les propos qu’elle a lâchés, le 18 mars 2018, sur France Inter devant Raphaël Glucksmann :

« Malheureusement, on est typiquement dans le genre de cas, où on avait, j’allais dire, des salauds face à d’autres salauds ». C’est vraiment transformer la sinistre tragédie – extermination absolue d’innocents – en histoire lamentable de « salauds face à d’autres salauds ». La grande qualité de la recension proposée par le journaliste-écrivain, Jean-François Dupaquier et son équipe, dans Afrikarabia, nous permettent de comprendre la complexité du débat. On aurait cru entendre les affrontements.

Les associations citées surent engager le procès avec constitution de partie civile composée de personnalités, que ce soit l’historien, ou la rescapée, ou les deux journalistes éminents ; et, bien sûr, comme avocats, Me Richard Gisagara, l’auteur, lui-même, de la loi de 2017 qui réprime la négation du génocide des Tutsi du Rwanda, et Me Lindon, avocate de l’association Ibuka France. J’ai, d’abord, apprécié, comment chacun, tout en faisant sa partition, se concentre sur l’attaque essentielle. Ainsi l’idée-force de Stéphane Audoin-Rouzeau montrant combien « le négationnisme est consubstantiel avec le génocide » par l’exemple éclatant, dans Marianne, de la promotion, comme le dit aussi Serge Farnel, de la négationniste, Judi Rever, est confirmée par la citation de Me Gisagara, tirée curieusement de l’arrêt Garaudy : « Celui qui prépare un génocide prépare aussi un plan de communication pour le nier ». Et sa consœur poursuit sa démonstration, lors de sa plaidoirie, dans le même sens : « On nie le projet génocidaire avant, on le nie pendant, on le nie après ». Le verbe de Natacha Polony aboutit, selon Richard Gisagara, à mettre « sur un pied d’égalité les bourreaux et les victimes ». Et Me Lindon lui fait écho dans son langage : « Victimes et bourreaux sont renvoyés à la même barbarie ». L’historien, de son côté, parlera « d’une forme d’escroquerie à mettre ces violences sur le même plan ».

On peut retrouver d’autres exemples d’une certaine unité dans les propos de plaignants différents. Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry montre ce qu’il a vu et senti au Congo : « C’était une guerre qui se poursuivait avec des massacres, avec des crimes. Il faut se souvenir que dans les camps de "réfugiés", on continuait à s’entretuer […] On ne peut laisser entendre qu’il y avait deux génocides ». L’historien qui enchaîne ensuite trouve les termes adéquats pour résumer cette réalité : « Au Congo, c’est une violence politique, ce n’est pas une violence génocidaire ».

Ensuite, j’ai été particulièrement sensible à la douleur qui a déchiré les survivant(e)s du génocide en entendant les mots martelés par Natacha Polony. Pour Scholastique Mukasonga, ce sont « des blessures perpétuelles », pour Espérance Brossard : « ça m’a fait très mal ». Natacha Polony s’est rendu compte, par la suite, de la souffrance, qu’elle infligeait. Parmi les membres de la défense et dans le discours de la procureure, il n’y a pas la moindre trace d’une émotion concernant leur long martyre. Ils savent bien, pourtant, que, pour les rescapé(e)s, le génocide continue et qu’ils vivront toujours avec ses séquelles.

J’ajouterai qu’il y avait chez Me Gisagara une réelle combativité dans ses interventions. Il a mis en difficulté Carla Del Ponte. Il m’a paru enfoncer l’attaque la plus réussie contre Rony Brauman, défenseur inconditionnel de l’enquête Bruguière, laquelle connut un vrai naufrage. L’avocat a montré jusqu’où pouvait aller le fanatisme de l’ancien président de MSF. On peut aussi relever la pertinence de la question soulevée par le président d’Ibuka. « Le contraire de l’oubli, dit-il, ce n’est pas seulement la mémoire, c’est aussi la justice ». L’affirmation est capitale. Trop de commémorations se contentent de répéter seulement « oublier, c’est disparaître », alors qu’en 28 ans, trois procès seulement de génocidaires, en France, ont eu lieu, et que des dizaines de dossiers de prévenus génocidaires attendent. Malheureusement, Etienne Nsanzimana fut par trop discret dans ce procès.

