Fiche du document numéro 29057

Num
29057
Date
Jeudi 7 octobre 2021
Amj
Taille
41068
Titre
Une plainte pour génocide déposée contre un Rwandais installé au Havre
Sous titre
Le Poulpe l’avait retrouvé en 2019 à l'occasion d'une enquête sur les réseaux extrémistes rwandais en Seine-Maritime. Une plainte pour génocide vise désormais Pierre Kayondo, ancien préfet et député au Rwanda. De nombreux témoignages, compilés dans cette plainte, accusent aujourd'hui celui qui vit au Havre. D'autres éléments mis au jour par Le Poulpe, qui s'est rendu dans le pays, crédibilisent un peu plus encore les soupçons qui pèsent sur l'ancien notable rwandais.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« Il parcourait les communes pour vérifier que les massacres se faisaient. […] C’était lui qui présidait les réunions des tueurs et qui distribuait les armes comme les fusils et les grenades ainsi que les armes traditionnelles », affirmait un rescapé du génocide des Tutsi du Rwanda dans une déposition recueillie en 2009.

Vingt-sept ans après l’extermination d’un million de personnes à laquelle il est soupçonné d’avoir activement participé, l’homme en question ne dort pas en prison, mais réside paisiblement dans un immeuble du Havre où Le Poulpe l’a retrouvé en décembre 2019. Il se nomme Pierre Kayondo.

Pendant deux ans, cette révélation n’est suivie d’aucun effet. Le parquet n’ouvre pas d’enquête et Pierre Kayondo profite de sa retraite normande. Mais de son côté, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda multiplie les déplacements au Rwanda pour finalement déposer une plainte le 22 septembre dernier. Elle vise les infractions de génocide, complicité de génocide et complicité de crime contre l’humanité.

Pierre Kayondo est aujourd’hui soupçonné d’avoir planifié, organisé et supervisé le génocide des Tutsi dans la petite ville de Ruhango, environ 70 km au sud-ouest de la capitale.Une dizaine de témoignages, compilés dans la récente plainte, accablent l’ancien édile mais, à ce stade, l’homme reste présumé innocent des faits dont on l’accuse.

Le Poulpe a enquêté au Rwanda et en Normandie et découvert que le suspect n’a jamais renoncé à ses idées d’antan.

À une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de la capitale Kigali, deux routes se séparent. L’une continue vers la rive orientale du vaste lac Kivu tandis que l’autre relie le sud du pays. Ruhango se trouve sur ce second axe.

La première colline de Ruhango se nomme Tambwe. L’arrière du commerce abrite un vaste jardin entouré d’imposantes haies. L’endroit s’avère plutôt calme en dehors du croassement des corbeaux auxquels on n’échappe guère dans cette région. L’un des témoins, condamné pour génocide, nous y rejoint et prend place sur l’une des chaises en plastique jaune estampillée Skol, la marque de bière en vogue au Rwanda.

Pendant le génocide, il avait 23 ans. S’il apporte bien son témoignage à l’appui de la plainte, il souhaite pour le moment rester anonyme. « Les gros génocidaires ont des contacts ici. Ils peuvent encore nous menacer », affirme-t-il. Nous lui proposons de l’appeler Boniface. Il accepte. Chaussé de baskets à larges scratches, le quinquagénaire de petite taille porte une chemise violette délavée enfoncée dans un pantalon de survêtement. Il joint ses mains avant de se lancer dans son récit.

« Pendant tout le génocide, Pierre Kayondo était là. Il vivait dans la maison du bourgmestre »



« Pendant tout le génocide, Pierre Kayondo était là. Il vivait dans la maison du bourgmestre. En tant que personne de haute autorité, il aurait pu intervenir et porter secours aux Tutsi. Il ne l’a pas fait », se rappelle Boniface. Il pointe le sommet d’une colline : « Tu vois le bureau de la commune et le bâtiment avec le toit bleu ? Eh bien il logeait juste à côté ».

La route nationale traverse Ruhango. Sur la droite, le marché et le bureau de poste se dressent à l’entrée de la plus animée des collines. Sur la gauche, une artère asphaltée grimpe en ligne droite sur environ 200 mètres. La pente se termine sur une petite place pavée que domine un bâtiment typique de l’administration rwandaise, sans étage et tout en longueur, des murs en briques rectangles de couleur jaune surmontés d’une toiture en taule. L’ancien bureau de la commune.

Au pied de la bâtisse voisine, celle au toit bleu, s’étend un large espace de pelouse et de terre battue qui court sur une centaine de mètres jusque sur le versant nord de la colline, devant le portail d’une demeure bourgeoise. Celle où aurait vécu Pierre Kayondo.

