Fiche du document numéro 28548

Num
28548
Date
Mardi Novembre 1994
Amj
Taille
617640
Surtitre
Comment reconstruire la société rwandaise
Titre
A Kigali, un régime prisonnier de sa victoire
Soustitre
Lorsque la guerre civile éclata au Rwanda, en octobre 1990, le pays était frappé de plein fouet par l'effondrement des cours du café et les conséquences, catastrophiques pour la population, de l'ajustement structurel. Le développement de la misère, nourrissant l'exode urbain et les convoitises sur les terres, contribua à exacerber les haines. Tout effort de reconstruction qui ne romprait pas avec un modèle économique ruineux pour la société risque d'être voué à l'échec, quel que soit le désir de réconciliation nationale des dirigeants.
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
FPR
Mot-clé
Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR JEAN-PIERRE PABANEL *

A l'issue d'une victoire militaire, le Front patriotique rwandais (FPR) s'est emparé en
juillet 1994 du pouvoir à Kigali. Alors que les accords d'Arusha, conclus en août 1993,
prévoyaient initialement un partage du pouvoir entre les diverses fractions
rwandaises, le vainqueur est désormais en position de force. Nommément désigné par
ces accords en tant que premier ministre, M. Faustin Twagiramungu a bien été investi
comme chef du gouvernement ; mais beaucoup d'autres dispositions ont été altérées.

L'ancienne "mouvance présidentielle", impliquée dans les massacres d'avril dernier
consécutifs à la mort du président Juvénal Habyarimana, a été disqualifiée et exclue
du partage. Ainsi le chef de l'Etat, qui devait, en vertu des accords, être membre du
Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement
(MRNDD) (1), appartient au FPR ; les postes de ministres réservés à l'origine au
MRNDD ont été attribués à des membres du FPR ; un poste de vice-président de la
République a été créé, et confié au ministre de la défense nationale, le général Paul
Kagame, ancien chef d'état-major de l'armée du FPR. Des membres des partis de
l'ancienne opposition obtiennent 8 postes sur 17, mais l'armée nouvelle, qui devait
faire l'objet, elle aussi, d'un savant dosage entre les troupes de l'Armée patriotique
rwandaise (APR) et les Forces armées rwandaises (FAR), reste, pour l'instant,
uniquement composée des hommes de l'APR.

Des élections pluralistes devaient mettre un point final à la phase de transition dans
les deux ans : mais, invoquant la situation actuelle, le nouveau pouvoir a fixé à cinq
ans cette échéance, les réfugiés hésitent à rentrer comme les y invite le FPR et, si le
nouveau pouvoir contrôle bien l'Etat et le territoire, la population reste en majorité
défiante.

Un premier élément à la source de ce blocage concerne la responsabilité des
massacres et du génocide. Si l'on s'en tient aux chiffres avancés par les organisations
humanitaires, quelque cinq cent mille personnes, au minimum, auraient été
massacrées ; et, selon les témoins, la plupart avec des machettes, ce qui signifie que
les auteurs de tels faits se comptent par milliers, voire par dizaines de milliers. Cette
fraction coupable de la population craint d'être, elle aussi, condamnée, peut-être
même mise à mort.

Or toute décision de justice renvoie à une décision politique. Sans absoudre les
responsabilités personnelles, il faut se soucier d'établir les fondements d'une possible
recomposition du tissu social et politique. L'incertitude de la population ne peut que
subsister lorsque le président de la République, M. Pasteur Bizimungu, déclare : "Il
n'y aura pas d'impunité au Rwanda sous le fallacieux prétexte de l'unité
nationale (2)." Ou encore : "La justice doit s'exercer quel que soit le nombre de
criminels présumés (3)."

La crainte d'une justice expéditive est d'autant plus grande que l'appareil judiciaire
réduit par les massacres à une poignée de professionnels est incapable de s'acquitter
de sa tâche, et que les organisations internationales font preuve de lenteur dans le
soutien à la mise sur pied d'un appareil judiciaire efficient.

