Fiche du document numéro 28705

Num
28705
Date
Mardi 13 juillet 2021
Amj
Auteur
Taille
89436
Titre
France-Rwanda, retour sur un dossier brûlant [1] : racisme et génocide
Sous titre
Entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau et François Graner[1]. Entretien réalisé le 17 mai 2021, revu et amendé fin juin. Propos recueillis par Samuel Kuhn
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Source
FTP
Commentaire
In reaction to this article, a leader of the Ibuka-France association who lost a large part of her family during the Tutsi genocide, indicated that "In treating [Léon] Mugesera's words with banal rhetoric, [Professor Audoin-Rouzeau takes] the responsibility of confusing the history and understanding of this genocide ".
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Le Rwanda, le génocide des Tutsi et la question des responsabilités françaises sont, en ce printemps 2021, au cœur de l’actualité. Une actualité dans laquelle se croisent plusieurs dimensions : mémorielles, historiques, politiques et judiciaires. Le 7 avril, s’est en effet ouverte à Kigali la 27e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi entre avril et juillet 1994. Comme chaque année et pour 100 jours, le pays vit au rythme des veillées funèbres et des cérémonies[2]. Douze jours plus tôt, le 26 mars, c’est en France que l’évocation du génocide fait la une de l’actualité. L’historien et inspecteur général Vincent Duclert, nommé par le président de la République Emmanuel Macron en avril 2019 à la tête d’une « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi », lui a remis le rapport produit par une équipe de quatorze historiens et juristes : La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994)[3]. Fondé sur l’exploitation de près de 8 000 documents, ce long rapport de 992 pages évoque « les responsabilités lourdes et accablantes » de la politique française.

Sa sortie a suscité une importante couverture médiatique et la prise de parole de nombre d’anciens responsables politiques comme militaires. Trois semaines plus tard, le 19 avril, un nouveau rapport était rendu public : le rapport dit Muse commandité fin 2016 par les autorités rwandaises au cabinet d’avocat américain Cunningham Levy Muse. Intitulé A Foreseeable Genocide. The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda, ce document de 628 pages se distingue du rapport Duclert par son approche chronologique plus large et se fonde sur une pluralité de sources sans se limiter aux seules archives étatiques[4]. Le constat de la responsabilité française est là aussi édifiant. Mais les rapports rwandais comme français se sont gardés de parler de « complicité ». Le 3 mai, le parquet de Paris requiert un non-lieu général dans l’enquête sur l’inaction reprochée à l’armée française lors des massacres de Bisesero. En 2005, six parties civiles avaient saisi la justice à ce sujet. Enfin, à la mi-mai, la visite en France du président Paul Kagame et d’une importante délégation rwandaise, puis la visite d’Emmanuel Macron à Kigali le 27 ont inauguré un rapprochement sans précédent entre les deux pays.

Dans un tel contexte, il nous a semblé important de revenir avec Stéphane Audoin-Rouzeau et François Graner sur les enjeux de ce dossier brûlant que constitue cette « histoire rwandaise de la France » (rapport Duclert, p.965), mais en cherchant à lui redonner une profondeur historique prise dans la longue durée.

Réalisé le 17 mai, dix jours avant cette visite d’Emmanuel Macron à Kigali, cet entretien a été revu et légèrement amendé ensuite avec les auteurs afin de tenir compte du discours prononcé à cette occasion par le Président de la République[5].