Ce promontoire offre une vue dégagée à l’ouest sur le centre commerçant de Ruhango et au nord sur la colline de Tambwe. En contrebas, on distingue clairement les principaux axes routiers vers la capitale. Ceux sur lesquels se dressaient des barrages de miliciens chargés d’intercepter les Tutsi.

« Les Tutsi étaient amenés au bureau de la commune. C’était un massacre là-bas. Beaucoup de personnes ont été tuées »



« Les Tutsi étaient amenés au bureau de la commune. Au début, ils avaient confiance dans les autorités. Sauf que c’était un massacre là-bas. Beaucoup de personnes ont été tuées », relate Boniface dont le témoignage recoupe sur ce point tous les autres. Des centaines, voire peut-être des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants furent donc conduits à cet endroit pour être exterminés. Juste sous les fenêtres de Pierre Kayondo.

Selon des témoins cités dans la plainte, Pierre Kayondo serait à l’origine de la méthode instaurée localement à partir de mai 1994. Cette rationalisation des exécutions, centralisées en un seul lieu, visait avant tout à rendre le génocide moins visible par d’éventuels observateurs étrangers. Les corps étaient ensuite dissimulés.

« Il y avait beaucoup de corps. Donc comme j’avais un véhicule, j’ai dû débarrasser ces cadavres pour aller les jeter dans un trou », tente de minimiser Boniface. Au regard de la jurisprudence rwandaise, les quinze années qu’il a passées derrière les barreaux suggèrent cependant qu’il ne se cantonnait pas au rôle de croque-mort.

De son côté, Pierre Kayondo ne se serait pas contenté d’observer les tueries depuis sa fenêtre. Selon les témoins, il porte une lourde responsabilité dans leur déclenchement.

À Ruhango, la machine génocidaire se met en branle environ une semaine après le soir du 6 avril qui marque le début des massacres dans la capitale. « Ça a commencé par une réunion de sensibilisation. Les jeunes ont été entraînés pour exécuter le génocide », explique Boniface.

Selon des témoignages recueillis par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et la justice rwandaise, Pierre Kayondo aurait participé à ces sinistres réunions. « Il n’y en a aucune qu’il n’ait dirigé lui-même », affirme même un témoin. Un document officiel de l’époque mentionne d’ailleurs Pierre Kayondo parmi les responsables du « comité de sécurité » de Ruhango, l’organe qui supervisait le génocide.

Comme sur les autres collines du Rwanda, les tueurs étaient également galvanisés par des messages de haine martelés quotidiennement sur une station de radio privée, la Radio télévision libre des mille collines (RTLM). Pierre Kayondo en était non seulement actionnaire, mais aussi un membre actif. L’organigramme de la société qui servit de pièce à conviction au TPIR en atteste.

Après une courte absence, Pierre Kayondo reviendra dans sa commune d’origine au début du mois de mai 1994. Et il ne réapparaît pas les mains vides. « Il avait son propre véhicule, mais il y avait aussi des camions chargés », confirme Boniface. Selon le TPIR, ceux-ci étaient remplis d’armes à destination des miliciens.

Sollicité, Pierre Kayondo ne nous a pas répondu. Dans son témoignage en faveur d’un ancien ministre jugé par le TPIR, il avait qualifié ces accusations de « délire ». Mais la juridiction internationale avait cependant estimé qu’il n’était « pas un témoin crédible ».

Lorsqu’il revient à Ruhango, des miliciens interahamwe ( (interahamwe signifie en kinyarwanda « personnes qui s’entendent fort bien » ou « personnes de la même génération ») accompagnent Pierre Kayondo. Les membres de cette organisation de jeunesse paramilitaire, affiliée au parti présidentiel, furent les principaux exécutants du génocide à travers le pays. Pierre Kayondo joua également un rôle dans leur émergence et leur hégémonie.

« Chargé de miner et de détruire les leaders »



Dans un document interne rédigé en 1992, le principal parti d’opposition rwandais situait Pierre Kayondo parmi « les irréductibles » de la mouvance présidentielle qui supervisaient la milice interahamwe. Selon ce document, il est à l’époque « chargé de miner et de détruire les leaders » de l’opposition.

Ce portrait sera complété par divers témoignages après le génocide. Dans son rapport publié le 19 avril 2021, un cabinet d’avocats américains mandaté par Kigali, Cunningham Levy Muse LPP, mentionne Pierre Kayondo parmi les personnalités derrière la milice interahamwe.

Le génocide de 1994 semble par ailleurs avoir été l’occasion pour Pierre Kayondo de poursuivre sa mission initiale. Il aurait par exemple fait assassiner les membres de l’opposition locale, comme le président des sociaux-démocrates. « Il l’a fait tuer publiquement devant la population en déclarant que c’est pour dissuader tout Hutu qui se mettrait à collaborer avec l’ennemi », affirme un témoin dans sa déposition.

