Fiche du document numéro 28510

Num
28510
Date
Mercredi 26 mai 2021
Amj
Taille
405819
Titre
Rwanda : «La recherche sur un tel passé n’est pas synonyme de danger mais de vérité et d’honneur» [Interview de Vincent Duclert]
Soustitre
Choisi par Emmanuel Macron pour conduire les travaux de la commission chargée d’«analyser le rôle de la France et contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi», l’historien Vincent Duclert répond à ceux qui questionnent l’indépendance d’une telle démarche. Et pointe un moment historique dont il faut se réjouir.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le président Paul Kagamé reçoit le rapport Duclert des mains de Vincent Duclert, à Kigali le 9 avril. (Simon Wohlfahrt/AFP)

Spécialiste de l’affaire Dreyfus et auteur, en 2006, d’une biographie du capitaine qui fait référence, l’historien Vincent Duclert a présidé une mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides dont les conclusions ont été rendues en 2018. En 2019, Emmanuel Macron lui confie la présidence de la commission chargée d’«analyser le rôle de la France et contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi». Dès son installation, la commission a été la cible de plusieurs critiques. Certains historiens ont regretté qu’elle n’ait pas été confiée aux meilleurs spécialistes du Rwanda. Et dès lors qu’elle était née de la seule volonté présidentielle – et hébergée dans les locaux du ministère de la Défense –, son indépendance a été mise en doute. Vincent Duclert répond à ces critiques.

Quelle a été la nature de vos échanges avec le chef de l’Etat ? Estimez-vous avoir pu travailler en toute indépendance ?

Durant ces deux années de commissions de recherche, je n’ai rencontré que trois fois le chef de l’Etat. La première pour mes travaux sur le génocide des Arméniens en présence des associations arméniennes de France, devant lesquelles nous nous sommes exprimés tous les deux. Je n’étais alors pas encore mandaté sur le Rwanda mais l’investissement scientifique sur les génocides s’amplifiait et devait résonner chez le Président. Nous nous sommes revus le 4 mars dernier parce qu’il souhaitait s’assurer que notre rapport serait rendu à l’heure et que la recherche aurait un caractère sinon définitif du moins très achevé. Et enfin, longuement, le 26 mars lorsque nous avons été reçus à l’Elysée pour la remise officielle. Chacun des membres de la Commission a pris la parole. Nous sommes une équipe de chercheurs, unis et unanimes, et nous avons voulu le signifier par cette expression collective.

A cette occasion, Emmanuel Macron nous a expliqué que sa volonté d’avancer avec le Rwanda devait reposer sur un discours de vérité qui ne pouvait découler que d’une recherche historique indépendante dans les archives de l’Etat concerné au premier chef par l’histoire du Rwanda. Il a enregistré notre analyse finale des responsabilités lourdes, accablantes des autorités françaises dans le processus ayant mené au génocide des Tutsis du Rwanda. Il a salué la qualité de la méthode mais il n’a pas commenté les résultats auxquels nous sommes parvenus. Il les acceptés pour ce qu’ils sont : des productions scientifiques.

Au cours de cette cérémonie de remise, nous avons collectivement insisté sur l’importance de la recherche en histoire et sciences sociales, tous très conscients de sa fragilité et des attaques qu’elle subit – y compris en France. La polémique sur l’islamo-gauchisme a laissé des traces. Emmanuel Macron nous a demandé en retour une note sur le sujet. Elle lui a été remise un mois plus tard. Nous attendons une réaction de sa part.

Le Président a fait confiance à la Commission en n’intervenant jamais dans le cours de ses travaux, en redisant la confiance qu’il avait en elle lorsque nous subissions de nombreuses attaques dans les médias. La lettre de mission qu’il m’avait adressée le 5 avril 2019 définissait le cadre scientifique de notre travail, établissait nos moyens de recherche dans les archives comme notre fonctionnement en équipe. Cela suffisait, il n’y avait rien à ajouter de sa part comme de la nôtre.

Pas d’autres contacts avec l’Elysée durant votre travail ?

Durant les deux années d’activité de la Commission, j’ai rencontré à intervalles réguliers le conseiller Afrique du Président, Franck Paris, pour lui transmettre mes demandes d’élargissement des membres de la Commission ou d’accès à de nouveaux fonds d’archives. Nous avons travaillé en transparence avec lui, chacun dans son rôle. La confiance entre la Commission et son commanditaire s’est faite dans cette retenue de relation. L’essentiel a été que l’engagement présidentiel pour l’indépendance de la Commission soit tenu jusqu’au bout. Nous avions nos propres engagements de réalisation de nos objectifs de recherche collective, d’ouverture des archives et de transmission de la connaissance.