FTP : Au printemps 1994, c’est un génocide qui a été perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Un génocide, c’est-à-dire le résultat d’un programme politique de destruction d’une population, au caractère intentionnel et systématique. Un programme politique mis en œuvre dans un contexte de lutte armée au nom d’une idéologie raciste. Pourtant, trop souvent encore, par ignorance ou par négationnisme, les massacres commis sont présentés comme le résultat d’une prétendue « colère spontanée » ou de pseudos « massacres inter-ethniques ». Pour débuter cet entretien, peut-on revenir sur les racines lointaines de la construction idéologique du génocide élaborée à partir d’une mystification ethniciste opposant Hutu et Tutsi ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : Sur cette question, les travaux d’historiens comme Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda ont été déterminants pour montrer que ces catégories dites « ethniques », sont en fait une construction coloniale qui s’est révélée tragiquement meurtrière[6]. Il faut revenir ici sur ce qu’a été à la fois l’exploration et le début de la colonisation dans cette région des Grands Lacs au cours des années 1890. Ces Européens, une vingtaine de personnes en réalité, qui explorent la zone et tracent la route pour les colonisateurs alors allemands s’improvisent à la fois historiens et anthropologues. Aucun ne l’est, mais ces hommes de leur temps chaussent les lunettes de leur époque. Et ils ne comprennent pas cette société rwandaise très complexe, cette société clanique dont ils ne connaissent pas les codes et face à laquelle ils sont dépourvus d’outils de compréhension. Or, dans cette société, les catégories hutu et tutsi sont avant tout des catégories sociales et non « ethniques ». La monarchie, qui impressionne beaucoup ces Européens, est issue des clans aristocratiques. Les Européens veulent voir en ces derniers des conquérants. Cette idée est notamment popularisée par Arthur de Gobineau qui évoque la « coulée blanche » de cette ethnie supérieure de « faux nègres » au fondement d’une aristocratie intellectuelle et politique[7]. C’est sur la base de ces théories raciales et d’un imaginaire féodal occidental associant ces « conquérants tutsi » à une race de seigneurs que se structure la domination coloniale. Les Européens créent ensuite des modèles qui réifient les clivages : des modèles par l’accès à une éducation à l’européenne, des modèles par l’accès à des postes administratifs subalternes, des modèles par une valorisation psychologique des Tutsi dont les dégâts ont été massifs. Ce qui est frappant, c’est la rapidité avec laquelle les Rwandais de la fin des années 1890 ont assimilé cette lecture venue de l’extérieur de leur propre société. Aussi bien du côté de ceux qui sont érigés en dominants que de ceux qui furent rabaissés. Il y a là une tragédie des origines. Une telle pensée, ethniciste, n’est toutefois pas en soi suffisante pour provoquer un génocide : il a fallu que cette pensée soit manipulée politiquement, transformée en actes ; mais néanmoins, ce pays a vécu depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1990, un siècle de racisme profondément intériorisé.

FTP : Pour Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, « la raciologie était devenue un succédané de l’histoire ». Or, cette vision racialiste a traversé le XXe siècle et notamment la rupture de la Seconde Guerre mondiale[8]. Plusieurs ouvrages, publiés jusque dans les années 1970 reprennent ainsi à leur compte l’antienne d’une opposition irréductible entre Hutu et Tutsi. Les politiques françaises semblent également avoir longtemps soutenu et partagé cette vision : le rapport Duclert évoque à ce propos une « lecture ethniciste du Rwanda par les autorités françaises » (p.969). Que recouvre cette adhésion de fait de la France aux thèses extrémistes et à cette grille de lecture ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : Cette pensée se retrouve en effet partagée aussi bien par les dirigeants du Rwanda indépendant que par les dirigeants français. François Mitterrand et son entourage « regardent » le Rwanda des années 1990 avec cette fixité des représentations. Disons-le clairement, cette lecture « ethniciste » est un racisme. A partir de cette représentation, alors très largement partagée, d’une opposition entre un « peuple majoritaire » hutu et une minorité tutsi, s’est imposée l’idée qu’il fallait faire coïncider majorité politique et majorité ethnique. C’est là l’idée centrale. Pour Mitterrand et son entourage, le Front patriotique rwandais (FPR) – mouvement rebelle à dominante tutsi dont le projet politique fut ignoré – est perçu comme une menace faisant planer le spectre d’une oppression tutsi sur les Hutu ; un pouvoir qui se serait donc imposé par la terreur, par des massacres, des exils massifs etc. Cette idée de violences « interethniques » fut ainsi un véritable poison sémantique. Comme le mentionne le rapport Duclert, les violences des années 1990 furent perçues par le pouvoir français comme des violences « interethniques », en effet, avec l’idée d’une symétrie dans les massacres. Les décideurs français ne comprennent pas qu’il n’y a aucune équivalence entre ces violences, qu’elles ne sont pas de même nature. Les violences du FPR, indiscutables, relèvent surtout d’une violence réactionnelle et politique dans les zones qu’ils occupent, mais il ne s’agit en rien d’une forme de violence exterminatrice visant l’exhaustivité comme le sera le génocide de 1994.

