Fiche du document numéro 28649

Num
28649
Date
Samedi Juillet 2000
Amj
Taille
534757
Surtitre
Une société entre mémoire et justice
Titre
Au Rwanda, vivre avec le génocide
Soustitre
Six ans après le génocide, le Rwanda semble sortir de l'état de choc où l'avait plongé l'incroyable violence des agents du « hutu power ». Dans ce petit pays de l'Afrique des Grands Lacs où on découvre encore des charniers, la vie a repris progressivement. pourtant, les événements de 1994 pèsent de leur poids invisible. Le pouvoir militaire du Front patriotique rwandais, venu d'Ouganda, gouverne un pays divisé où la parole est devenue captive et le silence un enjeu.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un calme étrange règne à Kigali. Quelques soldats armés de mitraillettes, l'air à la fois
méfiant et plein d'ennui, traînent ici ou là. Comme dans toutes les villes d'Afrique, les
enfants des rues interpellent les Blancs (musungu, en kinyarwanda) pour leur
demander de l'argent. Dans les boutiques, les gens s'agglutinent pour regarder les
matchs de football à la télévision. Mais les regards perdus des habitants, le silence
qu'ils observent au premier abord, ramènent petit à petit le visiteur aux événements
de 1994. Comme si les morts sortaient de terre. Fantôme invisible, le génocide hante
toutes les consciences.

« Chaque homme, chaque femme, au Rwanda, est un îlot posé sur du vide », explique
un personnage de la pièce Corps et voix, paroles rhizomes présentée pour la première
fois à Kigali ce 28 mai 2000 (1). Six ans après le drame (2), il ne reste aucune trace
apparente de la violence qui a balayé le pays entre avril et juillet 1994, faisant entre
500 000 et 1 million de morts, pour une population d'environ 7 millions d'habitants.
Pourtant, « les cadavres jonchaient les rues, le pays sentait le sang, on poussait une
porte et des centaines de corps vous tombaient sur les pieds », raconte Alphonse,
médecin rwandais exilé en France, rentré à Kigali deux mois après les événements.

En quelques années, le petit Etat de l'Afrique des Grands Lacs a complètement changé
de physionomie. Carole, jeune comédienne, raconte que, six mois après les massacres,
la population s'est mise à reconstruire frénétiquement : « Les gens travaillaient seize
heures par jour. Il fallait rétablir les administrations, nettoyer les rues, s'occuper des
rescapés. » Une impressionnante énergie vitale émane de ce pays où, aujourd'hui
encore, on retrouve des charniers, par hasard, ou lorsque l'un des 120 000 prisonniers
indique les lieux aux autorités (20 620 prévenus ont avoué leur crime). Cet activisme
cherche sans doute à masquer le gouffre béant de la souffrance, du non-dit et du
ressentiment.

« Il n'est pas temps de les enterrer »

Les associations se sont reconstituées dans tous les secteurs. Il y a bien sûr les
associations de victimes, notamment celles qui rassemblent les veuves. Une multitude
de regroupements ont vu le jour : associations pour les droits des femmes, la défense
de l'enfance ou de l'environnement, le développement agropastoral ; coopératives de
crédit et d'épargne, d'entraide, pour la santé, pour le sport… Leur préoccupation
majeure est de survivre en trouvant des fonds.

Particulièrement dynamiques sont les groupes de femmes, celles qui ont souffert en
tant que mères dont on a torturé les enfants sous leurs yeux, en tant qu'épouses dont
les maris ont été massacrés, en tant qu'êtres humains violés. Le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha (Tanzanie), est d'ailleurs la
première juridiction au monde à avoir considéré le viol comme acte de génocide. Les
militaires violaient avec l'intention de détruire les tutsis. Certains agissaient tout en
sachant qu'ils étaient porteurs du sida. Parfois, ils violaient à mort. Les rescapées se
sont regroupées : elles s'entraident, organisent des restaurants associatifs, apprennent
à construire elles-mêmes leurs maisons car elles sont souvent seules.

