Fiche du document numéro 28655

Num
28655
Date
Mercredi Septembre 2010
Amj
Taille
519104
Surtitre
Vers l'enterrement des dossiers du génocide
Titre
France-Rwanda, le prix d'une réconciliation
Soustitre
Réélu triomphalement le 9 août dernier, sur fond de violences et d'atteintes aux libertés, le président rwandais Paul Kagamé durcit son régime. Mais, depuis février, c'est la spectaculaire réconciliation avec la France qui alimente les interrogations.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR BENOÎT FRANCÈS *

« Nous voulons que les responsables du génocide soient retrouvés et punis. Il n'y a
aucune ambiguïté », a déclaré le président Nicolas Sarkozy lors de sa visite à Kigali —
la première d'un chef d'Etat français depuis 1994 —, le 25 février 2010. Cette annonce
marquera-t-elle la fin de l'impunité en France ? « En quinze ans, le parquet n'a
jamais poursuivi. Sans nous, aucun dossier ne serait sur le bureau d'un juge », se
désole M. Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda
(CPCR). Pour lui, aucun doute : c'est un manque de volonté qui a permis à des
suspects rwandais vivant dans l'Hexagone d'échapper à toute poursuite. « Les freins
politiques étaient évidents, souligne-t-il, la droite et la gauche, qui cohabitaient au
moment du génocide, ayant intérêt à ce que rien ne sorte de ces affaires. » Pourtant,
la réconciliation spectaculaire de la France et du Rwanda est loin de lever tous les
obstacles.

Les deux pays avaient rompu fin 2006, Kigali s'indignant des mandats d'arrêt émis
par le juge d'instruction Jean-Louis Bruguière contre des proches du chef de l'Etat
rwandais, M. Paul Kagamé. Le magistrat français les soupçonnait d'être impliqués
dans l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana ; or,
cet événement est considéré comme précurseur du génocide…

Après trois ans de brouille, le rapprochement paraît rapide et ne fait pas
l'unanimité (1). Il est en grande partie l'œuvre du ministre des affaires étrangères
Bernard Kouchner, qui a connu M. Kagamé, alors chef de la rébellion, à l'occasion
d'une mission humanitaire, durant le génocide. La France doit regagner du crédit
dans une région stratégiquement importante, où rien ne peut se faire sans le « petit »
Rwanda, à l'influence déterminante en République démocratique du Congo (RDC)
voisine, dotée d'immenses richesses minières. Par ailleurs, comme M. Sarkozy,
M. Kagamé se pose en allié inconditionnel des Etats-Unis.

Echange de bons procédés

Au cours de la visite du président français à Kigali, son homologue rwandais, qui,
depuis son accession au pouvoir, n'avait pas eu de mots assez durs pour exiger des
excuses de la France, a fait profil bas : « Au-delà de la compréhension et de la
recherche de ce qui s'est passé, il est temps de mettre sur pied une nouvelle relation,
un nouveau partenariat basé sur la compréhension et une gestion correcte de la
vérité, a-t-il déclaré. Nous refusons d'être otages du passé. Des erreurs ont été
reconnues, on en a discuté. Et au fur et à mesure que nous abordons cette réalité,
l'essentiel est de regarder vers l'avenir. » De son côté, M. Sarkozy a pour la première
fois concédé des « erreurs politiques » de la France au Rwanda, sans fournir de
précisions.

L'échange de bons procédés paraît clair : d'une part, sourdine aux allégations
concernant le rôle de la France dans le génocide ; d'autre part, avancées sur les
dossiers de Rwandais réfugiés en France et neutralisation de l'enquête Bruguière.
Déjà, en novembre 2008, l'arrestation « négociée » de Mme Rose Kabuye, directrice
du protocole de M. Kagamé, visée par un des mandats de M. Bruguière, avait permis à
Kigali d'avoir accès au dossier. Depuis, plusieurs témoins-clés se sont rétractés, et le
traducteur du juge Bruguière a été identifié comme un ancien agent du renseignement
rwandais, beau-frère de l'un des fugitifs recherchés par le Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR), M. Félicien Kabuga. Succédant à M. Bruguière, le juge Marc
Trévidic a donc repris l'instruction sur des bases a priori moins favorables au régime
génocidaire.

Si M. Sarkozy a pris soin de rappeler qu'il était « tenu par l'indépendance de la
justice », les signes d'un certain opportunisme judiciaire se multiplient. L'arrestation,
quelques jours après la visite de M. Sarkozy au Rwanda, de Mme Agathe Kanziga,
veuve de l'ancien président Habyarimana, en est un. Difficile de ne pas établir de lien :
une information judiciaire était en effet ouverte depuis début 2008, suite à une
plainte du CPCR et au rejet de sa (tardive) demande d'asile (2), mais la suspecte vivait
en région parisienne sans se cacher. En 1994, elle avait été exfiltrée du Rwanda, lors
de l'opération Amaryllis, par des militaires français (3).

