Fiche du document numéro 29263

Num
29263
Date
Jeudi Décembre 2011
Amj
Taille
310543
Titre
Le génocide des Tutsi rwandais, 1994 : revenir à l’histoire
Page
61-71
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Cote
Le Débat, 2011/5 n° 167
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
LE GÉNOCIDE DES TUTSI RWANDAIS, 1994 : REVENIR À L'HISTOIRE
Stéphane Audoin-Rouzeau et al.
Gallimard | Le Débat
2011/5 - n° 167
pages 61 à 71

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Audoin-Rouzeau Stéphane et al., « Le génocide des Tutsi rwandais, 1994 : revenir à l'histoire » ,
Le Débat, 2011/5 n° 167, p. 61-71. DOI : 10.3917/deba.167.0061

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Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Pierre Chrétien, Hélène Dumas

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En janvier 2011, Le Débat a proposé un dossier
sur l’Afrique actuelle, offrant des réflexions
destinées en principe à aller «au-delà du pessimisme  1». Une approche scientifique était atten­
­due, comme cela avait été le cas dans le dossier
publié dix ans plus tôt  2. Le questionnement
historien vaut en effet pour ce continent comme
pour le reste du monde.
Or, il semble que les vieilles antiennes du
discours ethnicisant ou misérabiliste n’aient pas
cédé le pas devant les acquis de la discipline
historique. Le regard réducteur porté sur les
sociétés africaines reste plus largement partagé
qu’on ne pourrait le penser et, dès lors que l’on
fait des gorges chaudes sur le discours de Dakar,
mieux vaudrait ne pas oublier comment l’Afrique
est si souvent traitée dans la presse, depuis Valeurs
actuelles jusqu’à Marianne. Le Débat, certes, repré­
sente un espace intellectuel différent de celui de
la presse ou de la politique «ordinaires». Aussi
notre surprise a-t‑elle été grande devant le ton
de deux textes côtoyant l’essai prospectif d’Achille
Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’ehess,
travaille sur la violence de guerre à l’époque contemporaine.
Il est notamment l’auteur de Combattre. Une anthropologie
historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle), Éd. du Seuil,
2008.
Jean-Pierre Chrétien est historien. Spécialiste de l’Afrique
orientale, il est notamment l’auteur de L’Invention de l’Afrique
des Grands Lacs. Une histoire du xxe siècle, Karthala, 2010.
Hélène Dumas, historienne, achève une thèse sur les
tribunaux gacaca au Rwanda.

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Mbembe sur «le temps de l’Afrique», et alors
même que celui-ci faisait retour sur le poids
des réflexes «post-coloniaux» en France  3. Nous
voulons parler de l’article de Stephen Smith et
Hervé Deguine, ainsi que de celui d’Hubert
Védrine sur le Rwanda et l’Afrique centrale  4.
La région des Grands Lacs:
des recherches obstinément méconnues
Une nouvelle fois se révèle la situation particulière, voire étrange, de cette région dans le
champ des débats français sur l’Afrique. Restée
1. «Afrique: au-delà du pessimisme», Le Débat, n° 163,
janvier-février 2011, pp. 81-152.
2. «L’Afrique des africanistes», Le Débat, n° 118,
janvier-février 2002, pp. 17-77.
3. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur
l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.
4. Hervé Deguine, Stephen Smith, «Au mépris du droit
et de la démocratie. Retour sur la visite de Nicolas Sarkozy
au Rwanda», Le Débat, n° 163, janvier-février 2011, pp. 126141; Hubert Védrine, «L’Afrique et les grandes puissances.
À propos de Carnages de Pierre Péan», ibid., pp. 142-145.

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Le génocide des Tutsi rwandais, 1994:
revenir à l’histoire

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longtemps comme un angle mort de la connaissance de ce continent au sein de notre pays, elle
a retenu épisodiquement l’attention, au rythme
des crises qui émaillent son histoire depuis les
années 1960. À partir de cette période, l’histoire
de la région a pourtant été étudiée par un certain
nombre de spécialistes aussi bien francophones
qu’anglophones. C’est là un milieu scientifique
restreint certes, mais véritable et connaissant
bien le terrain. Malgré ce qu’ont suggéré certains
journalistes, rêvant peut-être encore d’explorer,
tel Stanley, une Afrique «au cœur des ténèbres»,
la plupart de ces chercheurs inscrits dans des
champs disciplinaires divers n’ont pas travaillé
dans ces pays faute de mieux. Ils avaient choisi
d’appliquer leur compétence à cette région du
monde, qui n’était pas la plus facile à traiter, sur
le plan tant de la documentation et des sources
que des langues à manier.
Ce n’est pas ici le lieu de dresser des pal­­
marès, même si nombre d’essayistes cultivent
aujourd’hui l’amnésie dans leurs bibliographies
– quand elles existent. Le mépris manifesté à
l’égard des chercheurs dits «africanistes» dans
tout un secteur du monde politique et médiatique français traduit en fait, comme nous le
rappelions initialement, la spécificité du regard
toujours porté sur ce continent. Mais, en un
temps où il est de bon ton d’afficher son souci
des pays du «Sud» au nom de l’«humanitaire»
ou du «partenariat», un tel mépris devient plus
surprenant. Surtout si l’on prend la peine d’évoquer le rôle joué par la plus grande partie des
spécialistes européens des années 1960-1980 en
Afrique centrale et orientale dans la formation
des premières cohortes de chercheurs et d’enseignants nationaux – rappelons, par exemple, qu’il
n’y avait pas de professeurs d’histoire et de géo­­
graphie burundais ou rwandais avant le milieu
des années 1960. La discipline historique s’y