Derrière cette idée de violences « interethniques » se niche l’idée de l’existence de deux ethnies animées d’une haine atavique, qui se seraient ainsi jetées l’une contre l’autre. Cela ne correspond en rien à la réalité du génocide qui fut le résultat d’une politique d’élimination systématique orchestrée par le pouvoir extrémiste « hutu power ». Mais c’est sur la base de cette lecture « ethniciste » que la France a maintenu son soutien au régime. Et aujourd’hui encore, dans la défense du bilan de Mitterrand par d’anciens membres de son entourage, cette vision reste inchangée, car tout changement de lecture supposerait une remise en cause complète de la politique française d’alors. Incontestablement, il y a eu ici, comme le pointe le rapport Duclert, un « blocage cognitif » (p.663) à la tête de l’Etat, dont on peut se demander quelle part relève d’un déficit intellectuel, malheureux mais sincère si je puis dire, ou d’un aveuglement volontaire – ce que j’aurais tendance à penser. Cette imperméabilité intellectuelle face aux interprétations divergentes, qui n’ont pas réussi à pénétrer le cercle du pouvoir autour de Mitterrand, fut une véritable catastrophe et a empêché de percevoir la nature profondément politique du conflit.

FTP : Cette appréhension de l’idéologie génocidaire dans la très longue durée ne nous fait-elle pas courir le risque d’une lecture téléologique du génocide ? Les travaux d’historiens ont par exemple montré que, tout en s’en distinguant, les massacres de 1963-1964 ont pu préfigurer ceux du génocide[9]. Quelles continuités, ou ruptures, peut-on ainsi établir entre le génocide et les massacres et pogroms dont ont été victimes les Tutsi depuis la révolution sociale hutu de 1959 ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : C’est une question particulièrement délicate, et notamment au Rwanda. La révolution sociale de 1959-1962 peut en effet être envisagée comme une révolution raciale qui s’accompagne de vagues de violences entre 1959 et 1961, de nouveau en 1963-1964 et aussi en 1973. Cette révolution socio-raciale s’accompagne d’une racialisation des rapports sociaux, d’une politisation de l’opposition Hutu/Tutsi qui passe par la mise en place de discriminations contre les Tutsi dans l’accès à l’éducation, à l’emploi et par la systématisation de l’ethnicité – notamment à travers la carte d’identité instaurée dans les années 1930 mais dont la mention ethnique est systématisée lors de la deuxième République à partir de 1973 ; cartes d’identité dont le rôle meurtrier a été déterminant. Le discours officiel insiste alors sur la défense du « peuple majoritaire ».

Depuis quelques années, on assiste au Rwanda à une sorte de discours officiel – sans doute pour appuyer plus fortement la légitimité du pouvoir en place – qui affirme cette idée de continuité génocidaire, d’un long génocide, d’un continuum de 1959 à 1994[10]. Cette vision me paraît aujourd’hui celle qui est diffusée, entre autres, par la CNLG (Commission nationale de lutte contre le génocide). De fait, il y a de nombreux éléments troublants qui peuvent laisser penser que ces massacres préfigurent le génocide : éléments discursifs, annonce du génocide par le président Grégoire Kayibanda en 1964, modus operandi des massacres, processus concrets, etc.

Mais d’un point de vue d’historien, je suis sensible aux effets de seuil : quand un événement change d’échelle, il change en même temps de nature. Il me semble alors que l’idée d’un continuum génocidaire ne tient pas : il y a d’un côté des pogroms d’une extrême violence et de l’autre un franchissement de seuil dans le passage au génocide, qui vise, lui, une exhaustivité totale. Ce changement d’échelle est en même temps un changement d’objectif, avec une volonté de complète éradication. Et je ne suis pas sûr que la compréhension de la singularité de l’événement gagne à cette idée de continuité. Le génocide est incontestablement annoncé par une série de violences, tout particulièrement à partir des années 1990. Mais quand le génocide se déclenche au soir du 6 avril et lors du 7 avril 1994, une configuration nouvelle se met en place. Je suis partisan de réserver l’usage du terme génocide à cette configuration particulière pour ne pas diluer la notion et courir ainsi le risque de relativiser sa dynamique propre.

