Fiche du document numéro 29243

Num
29243
Date
Jeudi 23 décembre 2021
Amj
Taille
89637
Titre
La France simplifie l’accès aux archives judiciaires de la guerre d’Algérie
Soustitre
Un arrêté interministériel publié jeudi au « Journal officiel » ouvre les archives judiciaires françaises « en relation » avec la guerre d’Algérie avec quinze ans d’avance sur le calendrier légal.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Tracts de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, au Service historique de l’Armée de terre du fort de Vincennes, en 2001. DANIEL JANIN / AFP

L’avancée est saluée par la plupart des historiens travaillant sur le sujet. Un arrêté interministériel publié jeudi 23 décembre au Journal officiel ouvre les archives judiciaires françaises « en relation » avec la guerre d’Algérie (1954-1962) avec quinze ans d’avance sur le calendrier légal. Alors que le code du patrimoine soumet en principe ces fonds à un délai de soixante-quinze ans avant leur libre communication – soit une échéance vouée en l’occurrence à s’étaler entre 2029 et 2037 –, ils seront désormais accessibles sans restriction en vertu d’une procédure dite « de dérogation générale ». Sont concernées « les enquêtes de police judiciaire » et « les affaires portées devant les juridictions ».

La ministre de la culture, Roselyne Bachelot, qui détient la tutelle sur les Archives nationales – hors celles des ministères des armées et des affaires étrangères –, avait déjà annoncé le 10 décembre un tel geste, s’inscrivant expressément dans la démarche mémorielle d’Emmanuel Macron. Le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la réconciliation franco-algérienne des mémoires, remis au chef de l’Etat en janvier, préconisait notamment un meilleur accès aux archives de cette période afin d’« aller vers plus de vérités ». Si l’impact sur la relation tourmentée entre Alger et Paris devrait être limité – le contentieux mémoriel n’y est qu’une simple pièce d’un puzzle stratégique sous tension –, le message vise à montrer aux opinions publiques des deux côtés de la Méditerranée que l’exécutif français prend ses responsabilités.


La signature conjointe de l’arrêté par les ministères de la culture, des armées, des affaires étrangères, de l’intérieur et de la justice souligne l’ampleur du travail interministériel qui a accompagné cette mesure d’ouverture. L’implication du ministère des armées, concerné au premier chef au regard du rôle central joué à l’époque par la justice militaire, ne peut que lui conférer plus de poids. « Il s’agit d’une avancée dont il faut se réjouir », estime l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie.

La procédure de « dérogation générale », qui permet d’ouvrir des catégories de fonds en avance sur les délais légaux de communicabilité (oscillant entre vingt-cinq, cinquante, soixante-quinze et cent ans selon les cas), avait déjà été utilisée à de multiples reprises pour la période de la seconde guerre mondiale. La guerre d’Algérie, elle, n’avait pas bénéficié de la même sollicitude en matière d’ouverture des archives. « Il est symboliquement important de traiter de manière équivalente la seconde guerre mondiale et la guerre d’indépendance de l’Algérie », précise Mme Thénault.

Familles exposées à « des vérités brutales »



Quel pourrait en être l’incidence sur l’historiographie de la guerre d’Algérie ? Les historiens n’escomptent pas des bouleversements de la recherche, car les faits sont déjà connus dans leurs grandes lignes. L’octroi de dérogations « individuelles » sur des fonds dont les délais légaux de communicabilité n’avaient pas encore expiré – telles les archives judiciaires – était une pratique courante, bien que souvent laborieuse. La dérogation devenant « générale », donc automatique, les chercheurs vont désormais être dispensés des tracas administratifs imposés par les demandes individuelles. « Je ne m’attends pas à des révélations, mais le travail des historiens va s’en trouver simplifié », souligne Mme Thénault.

Cette simplification va surtout permettre d’élargir le cercle des candidats aux consultations de documents, en particulier chez les doctorants et les étudiants en master. « Plus de gens vont pouvoir s’emparer de cette historiographie pour travailler sur des sujets nouveaux », anticipe Françoise Banat-Berger, directrice du service interministériel des archives de France. Les familles des victimes de la guerre d’Algérie vont ainsi voir leurs démarches facilitées. « Il faudra veiller à l’accompagnement psychologique de ces familles, qui risquent d’être exposées dans les salles de lecture à des vérités brutales », met en garde l’historien Marc André.