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résumait d’ailleurs en des chroniques forgées
par des missionnaires ou en des collections ethno­
­graphiques de «coutumes» réalisées par des
admi­­nistrateurs à l’usage de leur gestion des
«indi­­gènes». Le fil conducteur de cette littérature était l’anthropologie des races élaborée à la
fin du xixe siècle, et restée vérité quasi officielle
jusqu’au milieu du xxe siècle  5.
Ce rappel historiographique n’est pas de
pure forme. Il se veut fondamental, tant l’héritage de l’approche coloniale reste vivace dans ce
que l’on peut appeler le corpus de représentations
européennes. Il transparaît sans ambiguïté chez
nombre d’auteurs récents qui prétendent révéler
«la vérité» en répétant des schémas dépassés
depuis quarante ans, si ce n’est plus.
Il faut enfin rappeler que l’histoire de cette
région d’Afrique est aussi écrite, et de plus en
plus, par des universitaires africains, même si les
travaux de ces collègues congolais, ougandais,
rwandais ou burundais ne retiennent que rarement l’attention des commentateurs patentés de
l’actualité africaine. Mais alors, comment publier
des écrits dits «de réflexion» sur cette région
d’Afrique, en l’absence de toute référence aux
travaux qui en ont renouvelé la connaissance et
qui ont contribué, qu’on le veuille ou non, à la
compréhension de ce qui s’y est passé depuis
une vingtaine d’années?
De nouvelles «expertises»?
La violence de l’actualité récente a eu des
effets contradictoires dans le champ de l’écriture
5. L’ouvrage de référence, réédité régulièrement entre
1930 et 1950, en anglais et en français, était celui de Charles
Seligman, Les Races de l’Afrique [1930], Payot, 1935. Sur la
question hutu-tutsi au Rwanda et au Burundi, voir JeanLoup Amselle et Elikia M’bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnie,
tribalisme et État en Afrique, La Découverte, 1985 (rééd.
1999), pp. 129-184.

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sur la région des Grands Lacs. Les spécialistes
européens de la région, confrontés à la gravité
d’une situation qui les frappait humainement
autant que professionnellement, se sont retrouvés
bon gré mal gré sur la scène médiatique, après
avoir parfois crié pendant des années dans le
désert sur la machine infernale qu’ils avaient vue
se mettre en place au Rwanda. Des instances
politiques nationales ou internationales ont
certes fait appel à eux. Dans la presse écrite ou
audiovisuelle en revanche, la situation a été plus
ambiguë. Globalement, si l’on en juge d’après
le cas français, le tissu scientifique disponible,
discret mais réel, a été largement ignoré, occulté
par un show médiatique tout à sa fascination
pour le choc des tueries et la fureur des «guerres
interethniques». Les explications politiques et
sociales des connaisseurs de la région ont souvent
été jugées «compliquées», comme si l’Afrique,
en somme, se devait d’être simple à nos yeux.
En même temps, la crise a produit, notamment au sein de la presse écrite, une nouvelle
strate d’observateurs rodés aux problèmes de
cette région. Nombre de reportages publiés à
l’époque sur le génocide de 1994 se hissent à la
hauteur d’une authentique histoire du «temps
présent». Simultanément, de nouveaux spécialistes ont surgi, entraînés sur ce terrain par l’émo­
­tion ou le bruit suscités par la gravité des
événements, pour le meilleur ou pour le pire. Il
y a certes les innombrables témoignages d’acteurs locaux (rescapés et proches des victimes)
ou d’observateurs étrangers (militaires, religieux,
médecins, politiques), toujours utiles, toujours
révélateurs, et qui doivent figurer au titre de
sources, à situer et à critiquer. On y rencontre
des témoins marqués à vie par la tragédie, mais
aussi, et de plus en plus, un certain nombre
d’acteurs ou d’observateurs soucieux d’expliquer ou même de justifier ce qui s’est passé en

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1994, et qui en proposent autant de «relectures»
intéressées. Ces propositions de révision viennent notamment d’anciens cadres de la République rwandaise, en poste avant et même pendant
le génocide, et aussi d’anciens partenaires étrangers de ce régime. Au titre des contraintes que
fait subir aux chercheurs une telle tragédie ne
figurent donc pas seulement les exigences «mémo­
­rielles» tant discutées au cours de ces dernières
années, mais aussi les groupes de pression branchés sur autant de réseaux politiques, militaires
et médiatiques, tous inscrits dans le lourd héritage de l’implication dans les événements.
Ces nouveaux «experts» ont développé leur
activité, pour l’essentiel, à partir du dixième anni­
­versaire du génocide (2004), et alors que diverses
commissions d’enquêtes venaient de diffuser
leurs travaux  6. Cette nouvelle vague de publications se distingue, dans la forme (nous reviendrons sur le fond), par la légèreté des corpus de
références, l’absence d’enquêtes sur le terrain
et, en contrepoint, par le recours à un nombre
limité d’affirmations dont la répétition en boucle
(notamment sur certains sites Internet) est censée
procurer l’indispensable parfum de vérité.
Ces nouvelles «expertises» se caractérisent
aussi par un style d’énonciation très particulier:
celui de la «révélation» de «vérités cachées»,
dont les sources sont soit secrètes, soit anonymes,
ou encore inaccessibles et invérifiables. Voilà qui
permet d’évacuer d’un revers de main les évi­­
dences les plus criantes de ce qui s’est passé en
1994 au Rwanda. Ces «révélations» reprennent
en fait la rhétorique des «plans de conquête»
6. Nous pensons en particulier aux rapports issus des
enquêtes menées par le Sénat belge en 1997 et la Mission
d’information parlementaire française en 1998, ainsi qu’à la
somme publiée par Human Rights Watch et la FIdh (sous la
direction d’Alison Des Forges), Aucun témoin ne doit survivre,
Karthala, 1999.