FTP : Quels éléments attestent alors de la planification du génocide qui s’enclenche en avril 1994 ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : Il est toujours difficile de réunir les preuves écrites qui attestent juridiquement une planification, un « plan concerté » etc. En tant qu’historien, je n’aime pas trop me promener sur ce terrain qui est celui des juristes, axé sur la détermination des notions et l’établissement de la charge de la preuve. Mais du point de vue des sciences sociales, on peut partir de ce qui a lieu et qui paraît suffisamment probant. Je propose ainsi de partir d’une phénoménologie du génocide. Et ce qui est probant, ce sont d’abord ces massacres qui ont valeur de répétition générale à partir de 1990 puis les massacres systématiques des femmes et surtout des enfants en 1994.

La mise à mort des enfants (des enfants, des bébés mais aussi des fœtus dans le ventre des mères) est à mes yeux le véritable marqueur du génocide, parce que c’est là que se révèle l’atteinte systématique à la filiation. La signification symbolique de ce type de violence doit aussi être prise très au sérieux : à partir du moment où les enfants sont visés, se joue l’éradication au sens strict du terme. Là, on touche au critère central des politiques génocidaires. Le deuxième élément est la rapidité de démarrage du génocide, sa fulgurance, qui constitue un phénomène en soi et doit donc être analysé pour lui-même. L’intensité, la fulgurance, le ciblage des victimes, montrent l’efficacité de la préparation : on voit ici qu’il n’y a eu aucune trace d’improvisation dans le démarrage du génocide. Le troisième élément, c’est la rapidité de l’extension géographique, la manière dont l’appareil d’Etat se mobilise et joue, malgré un certain nombre d’obstacles vite balayés, un rôle fondamental. De par l’action génocidaire depuis le sommet de l’Etat jusqu’aux administrations locales et aux civils qui se font les relais de cette violence organisée, les Tutsi se retrouvent piégés, et n’ont pas pu sortir du pays, parce que celui-ci a été tout simplement bouclé[11]. Et tout cela exige, évidemment, une planification. Toute la phénoménologie du génocide prouve l’intensité de cette planification.

FTP : Quelle place accordez-vous alors aux discours annonciateurs du génocide ? On peut, à titre d’exemple, rappeler les propos tenus par Léon Mugesera lors d’un discours à Kabaya, le 22 novembre 1992 : « Ne sais-tu donc ni entendre ni lire ? Moi je te fais savoir que votre pays, c’est l’Ethiopie et que nous vous ferons passer la Nyabarongo pour que vous parveniez le plus vite possible là-bas »[12]. Un discours aux accents apocalyptiques qui fait le lien avec la construction du racisme dans la longue durée et de cette idéologie hamitique attribuant aux Tutsi « nilotiques » de mythiques ascendances égyptiennes ou éthiopiennes.

Stéphane Audoin-Rouzeau : Un tel discours est bien entendu particulièrement impressionnant et probant. Mais, on pourrait vous répondre que ce n’est qu’un discours, qu’il ne s’agit que de rhétorique et qu’il y a un écart entre rhétorique – même d’une extrême violence – et mise en pratique, mise en actes. Personnellement, en tant qu’historien partisan d’une anthropologie historique, je préfère partir de la mise en acte, parce que cette mise en acte est un langage en soi et qu’elle me paraît finalement plus probante pour attester une politique de génocide. Il ne me semble pas suffisant de s’arrêter à la rhétorique génocidaire alors que se déploie toute une série de pratiques au cours des années qui précèdent le déclenchement du génocide.

FTP : François Graner, plusieurs lanceurs d’alerte – à l’image de Jean Carbonare au journal télévisé de 20h sur France 2 le 28 janvier 1993 – avaient évoqué avant 1994 les risques importants de génocide. Les autorités françaises sont pourtant restées sourdes à ces avertissements.

