Fiche du document numéro 29078

Num
29078
Date
Vendredi Octobre 2021
Amj
Taille
43110
Titre
Le prix lycéen du livre d’histoire décerné à Hélène Dumas
Sous titre
L'historienne Hélène Dumas dévoile le mécanisme du génocide des Tutsi à partir de cahiers écrits par des orphelins rescapés. Entretien.
Nom cité
Mot-clé
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Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
L’Histoire : Sans ciel ni terre est un ouvrage qui s’appuie sur un corpus de sources particulier. Pourriez-vous le présenter et nous dire comment vous l’avez découvert ?

Hélène Dumas : Le corpus mobilisé dans ce livre est constitué de 105 petits cahiers d’écoliers auxquels étaient agrafées les photos de tous les scripteurs au moment de leur rédaction en avril 2006. Ces textes sont issus d’un atelier d’écriture collectif organisé dans l’actuelle province de l’Est (qui comprenait en 1994 trois préfectures : Byumba, Kibungo et Kigali-Ngali), à l’initiative d’une des plus importantes associations de survivants du génocide des Tutsi, Avega-Agahozo (Association des veuves du génocide d’avril).

Lorsque je les ai trouvés, ils reposaient sur les étagères de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), institution publique en charge des toutes les questions liées à la mémoire, à la recherche et au soutien aux rescapés. Ces récits auraient dû, semble-t-il, faire l’objet d’une publication mais les financements ont manqué et ils sont passés d’un fonds d’archives à un autre. Mon intérêt a été immédiat et a bouleversé tout l’agenda de travail établi à mon arrivée à Kigali en septembre 2016. D’emblée, ils m’ont paru revêtir une qualité exceptionnelle. Non seulement le corpus était cohérent sur le plan de l’origine géographique mais les scripteurs étaient liés par une expérience du génocide traversée au même âge, la majorité d’entre eux étant âgés de 8 à 12 ans en 1994. Enfin, sa richesse tient à sa densité : plus de deux mille feuillets qu’il s’est agi de traduire du kinyarwanda au français avec l’aide de deux personnes elles-mêmes survivantes.

L’Histoire : Les souvenirs d’enfance sont-ils des sources particulières ? Comment les travaille-t-on ? Que nous apportent-ils de différent pour la compréhension des événements – en l’occurrence ici le génocide au Rwanda ?

Hélène Dumas : Ce sont moins les sources en elles-mêmes qui sont singulières que l’expérience qu’elles renferment : celle d’enfants privés d’un monde adulte désormais dépourvu de toute capacité de protection voire transformé en menace mortelle. Le sort réservé aux enfants permet d’approcher au plus près « l’atome » de toute politique génocidaire qui vise la rupture définitive de la filiation du groupe voué à l’extermination. Au Rwanda, les plus jeunes forment la majorité des victimes. Cependant, la singularité de la configuration démographique rwandaise explique que les enfants forment aussi un groupe important de survivants. En tant que victimes puis rescapés, ils apparaissent donc comme des acteurs majeurs de l’histoire du génocide et de son après-coup.

Sur la nature de la source elle-même, j’ai été frappée par la minutie descriptive des textes, n’épargnant rien des détails terribles de la traque et des mises à mort mais également de la souffrance morale enracinée dans la précarité inouïe des vies matérielles de l’après-coup. Lorsqu’ils prennent la plume en avril 2006, les jeunes hommes et les jeunes femmes sont encore les enfants qu’ils étaient en 1994. Sans doute aurais-je dû être avertie de cette puissante forme de reviviscence du passé en raison de ma fréquentation des cérémonies de commémoration d’avril où les « crises traumatiques » ouvrent une brèche violente dans le temps présent de la remémoration, les rescapés revivant, au sens propre, certaines scènes subies pendant le génocide. Dans les cahiers, l’expérience du génocide s’énonce dans un rapport au temps également singulier, très éloigné des repères calendaires assignés à l’événement par la chronologie. En effet, les textes laissent apparaître une discontinuité radicale entre une « vie d’avant » scellée, enclavée dans un temps lointain, révolue à jamais et le « temps du génocide », vécu dans l’étirement infini du présent.