Président de l'association Ibuka (« Souviens-toi »), M. Frédéric Mutagwera raconte
« la nécessité absolue du souvenir ». Ibuka a pour but d'aider les victimes, d'éviter
qu'une telle tragédie se reproduise et de lutter contre ceux qui, dans la diaspora, nient
le génocide. Cet avocat d'une quarantaine d'années souligne la « tentation
psychologique » qui peut saisir même les esprits les mieux intentionnés d'effacer un
événement d'autant plus insupportable qu'il a été planifié et organisé. Il relève aussi la
« tentation politique » d'une réconciliation apparente par le silence. La population
rwandaise compte de nombreux rapatriés venus d'Ouganda avec le Front patriotique
(FPR) en 1994, ou rentrés d'un peu partout peu après. Les associations de rescapés
exercent une pression constante pour rappeler le drame, y compris à une
communauté internationale à laquelle elles reprochent de les avoir abandonnées.
L'image de la Mission des Nations unies pour le Rwanda (Minuar) abandonnant les
bâtiments de l'école technique de Kigali et livrant ainsi 2 000 personnes placées sous
sa protection demeure dans les mémoires (3).

Le Comité des sites du génocide est chargé d'entretenir les lieux les plus
représentatifs. Ainsi, l'église de Nyamata, à une heure de route de Kigali, est restée en
l'état : murs criblés de balles, taches de sang sur le sol, vitres brisées. La messe a
aujourd'hui lieu en plein air et les chants et les danses résonnent à côté du sanctuaire
tous les dimanches après-midi. Deux ossuaires ont été creusés dans la cour de l'église.
La place à accorder aux ossements préoccupe les Rwandais, qui oscillent entre la
nécessité du souvenir et celle de respecter les morts en leur donnant une sépulture. En
effet, l'enterrement est la condition nécessaire du deuil (4). « Combien de temps cela
va-t-il durer ? », interroge un visiteur congolais. « L'éternité », répond M. Louis
Kanimugire, responsable des sites, à l'homme stupéfait.

A proximité de Butare, dans le sud-ouest du pays, le site de Murambi est le plus
terrifiant (5). Dans cette école en construction, 45 000 personnes, hommes, femmes et
enfants, s'étaient réfugiées. Les miliciens interahamwe ont cerné le bâtiment. Puis ils
ont coupé l'eau et commencé à affamer les occupants. Quand ceux-ci furent
suffisamment affaiblis, l'assaut fut donné avec les mitraillettes et les machettes. Sur la
colline battue par le vent, tous les charniers n'ont pas encore été retrouvés. Mais l'un
d'entre eux, exhumé en 1998, a conservé dans son sol argileux les corps des victimes.
Les responsables du site ont décidé d'exposer les cadavres « afin que tout le monde
sache que cela a vraiment existé et que nous avons souffert ». Posés sur des planches,
dans les salles de classe sans fenêtre, les corps continuent de se décomposer. Une
odeur insupportable s'en dégage. Cette exposition, presque barbare, ne peut se
comprendre que dans le contexte de la violence effrénée de 1994 ; elle fait en quelque
sorte partie du génocide. « Un jour, nous les enterrerons. Mais il n'est pas temps »,
dit M. Louis Kanimugire.

Par sa brutalité, son caractère fratricide et massif, le génocide a désintégré la société
rwandaise et balayé le sentiment national. Que faire alors pour qu'il ne tue pas aussi
les survivants ? Comment agir pour que la vie reprenne sans rien effacer ? Comment
faire vivre ensemble les victimes et les bourreaux, quand ceux-ci sont des voisins, des
parents, qui ont fait preuve d'une incroyable ingéniosité dans la mise en œuvre des
atrocités ? Un défi impossible à relever ? « Pourtant, si on ne se parle pas, à qui
va-t-on parler ? », s'interroge tristement Alphonse, dont la famille a été décimée.

L'une des spécificités du génocide des Tutsis et du massacre des Hutus modérés est
qu'il est un génocide de proximité. Selon Mme Yolande Mukagasana, rescapée, « il n'y
a pas ici de différence entre le bourreau et la victime, comme en Afrique du Sud.
Nous habitions ensemble. Nous étions amis (6) ». C'est pourquoi M. Servilien
Sebasoni, professeur d'histoire à l'université nationale du Rwanda (UNR), estime
qu'« il n'y a pas d'autre choix que de vivre ensemble. Les autres voies sont des
impasses : l'extermination a échoué et la séparation est impossible car elle
signifierait un retour à l'exil. Il faut reconstruire l'unité de la nation rwandaise que
la colonisation et l'idéologie ethniciste des Pères blancs ont brisée (7) ».