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attribués «aux Tutsi» depuis les années 1960 par
des officines politiques, voire policières, issues
du Kivu congolais, puis du Rwanda lui-même.
Il faut connaître cet étonnant bouillon de
culture idéologique pour apprécier non seulement les ressorts de la propagande locale de
l’époque, mais aussi les repères des porte-parole
actuels de la remise en question de la nature du
génocide des Tutsi. En l’occurrence, ce ne sont
pas des Européens qui ont été les auteurs de
cette rhétorique de la haine raciale anti-tutsi.
Mais ils n’ont pas hésité à reprendre au compte
de leurs propres polémiques cette interprétation
cryptique de l’histoire. Le «local» est devenu
«mondial», en écho à une logique des races qui,
elle, était déjà bel et bien mondiale depuis la fin
du xixe siècle. Ces observations sont cruciales
pour comprendre notre réaction devant la littérature «africaniste» que nous récusons ici. L’en­
­jeu en est la connaissance sérieuse d’une région
d’Afrique par-delà des lectures post-coloniales
et les écrans politiciens: car ce qui fait ici l’objet
d’une discussion académique représentait en
1994 la grille de lecture qui a conduit les dirigeants français à «une sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime
rwandais  7». C’est-à-dire, concrètement, à une
adhésion aux thèses officielles de la «guerre interethnique» et, par conséquent, à un véritable
refus de voir. Précisons: un refus de voir le génocide alors en cours au Rwanda.
Rwanda. Le malaise français
L’explication ne peut se résumer à l’hypothèse de la simple négligence. Le Rwanda, dont
la tragédie de 1994 est au cœur de la crise générale de cette région, demeure un objet sensible
en France. L’implication militaire et politique
de notre pays, dès 1990, dans une situation qui

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a débouché sur un génocide explique sans doute
cette sensibilité particulière. À ce sujet, deux
grandes enquêtes sont incontournables, en dehors
des innombrables témoignages, études scienti­
fiques et dossiers judiciaires: celle conduite sur
le terrain par l’historienne américaine Alison Des
Forges pour le compte de la FIdh et de Human
Rights Watch; et celle de la Mission d’information parlementaire française en 1998.
Il reste certes à approfondir, à enrichir, à
questionner, tant l’horreur du génocide des Tutsi
représente un véritable défi à la compréhension.
Au titre de tout premier inventaire, citons la
comparaison des processus régionaux et locaux
les plus concrets ainsi que leur restitution, le
décryptage du contexte social et culturel, l’affi­­
nement de la chronologie, l’identification des
responsabilités, les jeux respectifs des instances
internationales, etc. Les recherches se poursuivent. Elles ne cesseront jamais, s’agissant d’un
phénomène de cette ampleur. Raison de plus
pour conserver son caractère cumulatif à la
recherche, et ne pas rejeter, ni oublier, ni
contourner, ce qui peut figurer d’ores et déjà
comme acquis, au risque de tomber dans les
sophismes d’un déni d’après-coup faisant suite
au déni du moment. Sur une telle question, la
rigueur intellectuelle et l’impératif moral se
conjuguent pour forcer au respect de la nature
de l’événement. Sur le fond, nous nous trouvons
en présence de deux a priori: l’un concernant le
traitement spécifique du génocide de 1994 au
Rwanda, l’autre la lecture historique de l’évolution de l’Afrique centrale et orientale en cette fin
du xxe siècle.
Le génocide des Tutsi est mis en doute sur
7. Assemblée nationale, Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994),
1998, 4 vol., t. I, p. 340.