Entrer dans le génocide par ces temporalités subjectivées, reconstituées avec tant de soin par les scripteurs accroît l’effet de réel des scènes décrites. Je pense ici au récit d’une jeune fille et d’un jeune homme, tous deux rescapés du grand massacre de la paroisse de Nyarubuye où près de 26 000 personnes furent assassinées entre le 15 et le 17 avril 1994. Leur temps reconstitué dans l’écriture passe d’abord par le souvenir de la mort des leurs, puis, cachés sous les cadavres, les jours s’égrènent au rythme du chant des oiseaux signalant l’aube et, par là-même, le retour des tueurs ; au rythme, aussi, des gestes secourables d’un homme venu apporter aux survivants exsangues un filet de jus et une courgette. Le « regard microscopique » de l’enfance, pour reprendre l’expression si juste de Gaël Faye, permet de décrire avec une très grande finesse la matérialité du génocide. Ce corpus, déclinant au singulier une expérience collective se révèle d’une immense richesse heuristique. Comprendre un peu moins mal le génocide des Tutsi et ses paroxysmes de violence exige, me semble-t-il, d’intégrer le récit des victimes, lequel est d’ailleurs saturé de descriptions de tueurs chantants, hurlants, insultants, cruels et motivés par une utopie exterminatrice impitoyable.

L’Histoire : Pour ces jeunes adultes, ce travail d’écriture est-il aussi une forme de catharsis ? Qu’est-ce qui transparaît à travers leurs récits ?

Hélène Dumas : Dans les cahiers, les annotations relatives à la présence de « conseillers en traumatisme » et d’un professeur de psychologie clinique de l’Université nationale du Rwanda lors de l’atelier d’écriture attestent la crainte des organisateurs d’être confrontés à des « crises traumatiques » tout comme elles dévoilent sans doute aussi leur volonté de faire advenir une parole sur le génocide chez une population particulièrement exposée aux manifestations brutales du trauma d’après les enquêtes épidémiologiques. Toutefois cette dimension psychologique n’épuise pas les raisons de la prise d’écriture par les jeunes survivants. Toutes et tous font preuve d’autonomie dans leurs manières de faire récit, ornant leurs textes de longs poèmes ou les ponctuant de longues listes énumérant les noms de leurs disparus. Dans sa matérialité-même, le corpus renvoie à la détermination de laisser une trace de ce passé douloureux. Signe de l’investissement affectif dans l’objet-même, certains scripteurs posent avec leur précieux cahier dans les bras quand d’autres le qualifient de « livre ». La volonté de transmission est affirmée à de très nombreuses reprises dans les textes. Ainsi cette dimension testimoniale me paraît-elle tout aussi importante que la fonction cathartique de l’écriture escomptée par les psychologues ayant accompagné l’atelier.

L’Histoire : Comment avez-vous fait pour présenter des textes qui racontent l’horreur ? Y a-t-il des précautions particulières à prendre ?

Hélène Dumas : Les textes des orphelins et des orphelines infligent un cinglant démenti au lieu commun de l’indicible, si souvent ressassé dès qu’il s’agit des violences extrêmes. Ici, tout est dit – et avec quelle force, avec quelle terrifiante précision, avec quelle puissance évocatrice ! Dès lors, la question qui se pose tient moins à l’ordre du dicible ou de l’indicible qu’à celui de l’audible et de l’inaudible. Sommes-nous capables non seulement d’entendre mais d’accueillir l’intensité d’une parole décrivant avec tant de brutale transparence les mots et les gestes de la cruauté, l’épuisement des courses dans les collines, l’immersion dans l’eau mêlée de sang des marais, le viol d’une mère ou d’une sœur, puis l’insondable sentiment de désaffiliation à un monde rendu si radicalement étranger par le génocide ? Voilà le questionnement que nous adressent ces récits. Accueillir cette parole c’est d’abord la prendre très au sérieux, considérant que l’effraction affective qu’elle provoque inévitablement nourrit le questionnement historique et affermit la volonté d’élucider les conditions de possibilité d’un tel événement. Jamais je n’ai considéré que les émotions exprimées par les orphelins puis ressenties à la lecture constituaient un obstacle à la faculté de comprendre. Et je dois dire ici ma dette envers Arlette Farge dont les textes m’ont beaucoup aidée à entamer une réflexion sur la « part de l’émotion » dans mon propre travail sur l’histoire du génocide. C’est précisément cette conscience aiguë de la charge de violence recelée par les cahiers qui a guidé la construction du livre et, surtout, déterminé ma propre écriture. J’ai tenté d’accompagner le lecteur dans sa découverte et sa compréhension des extraits présentés souvent en longueur au fil des chapitres. Seule une écriture sobre, discrète et sévèrement tenue éloignée de toute forme de mièvrerie compassionnelle pouvait porter la narration. Par ailleurs, quand sont décrites les scènes de massacre et les « théâtres de la cruauté », mes mots ne se substituent pas à ceux des orphelins et des orphelines. Ce sont leurs mots qui disent la torture et la mort, la solitude et la faim, l’immensité d’un deuil éprouvé dans le quotidien d’un voisinage obstinément hostile. Or, ces mots-là ne souffrent aucune forme d’euphémisation ou de censure.

