Fiche du document numéro 28599

Num
28599
Date
Vendredi Avril 1977
Amj
Taille
444737
Surtitre
Le pays le plus pauvre d'après la Banque mondiale
Titre
Au Rwanda, problèmes d'une Afrique « différente »
Nom cité
Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'un des premiers Européens à avoir pénétré au Rwanda au siècle dernier, le comte
Goetzen, s'étonnait déjà d'y découvrir un pays où tout lui paraissait « extrêmement
étrange et totalement différent » de ce qu'il avait pu voir à travers l'Afrique. Un siècle
plus tard, les choses n'ont guère changé, et le voyageur débarquant à Kigali est
immédiatement frappé par la profonde originalité des paysages offerts à ses regards.
Rien ici qui rappelle les savanes incultes ou les forêts immenses et désertes de
l'Afrique de l'Ouest.

Au Rwanda, le moindre arpent fait l'objet des soins attentifs d'une paysannerie très
attachée à la terre, et les « mille collines » verdoyantes qui constituent ce petit pays
montagneux et surpeuplé (4 millions d'habitants pour une superficie égale au
vingtième de la France) composent d'un bout à l'autre du territoire une harmonie un
peu monotone, que seuls les volcans du Nord viennent rompre de leur majesté. A
chaque détour d'une piste de terre qui serpente à travers une succession de mamelons
aux formes émoussées, le même spectacle se répète : dans les fonds marécageux des
vallées prospèrent les cultures maraîchères sur « billons », tandis que la patate douce,
le sorgho, le maïs ou le haricot, parfois les caféiers, se disputent les flancs souvent
abrupts des collines que couronnent bois d'eucalyptus et pâturages.

Point de villages, mais un semis de cases rondes cernées d'enclos de branchages (les
« rugo »), construites à flanc de coteau et flanquées de l'inévitable bananeraie qui joue
dans le milieu rural rwandais un rôle considérable. Ici, en effet, l'unité sociale n'est
pas le village, mais la colline, et ce n'est que depuis quelques années qu'on assiste à la
constitution de petits bourgs ruraux regroupés autour des bureaux communaux ou
des marchés. Sous l'impulsion des missions, monumentaux quadrilatères de brique
rose disséminés à travers tout le pays, l'habitat traditionnel tend cependant à se
transformer, et les constructions récentes aux toits de tuiles romaines prennent
parfois les allures insolites de métairies languedociennes.

Enfin, dernier élément du paysage, les troupeaux de bovins aux longues cornes dont la
possession est toujours un élément de prestige social dans un pays où, pendant
longtemps, la vache a constitué le symbole du contrat — l'« ubuhake » — par lequel,
moyennant le don d'un petit troupeau, le paysan hutu se plaçait volontairement sous
la dépendance et la protection des seigneurs tutsi. Comme en Europe, nous sommes
donc en présence d'un milieu géographique entièrement façonné par le travail de
l'homme, et l'unité qui se dégage du paysage rwandais apparaît finalement davantage
comme l'expression d'une civilisation ancestrale que comme la simple traduction de
données naturelles.

L'héritage du passé

Fondée pendant longtemps sur la complémentarité entre les hommes de la houe (la
masse des paysans hutu) et les hommes de la vache (l'aristocratie tutsi), la société
rwandaise n'a pas tardé à ressentir le contre-coup de la colonisation. Alors que les
Pères blancs menaient un double jeu consistant à flatter le roi et ses féodaux, tout en
gagnant lentement à la cause de Dieu la plèbe asservie des Hutus, les administrateurs
belges se sont employés à amoindrir le pouvoir royal dans lequel ils voyaient un
obstacle à toute transformation en profondeur du Rwanda.