A rapprocher également de ces noces diplomatiques, l'annonce, début janvier, de la
création d'un pôle « génocide et crimes contre l'humanité » au tribunal de grande
instance de Paris. Compte tenu du nombre de plaintes en souffrance liées au génocide
de 1994, cette décision a évidemment favorisé un rapprochement avec le Rwanda. Au
ministère des affaires étrangères, on évoque une banale « rationalisation »
administrative : « Il n'y a heureusement pas tous les jours des génocides, et il se
trouve que cela concernerait avant tout des Rwandais. » M. Gauthier reste
cependant sceptique : « Nous attendons des faits. » Le CPCR, qui est à l'origine d'une
quinzaine de dossiers, a déposé sa première plainte en 1995... Le contraste avec la
Belgique est frappant. L'ancienne puissance coloniale a mené à bien quatre procès
d'assises liés au génocide. C'est le travail à plein temps du pôle d'enquête spécialisé
qui a permis l'aboutissement des dossiers, validant la pertinence d'une telle structure
en France.

Mais la juge française Fabienne Pous, qui travaille notamment sur ces questions, reste
sur ses gardes : « De quels moyens [le pôle spécialisé] disposera-t-il ? Comment
sera-t-il organisé ? Nous n'en savons rien, et nous espérons qu'il ne s'agit pas d'un
effet d'annonce (4). » Le dénuement se fait déjà cruellement sentir : « Pas de fax
individuel, pas d'assistant spécialisé, numérisation limitée des documents… »
Néanmoins, peu avant l'annonce de la réconciliation diplomatique, Mme Pous a
finalement pu se rendre au Rwanda avec sa collègue Michèle Ganascia. Une première
depuis le génocide, M. Bruguière ne s'étant lui-même jamais déplacé. Des ressources
importantes seraient nécessaires pour comprendre le Rwanda, auditionner des
dizaines de témoins… Comment envisager, à terme, des procès crédibles ? « Vu la
difficulté de la justice à acquérir un minimum de compétence — je pense à la
Belgique —, qu'est-ce que ça va donner avec les Français, qui n'ont pas les moyens de
leur autonomie ? Ils vont se faire rouler dans la farine ! », s'inquiète M. André
Guichaoua (5), spécialiste de la région des Grands Lacs et expert auprès du TPIR,
faisant allusion aux faux témoignages qui ont entaché des instructions similaires au
Canada ou en Suisse.

Concernant les crimes commis au Rwanda, une loi permet déjà à la France d'exercer
une « compétence universelle (6) ». Pourtant, M. Kouchner et Mme Michèle
Alliot-Marie précisent que la création du pôle « génocide et crimes contre
l'humanité » ne vise pas à mettre en place une telle procédure (7). Pour Me Patrick
Baudouin, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits
de l'homme (FIDH), ces incohérences corroborent « l'impression que Paris cherche à
rétablir ses relations avec Kigali plutôt qu'à rendre la justice ». La France n'a jamais
modifié sa législation pour rendre applicables les conventions internationales qu'elle a
signées et qui prévoient la compétence universelle, sauf pour la Convention
internationale contre la torture de 1984 (8). Les deux seuls procès à s'être tenus au
nom de cette procédure (celui d'un officier mauritanien en 2005 et celui d'un
fonctionnaire tunisien en 2009) l'ont d'ailleurs été sur la base de cette convention.

L'adoption par le Parlement, le 13 juillet dernier, d'un projet de loi adaptant le droit
français au statut de la Cour pénale internationale (CPI) — qui enjoint aux Etats de
réprimer les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et de génocide où qu'ils
aient été commis et quelle que soit la nationalité de leurs auteurs — confirme ces
réticences face à la justice internationale. Cette loi rendra en effet les poursuites quasi
impossibles : le suspect devra avoir sa « résidence habituelle » en France et le parquet
aura le monopole des poursuites. Des collectifs de victimes, comme le CPCR, seront
donc écartés. Or, on a vu la timidité du parquet en ce qui concerne le Rwanda… « Soit
on est pour la compétence universelle et on l'applique à tous, au-delà du Rwanda et
du Kosovo. Soit on est pour la realpolitik et la loi du plus fort », résume Me
Baudouin.

Frilosité des autorités

La justice a déjà pris beaucoup de retard en ce qui concerne le génocide de 1994. « On
a un peu laissé filer ces dossiers », avoue le député socialiste Paul Quilès (9), qui a
dirigé en 1998 la mission d'enquête parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda.
Selon M. Gauthier, « il y a eu de fréquents changements de juge d'instruction et il
fallait repartir de zéro ». Un cas résume l'impéritie de la justice et la frilosité des
autorités : celui de M. Wenceslas Munyeshyaka, prêtre coopérateur et aumônier des
Scouts de France à Gisors depuis 2001.