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la base d’une conviction, réelle ou feinte: un
racisme en tant que tel, construit politiquement,
idéologiquement et socialement, n’est pas pen­­
sable en Afrique, où tout devrait se lire en termes
de clivages ethniques ataviques. Tout ce qui a
été démontré depuis des décennies est considéré
comme nul et non avenu. En outre, les cent
jours du génocide de 1994 sont relativisés et
relégués au rang d’un épisode parmi d’autres
dans le cadre d’une grande guerre en Afrique
centrale de 1990 à nos jours, dont les différentes
phases sont censées se juxtaposer et s’équilibrer.
Ce jeu des équivalences, qui tourne souvent au
simple diptyque, permet de juger du passé en
fonction du présent, puis de le reconstruire de
manière anachronique.
La France et la propagande
extrémiste hutu des années 1990
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Le premier de ces deux a priori inspire largement la démarche du texte signé par Hervé
Deguine et Stephen Smith. L’histoire du Rwanda
depuis 1990 s’y trouve soumise à réexamen sur
la base d’un retour à la logique «ethnique» et
d’une dénonciation des travers du régime actuel.
Cette «contre-enquête» mêle de manière confuse
dénis et anachronismes.
L’actualité des relations franco-rwandaises
sert de point de départ à cette entreprise de rééva­
luation. Cette fois, il ne s’agit plus de gloser sur
les conclusions du juge Bruguière, mais de s’indigner du silence des autorités françaises sur le
rapport Mucyo  8 et de la visite de Nicolas Sarkozy
à Kigali le 25 février 2010. L’axiome directeur
se résume dans l’exonération des responsabilités
françaises dans le drame qui s’est noué au Rwanda
à partir du déclenchement de la guerre civile en
octobre 1990. Et donc, Nicolas Sarkozy aurait
eu tort de reconnaître, à Kigali, «des erreurs

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d’ap­­préciation, des erreurs politiques», ou encore
une «forme d’aveuglement quand nous n’avons
pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du Président qui a été assassiné»  9.
En fait, la France n’aurait pas à rougir de son
manque de clairvoyance pour la simple raison
qu’alors il n’y aurait rien eu à voir. Et surtout
pas la dimension criminelle du régime Habyarimana. Ainsi nous apprend-on que la rtlm,
radio extrémiste fondée en 1993 par des proches
du pouvoir, n’aurait guère «conditionné les esprits
en vue du génocide  10». Faudrait-il dès lors consi­
dérer les prêches anti-tutsi proférés à longueur
d’ondes par ses journalistes comme autant d’inof­
­fensives manifestations du folklore ethnique si
caractéristique de l’histoire rwandaise?
Une histoire qui se trouve ainsi réécrite à
bon compte, libérée des archives et des témoignages. Pourtant, la politique ciblant de manière
explicite et menaçante les Tutsi et les Hutu oppo­
­sants (étiquetés comme «complices») n’avait
pas échappé à l’attention des observateurs, aux
premiers rangs desquels figuraient des respon­
sables diplomatiques ou militaires français en
poste au Rwanda. Quelques jours après l’attaque
du Front patriotique rwandais (fpr), le 1er octobre
1990, le colonel René Galinié, alors attaché de
défense à Kigali, rédigeait une note évoquant
l’éventualité d’un génocide contre la minorité
tutsi  11. Quant au caractère criminel des milices
Interahamwe, les services de renseignements belges
n’ont pas attendu la perpétration du génocide
8. Rapport de la Commission nationale indépendante
chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de
l’État français dans le génocide au Rwanda en 1994, Kigali,
août 2008.
9. Propos tenus par Nicolas Sarkozy lors de sa visite
à Kigali le 25 février 2010, cités dans H. Deguine, S. Smith,
«Au mépris du droit et de la démocratie», art. cité, p. 130.
10. Ibid., p. 132, n. 15.
11. Note du colonel Galinié, 24 octobre 1990, Assemblée
nationale, enquête citée, t. II, Annexes, p. 134.

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pour le pointer du doigt  12. Récuser la dimension
criminelle du régime Habyarimana revient à
accréditer l’idée de tueries spontanées, surgies
d’une barbarie atavique du peuple rwandais
ou des errements de simples bandes de voyous.
Une telle démarche procède d’une double occultation: celle de la réalité génocidaire, tout simplement, mais également de toute l’historiographie
élaborée depuis 1994, et qui s’est attachée à en
rendre compte.
La disqualification des faits et du savoir
historique passe en outre par une mise en équivalence des acteurs du génocide et du fpr. En
effet, nous dit-on, «la politique du pire a été
menée des deux côtés  13», suggérant ainsi la
reconduite de banales «logiques ethniques»,
tou­­jours susceptibles «d’aboutir à une nouvelle
tuerie de masse entre Hutu et Tutsi»  14. C’était
effectivement la thèse officielle française à
l’époque. Aujourd’hui, cette «fausse symétrie
des mal­­heurs  15» va jusqu’à présenter le fpr
comme le véritable responsable du génocide.
Faut-il dès lors conclure que ce dernier a lancé
ses troupes à l’assaut des populations civiles tutsi?
Ou, comme l’affirment aujourd’hui d’anciens
respon­­sables du régime Habyarimana, que les
miliciens Interahamwe étaient en réalité ses agents
infiltrés  16?
Il est certes nécessaire d’entreprendre une
recherche documentée et critique sur l’histoire
du fpr et sur la guerre qu’il a menée au Rwanda.
Il s’agit là d’une lacune historiographique à
combler, non pour ériger l’historien en redresseur de torts, mais afin d’éclairer un pan décisif
de l’histoire du pays. En attendant la réalisation
d’une telle entreprise, les insuffisances histo­
riographiques peuvent-elles être si facilement
compensées par des approximations qui aboutissent à l’occultation de la spécificité du génocide des Tutsi? Ajoutons, enfin, que le pire

