Fiche du document numéro 28539

Num
28539
Date
Mercredi Mars 1995
Amj
Taille
453481
Sur titre
Autopsie d'un génocide planifié
Titre
Connivences françaises au Rwanda
Sous titre
Faute d'être soumise à une autorité démocratique, la politique française en Afrique - et en particulier au Rwanda - met en scène une pluralité d'acteurs : politiques, militaires, affairistes, agissant pour leurs propres intérêts en dehors de tout contrôle.
Nom cité
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE *
Pendant trois ans (1990-1993), l'armée française a tenu à bout de bras les troupes d'un
régime rwandais - ou plutôt d'un clan - s'enfonçant dans le génocide, le racisme et la
corruption. Engagée dans le combat contre le Front patriotique rwandais (FPR) (1),
l'« ennemi » diabolisé en « Khmer noir », la France a massivement équipé les Forces
armées rwandaises (FAR) ; elle les a instruites dans des camps où se pratiquaient la
torture et le massacre de civils (à Bigogwe par exemple) ; elle a encouragé une
stratégie « antisubversive » qui passait par la création de milices enivrées de haine, et
enivrées tout court. Après la publication, en février 1993, du rapport d'une
commission internationale dénonçant - déjà - des « actes de génocide », le mot
d'ordre, venu directement de l'Elysée, n'a pas changé : « Casser les reins du FPR. »
Tout un pan du dispositif franco-africain défini à La Baule sombrera alors dans le
jusqu'au-boutisme : sabotage des accords d'Arusha ; (possible) implication dans
l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana (près
d'accepter l'application de ces accords), puis accueil dans les locaux de l'ambassade de
France à Kigali d'une sorte d'assemblée générale extraordinaire du « Hutu power »,
des partisans de l'épuration ethnique et du massacre des Tutsis.
Après la mort du président, une partie des concepteurs de la « solution finale du
problème tutsi » sont à Paris, tandis que se constitue, sous l'aile de la France, un
« gouvernement intérimaire » qui continuera d'encourager les appels au meurtre de
Radio libre des Mille Collines (lire article page 8). Au Conseil de sécurité de
l'Organisation des Nations unies (ONU), la France fera cause commune avec ce
« gouvernement » et s'opposera, cinq semaines durant, à la reconnaissance du
génocide. D'avril à juin 1994, pendant que les massacres se poursuivaient et qu'étaient
tués à la machette environ 500 000 Tutsis, une fraction de l'armée française n'aura
qu'une obsession : continuer de ravitailler et d'assister les FAR - sous la protection
desquelles « travaillaient » les tueurs. Elle y parvint assez longtemps pour faire le joint
avec l'opération « Turquoise » : cette démonstration de force protégea certes quelques
rescapés tutsis, mais permit surtout aux responsables du génocide de se mettre à l'abri
au Zaïre ou ailleurs. Certains d'entre eux, tel M. Jérôme Bicamumpaka, conservent
des visas de longue durée qui leur permettent de venir régulièrement en France et d'y
entretenir d'utiles contacts.
Ce bref aperçu montre que la compromission de la France et sa responsabilité dans
l'un des plus grands crimes collectifs de cette fin de siècle ne furent pas
marginales (2). Comment la République en est-elle arrivée là, quel système de
décision et quelle absence de contrôle politique ont-ils pu autoriser de telles
aberrations ?
Sous la présidence du général de Gaulle, Jacques Foccart fonda le maintien de
l'influence de la France sur ses anciennes colonies sur des relations patrimoniales et
clientélistes (3). La confusion du politique et de l'économique, des intérêts publics et
privés, correspondait à une stratégie de la cellule franco-africaine de l'Elysée - où
aboutissaient tous les fils du réseau. Le système, centralisé, impliquait déjà la
corruption, la concussion, les « barbouzeries », l'accaparement des rentes (matières
premières et aide publique au développement) et le financement clandestin des
activités politiques. Tous ces facteurs ont érodé le sens de l'Etat et du service public.
Ils ont contribué à enfoncer l'Afrique francophone dans une crise multiforme :
endettement sans contrepartie productive, extraversion, stérilisation de l'esprit
d'entreprise, omnipotence d'un Etat parasite… Ajoutée au défi démographique, cette
crise ne pouvait que durcir les luttes pour le pouvoir et en criminaliser l'exercice.