Dès lors que sont faites les distinctions entre le scientifique et le politique, les risques d’instrumentalisation idéologiques de la vérité historique ou de compromission partisane des chercheurs sont contenus. Nous avons été très vigilants sur notre identité de chercheur et les devoirs de cette charge. Cela signifie par exemple que nous n’avons pas souhaité être du voyage présidentiel à Kigali. Ce n’est pas du dédain à son égard ou une critique de sa démarche. Il est dans son rôle en choisissant de fonder son action politique sur une base de vérité historique, d’inaugurer une ère nouvelle dans la relation bilatérale dans une reconnaissance de vérité. Je dirais même que c’est heureux en démocratie.

Comment expliquez-vous le volontarisme de Macron sur les questions mémorielles (Rwanda, Algérie) ? Faut-il y voir un effet de ce que Helmut Kohl avait appelé «la grâce de la naissance tardive» ?

Plus qu’émancipé par son jeune âge, Emmanuel Macron m’apparaît plus indépendant de certaines solidarités politiques qui empêchent qu’on avance sur des situations mémorielles, qui affaiblissent la société en créant des tensions mortifères et qui paralysent l’action de la France sur la scène internationale. Cette indépendance, il l’a conquise aussi, conscient qu’il fallait agir malgré les peurs que pouvait susciter la venue de l’exécutif sur ce passé. Beaucoup en France ne voulaient pas qu’on avance sur le Rwanda, agitaient le spectre des Armées hantées d’être tenues pour coupables. Mais quand on exploite les archives jusqu’au bout, on atteint les responsabilités politiques, en l’occurrence un président de la République (François Mitterrand, ndlr) et les échelons diplomatiques et militaires de l’Elysée. Découvrant notre rapport, les agents de l’Etat ont compris que la recherche sur un tel passé n’était pas synonyme de danger mais de vérité et d’honneur. Des officiers, des diplomates, qui avaient agi avec éthique il y a trente ans, ont reçu le rapport comme une réhabilitation. Ils l’ont dit publiquement.

Le Président parle de «déconstruire» l’histoire (de la colonisation, de l’Empire, etc…) et prône ce qu’il appelle une «politique de la reconnaissance». Ces notions vous paraissent-elles pertinentes et utiles ?

Le Président emprunte cet énoncé aux sciences sociales, ce qui, à mon avis, n’est pas très clair pour la société, avec la crainte qu’il exigerait de renoncer à «notre histoire». En réalité, il s’agit simplement de reconnaître dans notre histoire d’autres histoires qui ont été niées, sacrifiées, comme celles des Tutsis du Rwanda, ou des Hutus démocrates, ou du Front Patriotique Rwandais qui a recherché une négociation directe avec la France et que celle-ci a systématiquement rejetée, n’hésitant pas à emprisonner sur le sol national des négociateurs dont le futur général Kagame. Il y a bien eu une histoire rwandaise de la France comme il existe une histoire française du Rwanda. Il faut faire advenir une histoire reconstruite, il faut restaurer le passé. Il n’est jamais trop tard pour cela. Attester d’une histoire commune peut amener de la justice et de la paix. Si les responsables politiques ne sont pas en charge d’écrire l’histoire, ils peuvent décider d’une politique de la reconnaissance. C’est le choix d’Emmanuel Macron comme on peut l’observer.

Dès lors que l’objectif politique est de pacifier et de réconcilier, l’historien missionné par le pouvoir peut-il vraiment faire son métier ? Certains de vos confrères soutiennent qu’il y a nécessairement instrumentalisation.

La lettre de mission dont chacun peut prendre connaissance, ne nous a pas chargés de produire un savoir destiné à un agenda politique. Treize chercheurs ont jugé qu’ils étaient en mesure de faire leur métier et ils considèrent l’avoir fait, en défendant leur intégrité et leur méthode. Qu’on les accuse d’avoir été instrumentalisés traduit une méconnaissance de la recherche en général et de cette équipe en particulier. Cette dernière affiche une transparence sur ses travaux. Elle veille, ici dans la réception d’un rapport de 1 200 pages et des annexes tant méthodologiques qu’archivistiques, qu’on ne lui fasse pas de procès d’intention. Elle se défend et se défendra contre de telles entreprises de dénigrement qui menacent pour le coup l’éthique de chercheurs et leur possibilité de mener des recherches indépendantes, quand bien même elles sont commandées par le pouvoir politique. D’autant que ce dernier, dans l’hypothèse où il aurait choisi d’instrumentaliser la Commission, se retrouve avec des constats bien plus sévères que ceux dressés par la Mission d’information parlementaire de 1998.

Il semble en tout cas que certains héritiers de François Mitterrand soient actuellement tentés par cette instrumentalisation qui ressemble surtout à de l’intimidation. Mais nous ne nous laisserons pas intimider. Comme nous refusons les logiques qui voudraient que les constats historiques soient détournés pour des procès publics.

Sur le dossier algérien avec, en 2022, le 60e anniversaire de l’indépendance, pensez-vous qu’il y ait un risque d’interférence entre cette «politique de la reconnaissance» et la campagne présidentielle?