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obstacle à l’établissement de la vérité est l’anachronisme. Or celui-ci, sur le Rwanda, apparaît
comme récurrent. Ainsi prétend-on relire l’action du fpr entre 1990 et 1994 à la lumière des
déploiements de violence qui ont suivi, notamment au Congo, dès la fin de 1996. L’accent mis
sur la situation politique récente au Rwanda, lue
de manière univoque, et surtout le lien établi
systématiquement entre celle-ci et la relecture
du génocide sont significatifs de cette méthode
détestable.
Au chapitre des approximations, citons, par
exemple, le parallèle institué entre le contenu
des émissions de la rtlm et celui des ondes du
fpr, Radio Muhabura. Symétrie suggérée afin de
mettre en lumière une double propagande extrémiste. Hervé Deguine s’essaie d’ailleurs à l’étude
de «l’idéologie extrémiste tutsi» en épousant les
vues de Ferdinand Nahimana sur l’efficacité
d’une «ligue tutsi» aux ramifications mondiales  17.
Le propos n’est pourtant pas étayé par des sources

12. Voir, notamment, Service général de renseignements et de la sécurité, Armée belge, «Étude sur les milices
Interahamwe présentée par le major Hock le 2 février 1994»,
document présenté comme pièce à conviction dans le procès
«Militaires I» au tpir. Base de données publique du tpir,
http://www.trim.unictr.org.
13. H. Deguine et S. Smith, «Au mépris du droit et de
la démocratie», art. cité, p. 131. Souligné par les auteurs du
texte.
14. Ibid., respectivement pp. 132 et 131.
15. Claude Habib, introduction à Hannah Arendt,
Penser l’événement, Belin, 1989.
16. Voir Ferdinand Nahimana, Rwanda. Les virages ratés,
Lille, Éditions des sources du Nil, 2007, p. 374. Personnage
auquel Hervé Deguine a consacré une «biographie» complaisante: Un idéologue dans le génocide rwandais. Enquête sur
Ferdinand Nahimana, Mille et une nuits, 2010. H. Deguine
y soutient que Ferdinand Nahimana n’est pas un négationniste. Or, en 1996, Ferdinand Nahimana apposait sa signature (avec le colonel Bagosora) au bas d’un texte qui
entendait démontrer «l’inexistence du génocide tutsi au
Rwanda»: voir rdr, section Cameroun, Le Conseil de sécurité
de l’onu induit en erreur sur le prétendu «génocide tutsi» au
Rwanda, Yaoundé, juin 1996.
17. H. Deguine, Un idéologue…, op. cit., pp. 191-198.

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sérieuses, faute, de toute façon, de pouvoir
lire le kinyarwanda  18. Si les archives de la rtlm
sont en partie disponibles, grâce notamment au
travail d’enquête du Tribunal pénal international pour le Rwanda (tpir), tel n’est pas le cas
pour celles de Radio Muhabura. Il existe pourtant un corpus réunissant des chants du fpr
diffusés à la radio et disponibles à l’analyse historienne. Une simple visite dans les innombrables
studios de musique de Kigali permet de réunir
une quantité appréciable de ces chansons. Pourquoi ne pas y avoir recours? Ainsi aurait-il été
possible de constater que la rhétorique employée
vise certes à galvaniser les troupes – le fpr était
bel et bien en guerre –, mais qu’elle emprunte à
des registres différents de ceux de la rtlm qui
diffusait alors les chansons anti-tutsi de Simon
Bikindi. Encore eût-il fallu prendre la peine de
réunir de telles archives et d’en assurer la traduction. Loin des investigations historiques, les
propagandes des «deux camps» sont ici confondues pour mieux renforcer la fausse symétrie
évoquée plus haut.
Si les archives ou les travaux produits par les
historiens ne trouvent pas grâce aux yeux de ces
auteurs, une lecture singulière des décisions de
justice forme en revanche le fondement de leur
argumentation. L’utilisation des travaux du tpir
apparaît symptomatique à deux égards. D’abord,
ses jugements sont cités de manière partiale et
littérale, sans recours à un examen plus large de
la jurisprudence. Ensuite, les conclusions judiciaires viennent revêtir de «l’autorité de la chose
jugée» les propos des auteurs. Les registres
du droit et de l’histoire s’en trouvent dès lors
confondus, au mépris de l’autonomie du travail
historique.
Pourtant, ces mêmes auteurs n’ont pas
­tou­­jours manifesté pareille bienveillance pour
le tpir. Régulièrement taxé de «tribunal des