François Graner : Des lanceurs d’alerte, il y a en a eu beaucoup et notamment en interne à l’armée, en interne au Parti socialiste, mais aussi des parlementaires, des chercheurs. L’intervention de Carbonare est la plus publique car elle se fait au journal télévisé et elle fait véritablement basculer l’opinion en faisant entrer le Rwanda dans le débat public dont il était jusque-là absent[13]. Ces appels ont toutefois eu peu d’effet, si ce n’est parfois la mise à l’écart de leurs auteurs (en particulier Jean Varret), mais celui de Carbonare a eu l’effet inverse de celui qu’il escomptait[14]. En disant que la France soutenait un régime préparant un génocide, il espérait évidemment un changement de politique. Alors qu’il y a eu au contraire un renforcement de la politique militaire anti-FPR de la part des autorités françaises avec la mise en place d’une contre-campagne médiatique et diplomatique pour essayer de contrer les effets de l’intervention de Carbonare et d’autres. De fait, on assiste à ce moment-là à un durcissement d’une France qui devient de plus en plus alliée aux extrémistes, alors que la politique précédente, avant février-mars 1993, était légèrement plus « équilibrée ».

FTP : Au-delà de l’adhésion à une « lecture ethniciste » du Rwanda, les autorités françaises semblent rester prisonnière de l’idée d’une menace « ougando-tutsi » associée à l’influence anglo-américaine. Faut-il évoquer ici la persistance d’un « syndrome de Fachoda » ?

François Graner : Ce qui est sûr, c’est que cette politique croise à la fois un imaginaire et une approche géopolitique en essayant d’arrimer le Rwanda à la sphère d’influence française. Selon les décideurs français, en particulier Mitterrand, l’intérêt bien compris de la France résiderait essentiellement dans le fait d’avoir une zone d’influence qui soit la plus continue – et la plus large – possible. L’idée qui avait présidé à la crise de Fachoda en 1898, de relier par cet axe Ouest-Est le Sénégal à Djibouti, est toujours présente. Et le Rwanda joue ici un rôle en étant clairement à la frontière de cette zone d’influence. Mitterrand raisonne en termes de citadelle, de forteresse qu’il faut défendre, de dominos qu’il faut préserver pour éviter la chute des autres. L’intérêt est donc plus clairement géopolitique qu’économique (qui à ma connaissance n’est pas prouvé). L’armée a aussi intérêt à avoir un ennemi identifié. L’assimilation Tutsi/FPR/Ouganda est ainsi utile à l’armée. Alors j’ignore dans quelle mesure les militaires y croient réellement, mais ils ont un certain intérêt à développer cette idée (encore présente aujourd’hui dans la campagne médiatique pour contrer les accusations qui pèsent contre l’armée française).

En quoi cela rencontre-t-il véritablement un imaginaire ? Il me semble que sur le sujet, la ligne de fracture ne passe pas tellement entre droite et gauche pendant la cohabitation, ni vraiment entre civils et militaires. Si on suit les analyses d’Indigo Ellis sur les divergences au sein de l’exécutif français pendant la cohabitation, on a surtout l’impression que cette fracture passe entre libéraux pro-américains et nationaux anti-américains[15]. Ce sont ces derniers qui développent alors une rhétorique anglo-américaine. Autant l’anti-tutsisme ne me semble pas ancré chez ces décideurs français, autant l’antiaméricanisme, oui. C’est d’autant plus étonnant qu’objectivement Anglais et Américains sont – alors que l’on sort de la guerre froide – nos alliés. Mitterrand, son conseiller militaire le général Christian Quesnot (chef de l’état-major particulier du président) et son adjoint Jean-Pierre Huchon, l’amiral Jacques Lanxade qui dirige l’armée, Alain Juppé qui dirige le ministère des affaires étrangères, Hubert Védrine qui est secrétaire général de l’Elysée, dans une certaine mesure aussi Bruno Delaye conseiller Afrique du président, font partie de cette mouvance de nationaux anti-Américains. Ce sont eux qui dans une large mesure tiennent les leviers du pouvoir et peuvent se passer de l’accord du reste de l’exécutif – notamment messieurs Balladur, Sarkozy et Léotard qui sont eux sur une ligne plus pro-américaine –. Cela ne veut pas dire que ces derniers ont eu le beau rôle sur le Rwanda ; simplement, ils sont alors sur une ligne moins interventionniste.

