Fiche du document numéro 28666

Num
28666
Date
Mercredi 5 avril 2017
Amj
Auteur
Taille
37474
Titre
Saisi par le génocide
Sous titre
Directeur d’études à l’Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS), l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau publie Une initiation. Rwanda (1994-2016), un livre sur sa découverte du génocide des Tutsi.
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Rédigé le 5 avril 2017 (mis en ligne le 26 juin 2021)

Stéphane Audoin-Rouzeau annonce la couleur sur son parcours : « Si peu militant que je sois, …, j’ai dû assumer ce rôle nouveau pour lequel je n’ai pas le moindre goût ». Et de disserter sur l’escroquerie du « plus jamais ça », critiquant un Premier ministre qui, le 8 avril 2014, « fait applaudir sur tous les bancs de l’Assemblée nationale une déclaration affirmant que l’attitude de la France au Rwanda avait été irréprochable », évoquant alors « un négationnisme aussi puissant, aussi influent, aussi bien implanté dans les médias, aussi présent en haut lieu ».

Il poursuit : « Je me considère au fond comme un militariste » respectant « les valeurs d’honneur et de courage de ceux qui font du port d’arme leur métier ». Mais il ajoute : « La rencontre avec le génocide des Tutsi rwandais oblige à penser - éventuellement agir - contre son propre camp. Celui des "conservateurs", parmi lesquels, tout bien considéré, je me range - avec bien des réserves il est vrai – goûte assez peu, par principe, toute mise en cause de la nation et de son armée… ». Or, historien des armées et des combats, Stéphane Audoin-Rouzeau l’est bel et bien par ses travaux sur la Première Guerre mondiale.

C’est en 2008 qu’il est saisi par le génocide des Tutsi. L’année suivante, il s’immerge sur les lieux dans le cadre d’un voyage initiatique au Rwanda préparé par une de ses doctorantes, Hélène Dumas, en compagnie de chercheurs confirmés, de chercheurs débutants et de rescapés.

Stéphane Audoin-Rouzeau donne le sentiment d’avoir alors franchi des limites : « La discipline historique, souvent porte court. Longtemps je l’ai pressenti, maintenant, je le sais », « J’ai compris l’escroquerie profonde du "plus jamais ça" ». Bref, il bascule, s’en veut d’avoir pu parler du « génocide rwandais », « j’ai commis alors une erreur sémantique que j’eusse aimé éviter : il faut évidemment parler du "génocide des Tutsi rwandais" ».

Il s’en veut également de son insensibilité totale au moment du génocide en 1994. « J’ai intériorisé sans distance aucune l’explication commode de la haine interethnique ancestrale. […] Longtemps après, tout ce que ce déni devait à un racisme inconscient m’est apparu comme une évidence. […] nous pouvons vivre au quotidien dans l’aimable fiction de son inexistence ».

Sentant aussi que la critique univoque de Paul Kagame est une manière de se défausser de son négationnisme, il écrit : « Je relève également l’aspect quelque peu ridicule des condamnations portées à distance à l’encontre du gouvernement rwandais, déconnectées de toute connaissance du contexte. En tout cas, je n’ai jamais ressenti en 2008 le climat de dictature quasi totalitaire que l’on évoque parfois en France. Et d’ailleurs, les critiques antigouvernementales de la part des Rwandais présents n’ont jamais manqué au colloque, c’est-à-dire en public. »

Le rôle de la France



A propos de l’implication française au Rwanda, Stéphane Audouin-Rouzeau se fait plus précis et parle de « compromission » de 1990 à 1993, avec un engagement militaire français auprès d’un régime « hautement discutable », qui va jusqu’à désigner comme cible « l’ennemi intérieur Tutsi (une population civile désarmée en fait). » « La diplomatie française a fermé les yeux sur les massacres de grande ampleur qui visait périodiquement les Tutsi du pays » durant cette période.

Il dénonce « les forces Turquoises qui ont laissé passer tous les responsables du génocide sans chercher à les arrêter », puis ensuite, « la France [qui] a continué de ravitailler les camps zaïrois… » contrôlés par l’armée génocidaire. « Malheureusement, il faut le dire ici : les accusations portées contre les soldats français de Turquoise lors du mois de juillet 1994 ne peuvent être balayées d’un revers de main ». Il évoque deux opérations Turquoise, dont Turquoise 1 dans les derniers jours de juin nullement humanitaire : « une opération de cobelligérance avec le gouvernement intérimaire responsable du génocide. » « Les cadres des unités françaises… étaient très souvent les mêmes qui de 1990 à 1994, avaient pris fait et cause pour le gouvernement rwandais et ses forces armées : malgré le génocide en cours, ils continuent donc de se sentir proche des forces gouvernementales… et de tenir le FPR pour l’ennemi. »

Il décrit l’épisode Bisesero pour ce qu’il est, un abandon coupable par l’armée française, livrant les derniers rescapés de ce lieu à un redoublement des massacres : « Sur l’affaire Bisesero, on doit donner raison au récit proposé par le rapport Mucyo à l’encontre de la version française des faits ». Sur la paternité française du génocide, Stéphane-Audoin-Rouzeau estime que « L’accusation est absurde et le problème ne se pose évidemment pas en ces termes ».

Il mentionne et explique les raisons et arguments du déni français à l’endroit du génocide des Tutsi du Rwanda et de sa dimension française :

• la thèse du double génocide, celui des Tutsi suivi de celui des Hutus lors de l’avancée du FPR, puis au Zaïre en 1996, qui « constitue la forme particulière (et particulièrement perverse) du négationnisme français  » ;

• la cohabitation politique, la gauche et la droite étant en « coresponsabilité » ;

• « le syndrome de la victime », « on se voit ainsi opposer l’imperfection du régime de Paul Kagame », et de citer un réalisateur télé qui lui assène dans une discussion : « il faut bien dire que les Tutsi n’ont pas volé ce qui leur est arrivé ».

Il écrit aussi : « C’est le religieux qui a donné au massacre son surcroît d’énergie : il faut être aveugle pour ne pas le voir » et développe assez longuement cette idée. Plus généralement, il tire une sombre leçon de son initiation au génocide des Tutsi. Pour lui, nos sociétés sont peut-être à un tournant : « Tout se passe comme si nous approchions du moment où la violence des voisins pourrait cesser de s’inscrire à un très improbable horizon d’attente pour faire irruption dans notre quotidien. » « La leçon est un avertissement. »

Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 266 - mars-avril 2017

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