Fiche du document numéro 28587

Num
28587
Date
Mercredi Mars 1995
Amj
Taille
457343
Surtitre
Condamner les victimes, absoudre les bourreaux
Titre
Autopsie d'un génocide planifié au Rwanda
Soustitre
Loin d'être une explosion imprévisible, le génocide rwandais contre les Tutsis fut un crime minutieusement préparé, dans lequel la responsabilité de la politique française est lourdement engagée. Tandis que deux millions de réfugiés, en majorité hutus, s'entassent dans les camps, la communauté internationale, encouragée par Paris, a, pendant de longs mois, refusé de donner aux nouveaux dirigeants de Kigali les moyens de reconstruire le pays, avant de débloquer, en janvier, une aide de 600 millions de dollars.
Nom cité
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Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR COLETTE BRAECKMAN *

Le Burundi est miné par une sorte de purification ethnique rampante ; la rumeur des
préparatifs de guerre monte des camps de réfugiés au Zaïre ou en Tanzanie ; le
président zaïrois Mobutu, rentré en grâce, se prépare à convoquer des élections sur
mesure ; la visite des prisons figure au programme de toutes les missions
d'observateurs internationaux qui se rendent au Rwanda et tous soulignent les
conditions de vie déplorables des milliers de suspects ; les rapports qui se multiplient
font état d'exactions commises par les soldats du Front patriotique rwandais (FPR).
L'Afrique des Grands Lacs, Rwanda en tête, n'a pas quitté la « une » de l'actualité (1).
Mais les critiques formulées à l'encontre du nouveau régime de Kigali,
particulièrement en France, les préoccupations que suscite le sort des réfugiés, la
crainte d'autres conflits occultent, sinon banalisent, un fait capital, survenu voilà
moins d'un an dans un pays naguère présenté comme un éden tropical : en cent jours,
environ cinq cent mille hommes, femmes et enfants ont été massacrés, moins en
fonction de leur appartenance politique ou à cause de leur participation à la guerre
que par le fait qu'ils avaient été définis comme Tutsis, ou comme opposants hutus
alliés des premiers. Les victimes désignées, qualifiées d'« ennemi intérieur », ont ainsi
pu, sans remords, être exterminées... Par l'étendue des tueries, par la préparation
minutieuse qui les a précédées, par l'intention surtout, c'est bien d'un génocide qu'il
s'est agi, le troisième du siècle, après celui des Arméniens et des juifs d'Europe. Et cela cinquante ans après que l'humanité eut juré « plus jamais ça », serment solennel qui a fondé la plupart des institutions mises en place après la seconde guerre mondiale.

Le génocide du Rwanda représente, non seulement en Afrique centrale, mais pour
l'ensemble de l'humanité, l'un des événements marquants de cette fin de siècle.
Tellement marquant, par sa nature et son ampleur, que déjà tout est fait pour le
banaliser, pour brouiller les pistes de réflexion, entretenir la confusion des esprits,
afin sans doute d'occulter les responsabilités, nationales et étrangères (2)… C'est
pourquoi il importe de rappeler une fois encore et à la veille de l'anniversaire de
l'attentat contre l'avion du président Juvénal Habyarimana qui, le 6 avril 1994, mit le
feu aux poudres, à quel point la tragédie était annoncée, préparée…

Le Rwanda, depuis l'indépendance, souffrait d'une blessure secrète, que les années
n'avaient guère cicatrisée : la République ne s'était pas construite contre l'ancien ordre
colonial, elle s'était fondée sur ce que l'on appela la « révolution sociale » de 1959, qui
permit à la majorité de la population, appartenant à l'ethnie hutue, de déposséder du
pouvoir la minorité tutsie. Cette dernière, qui exerçait le pouvoir lors de l'arrivée des
Européens à la fin du dix-neuvième siècle, s'était vue à la fois renforcée dans son
autorité par un pouvoir colonial qui pratiquait l'administration indirecte, et affaiblie
par une présence étrangère qui avait bloqué l'évolution de la société. A la fin des
années 50, alors que les élites tutsies étaient tentées par l'indépendance et flirtaient
avec les non-alignés, le colonisateur belge et surtout l'Eglise catholique changèrent
soudain de camp.