FTP : Dans un article récent, paru pour la revue en ligne AOC, Jean-François Bayard avance une hypothèse : Huchon, Quesnot et Tauzin, tous trois issus du 1er RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie de marine), partageraient ainsi un imaginaire colonial selon lequel les luttes ethniques furent le moteur de l’histoire du continent africain ainsi qu’un syndrome de la défaite impériale[16]. Qu’en pensez-vous ?

François Graner : La continuité coloniale est incontestablement présente dans les troupes de marines (que l’on songe aux insignes, à une certaine façon de s’exprimer) qui souhaitent conserver un rôle prééminent dans les opérations extérieures – la présence du général Varret est ainsi mal vécue. C’est d’autant plus vrai pour le 1er RPIMa qui se voit comme un corps d’élite et le fer de lance des opérations extérieures. Mais il y a aussi des questions de personnes. Or, ils sont peu nombreux à s’investir véritablement dans une hostilité déclarée au FPR, dans l’anti-tutsisme. On peut citer Huchon, Tauzin, dans une moindre mesure Quesnot, et Robardey qui lui est issu de la gendarmerie. La dimension personnelle joue aussi dans les revendications assumées du passé colonial.

FTP : Dans une note adressée le 6 mai 1994 au président François Mitterrand, Christian Quesnot pointe le risque d’une victoire totale du FPR et de la mise en place d’un « tutsiland »[17]. Or cette idée de partage entre « tutsiland » et « hutuland » est encore reprise par Hubert Védrine dans une tribune publiée par Le Point en 1996[18]. Comment un tel vocabulaire et une telle vision ont-ils pu pénétrer les sphères du pouvoir ?

François Graner : Il y a plusieurs dimensions derrière cette idée de « tutsiland ». Dans un premier temps, le terme fait écho aux bantoustans d’Afrique du Sud et est donc conçu comme un espace-refuge pour les réfugiés Tutsi qui se trouvent dans une sorte de no man’s land entre le Rwanda et l’Ouganda. Un espace de survie, donc, mais où les Tutsi seraient privés de tout droit politique. Ensuite, l’idée prend la forme d’un partage entre Hutu et Tutsi et donc d’une partition du pays. Enfin, la troisième acception de « tutsiland » renvoie à une visée impérialiste dont on accuse Paul Kagame, alors dirigeant du FPR, et le président ougandais Yoweri Museveni, qui souhaiteraient ainsi prendre le contrôle d’un large espace recouvrant Ouganda, Rwanda, Burundi et Est du Zaïre. Il y a donc une triple dimension derrière le terme de « tutsiland » dans laquelle les Tutsi sont successivement perçus en position d’infériorité, d’égalité ou de force. L’idée de partage est très pratique aux yeux des Français (et je pense que c’est pour cela que Védrine est revenu dessus ensuite, en 1996) : la base territoriale de l’opération Turquoise (la Zone humanitaire sûre) fournirait ainsi la trame d’un « hutuland » dans lequel on empêcherait le FPR d’avancer. Cela permettrait à la France de garder un pied au Rwanda et d’épauler une future reconquête. Quant à l’accusation d’impérialisme, elle nourrit en grande part l’argumentaire français pour justifier les raisons de l’intervention : « voilà contre quoi on a lutté ». Cette fausse théorie du grand « tutsiland », aussi appelée « royaume du grand éléphant tutsi » et à laquelle Robardey semble encore croire[19], est également mobilisée dans l’Est du Zaïre (RDC) pour faire perdurer le sentiment de haine contre les Tutsi. Avec des conséquences graves et directes pour un certain nombre de personnes assassinées sur la base de ces accusations.

Stéphane Audoin-Rouzeau : Ce qui est frappant dans cette tribune de Védrine publiée en novembre 1996, soit deux ans après le génocide, c’est la façon stupéfiante dont il présente son projet comme relevant d’une « audace géopolitique » ! Il fallait évoluer dans une méconnaissance complète de la société rwandaise, d’une part, et de ce qu’était la situation politique du Rwanda en 1996, d’autre part, pour oser avancer une idée aussi insensée. A titre d’exemple : qu’aurait-il fallu faire des couples mixtes, et puis de leurs enfants, si nombreux dans le pays ? C’est étonnant de voir à quel point le démenti par les faits n’a nullement ébranlé le système de représentation des décideurs français de cette époque : rien de ce qu’ils avaient dit (le risque d’une oppression exclusive des Tutsi et du FPR) ne s’est produit et pourtant cela n’a rien changé à l’analyse rétrospective de leurs propres actes.