Prise entre le fusil et le chapelet, l'aristocratie tutsi opta, dans sa grande majorité, en
faveur de l'Eglise romaine toute-puissance ici et détermina un irréversible courant de
conversion qui devait se traduire d'abord par la création de l'école des fils de chefs à
Nyanza, en 1925, puis dans un second temps, par l'éviction du vieux roi Musinga, jugé
trop traditionaliste, au bénéfice de Rudahigwa, jeune chrétien ouvert aux idées
occidentales. Sous l'influence de Mgr Classe, qui occupa dans les années 30 le poste de
vicaire apostolique du Rwanda, le colonisateur belge a favorisé le maintien de la
tutelle tutsi, mais la caution officielle apportée au roi s'est cependant accompagnée
d'un certain dépérissement des liens féodaux qui existaient entre Hutus et Tutsis au
profit de relations économiques entre les uns et les autres.

Encore que la société rwandaise soit très mal connue, les observateurs (1) estiment
donc que l'action du colonisateur n'a pas profondément bouleversé les structures
traditionnelles, mais qu'elle a eu pour effet de substituer des rapports de classe aux
anciennes relations féodales, entraînant ainsi la constitution d'une véritable
bourgeoisie tutsi. Cette hypothèse, sans doute imparfaite, a le mérite d'expliquer
l'exacerbation de l'antagonisme racial opposant Hutus et Tutsis qui devait aboutir,
dans un premier temps, à la proclamation du « Manifeste des Hutus », rédigé en 1957
par l'ancien président Grégoire Kayibanda, et qui fut suivi, deux ans plus tard, par le
renversement du pouvoir tutsi. Comme souvent en pareilles circonstances, cette
« révolution nationale » s'est accompagnée de l'inévitable cortège d'assassinats et de
règlements de comptes, et à plusieurs reprises — en 1959, 1961 et 1963 — des
affrontements sanglants ont opposé les deux communautés, sans qu'on puisse faire
état du chiffre exact des victimes. Récemment encore, en février 1973, une nouvelle
flambée de violence a décimé les rangs des élites tutsi auxquelles ont reprochait de
monopoliser les postes de responsabilité et d'accaparer les secteurs-clés de la vie
économique, politique et culturelle. Si l'éviction du président Kayibanda par le général
major Juvénal Habyarimana, à la suite du coup d'Etat militaire du 5 juillet 1973, s'est
effectuée sans heurts apparents, il n'en demeure pas moins vrai, en dépit des réserves
et dénégations officielles, que l'antagonisme tutsi-hutu a laissé des cicatrices durables
et qu'il contribue encore aujourd'hui à la fragilité de la société rwandaise
contemporaine.

Mais ce n'est, hélas pas le seul problème auquel doivent se mesurer les responsables
du Rwanda. L'équilibre harmonieux entre l'homme et la nature qu'a su réaliser ce
petit pays à dominante rurale se trouve en effet sous le coup d'une double menace : la
pression démographique et l'épuisement d'un terroir âprement sollicité. En raison
d'un taux de natalité particulièrement élevé, les experts estiment que la population
aura doublé dans vingt ans, avec pour conséquence un fort accroissement de la
densité rurale (elle atteint plus de 200 habitants au kilomètre carré dans certaines
régions), le partage et la réduction des exploitations familiales déjà insuffisantes, enfin
la mise en culture de pâturages d'altitude, le défrichement et le déboisement des
pentes fragiles. Dès à présent, l'exploitation anarchique des sols se traduit par
d'inquiétants phénomènes d'érosion, sans pour autant résoudre un problème foncier
qui réduit une partie de la population rurale à un sous-emploi endémique et fera
bientôt du Rwandais un paysan sans terre.

A ces difficultés agraires s'ajoute un déterminisme géographique contraignant, dû à la
position continentale du Rwanda et à son relief montagneux, qui rend ce pays enclavé
totalement tributaire de ses voisins pour les échanges commerciaux, et en particulier
pour ses approvisionnements en pétrole. Il en résulte un déséquilibre financier
chronique qui place le Rwanda dans la dépendance étroite de la coopération
internationale dont l'intervention a permis, ces dernières années, le financement de
près des deux tiers des investissements publics.