Dans un souci bien tardif de rééquilibrage social, désireux aussi de préserver le pays
de la « subversion » qui avait gagné le Congo voisin sous les traits de Patrice
Lumumba (3), les Belges décidèrent d'abolir l'ordre féodal sur lequel ils s'étaient
reposés, et de soutenir les représentants de la majorité hutue. Ces derniers, en 1959,
1960 et 1962, chassèrent du pays les Tutsis déjà qualifiés de « cancrelats », d'étrangers
supposés être venus d'Abyssinie avec leurs troupeaux. Les huttes furent brûlées _
parfois avec la complicité des Belges _, des familles jetées à la rivière : l'indépendance
du pays se construisit sur cette notion d'ennemi intérieur, sur la conscience d'une
menace permanente pesant sur les pauvres acquis des paysans hutus…

Cette peur latente d'une revanche des maîtres d'hier, qui expliquait les massacres
récurrents de civils tutsis et leur marginalisation sociale, se confirma lorsque, en 1990,
le Front patriotique rwandais déclencha la guerre depuis la frontière ougandaise.
Après trois décennies d'exil, en effet, les Tutsis, qui, comme tous les réfugiés du
monde, gardaient la nostalgie de leur patrie, avaient fondé une organisation
politico-militaire désireuse d'imposer le retour des réfugiés, une éventualité que le
régime du président Habyarimana avait toujours refusé d'envisager sérieusement. En
outre, ils exigeaient de participer au pouvoir à Kigali.

L'offensive lancée en octobre 1990 par le Front patriotique ne fut enrayée que grâce au
soutien étranger que reçut le régime Habyarimana : le Zaïre envoya en première ligne
la Division spéciale présidentielle, et, surtout, la France se porta au secours du
pouvoir en place, en vertu d'accords d'assistance militaire conclus en 1975, alors que la
Belgique se limitait à poursuivre sa coopération, mais sans s'impliquer dans le conflit.
La guerre entraîna le Rwanda dans une double dynamique : d'un côté, le régime
Habyarimana fit passer les effectifs de son armée de 5 000 à 35 000 hommes. Mais,
d'un autre côté, dans la foulée du discours prononcé par le président François
Mitterrand à La Baule, en juin 1990, le Rwanda entra dans le multipartisme : une
presse indépendante fit son apparition, les associations de défense des droits de
l'homme se multiplièrent, des partis d'opposition contestèrent le monopole jusque-là
exercé par le parti du président, le Mouvement national pour la reconstruction et le
développement (MNRD) et dénoncèrent le fait que le clan du président, ou plutôt de
sa belle-famille, originaire du nord du pays, avait confisqué le pouvoir.

Alors que le pays s'ouvrait à la démocratie, que le régime, sous les coups de boutoir du
FPR, se voyait contraint de négocier des accords de partage du pouvoir, que les
réfugiés intérieurs se multipliaient, chassés du nord du pays par l'offensive des
« rebelles », un autre mouvement se dessinait, qui échappa à bien des observateurs
étrangers : la préparation du génocide.

Devinrent complices des « Inkotanyi », les combattants du FPR, tous les civils tutsis,
ainsi que les membres des partis d'opposition hutus, soupçonnés d'être une sorte de
cinquième colonne des combattants aux frontières.

Des listes de « suspects » furent dressées et des massacres récurrents émurent les
organisations de défense des droits de l'homme : la tribu des éleveurs Bagogwe,
apparentée aux Tutsis, fut exterminée ; dans la région du Bugesera, des civils tutsis
furent systématiquement éliminés, parallèlement à une offensive du FPR. En
contrepoint des pourparlers de paix et des négociations politiques, la liquidation de
groupes de population considérés comme des otages intérieurs et l'exécution de
dirigeants de l'opposition, de militants des droits de l'homme devinrent des pratiques
courantes. Plus de quinze mille civils furent ainsi « discrètement » massacrés loin du
front, tandis que, dans le Nord, l'offensive du FPR se révélait également meurtrière...
Les rapports des organisations de défense des droits de l'homme auraient dû alerter
l'opinion internationale : à chaque fois, ils relevaient le caractère planifié, volontariste,
des violences, le fait qu'elles aient été organisées par les autorités communales, qui
encadraient la population, la conditionnaient pendant des semaines, prêtaient parfois
des véhicules aux équipes de tueurs… Mais la France qualifia de « rumeurs » les
rapports qui s'accumulaient et intensifia sa présence militaire aux côtés de l'armée
rwandaise, tandis que la Belgique ne suspendit jamais sa coopération.

Après la signature des accords d'Arusha, en août 1993, conclus en partie sous la
contrainte de la communauté internationale et qui prévoyaient le partage du pouvoir
entre le parti du président, les formations d'opposition et le Front patriotique, ainsi
que la fusion des deux armées, les préparatifs du crime s'accélérèrent. Préparatifs
psychologiques : une radio « privée » financée par l'entourage du président, la Radio
libre des Mille Collines, entra en action (lire l'article ci-dessous).