FTP : De l’accord militaire de 1975 à l’opération Turquoise entre le 23 juin-22 août 1994, la politique française au Rwanda n’a-t-elle donc jamais évoluée ? C’est la continuité dans le soutien militaire au régime qui domine ?

François Graner : Les enjeux ne sont pas seulement militaires. Il y a plus largement une volonté, au Rwanda comme ailleurs en Afrique, d’augmenter la zone d’influence et de la stabiliser. Depuis de Gaulle et les indépendances, il y a cette volonté de prendre la place des Belges. C’est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’inversement la France ne supporte pas l’idée que le Royaume-Uni puisse essayer de faire la même chose avec les anciennes colonies françaises. A partir du moment où la zone est francophone elle est considérée comme une zone exclusive qui ne se partage pas. Dès l’indépendance du Rwanda, une coopération civile se met en place. Et à chaque étape, à chaque recul belge, correspond une avancée française : ainsi, le coup d’Etat d’Habyarimana est suivi de cet accord militaire que vous évoquez. De la même façon, l’attaque du FPR en 1990 est suivie d’un déploiement de troupes (qui doit être régularisé après coup car il n’était pas prévu par les accords de défense). Côté belge, chaque massacre de Tutsi depuis l’indépendance est un motif pour retirer leurs troupes, puis leur soutien et enfin pour rappeler leur ambassadeur. Et à chaque fois les Français avancent leurs « pions » comme s’il s’agissait là de rien d’autre que d’opportunités. Le déclenchement du génocide en avril 1994 marque le départ des Belges[20]. Les Français conservent une présence militaire discrète (soldats et mercenaires). Et même après, il faut bien comprendre que pendant un an, un an et demi, si ce n’est plus, diplomatiquement, militairement, médiatiquement, les génocidaires en fuite qui veulent se réorganiser au Zaïre sont soutenus par les Français. Tout cela ne peut se comprendre si on ne prend pas en compte cet arrière-plan selon lequel la stabilisation ou l’accroissement de la zone d’influence française est prioritaire et justifie tout. Il y a là une cohérence d’ensemble.

Notes



[1] Historien, directeur d’études à l’EHESS, président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne-Somme), Stéphane Audoin-Rouzeau est spécialiste de l’histoire de la Première Guerre mondiale et plus largement de l’anthropologie historique du phénomène guerrier. Depuis plusieurs années, les recherches qu’il mène et dirige se sont orientées vers l’histoire du génocide des Tutsi. Il est notamment l’auteur de Une initiation. Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017. François Graner est chercheur en physique et membre de l’association Survie. Il est l’auteur de deux ouvrages consacrés à la politique française au Rwanda : Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi (Tribord Editions, 2014) et, avec Raphaël Doridant, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020).

[2] Dès le lendemain du génocide, une politique mémorielle a été instaurée par les nouvelles autorités. Mais c’est véritablement à partir de la 10e commémoration en 2004, qu’elle prend de l’ampleur en lien avec une internationalisation de la mémoire. Voir Rémi Korman, « L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 122, no. 2, 2014, pp. 87-98 [en ligne] https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2014-2-page-87.htm

[3] Rapport disponible ici : https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994

[4] Rapport disponible ici : https://www.gov.rw/fileadmin/user_upload/gov_user_upload/2021.04.19_MUSE_REPORT.pdf

[5] Cette visite marque en effet une rupture sans précédent dans les relations entre la France et le Rwanda. Le 27 mai, depuis le Mémorial de Kigali, le Président de la République Emmanuel Macron a prononcé un discours remarqué, reconnaissant la pleine responsabilité de la France, mais sans présenter des excuses attendues par nombre d’associations. Le discours, d’une grande justesse historique lorsqu’il évoque le génocide des Tutsi en tant que tel, a frappé plusieurs observateurs par ses ambivalences concernant le rôle joué par la France.