Entre fils de présidents…

Parallèlement, de Charles de Gaulle à M. Valéry Giscard d'Estaing, puis à M. François
Mitterrand, l'hypercentralisation élyséenne s'est décomposée, tandis que s'accentuait
la démoralisation des acteurs. Au sommet, les relations inter-présidentielles sont
passées du clientélisme à la « familiarité » : il fut donné licence à M. Jean-Christophe
Mitterrand, le fils du président, de faire tout et n'importe quoi, entraînant dans ses
aventures d'autres fils de président, MM. Jean-Pierre Habyarimana, Manda Mobutu,
Ali Bongo, etc. - qui n'en espéraient pas tant. Dans l'ombre, le pouvoir français avait
utilisé ou laissé prospérer plus d'une dizaine de clans, corporations, filières,
fraternités, réseaux : ils se sont émancipés. Le lobby militaro-africaniste et ses
électrons libres (l'ex-capitaine Barril ou l'amiral Lacaze) multiplient les initiatives
autonomes. La perte des repères et du sens des responsabilités est telle que, dans le
contexte africain de rivalités ethniques exacerbées, l'accident n'y est pas accidentel.
A l'intrication des décideurs s'ajoutent des motivations souvent contradictoires. A la
conscience ou à l'humanisme d'un certain nombre de fonctionnaires et de membres
d'organisations non gouvernementales s'opposent les schémas géopolitiques primitifs
des services secrets qui diabolisent les « hordes hamites » ou les « pions des
Anglo-Saxons » et prônent une conception myope des intérêts commerciaux de la
France et de la francophonie. S'y greffent également toutes les variantes d'une
« amitié » qui dégénère en complicité à mesure de la dérive criminelle de certains
régimes.
La présence de la France dans le camp des responsables du génocide rwandais illustre
l'agencement désordonné des acteurs et des motivations. Du côté des décideurs,
MM. François et Jean-Christophe Mitterrand ont tenu un rôle majeur, en raison des
liens très forts les unissant à la famille du dictateur Habyarimana. Le président de la
République française suivait avec une exceptionnelle attention, y compris en
déplacement, l'évolution de la situation militaire au Rwanda ; durant la période de
cohabitation (1993-1995), il nommera à la tête de la Mission militaire de coopération,
rue Monsieur à Paris, son homme de confiance, le général Jean-Pierre Huchon -
second personnage de l'état-major élyséen, fortement imprégné des schémas
anti-Tutsis.
Le gouvernement de M. Edouard Balladur n'a pas contrecarré les tragiques desseins
élyséens : la politique franco-africaine profite d'une grande continuité qui dépasse les
clivages partisans. M. Charles Pasqua a la même approche des problèmes que
M. François Mitterrand (son fils Pierre est l'un des « messieurs Afrique » du ministre
de l'intérieur). L'ancien ministre de la coopération, M. Michel Roussin, passé du
service de M. Jacques Chirac à celui de M. Edouard Balladur, s'est parfaitement
entendu avec l'Elysée. Dans ces conditions, le premier ministre, qui ne s'intéresse
guère au continent noir, a choisi de laisser faire. Deux membres du gouvernement se
sont pourtant distingués : le ministre des affaires étrangères, M. Alain Juppé, en
tentant d'introduire la rationalité du Quai d'Orsay (d'où l'inflexion de l'attitude
officielle de la France à la mi-1993, en faveur des accords d'Arusha - inflexion
compromise par la suite et par les autres acteurs) ; et celui de la défense, M. François
Léotard, en contribuant à cantonner l'opération « Turquoise » dans ses objectifs
affichés (fort éloignés des impulsions premières).
La détermination du président Mitterrand à combattre le FPR - ces « anglophones
ougandais », « avant-garde du Tutsiland » (4) - a conduit à installer au Rwanda le plus
gros dispositif de combat français en Afrique depuis l'affaire tchadienne. Puisque,
officiellement, on ne faisait pas la guerre, toute la panoplie des missions discrètes
(instruction, encadrement, conseil, renseignement, mise à disposition du régime
rwandais de soldats antillais ou de mercenaires semi-publics, manipulation
d'opposants politiques) a été utilisée. Le compte-rendu de la rencontre à Paris, le 9
mai 1994 (un mois après le déclenchement du génocide et alors que les massacres se
poursuivaient), entre le général français Jean-Pierre Huchon et l'officier émissaire des
FAR, M. Ephrem Rwabalinda, est édifiant. Par-delà les fournitures et soutiens
militaires que pouvait apporter la France, la question du jour n'était pas comment
arrêter le génocide, déjà à moitié accompli, mais comment retourner les médias en
faveur du camp en train de le commettre (5) ?
L'engagement de la France au Rwanda est révélateur des dégâts que peuvent causer
en Afrique des acteurs politiques, militaires, affairistes, voire mafieux (il y avait
notamment un narco-trafic rwando-français), lorsqu'ils ne sont plus soumis à
l'autorité démocratique. Certains ressuscitent le « syndrome de Fachoda », une
paranoïa face aux « menées anglo-saxonnes » qui légitime les alliances avec le
dictateur zaïrois Mobutu et le régime islamiste de Khartoum, contre l'Ouganda et le
Rwanda actuel (6). Paris n'hésite pas à sacrifier des populations (Tutsis, Noubas,
Dinkas, etc.) à la défense d'une ligne Maginot imaginaire, abritant le commerce
français et la francophonie (7). Ce microcosme franco-africain reste lié à ses
correspondants locaux par diverses formes de « solidarité » : la cogestion de comptes
en Suisse, alimentés par le dépeçage de l'aide publique ou le détournement de
marchandises ; la « fraternité d'armes » avec d'anciens élèves des écoles militaires
hexagonales, intégrés dans une armée ou une garde présidentielle claniques, avec des
officiers acheteurs d'armes ou matériels français, très largement commissionnés...
Mais l'horreur de l'histoire n'est pas faite que de décisions cyniques : elle se nourrit
aussi de mesquineries et de lâchetés. Ni l'opinion ni les médias ne peuvent vraiment
être exonérés. Ils n'ont rien dit lorsque M. François Mitterrand a affirmé
solennellement : « Il n'y a pas de Monsieur Afrique à l'Elysée. » C'était le 14 juillet
1990. Quatre mois plus tard, répondant à une demande téléphonique du dictateur
Juvénal Habyarimana, M. Jean-Christophe Mitterrand lui promettait l'envoi des
parachutistes français…