La préparation du crime fut également matérielle : des armes, venues d'Egypte,
d'Afrique du Sud mais aussi de France, furent massivement importées et distribuées à
la population. En décembre 1993, alors que les « casques bleus » belges et bangladais
censés garantir l'application des accords d'Arusha s'installaient dans Kigali, et que le
contingent militaire français ayant pris part aux opérations de guerre quittait le pays,
les maires distribuaient les armes dans les communes, atteignant jusqu'aux plus petits
niveaux de pouvoir, les secteurs et les cellules. En même temps, des jeunes gens,
chômeurs, délinquants, paysans sans terre et sans avenir dans ce pays surpeuplé,
étaient recrutés pour devenir des miliciens, les Interahamwe.

Ils devaient recevoir, en plus d'une paire de chaussures neuves, une formation
militaire très particulière : dans la région du Mutara, sur les collines voisines de
Kigali, on leur apprit à « travailler » avec la machette, à frapper systématiquement le
front, la nuque, à sectionner les articulations… Depuis le début de 1994, les « casques
bleus », dont la mission se limitait au « maintien de la paix », assistaient impuissants
à l'armement de la population, et les observateurs à Kigali savaient qu'une « machine
à tuer » s'était mise en place. Ils n'ignoraient que le jour et l'heure.

Le 6 avril 1994, alors que le président Habyarimana rentrait de Tanzanie, son sort
était scellé. Pressé par les Occidentaux, qui menaçaient de couper tous les crédits, il
avait finalement accepté d'ouvrir son gouvernement au Front patriotique et se
préparait à lire, dès son retour, un discours consacrant le partage du pouvoir. Cette
reddition apparaissait comme une trahison aux yeux des ultras du régime et d'abord
de sa propre belle-famille. Le texte de ce discours disparut dans les débris de l'avion
Falcon, offert naguère par la coopération française, touché de plein fouet par deux
missiles tirés par des mains d'expert, vraisemblablement blanches, et françaises selon
certaines sources.

L'attentat marqua le début du génocide. Avec une efficacité effroyable, la « machine à
tuer » se mit en mouvement. Dès les premières minutes qui suivirent le crash de
l'avion, les équipes de tueurs dressèrent les barrages dans Kigali, triant Hutus et
Tutsis d'après les papiers d'identité, liquidant systématiquement les seconds. Dix
« casques bleus » belges commis à la défense du premier ministre, Mme Agathe
Uwilingiyimana, furent massacrés. Dans les jours qui suivirent, alors que la presse
internationale parlait de « massacres interethniques », définissant la tragédie comme
une explosion de « haines tribales » séculaires, le Rwanda était ravagé par un plan
d'extermination systématique de l'« ennemi intérieur ».

« Coupez les pieds des enfants pour qu'ils marchent toute leur vie sur les genoux. »
« Tuez les filles pour qu'il n'y ait pas de générations futures. » « Les fosses communes
ne sont pas encore pleines. » « Tuez-les, ne commettons pas la même erreur qu'en
1959 », répétait « Radio Machette », la Radio des Mille Collines. La machine était bien
programmée, et sous contrôle : dans la ville de Butare, trois semaines après le début
des massacres à Kigali, le calme régnait encore, car le préfet, membre de l'opposition,
multipliait les réunions de pacification. Il fut destitué, puis tué et remplacé par un
« dur » du régime, tandis que l'armée, suivie par les miliciens, dépêchait des renforts
dans la ville universitaire. Un discours du président par intérim, Théodore
Sindikubwabo, devait déclencher les opérations, et les équipes de Médecins sans
frontières assistèrent au massacre de leurs malades tutsis sur leurs lits d'hôpital…

Un peuple broyé dans un double engrenage

LE gouvernement intérimaire, autoproclamé et dont la liste des ministres fut dressée
dans l'enceinte de l'ambassade de France, était « en phase » avec les tueurs : « Nous
pourrions arrêter les massacres, assuraient ses porte-parole, si le FPR arrête la
guerre »... Mais le Front patriotique, qui avait repris l'offensive vingt heures après
l'attentat, n'avait plus l'intention de s'arrêter pour négocier ; il voulait chasser du
pouvoir les auteurs et les concepteurs du génocide. La population rwandaise, durant
ces trois mois tragiques, fut broyée par un double engrenage : les massacres
décimèrent les Tutsis, tandis que les Hutus, qui avaient souvent été poussés à tuer
leurs voisins sur les collines, s'enfuyaient dans un gigantesque exode programmé,
destiné à laisser le FPR régner sur un pays vide.