[6] Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2016 [2013]. Voir aussi Raphaël Nkaka, L’emprise d’une logique raciale sur la société rwandaise (1894-1994), thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Pierre Boilley, université Paris-I, 2013 et Florent Piton, Dans les plis de l’ethnie. Pouvoirs et société au nord du Rwanda (1930-1961), thèse de doctorat en histoire, sous la direction d’Odile Goerg et Joseph Gahama, université de Paris, 2020.

[7] Joseph-Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, 2 vol., Paris, Didot, 1853-1852, p.225-241 (édition de 1884).

[8] Citation, ibid, p.31 ; voir p.41-44 et 88-122.

[9] Sur ces massacres, on peut notamment se reporter à Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda, op-cit, p.168-178, Florent Piton, Le génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, 2018, p.47-50 ou encore à l’article de Marcel Kabanda, « Rwanda, les massacres de 1963. Le témoignage de G.D. Vuillemin », Afrique, terre d’histoire. Au cœur de la recherche avec Jean-Pierre Chrétien, Paris, Karthala, 2007, p.415-434.

[10] Dans ses travaux, l’historienne Hélène Dumas montre que l’irruption de ces violences dans les récits autobiographiques des témoins ne débouche pas pour autant sur une homologie entre les massacres antérieurs et le génocide. Si les témoins rescapés semblent ainsi opérer une nette distinction, l’idée de continuité est par contre plus fréquente chez les anciens exilés : Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014, p.92-93.

[11] C’est ce que fait notamment remarquer Jean-Paul Kimonyo. Historien et politiste rwandais, il est l’auteur de Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008 et de Rwanda demain. Une longue marche vers la transformation, Paris, Karthala, 2017.

[12] Source : « Mitingi ya M.R.N.D. muri s/prefegitura ya Kabaya (22/11/1992). Disikiru ya Mugesera Leon », Archives du TPIR, Procès de Georges Rutaganda n°ICTR-96-3, pièce à conviction n°P226. Extrait cité dans Dady de Maximo Mwicira-Mitali, Rwanda, un deuil impossible. Effacement et traces, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.88. Voir aussi F. Piton, Le génocide des Tutsi au Rwanda, op-cit, p.96-99. Conseiller et responsable du parti présidentiel MRND à Gisenyi, Léon Mugesera a été condamné en 2016 à la prison à perpétuité pour son rôle dans l’incitation au génocide.

[13] Jean Carbonare (1926-2009) fut président de l’association Survie de 1988 à 1994.

[14] Le général Jean Varret, avant d’être écarté, était le chef de la Mission militaire de coopération de 1990 à 1993.

[15] Indigo Ellis est l’autrice en 2016 d’un mémoire de fin d’études consacré au génocide des Tutsi et réalisé sous la direction de Vincent Hiribarren (département d’Histoire de King’s College, London). Ancienne étudiante de la London School of Economics, elle est aujourd’hui consultante en questions africaines et directrice associée du cabinet de conseils Africa Matters Limited.

[16] Jean-François Bayart, « Rwanda : la restauration autoritaire au prix d’un génocide », AOC, [en ligne], 5 mai 2021 : https://aoc.media/opinion/2021/05/04/rwanda-la-restauration-autoritaire-au-prix-dun-genocide/ Le général Christian Quesnot était le chef de l’état-major particulier du président de la République de 1991 à 1995. Le colonel (puis général) Jean-Pierre Huchon, devient en 1993 le chef de la Mission militaire de coopération à la place de Jean Varret. Le colonel Didier Tauzin était en charge de l’opération secrète au Rwanda (février-mars 1993) puis d’un volet du début de l’opération Turquoise (de juin à juillet 1994).

[17] Document disponible sur le site francegenocidetutsi.org : https://francegenocidetutsi.org/Quesnot6mai1994StrategieIndirecte.html.fr Le document est annoté à la main par Hubert Védrine.

[18] Hubert Védrine, « Hutus et Tutsis : à chacun son pays ! », Le Point, 23 novembre 1996.

[19] « Témoignage : Le lieutenant-colonel Robardey décrypte le conflit rwandais », Le Populaire du Centre, 30 novembre 1996.

[20] Alors que les ressortissants étrangers sont évacués du pays entre le 8 et 14 avril, la Belgique entame le retrait de ses Casques bleus à partir du 11 avril. Le 21, l’ONU décide de réduire ses effectifs.

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