On ne peut croire, pourtant, à la condamnation par le Tribunal, au mois de mai, de Natacha Polony, car des faiblesses et un dysfonctionnement sont apparus dans les dépositions des témoins choisis par les plaignants. C’est surtout, d’entrée de jeu, les paroles de Patrick de Saint-Exupéry qui ont démoli toute la charge des plaignants. Il n’a pas voulu prendre au sérieux l’expression litigieuse de Natacha Polony : « Ce sont des propos de "comptoirs" choquants qui ne constituent pas du négationnisme, mais du confusionnisme ». Il eut beau affirmer que ce confusionnisme va permettre le négationnisme et développer, par la suite, une analyse fine et émouvante de ce qu’est un génocide, ce que le Tribunal retiendra de son discours, c’est ce que la procureure mettra, à la fin, en évidence : « Patrick de Saint Exupéry a parlé de propos confus et ambigus mais pas négationnistes ». L’auteur de La traversée ne s’est pas intéressé à la cause défendue par Ibuka qui l’avait sollicité, il n’a cru qu’à ses convictions personnelles et, peut-être, il n’a pas voulu déplaire à sa consœur.

On aurait aimé aussi qu’Ibuka et le MRAP répondent aux propos incendiaires de Rony Brauman et aux contre-vérités infamantes sur Paul Kagame. C’était pourtant facile de rappeler les faits. Mais les connaissent-ils ? Le déplacement des paysans hutu en 1993, quittant leurs parcelles, pour s’agglomérer dans des conditions misérables, autour de Kigali, fut le résultat de la stratégie hutu propageant la terreur à l’approche des Inkotanyi. Paul Kagame aurait préféré qu’ils demeurent sur leurs territoires. Il n’a cessé de dire et de montrer que l’armée du peuple rwandais (l’APR) cherchait à la fois à vaincre les troupes gouvernementales et à arrêter les exterminateurs, quand c’était possible. Mais souvent, c’était trop tard.

« Nous aussi, affirme-t-il, nous voulons sauver des populations et les menaces de la France contreviennent à notre souveraineté. Nous poursuivons les militaires gouvernementaux qui cherchent à se mettre à l’abri derrière les lignes françaises ». Le Rwanda devenu en quelques semaines un immense charnier ouvert, il faut reconnaître que les chefs du FPR ont eu le sang-froid de contrôler leurs troupes, horrifiées devant le massacre de leurs familles, tentées alors de se venger systématiquement sur les populations civiles. « A chaque fois, dit Paul Kagame, on se battait au-dessus des fosses communes. Il a fallu que j’interdise à mon armée de ne pas se retourner, de ne pas ouvrir les fosses communes ».

Il n’était pas question de pourchasser les Hutu. « Nous voulons, dit le chef du FPR, que les gens reviennent parce que c’est leur droit, et c’est notre responsabilité de les faire rentrer, qu’ils nous soient favorables ou non ». (Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tués avec nos familles, éd. Denoël, 1999, p. 249). L’historienne, Alison Des Forges a été catégorique, écartant les mensonges de l’Amiral Lanxade et d’Alain Juppé dans leur bilan de l’opération Turquoise : « Le Front patriotique, dit-elle, mit fin au génocide de 1994, en infligeant une défaite aux autorités civiles et militaires, responsables des campagnes de tueries » (Aucun témoin ne doit survivre, éd. Karthala, 1999, p. 805). « Les soldats du FPR, poursuit l’auteur, arrêtèrent les tueurs dans leurs attaques ou empêchèrent les préparatifs des attaques contre les Tutsi dans plusieurs églises ou camps de déplacés. Le plus souvent, ils sauvèrent des Tutsi, dit-elle, sans que de véritables confrontations aient lieu. Ils repoussèrent les militaires, les milices et les autres assaillants, hors de la région, permettant aux Tutsi de sortir des marais et des bois, ou de quitter leur cachette (ibidem, p. 805). Dans une partie du chapitre XVII de son livre (et non dans trois chapitres comme le dit Me Florence Bourg), l’historienne livre le résultat des enquêtes sur les exactions commises par l’armée du FPR. Pour contrôler les populations des régions, « ils tuèrent aussi des civils par de nombreuses exécutions sommaires et des massacres […]. Il semble qu’ils aient tué des dizaines de milliers de gens durant les quatre mois de combat, entre avril et juillet. Les tueries diminuèrent en août et se réduisirent nettement après la mi-septembre ».