Les tueurs se dissimulaient dans la foule des fuyards qui quittaient le pays avec tous
leurs biens ; ils se servaient de ces deux millions de réfugiés comme d'un immense
bouclier humain. L'exode eut lieu sous le regard des militaires français de l'opération
« Turquoise » venue, tardivement, sauver fin juin 1994 quelques milliers de Tutsis
survivants et ouvrir à l'appareil de commandement du génocide une porte de sortie
vers le Zaïre, tandis que des centaines de milliers de Hutus apeurés s'entassaient dans
la zone de sécurité au sud-ouest du pays… En fait, le génocide fut suivi d'une
immense prise d'otages : les miliciens tuaient ceux qui refusaient de partir, les
accusant d'être des complices du FPR. Dans ces immenses camps de réfugiés qui se
sont établis au Zaïre et en Tanzanie, l'ordre ancien règne toujours (lire, page 10,
« Comment se prépare la reconquête »).

Qui sont les concepteurs de cette démoniaque machine à tuer, les auteurs de la prise
d'otages qui suivit ? Ayant dirigé le pays au nom de la majorité des Hutus mais
confisqué le pouvoir au bénéfice de quelques-uns, originaire du Nord du pays et
proche de la belle-famille du défunt président, le clan des commanditaires du
génocide se compose de quelques militaires que le partage du pouvoir à Kigali allait
condamner à la retraite, d'hommes d'affaires comme M. Félicien Kabuga (un Tutsi !),
fondateur de la Radio libre des Mille Collines, dont l'Etat de droit projeté allait
anéantir les prébendes, des beaux-frères du président, dont l'ancien préfet de
Ruhengeri… Bref, un clan, ou plutôt une mafia politique, financière, militaire, assurée
de son impunité car se fondant sur une majorité non pas démocratique mais
démographique, disposant au sein de la population des relais au niveau communal,
d'un certain nombre d'organisations non gouvernementales agissant plus comme des
courroies de transmission que comme des porte-parole des paysans, et même de
l'appui d'une partie du clergé.

Les réfugiés dénoncent le fait que des militaires du FPR se livrent à des vengeances
personnelles, arrêtent des gens sur foi de simples dénonciations, protègent des exilés
qui occupent les biens et les maisons des fuyards, malgré l'existence d'une
commission de règlement des litiges fonciers. Alors que, durant la guerre, les troupes
du FPR étaient considérées comme parmi les plus disciplinées d'Afrique, l'absence de
justice institutionnalisée et le manque de moyens matériels ont érodé le moral des
troupes et ouvert la voie à des règlements de comptes individuels.

Les réfugiés redoutent l'instauration d'un tribunal international amené à juger les
auteurs du génocide. Ils dénoncent comme contraire aux accords d'Arusha le fait que
le FPR ait formé un gouvernement de coalition avec les anciens partis d'opposition,
excluant le MRND considéré comme responsable du génocide et ils contestent la
légitimité de la nouvelle équipe, bien que le président de la République et le premier
ministre soient des Hutus, le premier étant membre du FPR, le second d'un parti
d'opposition.

Assez curieusement, une telle analyse, qui consiste à dénigrer systématiquement les
nouveaux dirigeants de Kigali, à ne pas reconnaître leur légitimité, est partagée par
des pays « amis du Rwanda », tels que la France… Alors que l'on aurait pu croire que
le régime mis en place au lendemain de la victoire du FPR allait bénéficier d'une aide
internationale massive, à la hauteur du désastre (le Rwanda a perdu 13 % de sa
population et ses infrastructures ont été détruites), il n'en fut rien : impuissante à
empêcher le génocide, la communauté internationale tarda à s'engager aux côtés du
nouveau gouvernement et il fallut attendre une table ronde organisée par le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en janvier 1995 pour
que 600 millions de dollars d'aide à la reconstruction soient enfin promis à Kigali.

Durant des mois, quelque 200 organisations non gouvernementales œuvrant dans le
pays et dans les camps de réfugiés ont disposé d'infiniment plus de moyens que les
ministres en place, pratiquement dépourvus de téléphone et de véhicules. Le tribunal
international, faute de moyens, est toujours au stade des préliminaires. A l'extérieur
du pays, aucun des concepteurs ou des auteurs du génocide n'a encore été inquiété et
il n'est plus guère question des appuis étrangers, en France notamment, dont profita
le régime Habyarimana.

COLETTE BRAECKMAN
* Journaliste, Le Soir (Bruxelles).

(1) Lire Colette Braeckman, « Le feu court sur la région des Grands Lacs », Le Monde
diplomatique, septembre 1994.

(2) Lire, par exemple, Alexandre Adler, « Aristocraties armées », Courrier international,
15 décembre 1994.

(3) Patrice Lumumba, dirigeant congolais, président du conseil à l'indépendance en
1960, sera arrêté puis assassiné le 17 janvier 1961. Il est devenu le symbole de la lutte
pour l'indépendance.

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