Cet accompagnement était possible grâce aux demandes de dérogation individuelles, mais sera-t-il maintenu avec un accès rendu général ? La préoccupation vaut autant pour les familles de disparus que pour celles de militants nationalistes du Front de libération nationale (FLN) et du Mouvement national algérien (MNA) impliqués dans des affrontements fratricides. Parmi les autres terrains de recherche où la connaissance devrait s’affiner figure l’Organisation de l’armée secrète (OAS), sujet sur lequel « il était jusque-là le plus difficile d’obtenir des dérogations individuelles », rappelle l’historien Emmanuel Blanchard. Les épisodes de la lutte entre l’OAS et l’Etat gaulliste, y compris ceux postérieurs à 1962, seront en effet inclus dans les fonds d’archives ouverts. Car la formule « en relation avec la guerre d’Algérie » permet d’ouvrir à la consultation les dossiers des condamnés de l’OAS jusqu’à leur amnistie en vertu de la loi de 1966.

Il restera toutefois une contrainte pratique à lever : l’un des gisements d’archives concernés par l’arrêté interministériel, le dépôt central des archives de la justice militaire, situé sur la commune du Blanc (Indre), est fermé depuis deux ans, apparemment pour cause de travaux de désamiantage. Sous réserve du règlement de cette dernière difficulté, l’avancée que constitue l’ouverture anticipée des fonds judiciaires devrait permettre d’atténuer, à défaut de les éliminer, les inquiétudes suscitées chez les historiens et archivistes par l’incohérence manifestée par l’Etat sur le sujet ces deux dernières années. Car les signaux contradictoires n’ont pas manqué.

Crispation administrative



Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron avait créé l’événement en reconnaissant « au nom de la République française » l’assassinat de Maurice Audin, militant du Parti communiste algérien (PCA) disparu à Alger en 1957. Et il avait annoncé dans la foulée une ouverture des archives sur cette question des disparus. Deux dérogations générales avaient suivi, une grande première sur la guerre Algérie : l’une, en septembre 2019, sur les fonds relatifs à « la disparition de Maurice Audin » ; l’autre, en avril 2020, sur les archives de la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles, une instance créée en 1957 pour enquêter sur la répression militaire en Algérie.

Or, au même moment, les conditions de déclassification de documents consultables mais tamponnés du « secret-défense » se durcissaient, à rebours de l’esprit des annonces de M. Macron. A partir de début 2020, l’application d’une instruction générale interministérielle (IGI 1 300) sur ce secret-défense datant de 2011 et imposant une déclassification « au feuillet » – une procédure très laborieuse – se faisait en effet draconienne, alors que la pratique avait été jusqu’alors plutôt laxiste. Cette subite crispation administrative a de facto paralysé nombre de recherches, suscitant la fronde des historiens et archivistes coalisés au sein du collectif Accès aux archives publiques. Leur mobilisation n’a pas été vaine.

Saisi, le Conseil d’Etat annulait début juillet l’essentiel de la controversée IGI 1 300. Et le 30 juillet, le Parlement adoptait une loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement qui rendait la déclassification automatique, y compris sur les dossiers soumis à des délais de communicabilité de soixante-quinze ans. Le secret-défense continuera toutefois de verrouiller, pour une période allant jusqu’à cent ans, quatre domaines : les sites sensibles (pénitentiaires, nucléaires, hydrauliques), les matériels de guerre, les techniques de renseignement et les moyens de dissuasion nucléaire, s’ils sont toujours opérationnels.

Les progrès réalisés n’ont pas levé tous les doutes chez les historiens. « Malgré l’invalidation de l’IGI 1 300, il y a toujours la tentation de faire entrer certaines de ses dispositions dans le droit », souligne Emmanuel Blanchard. Les conditions d’application de l’arrêté interministériel ne tarderont pas à éclairer sur la réalité de la nouvelle transparence affichée par l’exécutif.

Frédéric Bobin

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024