Alors que la défaite des génocidaires semble de plus en plus inéluctable, Pierre Kayondo opte pour la fuite. « Il est parti en voiture avec sa famille quand les Inkotanyi [surnom des rebelles qui ont arrêté le génocide NDLR] se rapprochaient », se souvient Boniface. Pierre Kayondo file vers la frontière sud-ouest du Rwanda où le génocide se poursuit.

Selon un témoignage recueilli par une commission d’enquête rwandaise, Pierre Kayondo aurait accueilli en personne les soldats français de l’opération militaro-humanitaire Turquoise. Cette intervention demeure très controversée, notamment parce que ces militaires protégeront la fuite vers le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) des dignitaires du régime en déroute.

Dans les camps de réfugiés du Zaïre, les génocidaires coalisés dans le Rassemblement pour le retour des réfugiés et de la démocratie au Rwanda (RDR) règnent sur deux millions de Rwandais exilés. Comme raconté par des historiens, des humanitaires et des journalistes, ils confisquent l’aide internationale et préparent une nouvelle guerre. Pierre Kayondo participe à l’entreprise.

Après l’attaque des camps par les nouvelles autorités du Rwanda en 1996 et le rapatriement de la grande majorité des réfugiés, des dizaines de milliers d’autres Rwandais s’enfoncent au cœur du Zaïre. Une partie d’entre eux prend le chemin du nord-ouest et se dirige vers Kisangani, une ville construite sur le fleuve Congo. Au centre de l’Afrique.

Les génocidaires s’arrêtent à mi-chemin. Ils s’établissent à Tingi Tingi pour livrer une dernière bataille au terme de laquelle une partie des anciens militaires et miliciens abandonnera les réfugiés. Ceux-ci demeurent entre les mains du RDR, à présent encadré sur le terrain par l’inévitable Pierre Kayondo.

Dans les récits des réfugiés rwandais se bousculent des scènes hallucinantes dont Pierre Kayondo est parfois le protagoniste. Elles en disent long sur le rôle qu’il joua dans leur tragédie. « Laissez-nous agir comme chacun l’entend ! », l’aurait ainsi imploré un réfugié rwandais à la fin d’un discours qu’il avait prononcé à Ubundu.

C’est dans cette petite ville, située sur le cours supérieur du fleuve Congo à une centaine de kilomètres en amont de Kisangani que, selon plusieurs témoignages de réfugiés, un hélicoptère serait finalement venu chercher Pierre Kayondo au début de l’année 1997. Il abandonne le flot de réfugiés aux prises avec la faim et les maladies, les laissant s’enfoncer dans l’épaisse jungle congolaise qui s’étend sur des milliers de kilomètres. En août 1997, Pierre Kayondo arrive à Bangui, capitale de la Centrafrique. Il y rejoint l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta dont le procès pour génocide s’ouvrira à Paris en mai 2022. Les deux hommes ont ensuite gagné la France séparément.

Les nouvelles autorités rwandaises avaient immédiatement identifié Pierre Kayondo comme un suspect important. Il appartient désormais à la « première catégorie » qui regroupe ceux que Kigali soupçonne d’être les responsables du génocide ou bien d’avoir commis des actes particulièrement atroces.

Connexion rouennaise



En France, Pierre Kayondo se fait plus discret, mais continue de graviter autour du RDR qui met sur pied un vaste réseau. À Rouen, il fréquente le médecin Charles Twagira, mis en examen pour génocide en France, comme le confirme l’analyse des téléphones portables de ce dernier par la gendarmerie.

Le Poulpe avait mentionné la présence de Pierre Kayondo lors d’un meeting des Forces démocratiques unifiées (FDU, nouveau nom du RDR depuis 2006) dans la ville aux cent clochers. Mais désormais, il s’implique aussi auprès d’une autre organisation.

Depuis 2018, neuf personnes ont été assassinées et de nombreuses autres blessées dans une série d’attaques qui frappent le sud-ouest du Rwanda. Les assaillants appartiennent au Front de libération nationale (FLN), branche armée d’une coalition d’opposants rwandais en exil dirigé par Paul Rusesabagina, le « héros » très contesté du film Hotel Rwanda, condamné à 25 ans de prison le 20 septembre dernier.

Un document découvert par la police belge sur l’ordinateur de Paul Rusesabagina en 2019 révèle que Pierre Kayondo serait responsable de la mobilisation en faveur de son parti dans trois régions du nord de l’hexagone et plus particulièrement au Havre et à Caen.

Dans le jardin du cabaret de Tambwe, Boniface ne cache pas son amertume « J’ai participé au génocide. J’ai purgé ma peine de prison et je l’accepte. Certains tueurs d’ici ont réussi à y échapper », explique-t-il. « Mais on a été jugés. Alors que les planificateurs ne le sont pas et continuent de vivre paisiblement. Pierre Kayondo devrait être jugé ici comme nous l’avons été ».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024