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vainqueurs», «machine à faux témoignages», ou
«casino judiciaire»  19, le tribunal a fait l’objet
d’attaques virulentes quand ses décisions n’ont
pas eu l’heur de venir à l’appui de leur thèse.
Au­­jourd’hui convertis en exégètes de la vérité
judiciaire, ils puisent dans les jugements et arrêts
de ce tribunal la matière de leur interprétation
«aux antipodes de nombreuses idées reçues».
Ainsi, Hervé Deguine et Stephen Smith nous
apprennent-ils que «le tpir n’a rien trouvé de
répréhensible à retenir contre les émissions de la
radio télévision libre des Mille Collines (rtlmc)
entre sa création en juillet 1993 et le 6 avril
1994  20». Une conclusion pour le moins hâtive,
glissée dans une note, et qui fait l’économie d’une
lecture attentive d’un texte de plus de cinq cents
pages.
Le cas étant exemplaire, arrêtons-nous-y pour
un instant. La chambre d’appel, dans son arrêt
du 28 novembre 2007, ne retient pas en effet la
qualification «d’incitation publique et directe à
commettre le génocide» pour les émissions de la
er
rtlm diffusées entre le 1
janvier et le 6 avril
1994. Mais cette conclusion repose sur un long
raisonnement juridique qui, au préalable, a dis­­
tingué de manière rigoureuse l’infraction en
question («l’incitation publique et directe à com­­
mettre le génocide») du «discours haineux»,
exclu des actes réprimés par le droit pénal international en matière de génocide (§ 695-696).
Même si l’infraction pénale n’est pas constituée
en l’espèce, la chambre note toutefois que «les
émissions de la rtlm diffusées entre le 1er janvier
18. L’absence de compétence linguistique se manifeste
à de multiples reprises. Ainsi les noms propres rwandais
sont-ils allégrement écorchés («Au mépris du droit et de la
démocratie», art. cité, pp. 129, 135).
19. Préface de S. Smith à H. Deguine, Un idéologue…,
op. cit., p. 11.
20. H. Deguine, S. Smith, «Au mépris du droit et de la
démocratie», art. cité, p. 132, n. 15.

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et le 6 avril 1994 ont incité à la haine ethnique  21».
Rejetant l’approche «beaucoup trop restrictive»
(§ 697) de la défense, les juges estiment «qu’il y
a lieu de considérer le contexte culturel, y compris
les nuances de la langue rwandaise, pour déterminer ce qui constituait une incitation directe à
commettre le génocide» (§ 698-701). Ils s’attachent ensuite à examiner «l’impact potentiel des
propos dans leur contexte particulier» (§ 711)
afin d’en apprécier la «dangerosité potentielle»
(§ 710-711). Leur analyse des émissions diffusées avant le déclenchement du génocide ne
disqualifie pas systématiquement les conclusions
de la chambre de première instance. Ils reconnaissent ainsi que «l’émission du 1er janvier 1994
encourageait à la haine ethnique» (§ 741), ou
que telle autre émission «assimile les Tutsi et le
fpr» (§ 743). Ainsi, loin d’exonérer la rtlm,
l’arrêt met en lumière les limites du droit qui
tiennent pour l’essentiel à la nature des infractions en cause et à la compétence temporelle du
tribunal (§ 724-725).
Mais cette réserve n’exonère pas l’ensemble
de la propagande extrémiste, avant comme pen­­
dant le génocide. Ainsi, la chambre d’appel
confirme-t‑elle le jugement initial, concluant
«que certaines émissions de la rtlm diffusées après
le 6 avril 1994 appelaient à l’extermination des
Tutsis et constituaient de l’incitation directe et
publique à commettre le génocide» (§ 758, souligné
par nous). Ensuite, la responsabilité pénale de
Ferdinand Nahimana est reconnue. Les juges
ont en effet considéré «qu’il n’avait pas pris les
mesures raisonnables et nécessaires pour pré­­
venir ou punir l’incitation au meurtre de Tutsis
par le personnel de la rtlm en 1994» (§ 857).
La presse écrite, en particulier le périodique
raciste Kangura, n’échappe pas à l’analyse de la
chambre. Hassan Ngeze, directeur de cette publi­
­cation, lui aussi visé par le «procès des médias»,

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voit ses arguments de défense rejetés. La chambre
d’appel établit un lien entre le contenu éditorial
du journal et la commission du génocide contre
l’hypothèse soulevée par Hassan Ngeze «selon
lequel le génocide se serait produit même si les
articles de Kangura n’avaient pas existé» (§ 766).
Les juges reconnaissent in fine que «des articles
de Kangura publiés en 1994 ont incité directement et publiquement à la commission du génocide» (§ 775).
La leçon de droit professée par Hervé
Deguine et Stephen Smith s’achève sur cette
contre-vérité: «Le Tribunal pénal international
pour le Rwanda (tpir), chargé d’établir la vérité
des faits et de dire le droit, n’a pas été en mesure
de prouver “l’entente en vue de commettre le
génocide” […]  22.» Faut-il rappeler que plusieurs
ministres du gouvernement intérimaire ont été
condamnés pour ce crime? L’ancien ministre
de l’Information, Éliézier Niyitegeka, s’est vu
confirmer sa condamnation par la chambre
d’appel en juillet 2004, tandis que l’ancienne
ministre de la Famille et de la Promotion féminine, Pauline Nyiramasuhuko, vient d’être récem­
­ment reconnue coupable de ce crime en juin
2011 devant le tpir  23.
Le respect d’un texte et la rigueur de son
21. Chambre d’appel du tpir, La Haye, arrêt du
28 novembre 2007 (ictr-99-52-A), § 754: «La Chambre
d’appel conclut donc que, s’il est évident que les émissions
de la rtlm diffusées entre le 1er janvier et le 6 avril 1994 ont
incité à la haine ethnique, il n’a pas été établi qu’elles ont
directement et publiquement incité à commettre le géno­­
cide.»
22. H. Deguine, S. Smith, «Au mépris du droit et de la
démocratie», art. cité, p. 131.
23. Voir tpir, Éliézier Niyitegeka vs. Le Procureur, ictr96-14-A, Arrêt, 9 juillet 2004, et ictr, The Prosecutor vs.
Pauline Nyiramasuhuko and al., Summary of Judgment and
Sentence, ictr-98-42-T, 24 juin 2011. Par ailleurs, Justin
Mugenzi (ex-ministre du Commerce) et Prosper Mugiraneza (ex-ministre de la Fonction publique) ont tous deux été
condamnés par le tpir pour ce même crime d’entente, le
30 septembre 2011.