Le 30 mai 1994, Théogène Rudasingwa, le secrétaire général du FPR, éclaire de son côté le drame rwandais : « Nous sommes la seule force capable de mettre fin aux tueries, et les Hutu le savent, ils en sont tout autant victimes que nous » (Isabelle Vichniac, 13 juillet 1994, Le Monde, « Un million de morts selon la Croix-Rouge »). Ces paroles soulignent le refus de l’ethnisme, la croyance dans l’idéologie nationale du mouvement FPR.

Dans son réquisitoire, Rony Brauman dénonce enfin au Kivu, en 1996, 1997, « des épisodes humains les plus terribles », sans établir les moindres faits, toujours de manière vague : « Des civils, affirme-t-il, ont été traqués par les militaires rwandais et autres ». Et, comme les négationnistes, il avance des chiffres faramineux, sans preuve : « Certains ont parlé de millions de morts ». Et pour accabler Patrick de Saint-Exupéry et l’accuser de « profaner la mémoire et la dignité de dizaines de milliers de victimes », il se contente de renvoyer au rapport Mapping qu’il n’a, sans doute, pas lu, et dont personne, encore, n’a établi la portée précise ni la responsabilité. Nous attendons le visionnement du film de Thierry Michel, « L’empire du silence », qui promet que la « vérité sera parfaitement faite par rapport aux victimes », et « l’Onu, poursuit le cinéaste, fera connaître les victimes "présumés" ».

On regrette que les responsables des associations ne se soient pas informés avec rigueur sur l’histoire complexe du Rwanda et du négationnisme. L’action des négateurs de ce génocide et des révisionnistes cherche non seulement à anéantir la mémoire des survivants, mais aussi, et surtout, à liquider les faits qui expliquent le mal absolu. Avant ce procès, il était important de lire la série de 11 articles exceptionnels de Jean-François Dupaquier, parus dans Afrikarabia. On y voit clairement « comment les génocidaires ont habillé le génocide d’un parement négationniste » qu’exploiteront ensuite les négateurs français et canadiens.

Il est étonnant que la controverse sur l’emploi répété du terme de « salaud » par la journaliste n’ait pas incité les plaignants à s’appuyer sur la pensée de Sartre qui a fait du « salaud » un usage fréquent dans sa pensée. Pour moi, la journaliste a un comportement de « salaud », tel que Sartre le définit dans La cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir (éd. Gallimard, 1981, p. 352), lorsqu’il parle de ces « contre-hommes, qui se sont faits hommes dans des situations quasi-inhumaines ». Natacha Polony fait partie de ces gens qui, d’après Sartre, « mettent leur liberté à se faire reconnaître comme bons, alors qu’ils sont mauvais à cause de leur activité même ». Et, pour le philosophe, cela s’accompagne chez eux de « la mauvaise foi qui décide de la nature de la vérité » (L’être et le néant, 1943). Natacha Polony se réfugie dans son personnage social pour éviter de penser à ce qu’elle est. Et elle transforme une tragédie atroce, qui a anéanti des innocents, en obscure histoire de salauds contre des salauds. Un tel propos doit être sanctionné.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024