Fiche du document numéro 29068

Num
29068
Date
Mercredi 13 octobre 2021
Amj
Taille
32090
Titre
Le drame oublié des métisses des colonies belges
Sous titre
Plusieurs femmes enlevées de force au Congo, au Rwanda ou au Burundi demandent réparation à l’Etat.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Jusqu’en juin 2020, tout le monde en Belgique ignorait leur existence. Elles n’avaient, effectivement, jamais rien dit sur leur destin tragique. Jusqu’à ce que ces septuagénaires se décident à rencontrer une avocate et à lui raconter leur sort, celui de métisses nées au Congo d’une mère noire et d’un père blanc.

Jeudi 14 octobre, Simone Ngalula, Léa Tavares, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeken et Marie-José Loshi franchiront une nouvelle étape, avec l’espoir qu’un tribunal civil de Bruxelles reconnaîtra que l’Etat belge s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité en les enlevant à leur mère, en les déclarant nées de père inconnu, puis en les privant de tout, y compris d’une réelle identité et d’une nationalité. La loi coloniale, non écrite mais en vigueur depuis le début du XXe siècle, interdisait en principe aux blancs du Congo, du Rwanda et du Burundi d’avoir un enfant avec une femme noire, sous peine d’expulsion.

« Dieu a créé les hommes, blancs ou noirs ; c’est le diable qui a créé les métis » : voilà l’une des choses que Simone et ses quatre camarades ont apprises alors qu’elles étaient de jeunes enfants censées représenter une menace pour la puissance coloniale, la race blanche et la paix sociale. Comme d’autres enfants, elles ont donc été placées d’office dans des congrégations religieuses belges au Congo, afin, disait-on aussi, de leur éviter « un destin de nègres ».

Une main-d’œuvre à bon marché



Les cinq petites filles furent envoyées à Katende, dans le Kasaï, parfois à des centaines de kilomètres de leur lieu de naissance. A peine nourries, privées de savon et de papier toilette, sans chaussures et sans couvertures, elles allaient aussi devenir une main-d’œuvre à bon marché pour les religieux chargés de leur évangélisation.

Elles ont ensuite été littéralement abandonnées au moment de l’indépendance du pays, en 1960 : les forces de l’Organisation des Nations unies sont arrivées dans leur institution mais n’ont évacué que les prêtres et les nonnes belges. Les cinq petites filles sont restées là avec une cinquantaine d’autres, contraintes de se débrouiller dans la brousse pour survivre. Jusqu’à ce que des soldats rebelles arrivent et les violentent. Les métis étaient, aussi, en butte à l’hostilité des Noirs.

On avait également enseigné aux petites filles que l’Etat belge était leur vrai « papa » et la reine, leur « marraine ». Quand elles sont arrivées en Belgique, pour la plupart d’entre elles dans les années 1970, elles ont écrit à la reine Fabiola, l’épouse du roi Baudouin. Les services du palais royal leur ont répondu qu’elles devaient s’inscrire auprès des services de l’aide sociale. Quant à « papa », l’Etat, qu’elles se sont finalement résolues à assigner, il se prépare, par l’entremise de ses avocats, à leur demander les preuves qu’il aurait commis des fautes, voire des crimes. Les règles et les pratiques de l’époque ne peuvent être lues à l’aune des conceptions et des sensibilités de la période moderne, plaideront les défenseurs de l’Etat belge.

Celui-ci refuse, par ailleurs, aux avocats des plaignantes l’accès aux archives de l’époque. C’est au cours d’un voyage à Katende que l’une des métisses a pu retrouver quelques documents prouvant que l’enlèvement et le placement des enfants étaient soigneusement organisés. Et que l’Etat belge payait des couvents pour qu’ils les accueillent.

« Crimes contre l’humanité »



Simone, Léa et les autres pourront au moins expliquer que les arguments avancés aujourd’hui par les avocats de l’Etat ont été contredits par un premier ministre. En 2019, souligne Me Michèle Hirsch, l’une des avocates des plaignantes, Charles Michel, devenu depuis le président du Conseil européen, a, en effet, présenté officiellement les excuses des autorités politiques pour les injustices subies par les métis. Il a évoqué une « ségrégation ciblée », « des enlèvements forcés » et la mise en place, à l’époque des faits, d’un « système » contraire aux droits fondamentaux.

« Il s’agit désormais de qualifier ces faits en tant que crimes contre l’humanité, en tant que fautes que cet Etat doit maintenant réparer », estime Me Hirsch. Elles et ses confrères réclament l’octroi d’une indemnité provisoire de 50 000 euros à chacune des plaignantes et la désignation d’un expert chargé d’évaluer le dommage moral qu’elles ont subi.

Depuis quelques années, les diverses assemblées parlementaires du pays ont prié le gouvernement d’examiner le problème des réparations à octroyer aux enfants enlevés et à leur mère africaine. Sans doute inquiets face à l’ampleur que risquait de prendre la question d’éventuelles indemnisations, les pouvoirs publics ont gelé le débat. A la colère des cinq plaignantes qui soutiennent que la reconnaissance du terrible dommage qu’elles ont subi depuis soixante-dix ans ne peut se limiter à des excuses officielles.

Le nombre d’adoptions reste très flou



Combien de métis pourraient, demain, réclamer une indemnisation ? Aucune statistique officielle n’existe quant au nombre de naissances durant la période coloniale et, en dehors du cas de 300 petits Rwandais arrivés à Bruxelles à la fin des années 1950, le nombre d’adoptions reste également très flou. Les experts divergent mais certaines sources évoquent un total de 3 000 à 4 000 personnes susceptibles d’être concernées.

Avant le procès de Bruxelles, qui sera une grande première dans l’histoire d’un pays qui peine à aborder de front la question coloniale, seul le sort de métis ayant fait l’objet d’adoptions forcées avait été publiquement déploré par le gouvernement et les évêques flamands, l’église belge en général faisant preuve d’une grande discrétion sur cet épisode noir de son histoire.

Les agents de l’administration coloniale répertoriaient et sélectionnaient les enfants à placer dans des institutions catholiques et à soumettre à la tutelle de l’Etat. Beaucoup se voyaient promettre un billet de retour après des études en Belgique. Les plus chanceux arrivèrent dans des familles d’accueil, les autres dans des foyers. Et tous furent coupés de leur famille d’origine, voire soumis à un changement de nom.

Depuis plus d’un an, une commission parlementaire est chargée d’évaluer le rôle et l’impact de la Belgique dans ses ex-colonies africaines. Ses travaux prennent beaucoup de temps et elle ne conclura sans doute rien avant l’année prochaine. L’espoir de ceux que les Belges âgés appellent encore « mulâtres » – terme dérivé de l’espagnol qui évoque le bâtard, animal hybride né d’un cheval et d’une ânesse –, ces enfants de couples mixtes longtemps oubliés de tous, est que la commission aussi leur rendra symboliquement justice.

Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, Correspondant)

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024