Cet ancien curé de la paroisse de la Sainte-Famille de Kigali fait l'objet d'une plainte
depuis 1995, mais il a fallu que le TPIR lance un mandat d'arrêt international contre
lui, en 2007, pour qu'il soit enfin placé sous contrôle judiciaire. Le TPIR s'est alors
dessaisi du dossier (avec celui de M. Laurent Bucyibaruta, ancien préfet de
Gikongoro), estimant que la France avait la compétence et les moyens de juger les
deux hommes. Presque dix ans plus tôt, en 1998, la Cour de cassation était arrivée aux
mêmes conclusions, sans suite… En 2004, saisie par une des plaignantes, la Cour
européenne des droits de l'homme a condamné la France pour la lenteur de la
procédure. Avant Mmes Pous et Ganascia, en 2010, le dossier était déjà passé par trois
juges d'instruction…

Le cas de M. Augustin Ngirabatware, ancien ministre du plan du gouvernement
intérimaire rwandais de 1994, est lui aussi exemplaire. Installé au Gabon, il obtient du
service des immunités et privilèges du Quai d'Orsay, en 1998, une carte spéciale
servant de titre de séjour en France. Le TPIR lance un mandat d'arrêt contre lui en
août 1999. Mais, le jour prévu pour son arrestation à Paris, M. Ngirabatware a quitté
son domicile pour Libreville… Sollicitées par le TPIR, les autorités gabonaises le
laissent disparaître. Il n'est arrêté qu'en 2007, à Francfort, avant d'être transféré au
TPIR à Arusha (Tanzanie), où son procès est en cours. Selon M. Guichaoua, le soutien
dont a bénéficié le suspect s'explique par la crainte que soient révélés ses liens avec
des personnalités étrangères, « non pas les liens professionnels, mais les liens
explicitement politiques et, pour certains d'entre eux, d'affaires (10) ». Et l'expert
d'ajouter que des dossiers comme celui du père Munyeshyaka — maigre, selon lui —
en occulteraient de plus consistants…

Des procédures vont-elles finalement aboutir en France ? Celle concernant M. Pascal
Simbikangwa, ancien chef des services de renseignement, arrêté à Mayotte en 2008
(pour trafic de faux papiers !), suivrait un cours normal. La France s'est en outre
engagée auprès du TPIR à traduire en justice MM. Munyeshyaka et Bucyibaruta. Ces
affaires sont en suspens, notamment parce que les juges français peinent à utiliser les
informations fournies par le TPIR, dont les normes et les procédures diffèrent. Mais le
véritable problème tient au fait que le rôle de la France au Rwanda en 1994 demeure
très controversé. M. Gauthier souligne par exemple que M. Bucyibaruta « était préfet
de Gikongoro, où se trouvaient des troupes de l'opération militaro-humanitaire
Turquoise. Son procès ne pourrait manquer d'aborder leur rôle ». Tout procès
pourrait ainsi aboutir à l'examen indirect de la politique française de l'époque (11).

BENOÎT FRANCÈS
* Journaliste.

(1) Cf., par exemple, la réaction de l'association France-Turquoise,
www.france-turquoise.fr

(2) L'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) arguant de « raisons
sérieuses » de penser qu'elle était impliquée dans des crimes contre l'humanité.

(3) Comme bon nombre de dignitaires du régime hutu extrémiste. Cf. le rapport de la
mission d'information présidée par le député Paul Quilès, n° 1271, Assemblée nationale,
Paris, 15 décembre 1998.

(4) Agence France-Presse (AFP), 18 janvier 2010.

(5) Auteur de Rwanda, de la guerre au génocide, La Découverte, Paris, 2010.

(6) Loi du 22 mai 1996 adaptant la législation française à la résolution 955 de
l'Organisation des Nations unies (ONU) qui crée le TPIR.

(7) Le Monde, 6 janvier 2010.

(8) Transposée dans l'article 689-2 du code de procédure pénale. L'article 689 du même
code prévoit aussi une compétence universelle dans des domaines variés et ciblés :
terrorisme, trafic nucléaire, piraterie, vente d'armes, sabotage. Le 26 janvier dernier, sur
cette base, la cour d'appel de Paris a relancé l'instruction pour des crimes commis au
Cambodge entre 1975 et 1979.

(9) « Le Débat », France 24, 25 février 2010.

(10) André Guichaoua, op. cit.

(11) Lire André-Michel Essoungou, « Aux racines du contentieux franco-rwandais », Le
Monde diplomatique, janvier 2009.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024