Fiche du document numéro 28813

Num
28813
Date
Mercredi 28 juillet 2021
Amj
Taille
45902
Titre
Rwanda, 1994 : le père Seromba, prêtre catholique et génocidaire [Interview de Timothée Brunet-Lefèvre]
Soustitre
Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales, Timothée Brunet-Lefèvre a consacré son mémoire de recherche au procès du père Seromba, condamné en 2008 à la réclusion à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ce prêtre catholique avait participé au génocide des Tutsi et ordonné la destruction de sa propre église, alors que des milliers de personnes y étaient réfugiées. Tout au long de son ouvrage Le père Seromba, destructeur de l’église de Nyange, le chercheur démontre avec méthode comment cet abbé n’a cessé de mobiliser la religion chrétienne et son statut de prêtre pour encourager et justifier les actions des tueurs.
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Langue
FR
Citation
Votre étude porte sur un sujet qui frise l’inconcevable : un prêtre qui participe au massacre de ses propres paroissiens. En introduction, vous dites avoir voulu « interroger la dimension religieuse de la violence de masse ». Avait-elle été négligée dans l’étude du génocide des Tutsi ?

Certains historiens, comme le spécialiste du nazisme Christian Ingrao, ont très bien montré comment notre discipline, lorsqu’elle est confrontée aux violences de masse contemporaines, gagne à jeter des ponts avec d’autres périodes. La lecture de Denis Crouzet, historien des guerres de Religion, permet de comprendre que dans le cadre des violences religieuses, la violence n’est pas un impensé, le résultat d’une folie passagère. Elle fonctionne au contraire comme une grammaire : les gestes violents ont un sens. Au XVIe siècle, le fait de massacrer les protestants d’une certaine manière obéit à une logique ; il s’agit de déposséder les hérétiques de leur condition humaine, de les projeter dans le domaine de l’impie, du diabolique, et ainsi de purifier la société par leur mise à mort. Cette analyse est pertinente dans l’étude du génocide des Tutsi du Rwanda, et de façon éclatante dans l’affaire de la destruction de l’église de Nyange.

Qui est le père Seromba ?

C’est un jeune prêtre catholique, ordonné en 1993, après des études menées au sein du grand séminaire de Nyakibanda. Hutu, il est partisan du « Hutu power », courant politique extrémiste antitutsi prônant la vengeance contre cette minorité mise en avant par les Belges à l’époque coloniale. D’abord vicaire, Athanase Seromba devient à la veille du génocide l’abbé de l’église de Nyange, dans l’Ouest du pays. Son rôle est décisif dans l’extermination des Tutsi du secteur. Il est d’abord condamné à quinze ans d’emprisonnement par le TPIR, puis en appel à la perpétuité en 2008.

Au sujet de ses procès, vous mentionnez d’ailleurs « l’omniprésence de Dieu dans le prétoire ».

En 1991, la population rwandaise compte environ 90 % de chrétiens, dont 62 % sont catholiques. Cela reflète l’importance du fait religieux dans la société, une société dans laquelle les prêtres sont des figures d’autorité spirituelle et jouent aussi un rôle social et politique important. Dans le prétoire, les témoins à charge et à décharge parlent toujours du père Seromba comme de leur prêtre, malgré le génocide.

Si Dieu est tant présent lors des procès, c’est aussi dû à la stratégie adoptée par la défense. Les avocats d’Athanase Seromba choisissent en effet d’exploiter la fonction de l’accusé pour le présenter comme un saint sur terre, impuissant devant les autorités qui auraient imposé au clergé l’extermination des Tutsi. Le père Seromba est ainsi dépeint en martyr ; lui-même se compare au Christ et dresse un parallèle entre son procès et celui de Jésus devant le Sanhédrin.

L’idée qu’un prêtre décide de détruire sa propre église défie l’entendement. Une certaine lecture chrétienne du génocide a beaucoup insisté sur le fait que les tueurs n’étaient pas de « vrais » chrétiens…

Au sein de l’Église catholique, certains ont reconnu l’existence du génocide des Tutsi quand d’autres ont versé dans le négationnisme. Mais, dans la plupart des cas, il n’y a pas eu de remise en question théologique de ce qui s’est déroulé lors des massacres. La question a plutôt été évacuée par une sorte de syllogisme, soit, en substance : de véritables chrétiens sont censés aimer leur prochain et ont l’interdiction de tuer, donc les tueurs n’étaient pas de véritables chrétiens, signe que l’évangélisation du pays n’a pas porté ses fruits.

Tenir ce discours, c’est refuser de voir que le fait religieux est compatible avec le massacre de masse. Or l’autorité des prêtres était investie d’une dimension spirituelle. Au plus haut de l’État, les thèmes bibliques étaient omniprésents dans la propagande du régime. Par ses actes et son comportement, le père Seromba a donné une caution spirituelle aux tueurs, une justification supplémentaire à l’extermination des Tutsi, en contribuant à les déshumaniser, les diaboliser, pour faciliter la transgression que représentait leur destruction.

Vous consacrez plusieurs pages à un épisode que vous jugez révélateur : la désacralisation de l’église. Alors que la mise à mort des Tutsi a commencé, le père Seromba entre dans la sacristie et prend soin d’en retirer les objets liturgiques.

Si les Tutsi se sont réfugiés dans l’église de Nyange, ce n’est pas par hasard. Par le passé, ils avaient déjà été la cible de massacres, mais ceux qui étaient parvenus à gagner l’enceinte d’un édifice religieux n’avaient pas été tués. Ils pensaient donc qu’ils seraient à l’abri, que leurs coparoissiens n’oseraient pas s’en prendre à eux dans ce lieu saint.