La parole est donc un enjeu considérable. Celle des rescapés d'abord. Mais, au-delà
des témoignages des victimes, la société pourra-t-elle se reconstruire sans les mots de
tous, y compris ceux des bourreaux ? Pour l'instant, la parole des génocidaires est
captive : il faut sauver sa vie, atténuer son crime, protéger sa famille. Or « la mémoire
du bourreau fait partie de la mémoire », estime M. José Kagabo, d'origine rwandaise,
professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Lors des prières
dominicales, on tente une « aseptisation collective » des événements par l'échange. Le
dialogue est l'unique moyen pour retisser le lien social, reconstruire le « vouloir
vivre » ensemble. M. Simon Gasiberege, professeur de psychologie à l'UNR, organise
sur les collines des rencontres entre bourreaux et victimes afin que les uns et les
autres puissent exprimer leur souffrance. Entreprise de longue haleine. Les Hutus
sont stigmatisés alors que ceux d'entre eux qui défendaient un Rwanda unitaire ont
figuré parmi les premières victimes. « Il faut aller vers une justice réconciliatrice »,
estime M. Gasiberege. Et puis les tortionnaires peuvent, en avouant leurs crimes,
reconnaître ainsi la douleur de l'autre. Toute souffrance a besoin de reconnaissance.

Le pouvoir militaire cherche à maintenir son autorité en contrôlant les tensions et les
divisions. Une commission Unité et Réconciliation a été mise en place. Contrairement
à la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, qui entend et juge les
prévenus (8), elle sera uniquement chargée d'analyser la cause des fractures de la
société rwandaise et de mettre en œuvre un programme de « mobilisation ». Aidées
par les Nations unies, les autorités cherchent à recréer des villages : des maisons sont
construites sur les collines. Mais beaucoup d'entre elles demeurent vides. En effet,
l'habitat traditionnel est dispersé. « Je ne veux pas que mon voisin sache ce que je
mange ou qu'il m'entende quand j'engueule mon mari », s'exclame Françoise,
habitante de Nyanza.

Les tensions sont aussi alimentées par l'insolente richesse de quelques-uns, dans un
pays où 60 % des gens vivent sous le seuil de pauvreté (9). De nombreux Rwandais se
sentent dépossédés de la reconstruction par les entrepreneurs auxquels le libéralisme
du gouvernement de M. Paul Kagamé a ouvert les portes.

Restaurer la confiance

« Plusieurs défis se posent à nous. Il faut réconcilier la loi et la reconstruction
sociale, restaurer la confiance, et consolider le corpus des droits de l'homme »,
estime Mme Alice Karekesi, professeur de droit au tout récent Centre de gestion des
conflits de l'UNR. La confiance passe par le sentiment de sécurité et par la justice.
Depuis la guerre, ce sont les soldats du Front patriotique rwandais qui veillent sur la
population. Une nouvelle police est en formation, fusionnant avec les anciennes
structures de la gendarmerie. En attendant, les habitants se regroupent pour
surveiller les pâtés de maisons.

Mais la justice demeure le problème majeur : 120 000 prisonniers attendent d'être
jugés. Les conditions de détention sont désastreuses et 761 hommes en sont morts en
1999, selon les chiffres officiels. Vêtus de chemises roses, les prisonniers participent à
des travaux d'intérêt général. Il n'est pas rare de croiser des colonnes de détenus,
portant pelles et pioches, sommairement gardées par un soldat. Quel génocidaire
oserait s'enfuir parmi ses victimes ? Le TPIR n'a, depuis sa création en novembre
1994, jugé que 28 prévenus et édicté 57 actes d'accusation, tandis que la justice
rwandaise est débordée, faute de magistrats, et n'a pu traiter que 1 300 dossiers.