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commentaire valent pour les documents judiciaires, dont on ne peut extraire arbitrairement
tel ou tel passage, hors de tout contexte. D’autre
part, les catégories juridiques exigent une manipulation prudente: elles s’inscrivent dans un type
de raisonnement singulier, aux attendus fort
différents de ceux de l’historien. Le récit historique, lui, n’est pas soumis aux catégories pénales
et son horizon n’est pas tendu vers la sanction. Les travaux désormais classiques d’Henry
Rousso  24, ou encore de Carlo Ginz­­burg  25, viennent rappeler la différence entre les approches du
juge et celles de l’historien. De même les débats
relatifs aux lois dites «mémorielles» ont-ils mis en
garde contre une inscription de l’histoire dans le
champ judiciaire. Pour quelles raisons l’histoire
du génocide des Tutsi échapperait-elle à ce type
de précautions métho­­do­logiques?
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Les Africains, simples pions
sur l’échiquier des grandes puissances
Loin des prétoires, c’est dans le théâtre
d’ombres de la «géopolitique» mondiale que
nous invite la lecture du deuxième texte. Hubert
Védrine  26 y fait la promotion d’un ouvrage de
Pierre Péan  27 dans lequel l’histoire récente de
l’Afrique centrale est issue d’un postulat «conspi­
­rationniste». Considéré comme un observateur
attentif de l’actualité internationale, l’ancien
secrétaire général de l’Élysée de François Mitter­
­rand ouvre pourtant son article sur une erreur
grossière en confondant les protagonistes – les
far et le fpr. La trame embrouillée dessinée par
Pierre Péan semble lui faire perdre de vue les
données essentielles: l’ouvrage en question brosse
une fresque dans laquelle le génocide devient
simple épisode dans la «vaste entreprise» menée
depuis Washington, Londres et Tel-Aviv, toile
de fond d’une macabre comptabilité à somme

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nulle entre «fureurs» et «carnages» d’Afrique
centrale. Nous serions, nous dit Hubert Védrine,
en présence d’une enquête «à l’anglo-saxonne»
(qualificatif pour une fois positif pour ce
pamphlet anti-américain): il n’y aurait que des
«faits», mis bien sûr en «contexte» afin de tirer
de son ignorance une opinion abusée par l’écran
de fumée du discours sur la «Françafrique». Or,
est-il souligné, la France ne doit pas «faire l’impasse sur ce continent», mais bien sûr sans
«paternalisme».
La lecture de l’ouvrage ainsi recensé nous
entraîne pourtant loin d’une telle idylle. Les
«faits», même en histoire du «temps présent», se
construisent sur la base de sources identifiées,
vérifiables et argumentées. Or, Carnages fait
référence à des enquêtes et dossiers personnels
de l’auteur, à des informations (évidemment
confi­dentielles…) venues de divers services de
renseignements, ainsi qu’à des documents d’une
objectivité douteuse  28. La première «investigation» ne devrait-elle pas porter sur la critique
des sources que l’on utilise? Troublante naïveté
de l’«enquêteur», si scrupuleux lorsqu’il s’agit
24. Les travaux d’Henry Rousso sont à ce titre particulièrement éclairants. Voir, notamment, «Juger le passé?
Justice et histoire en France», Vichy. L’événement, la mémoire,
l’histoire, Gallimard, «Folio histoire», pp. 678-710.
25. Carlo Ginzburg, Le Juge et l’Historien. Considérations
en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1991.
26. «L’Afrique et les grandes puissances», art. cité,
pp. 142-145.
27. Pierre Péan, Carnages. Les guerres secrètes des grandes
puissances en Afrique, Fayard, 2010.
28. Parmi les «rapports» utilisés pour nous éclairer
(selon H. Védrine), figure par exemple un texte signé par une
officine politique rwandaise basée en Europe et publié sur un
site friand de théories du complot en tout genre. Voir, Partenariat Intwari, Cellule de la Documentation et de la Sécurité,
«Mémorandum adressé au Conseil de sécurité des Nations
unies. Plaidoyer pour une enquête globale, objective et
impartiale sur le génocide rwandais et ses conséquences»,
8 mars 2008, publié sur: http://www.mondialisation.ca/
index.php?context=va&aid=8283. Des passages entiers en
sont repris dans Carnages, op. cit., par exemple pp. 364-367.