L’Histoire : Cela fait maintenant de nombreuses années que vous travaillez sur le génocide au Rwanda. Est-ce que cet ouvrage a une place particulière pour vous ?

Hélène Dumas : Ce livre tient une place singulière dans ma vie de chercheuse et, tout simplement, dans ma vie. D’abord, d’un point de vue historiographique, la place centrale occupée par les récits des survivants et des survivantes dans le livre tient à la volonté d’affirmer la richesse heuristique d’une parole encore parfois disqualifiée, celle émanant de victimes et, parmi elles, d’enfants. La densité factuelle des cahiers, leur cohérence, la multiplication des échos d’un récit à l’autre font de cette source un matériau précieux pour l’écriture d’une histoire du génocide des Tutsi qui ne repose pas exclusivement sur la confrontation avec la parole des tueurs. Une histoire analytique et critique du génocide est ainsi rendue possible à partir de cette source survivante, qui jamais ne puise au registre de la déploration ou de la dénonciation d’un mal abstrait, d’un mal majuscule. Au fil des pages, les jeunes scripteurs décrivent – et avec quelle minutie – le génocide dans sa matérialité, avec ses cohortes hurlantes de tueurs – voisins, miliciens ou militaires ; ils inscrivent massacres et stratégies de survie dans les paysages particuliers de leur région – marais, galeries minières, fleuves, forêts ; ils disent le dénuement matériel et affectif mais aussi l’inventivité sociale née de la catastrophe et les nouvelles formes de parentalité imposées par la mort des parents. Mon attachement à cette source tient donc à son immense richesse historique.

Cependant me retrancher derrière la seule figure de l’historienne fascinée par sa source relèverait de la fausse pudeur. Tout au long du travail sur les cahiers, depuis leur traduction jusqu’à l’écriture du livre, j’ai su qu’ils ne se réduisaient pas à un matériau archivistique. Ils étaient bien autre chose encore – et, peut-être, avant tout : linceuls de papiers consignant les noms des disparus, écriture de l’attestation face à l’indifférence butée du monde, adresses aux tueurs emplies de colère, prières lancées vers un Ciel questionné, hommage à une femme devenue mère par le sauvetage, confidents du désespoir et de la solitude, de la tentation du suicide.

L’Histoire : Avez-vous eu l’occasion de rencontrer certains des scripteurs ?

Hélène Dumas : Pas encore mais je pars dans deux mois au Rwanda pour un long séjour et je chercherai à les rencontrer, ne serait-ce que pour restituer auprès d’eux le destin de leurs textes. Plus de quinze ans se sont écoulés depuis la rédaction de leurs témoignages et je ressens la nécessité de savoir quels adultes ils sont devenus.

L’Histoire : Vous avez remporté le prix lycéen du Livre d’histoire à Blois. Avez-vous été surprise ?

Hélène Dumas : Surprise et surtout très heureuse parce que, pour la plupart, les lycéens et les lycéennes formant le jury n’avaient que très peu de connaissances sur le génocide des Tutsi, l’événement n’ayant été intégré dans les programmes scolaires qu’en septembre 2020. Cette absence de « familiarité scolaire » n’a pas fait obstacle à leur lecture et à leur détermination à suivre les orphelins et les orphelines dans le dédale de leurs mots, y compris dans leur violence la plus nue. Car la lecture de ce livre est une épreuve. Elle exigeait une grande maturité.

(Propos recueillis par Olivier Thomas)

Le Prix lycéen du livre d’histoire est remis à Hélène Dumas le samedi 9 octobre à 17 heures à l'espace culturel Edouard Leclerc - Porte - Coté, Blois.

Pour en savoir plus

Le compte rendu de l'ouvrage d'Hélène Dumas par François-Xavier Fauvelle dans L'Histoire n° 477, novembre 2020 : « Rwanda : les enfants racontent la mort ».

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