Ce que je sais et que tous les Français conçoivent, c’est qu’un Président sortant défend son bilan, notamment sur son action internationale et sur son engagement pour réconcilier la nation avec son passé. Les deux sont liés. C’est la France aujourd’hui qui se rend capable d’affronter la vérité sur un passé si récent et si controversé, sur une question si vive, si potentiellement déchirante. C’est elle qui doit accepter des conclusions sur des responsabilités accablantes d’anciens dirigeants et qui en sort paradoxalement grandie. Oui, elle l’est, à la fois parce que le Rwanda valide la démarche du Président en acceptant la main tendue et en renonçant à ses thèses sur la complicité de la France dans le génocide et la culpabilité de militaires français, et parce que les deux pays donnent l’exemple au monde d’une voie de résolution des conflits mémoriels, politiques et diplomatiques les plus graves. C’est en ce sens que le Rapport Muse commandé par le Rwanda a toute son importance et j’ai souhaité qu’il trouve toute sa place, au même titre que le nôtre.

Si Emmanuel Macron réalise son pari d’une ère nouvelle de rapprochement avec Kigali allant jusqu’à transformer la relation avec l’Afrique, pourquoi ne pas lui reconnaître le bénéfice de cette action qui a impliqué de sa part de l’intrépidité et de la volonté ? Beaucoup craignaient d’ouvrir ce dossier explosif et préféraient maintenir le couvercle du déni. Il a tenu bon et il a réussi ce que ses prédécesseurs n’avaient pu, ou voulu, faire.

Sur l’Algérie, le Président peut décider dans les prochains mois de nommer une commission de recherche similaire à la nôtre, avec une équipe renouvelée qui pourrait profiter de notre expérience, à savoir créer au présent de la confiance et de l’apaisement, opérer sur la totalité des archives, poser la question des responsabilités comme nous l’avons fait, sur la base des analyses factuelles les plus documentées. Benjamin Stora m’a d’ailleurs contacté pour connaître plus en détail le modus operandi de la Commission.

Le geste attendu de Macron à Kigali, peut-il être comparé à celui de Jacques Chirac au Vel D’hiv, voire à celui de Willy Brandt à Varsovie ?

Oui, je le crois. Déjà parce que le sujet est le même, un génocide dans lequel la France est lourdement impliquée bien que les situations historiques sont différentes. Dans la Shoah, la France est complice comme l’a reconnu solennellement Jacques Chirac le 16 juillet 1995, lors d’un discours historique. Le régime de Vichy est raciste, organise un antisémitisme d’Etat, explique-t-il aux Français et au monde. Face au génocide des Tutsis, la France s’aligne sur un régime raciste mais elle ne s’associe pas à l’entreprise criminelle qu’elle n’a pas vue, pas comprise, pas combattue. Moralement, c’est terrible, d’une infinie tristesse parce que l’histoire aurait pu être transformée si la lucidité s’était substituée à l’aveuglement. Si, faisons un rêve, des forces spéciales étaient venues sauver ces enfants et leurs parents terrifiés par la traque implacable des tueurs et l’effroi de leur mort abominable. Tout aurait été changé, alors. Car le génocide des Tutsis aurait pu être stoppé. Alain Juppé l’a écrit courageusement dans sa déclaration du 7 avril dernier.

Il ne faut pas imaginer que nos soldats aient été insensibles à la tragédie des Tutsis et des Hutus démocrates exterminés méthodiquement. Sur eux pèsent des traumatismes que les vérités dites aujourd’hui apaisent peut-être, nous le souhaitons. Les mots du chef de l’Etat, ce jeudi à Kigali, ceux du président de la République du Rwanda aideront, nous l’espérons, à alléger le poids de la souffrance partagée, celle des rescapés, celle des témoins. Les deux présidents pourraient s’inspirer de ceux de Jacques Chirac il y a vingt-six ans.

Je crois très sincèrement que l’accueil que les Rwandais ont fait d’ores et déjà à la démarche française de vérité et de rapprochement résulte de cette volonté nouvelle des Français de regarder leur passé bien en face. J’en veux pour preuve la réception de notre rapport. Il y a eu comme un soulagement après tant d’années de déni, de violence contre celles et ceux qui s’efforçaient d’ouvrir les yeux des Français. Aucune polémique vive n’a accompagné la sortie de notre rapport, sinon les ripostes de l’arrière-garde de la Mitterrandie. Au contraire, des paroles de vérité, des expressions de liberté. On a atteint aujourd’hui dans la société française une étape capitale de reconnaissance du passé national le plus obscur. C’était inimaginable il y a encore deux ans. Des nouvelles heureuses, il y en a peu dans le monde. Il faut saluer ce qui se passe à l’instant où l’on se parle entre la France et le Rwanda, entre deux sociétés que rapproche une histoire désormais commune.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024