A ces maux, classiques dans la plupart des pays sous-développés, les « remèdes »
habituels semblent n'apporter aucun soulagement. Les migrations sont en effet quasi
nulles, même à l'intérieur du pays où il n'existe pas de grandes villes tentaculaires, et
le Rwandais donne un exemple de grand attachement au sol natal. Resterait le
contrôle et la planification des naissances, mais, dans ce pays où le christianisme a
opéré une percée spectaculaire, la famille nombreuse constitue toujours un gage de la
bénédiction divine, et les autorités sont hostiles à toute pression sur les mentalités.

Atouts et difficultés

Il semble toutefois que l'équipe réunie autour du général Habyarimana ait pris la juste
mesure de ces difficultés et qu'elle s'emploie à leur trouver des solutions : « Mon
gouvernement cherche actuellement les voies et les moyens de restructurer le milieu
rural », déclarait récemment le président. Cette restructuration, qui permettrait une
refonte harmonieuse des rapports entre l'homme et l'espace, est en effet
indispensable, mais elle pose aux responsables des problèmes extrêmement divers
dans la mesure où elle met en jeu une société rurale complexe, mal connue et très
attachée aux modes de vie traditionnels. Ainsi la bananeraie, partout inscrite dans le
paysage rwandais, représente-t-elle, économiquement parlant, une aberration. Les
trois quarts de la production servent en effet à en distiller un alcool local,
particulièrement apprécié (les hommes en absorbent jusqu'à 420 litres par an), mais
dont la fabrication, outre les dangers liés à l'alcoolisme, représente un véritable
gaspillage du stock alimentaire. Cette pratique risque néanmoins de se perpétuer, car,
d'une part, la bière de banane trouve de nombreux acheteurs dans les cabarets et sur
les marchés ruraux, permettant ainsi de substantielles rentrées de numéraire dans un
pays où les surplus sont rares, et, d'autre part, elle représente un élément
incontestable de prestige social : un paysan sans bananiers fait figure de pauvre et
demeure en marge de la société.

Les expériences de « paysannats » tentées dans l'est du pays ont cependant abouti à
une exploitation agricole et pastorale plus rationnelle, donc plus rentable (le revenu
des familles ainsi regroupées dépasse le double du revenu paysan moyen), tandis que
la mise en valeur des marais a permis l'extension des cultures maraîchères et
l'exploitation systématique de la tourbe et de l'argile destinée aux briqueteries. Aux
cultures vivrières s'ajoutent des cultures d'exportation (thé, café, pyrèthre) (2) qui
sont en plein essor et devraient contribuer à réduire le déséquilibre de la balance
commerciale.

En dépit de réelles difficultés, le Rwanda dispose donc dans le domaine agricole d'un
certain nombre d'atouts susceptibles de permettre une optimalisation de la
production et qui pourront être maintenus tant que s'exercera un contrôle rigoureux
des ressources naturelles. Ces richesses sont complétées par un potentiel énergétique
important, dû à la fois aux ressources hydro-électriques de ce pays montagneux qui
abrite les sources du Nil et du Congo, et aux réserves en méthane contenues dans le
sous-sol du lac Kivu. Le réseau routier, fort de ses 6 000 kilomètres praticables
quasiment toute l'année et bien entretenus, constitue une infrastructure susceptible
de faciliter les échanges commerciaux, à condition toutefois de supprimer les trop
nombreux intermédiaires et de moraliser un marché souvent anarchique. La faiblesse
de l'urbanisation, qui est l'une des singularités du Rwanda (la capitale Kigali n'a que
60 000 habitants), ne représente pas en soi un handicap insurmontable, et elle a au
moins le mérite de préserver le pays de l'exode rural et de ses séquelles — chômage,
prolifération des bidonvilles — observables un peu partout ailleurs.