FRANÇOIS-XAVIER VERSCHAVE

* Auteur de "Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda", La Découverte, Paris, 1994.

(1) Composé en majorité d'exilés tutsis.

(2) Cf. Colette Braeckman, Rwanda : histoire d'un génocide, Fayard, Paris, 1994 ;
François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au
Rwanda, La Découverte, Paris, 1994 ; « Dossier » noir de la politique africaine de la
France, par la Coalition pour ramener à la raison démocratique la politique africaine de
la France, trois livraisons déjà parues, c/o Survie, 57, avenue du Maine, 75014 Paris.

(3) Selon Jean-François Médard. Lire son intervention lors de la « mise en examen » de
la politique africaine de la France, les 8 et 9 novembre 1994 à Biarritz reproduite dans
L'Afrique à Biarritz, Agir Ici et Survie, Karthala, Paris, 1995.

(4) Dont la carte, centrée sur l'Ouganda, ornait sous cette appellation le bureau du chef
d'état-major des armées. D'après Antoine Glaser et Stephen Smith, L'Afrique sans
Africains, Stock, Paris, 1994, pp. 184-185.

(5) Lors du « flagrant délit » rwandais, l'ambassade de France a porté beaucoup plus
d'attention à la sauvegarde de ses archives qu'au massacre du personnel rwandais de la
coopération.

(6) Jusqu'à la « transformation complète de notre politique au Rwanda » annoncée par le
ministre Bernard Debré dans Le Monde, 29 décembre 1994 : l'ancienne était
indéfendable dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.

(7) Mais, observe Colette Braeckman, « peut-on sérieusement imaginer que la défense de
la francophonie puisse coïncider avec la protection d'un régime digne des nazis ? Aucune
loi Toubon ne pourra jamais réparer un tel outrage à l'esprit même de la langue
française ».

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