Le génocide a décimé les élites nationales. Les juges ont été formés en six mois, d'où
un certain amateurisme. Pour accélérer les choses, on procède à des procès collectifs
de 10 à 60 personnes. Ce que les organisations de défense des droits de l'homme ont
fini par accepter comme une nécessité à la condition que les droits de la défense
soient respectés.

Mais les victimes protestent. Au début, elles ne comprenaient pas que les génocidaires
aient droit à des avocats. A présent, elles ont l'impression que la communauté
internationale et les organisations non gouvernementales aident plus les bourreaux
que les victimes. La déception est grande, en outre, lorsqu'un tribunal condamne un
criminel à de fortes sommes et que l'argent n'est jamais versé. Le gouvernement a
cependant mis en place, en 1999, un fonds d'assistance aux rescapés auquel il
consacre 5 % de son budget. Mais son fonctionnement est critiqué et pratiquement
paralysé. « Le droit est-il la réponse au génocide ? », s'interroge Mme Karekesi.
Aucune sanction ne sera à la hauteur du crime. Il faudra immanquablement
pardonner. Un geste que de nombreuses victimes répugnent à faire : « Pourquoi
pardonnerais-je alors que mon bourreau ne m'a pas demandé pardon ? »

Il arrive qu'un prévenu libéré soit assassiné. Le gouvernement envisage de réactiver
les formes traditionnelles de justice, les gacaca, pour les crimes de catégorie 2 et 3,
c'est-à-dire ceux pour lesquels le prévenu risque au maximum quinze ans de
réclusion (10). Dans les communes, la confrontation se déroulait devant la
communauté. Le fautif reconnaissait son crime et la victime lui accordait son pardon.
Tout se terminait par une réunion au cours de laquelle le fautif offrait un cadeau en
compensation.

Cette procédure modernisée laisse sceptiques de nombreux Rwandais. Surtout que les
criminels risquent de se dédouaner à bon compte en dénonçant des personnes
décédées ou en fuite. Mais, pour Mme Karekesi, « la gacaca constitue le règlement
politique d'un problème de justice. Si on lui retire cette dimension, elle perd sa
crédibilité L'enjeu est de reconstituer une communauté rwandaise ».

ANNE-CÉCILE ROBERT

(1) Pièce en 10 tableaux de Koulsy Lamko écrite à partir d'extraits de livres sur le
génocide rwandais. Elle sera représentée au prochain festival Fest'Africa à Lille, à partir
du 8 novembre 2000. Dans le cadre de la manifestation « Ecrire par devoir de mémoire »,
organisée par Fest'Africa, 80 intellectuels africains se sont retrouvés à Kigali du 27 mai
au 5 juin 2000 et ont écrit sur le génocide, www.nordnet.fr/ festafrica. Voir aussi
Méfiez-vous de la pierre à barbe, pièce d'Ahmed Madani, du 6 au 30 juillet 2000 à
Avignon.

(2) Lire Colette Braeckman, « Autopsie d'un génocide planifié au Rwanda », et Philippe
Leymarie, « Maudits soient les yeux fermés », Le Monde diplomatique, respectivement
mars 1995 et février 1996.

(3) Lire François-Xavier Vershave, « Connivences françaises au Rwanda », Le Monde
diplomatique, mars 1995, et Monique Bernier, La Honte, Les Eperonniers, Bruxelles,
2000.

(4) Lire Véronique Tadjo, L'Ombre d'Imana, Voyage jusqu'au bout du Rwanda, Actes
Sud, Arles, 2000.

(5) Lire Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Stock, Paris, 2000.

(6) Lire, par exemple, Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Fixot, Paris,
1998, et N'aie pas peur de savoir, Robert Laffont, Paris, 2000.

(7) Lire Jean-Marie Vianney Rurangwa, Le génocide des Tutsis expliqué à un étranger,
Le Figuier, Bamako et Fest'Africa édition, Lille, 2000.

(8) Lire Victoria Brittain, « Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud », Le Monde
diplomatique, août 1998.

(9) The New Times, Kigali, 5 juin 2000.

(10) 80 % des prévenus jugés au Rwanda ont été condamnés, dont 45 % à perpétuité ou à
la peine de mort.

Lire :
- Catharsis

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