Le gouvernement, qui met en place les structures du Mouvement révolutionnaire
national pour le développement, apporte actuellement les dernières retouches à un
plan quinquennal dont l'objectif fondamental, pour les années à venir, est de « donner
à manger » à l'ensemble de la population rwandaise et qui s'attache à définir les
priorités du développement, au nombre desquelles figurent l'agriculture, la formation
et l'information. Si, en raison d'une prise de conscience nationale et de nombreux
concours internationaux, la restructuration de l'espace rural semble en bonne voie, il
n'en va pas de même dans le domaine de la formation qui est hypothéquée à la fois par
sa dépendance à l'égard de l'étranger et par l'absence d'un modèle éducationnel
national.

Le Rwanda, dont le taux de scolarisation atteint 53 % dans le primaire (pour tomber à
7 % dans le secondaire), dispose à Butare d'une bonne université, d'un institut
pédagogique et de deux instituts de recherche, mais en dépit des sacrifices consentis
par l'Etat (30 % du budget national consacrés à l'éducation) le système
d'enseignement actuel ne peut pas fonctionner sans l'aide étrangère. Il reproduit des
modèles hérités de la colonisation ou véhiculés par les aides multilatérales (ainsi
l'enseignement supérieur est-il « belge », « canadien » ou « français » selon les
facultés) et, en l'absence d'orientations précises, son impact sur le développement du
pays demeure problématique. En 1974, le gouvernement a tenté de remédier à cette
situation en élaborant dans le primaire un projet de réforme qui prévoyait la mise en
place d'un « enseignement de base » de quatre années, au terme duquel 90 % de la
population scolaire seraient orientés vers une section terminale adaptée au milieu
rural. Cette réforme, qui aurait le double avantage de supprimer le gaspillage scolaire
et de former des individus directement opérationnels, aboutit cependant dans les faits
à consolider la sélection et l'inégalité des chances, ce qui explique sans doute les
résistances politiques qui en ont différé la mise en place. Entre l'élitisme,
anachronique dans un pays où les diplômés n'ont pas d'autres débouchés qu'une
fonction publique déjà pléthorique, et une professionnalisation trop rigide, le Rwanda
devra opérer un choix et définir un projet pédagogique qui tiennent compte des
exigences du développement et prépare la voie à un nouvel ordre culturel et social.
Le « sommet » de l'OCAM, qui s'est tenu à Kigali les 9-10 février, démontre la vitalité
du Rwanda et manifeste son désir d'intensifier la coopération régionale et de renforcer
ses relations de bon voisinage avec ses partenaires africains, comme en témoigne
d'ailleurs sa présence au sein de la Communauté économique des grands lacs (3).

Cette ouverture est complétée par une diplomatie non alignée qui permet une
coopération avec la plupart des grandes puissances. Si le personnel d'assistance
technique en service au Rwanda est encore à 50 % d'origine belge, on note également
une part croissante de la France, du Canada et de la Suisse, ainsi que de la
Communauté économique européenne qui intervient par le truchement du FED.
Enfin, depuis quelques années, les Chinois de Pékin s'emploient, avec leur efficacité et
leur discrétion coutumières, au développement des cultures rizicoles et à
l'amélioration du réseau routier en direction de la Tanzanie.

Le Rwanda, qui bénéficie depuis plusieurs années d'une grande stabilité politique,
semble avoir exorcisé les démons du passé et, en dépit de graves difficultés résultant
de l'explosion démographique et de la dislocation des équilibres écologiques, il est
actuellement engagé dans un processus de transformation dont les premiers résultats
laissent augurer favorablement de l'avenir. Toutefois dans ce petit pays aux ressources
limitées (selon la Banque mondiale, il serait même le plus pauvre du monde) et dont
pour 90 % la population est composée de paysans, il n'y a pas de miracle à attendre et
chacun ici semble avoir compris que le salut ne peut venir que de la définition et de
l'élaboration d'un modèle de développement adapté à une réalité modeste.

(1) En particulier Claudine Vidal et Philippe Decraene dans deux articles publiés par la
Revue française d'études politiques africaine, n° 91 et 99.

(2) Le pyrèthre est une plante dont on tire un insecticide de qualité.

(3) Mise en place en septembre 1976, elle regroupe le Zaïre, le Rwanda et le Burundi.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024