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qu’Hubert Védrine peut envisager de «participer
utilement à la construction de [l’]Afrique de
2030» et de «refonder la réflexion sur la politique africaine de la France»  31?
G
Pour conclure, affranchissons-nous un instant
des questions surtout historiennes, historiographiques et méthodologiques qui ont été au centre
de cet article pour poser le problème sous un
angle différent. Comme on le sait, un demi-siècle
a été nécessaire pour que soit enfin reconnu, par
la bouche du président de la République luimême (il s’agissait alors de Jacques Chirac, le
16 juillet 1995), la responsabilité de l’État français dans l’arrestation, la déportation et l’assassinat des Juifs de France lors de l’Occupation.
De même, quarante années ont été nécessaires
pour que les archives de la guerre d’Algérie soient
enfin ouvertes et que le premier travail historique d’ampleur puisse être mené sur la torture
et les exécutions sommaires effectuées par l’armée
française lors des années de conflit. Certes, on
n’aura garde d’oublier qu’un discours de vérité
– ô combien courageux – s’est fait entendre dans
le temps même de la guerre: il n’empêche qu’il
a fallu attendre le début des années 2000 pour
que soit établie sans doute possible l’ampleur
des pratiques illégales en Algérie, la réalité de
leur institutionnalisation massive à partir de
1957, la gravité des pratiques de cruauté qui les
ont accompagnées  32.
29. Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda
1990-1994, Mille et une nuits, 2005.
30. Ibid., p. 41.
31. H. Védrine, «L’Afrique et les grandes puissances»,
art. cité, respectivement pp. 145 et 144.
32. Nous faisons allusion ici au remarquable travail de
Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre
d’Algérie (1954-1962), Gallimard, 2001.

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de scruter la biographie de ceux qu’il considère
comme ses détracteurs… À défaut d’enquête
sérieuse, Pierre Péan persiste dans la méthode
de l’invective. On assiste ainsi à de nouvelles
mises en cause, venant après celles de l’ouvrage
de 2005  29. L’historienne américaine Alison Des
Forges, dont le travail rigoureux fait autorité, se
voit présentée comme un agent de propagande
des services américains. En définitive, pour Pierre
Péan, les chercheurs qui entendent comprendre,
décrire et écrire l’histoire du génocide des Tutsi
ne seraient que de vils espions anglo-saxons ou
des admirateurs béats de Paul Kagame. Pour être
à la hauteur de la dénonciation du régime actuel
au Rwanda, faut-il pour autant amalgamer à ce
dernier tous ceux que l’horreur de 1994 a indignés? S’il est apparemment licite d’adopter dans
notre pays des positions de déni plus ou moins
insidieux à cet égard, il doit être également
possible de les dénoncer. Tout en ironisant sur
ceux qui opposent, selon lui de manière manichéenne, «les bons et les méchants», Pierre Péan
ne se prive pas de classer le monde de manière
dualiste. Les Français sont présentés comme
opposés aux Anglo-Saxons en Afrique, en dépit
des liens tissés à différents niveaux. Les Tutsi,
déjà décrits en 2005 comme des adeptes de la
«culture du mensonge et de la dissimulation  30»,
se voient crédités en 2010 de la conscience d’être
des «Juifs de l’Afrique», selon une qualification
qui leur avait été accolée dès le début du
xxe siècle par une science des races les ayant
définis comme «hamito-sémitiques». À l’opposé,
les Hutu seraient «diabolisés». Tous les analystes
du génocide de 1994 soulignent au contraire la
responsabilité des partisans des factions extrémistes «Hutu Power» et non des «Hutu» dans
leur globalité.
Est-ce sur la base de cette vision à la fois
surannée, manichéenne et conspirationniste

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Loin de nous l’idée que l’implication de la
France dans le génocide des Tutsi rwandais cons­
­titue un processus identique à ceux que l’on
vient d’évoquer; loin de nous également la thèse
d’un quelconque «intentionnalisme» français
entre 1990 et 1994. En revanche, il est permis de
considérer qu’un discours visant à exonérer la
France de toute responsabilité et à disculper
tous les acteurs français, depuis les plus hauts
sommets de l’État jusqu’aux militaires du rang
présents sur le terrain, constitue une entreprise à
la fois méprisable et, de surcroît, probablement
vaine à terme. Le malaise qu’elle ne peut man­­
quer de provoquer s’installe plus profondément
encore lorsque le déni paraît porté par des
acteurs de premier plan de la période 1990-1994.
De ce point de vue, est-il convenable de présenter
Hubert Védrine en tant qu’ancien ministre des
Affaires étrangères du gouvernement Jospin à
partir de 1997 alors qu’il était – et c’est bien ce
qui importe ici – secrétaire général de l’Élysée,
au côté de François Mitterrand, dans la période
qui a précédé le génocide et au moment de celuici? Il ne s’agit nullement de refuser aux acteurs

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politiques le droit à l’expression de leur point de
vue en tant qu’acteurs de la période incriminée.
Mais on ne peut que leur refuser tout statut d’expert à l’endroit d’un évé­­nement ou d’une série
d’événements auxquels ils ont été, en raison
même de leurs fonctions, si étroitement mêlés.
Le fait qu’une telle posture soit possible, le
fait qu’elle puisse même paraître naturelle, laisse
mal augurer d’une sortie rapide du déni de réalité,
entamée pourtant lors de la visite du président
de la République à Kigali en février 2010. Avant
que l’on mesure exactement la responsabilité
française dans le génocide de 1994, avant que
l’on sache exactement, du côté français, quelle a
été la responsabilité de tous les acteurs impliqués directement ou indirectement dans l’immense massacre, avant que tout cela puisse être
dit et se voir massivement reconnu, on peut
gager qu’un long chemin devra être parcouru.
Cet article n’avait d’autre but que de tenter de
l’abréger un peu.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Pierre Chrétien,
Hélène Dumas.

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