Une autre difficulté a trait aux rapports des vainqueurs avec la population. Le pays
s'est vidé d'une importante partie de ses habitants, qui ont fui devant l'avancée des
troupes du Front patriotique. Par contrainte ou assentiment, ils se sont réfugiés, avec
les FAR et les miliciens, au Zaïre ou en Tanzanie. Dans leur majorité, ils n'ont pas
acclamé le libérateur.

Certes, l'administration locale de l'ancien régime s'est employée à encourager les
départs. Mais on peut se demander si, sans ses pressions, le flux des civils fuyant les
fronts militaires et la crainte des représailles des vainqueurs n'aurait pas été aussi
intense. Un différend existe entre le FPR et la population, qui ne connaît de ce parti
que ce qui en est dit par les anciennes autorités. Pendant trente ans, le discours des
dirigeants a tissé une image négative de la domination tutsie, qui a été souvent
caricaturée (4).

Par ailleurs, certaines pratiques du FPR n'ont pas, au moins dans un premier temps,
permis d'atténuer les craintes. Le pouvoir a promis de punir tout débordement et
exécution sommaire, mais la façon dont il agit à l'égard des populations, en particulier
celles qui reviennent des camps de réfugiés, ne permet pas de rétablir la confiance.

Technique du tri (screening), mise à l'écart sur dénonciation, disparition de
personnes, alimentent la suspicion et la crainte (5).

L'Etat dominé par le seul FPR aurait besoin de cadres jouissant de la confiance des
paysans des collines. Mais le pouvoir nomme aux responsabilités préfectorales des
membres du FPR ou des alliés. A-t-il les moyens de faire autrement ? Nombre de
cadres locaux potentiels sont à l'étranger ou dans les camps de réfugiés, dans l'attente.

Ils ne reviendront que si des personnalités connues pour leur indépendance les
précèdent (6). A cette fin, il faut revoir les bases du partage du pouvoir, envisager
l'octroi de garanties, accepter un compromis politique.

Le danger des bandes armées

LE FPR risque d'être prisonnier de sa victoire militaire. Il a investi l'Etat sans disposer
de relais dans les collines, conquis un territoire dont les habitants avaient abandonné
leur terroir ou fui à l'étranger. En revanche, près de 350 000 Rwandais de la diaspora,
en exil dans les pays voisins depuis les années 50 ou 70, ont vendu leurs biens et sont
revenus au pays. Cette population offre une base sociale naturelle à un parti qui en
manque, mais au risque d'accentuer l'"ethnicisation" du pouvoir. L'état de
décomposition des Forces armées rwandaises s'est fortement aggravé.

Mais son cantonnement au Zaïre, à proximité des viviers que constituent les camps de
réfugiés, reste une menace permanente. Tout aussi dangereux serait le
développement, sur les décombres de ces ex-FAR, de bandes armées, sous la direction
de nouveaux seigneurs de guerre, auxquelles la persistance de l'impasse politique
offrirait des circonstances propices pour déclencher des actions de guérilla ou tenter
de constituer un front anti-FPR.

Sans une perspective claire pour l'établissement des responsabilités dans les
massacres et pour un élargissement du pouvoir politique, la question de la
reconstruction de la société ne pourra être abordée que marginalement : l'aide
internationale d'urgence se substituera alors à la production paysanne, les rapports
militaires remplaceront les rapports civiques, la construction d'une société et d'un
Etat rwandais durables sera suspendue pour longtemps.

JEAN-PIERRE PABANEL
* Sociologue

(1) Le MRNDD est l'ancien parti unique.

(2) Discours d'investiture, 19 juillet 1994.

(3) Déclarations à l'Humanité , 10 août 1994.

(4) Cf. Colette Braeckman, Rwanda, histoire d'un génocide (Fayard, Paris, 1994), dont
Claire Brisset rend compte p. 31.

(5) Voir le rapport d 'Africa Watch , 7 août 1994.

(6) Des personnalités comme M. Dismas Nsengiyaremye ou J. Gasana pour ne citer que
deux noms provenant de trajectoires différentes, l'un de l'opposition civile, l'autre de la
dissidence à la mouvance présidentielle se tiennent en attente et refusent de prendre part
au pouvoir dans les conditions actuelles.

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