Dans un premier temps, les autorités, secondées par le père Seromba, tentent de faire sortir les Tutsi de l’église, en leur assurant qu’il n’y a pas de danger, pour les tuer à l’extérieur, car l’édifice constitue un solide rempart défensif. Lorsque les notables décident de démolir l’église au bulldozer, le 16 avril, le chauffeur refuse d’abord, avant d’accepter après que l’abbé Seromba lui en a donné l’autorisation. Quelques jours plus tôt, ce dernier s’est rendu dans l’église, où s’entassent plusieurs milliers de Tutsi. Il a refusé de leur donner une messe, malgré leurs demandes répétées, et ôté le ciboire, les hosties et les chasubles des prêtres de la sacristie.

Désacraliser sa propre église, pour le père Seromba, est alors un moyen de préserver le sacré du lieu, menacé par la présence de Tutsi, assimilés à une souillure – les extrémistes hutu les désignaient comme inyenzi, « cafards ». C’est aussi un moyen de leur asséner que la protection de Dieu n’est plus sur eux, que Dieu les a abandonnés. C’est enfin un geste destiné aux tueurs, un surplus de justification aux crimes qu’ils s’apprêtent à commettre, l’attaque de l’église ne constituant plus une transgression divine. Ce geste n’a donc rien d’anodin.

Vous affirmez également que la démolition de l’église n’est pas un point de suspension des croyances, mais qu’au contraire la croyance « y atteint son paroxysme ». Qu’entendez-vous par là ?

Tout génocide suscite par la suite des discours de négation ou de déni, plus ou moins assumés, plus ou moins insidieux. Dans le cas du Rwanda, on retrouve des poncifs caractéristiques d’une certaine vision de l’Afrique : le génocide serait le fait d’un accès de folie, d’une colère soudaine et barbare, fruit d’une rivalité ethnique atavique attisée par des croyances traditionnelles. C’est tout le contraire : un génocide procède d’une organisation politique moderne, doublé d’un long murissement idéologique. Or, tout au long des années 1990, le racisme antitutsi a pénétré l’Église mais aussi la croyance religieuse chrétienne.

Comment cela ?

Au sein du grand séminaire de Nyakibanda, les extrémistes hutu avaient juré de se réapproprier l’Église catholique rwandaise – minoritaires dans la population, les Tutsi étaient majoritaires au sein du clergé, car le séminaire était pour eux le seul moyen de poursuivre leurs études. Lors de la destruction de l’église de Nyange, le religieux n’a pas été mis entre parenthèses ; il s’est agi de punir les Tutsi de s’être appropriés la chrétienté, d’avoir « confisqué » l’Église, mais aussi de leur faire comprendre, alors que l’on s’apprête à les tuer, qu’ils ne sont plus membres du peuple de Dieu – Seromba les qualifie d’ailleurs de « démons ».

Pour le rassurer, le prêtre dit au chauffeur du bulldozer qu’une nouvelle église sera construite, une église construite par les Hutu, juste peuple de Dieu, qui ne sera plus infestée de Tutsi. Détruire l’édifice est un passage obligé vers cette future Église purifiée, à l’image de la future société rwandaise libérée à jamais des Tutsi que prônent les génocidaires. C’est là, dans cette obsession de pureté, de purification, que l’on observe la fusion entre les questions raciales et religieuses dans l’idéologie du génocide.

Cette analyse n’écarte pas le rôle des victimes, qui ont résisté à leurs assaillants. Beaucoup sont mortes avec comme dernier réflexe un geste de foi : certains chantaient des louanges, d’autres priaient, beaucoup ont cherché à mourir ensemble dans la maison de Dieu, un lieu digne qui assurait le salut de leur âme. Quant aux rescapés, certains ont vu en leur survie un signe de la providence divine, d’autres l’abandon de Dieu. Mais tous ont renvoyé les génocidaires, dont le père Seromba, à la certitude que Dieu les jugera pour leurs actes sur terre.

Propos recueillis par Louis Fraysse

Le génocide de 1994, un événement « universel »



Dans l’avant-propos de son livre, Timothée Brunet-Lefèvre convoque le grand historien polonais Jan Tomasz Gross qui affirmait que la Shoah « sera à jamais une considération essentielle dans nos réflexions sur la condition humaine ». Pour le jeune universitaire français, il en va de même pour le génocide des Tutsi du Rwanda, malgré la distance qui nous sépare de ce petit pays d’Afrique des Grands Lacs. « Ce génocide, comme la Shoah, le génocide des Arméniens ou celui perpétré par les Khmers rouges, suscite a posteriori une telle sidération qu’il touche à l’universel, en remettant en question certaines de nos certitudes ou préconceptions », confie Timothée Brunet-Lefèvre.

Comment comprendre que des personnes décident de tuer leurs voisins, avec lesquels elles entretenaient jusqu’alors de bonnes relations ? Que des chrétiens tuent leurs coparoissiens ? Que l’on tue même au sein de sa propre famille ? Qu’est-ce que ces violences de masse disent de nos sociétés ? Répondre à ces questions nécessite un travail de recherche fondamental. Pour cette raison, conclut le chercheur, le génocide des Tutsi est aussi « notre histoire ».

L. F.

À lire



Timothée Brunet-Lefèvre, Le père Seromba, destructeur de l’église de Nyange (Rwanda, 1994), Hoosh, 2021, 12 € (frais de port inclus).

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024