Fiche du document numéro 28486

Num
28486
Date
Dimanche 23 mai 2021
Amj
Taille
383544
Surtitre
Ils font l'actu
Titre
Rwanda : « Le rôle de la France, c’est une affaire d’État » [Interview de Patrick de Saint-Exupéry]
Soustitre
Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry est un des meilleurs spécialistes du Rwanda. « La Traversée » (*), son dernier livre, démonte l’hypothèse d’un soi-disant second génocide. Un témoignage majeur à lire avant la visite d’Emmanuel Macron à Kigali, annoncée fin mai.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Vous revenez du Rwanda, où vous
étiez lorsque la commission Duclert a
rendu son rapport, fin mars, à la
demande d’Emmanuel Macron.
Comment a-t-il été perçu ?

Cette commission d’historiens, présidée
par Vincent Duclert, a bien travaillé,
malgré le refus de certaines
institutions d’ouvrir leurs archives,
comme l’Assemblée nationale. Ce
travail de vérité a été bien reçu au
Rwanda, tant au niveau politique que
par la population. D’autant qu’il va
dans le même sens que le rapport
Muse commandé à des avocats américains
par les autorités rwandaises.
Dans cette page la plus sombre de
l’histoire du Rwanda, l’implication de
la France est désormais établie de
façon officielle.

La commission Duclert parle de « responsabilités
lourdes et accablantes »,
et le rapport Muse estime que
l’État français a « rendu possible un
génocide prévisible », mais aucun ne
parle de complicité ?

Ce sont d’une part des historiens,
d’autre part des avocats, et non des
juges, qui ont étayé des faits. Cela
constitue donc une histoire partagée,
mais la commission Duclert s’est concentrée
sur l’action de l’Élysée et
l’État-major particulier du président
Mitterrand ; quant au rapport Muse,
il privilégie la responsabilité des dirigeants
politiques français. Il appartient
maintenant à la justice de dire si
oui ou non, de hauts responsables
français se sont rendus complices en
collaborant politiquement, militairement
ou diplomatiquement à la réalisation
d’un crime de génocide, qui,
rappelons-le, est imprescriptible.

Si certains militaires ont failli à leur
mission, d’autres se sont distingués
par la clairvoyance de leur analyse ?

Une chaîne de commandement
parallèle avait été créée à l’Élysée, où,
dans le grenier, un marsouin transmettait
les ordres du chef d’État-major
particulier (EMP), le général Quesnot,
et de son adjoint, le général
Huchon, aux forces françaises à
8 000 km de distance. Sur place,
l’attaché de Défense, le colonel Galinié,
avait très tôt alerté Paris d’un risque
de génocide, et la DGSE signalait
que des listes de Tutsi avaient été préparées
dans ce but. La présidence de
François Mitterrand a fait preuve
d’une dérive inouïe, en allant jusqu’à
mettre à l’écart ceux qui avaient émis
des réserves sur la conduite de cette
politique. C’est une affaire d’État.

À l’époque, la France est en cohabitation
avec Édouard Balladur à Matignon,
est-ce que cela a créé une
certaine confusion ?

Au contraire, Édouard Balladur a contribué
à freiner les intentions de l’Élysée,
qui entendait marcher sur Kigali,
la capitale rwandaise, au moment de
l’opération Turquoise. Celle-ci a été
décidée fin juin 1994, alors que la plupart
des 800 000 Tutsi avaient été
exterminés en 100 jours. Cela représente
8 000 morts par jour, pendant
trois mois, on ne se rend pas compte…

Et ces victimes, traitées de
« cafards » au Rwanda, sont qualifiées
de « Khmers noirs » à Paris ?

Cela permet de les stigmatiser deux
fois, de les désigner racialement, et
de les assimiler politiquement à des
communistes. Les génocidaires Hutu
vont ensuite lancer l’idée d’un second
génocide, où les victimes se seraient
retournées contre leurs bourreaux en
les poursuivant au Congo, de l’autre
côté de la frontière…

François Mitterrand va contribuer à
accréditer cette idée d’un second
génocide destiné à annuler le premier
?

Au sommet africain de Biarritz, en
novembre 1994, où le nouveau leader
rwandais, Paul Kagamé, n’est pas
invité, l’intervention écrite du président
de la République mentionne
« les génocides » qui viennent de se
produire. En semant le doute, il
donne une caution incroyable à cette
idée négationniste - transformer les
victimes en assassins - qui va alors se
développer. Le journaliste Pierre Péan
publiera, en 2005, un livre pour donner
corps à cette théorie, et tenter de
réécrire l’histoire en dissimulant les
responsabilités, alors qu’il n’a jamais
été au Rwanda. Le juge Bruguière,
chargé d’une instruction qui se terminera
par un non-lieu, n’y a non plus
jamais mis les pieds.

C’est pour cela que vous y êtes allé
une nouvelle fois, afin de tordre le
cou à cette théorie du second génocide
qui s’insinue depuis plus de
vingt ans ?

À l’été 2019, je suis parti sur la trace
des centaines de milliers de Hutu,
plus d’un million, impliqués dans le
génocide commis en 1994 et réfugiés
au Congo. Après avoir pensé poursuivre
la guerre, et « finir le travail »,
comme le disait encore la radio des
Mille collines, nombre d’entre eux
sont rentrés au Rwanda. Excepté un
noyau dur de 200 000 personnes qui
s’est enfoncé dans la forêt congolaise,
et a disparu. Ces réfugiés ont-ils été
victimes de la vengeance des Tutsi ?
Sûrement pour certains d’entre eux,
mais ces « réfugiés » étaient armés.
C’est rare pour des réfugiés…

Cela me fait penser à une phrase de
Robespierre : « Personne n’aime les
libérateurs armés » ?

Vous pensez aux forces du Front
patriotique rwandais (FPR) de
Paul Kagamé, exilées en Ouganda, et
qui sont revenues dans leur pays pour
en chasser les Hutu génocidaires.
Ce qui a permis à l’Élysée de parler
d’agression étrangère…

C’était donc cela le mobile de la
France, prenant fait et cause en
faveur des Hutu contre les Tutsi ?

Notamment, mais plusieurs raisons
étaient avancées. Bruno Delaye, qui
pilotait la cellule Afrique de l’Élysée
après Jean-Christophe Mitterrand,
arguait de la défense de la francophonie
face au monde anglo-saxon.
Hubert Védrine, secrétaire général de
l’Élysée, invoquait le respect des
accords de défense signés avec des
pays africains – mais pas avec le
Rwanda - et continue de manipuler la
vérité, en faisant porter à la France
entière la responsabilité d’une politique
décidée dans le secret de l’Élysée.

Vous vous êtes donc enfoncé « Au
cœur des ténèbres », en moto dans la
forêt équatoriale, puis dans un train
de fortune, et sur le fleuve Congo à
bord d’une barge infernale, enfin en
avion jusqu’à Kinshasa. C’est un récit
extraordinaire, qui fera date, quelle
conclusion en tirez- vous ?

Cette affabulation d’un prétendu
second génocide ne tient pas. Après
la commission Duclert et le rapport
Muse, nous devons avoir le courage
de tirer les conséquences de cette
folle politique de collaboration avec
des extrémistes, auteurs du dernier
génocide du XXe siècle. Il ne s’agit pas
de repentance, un terme religieux qui
n’a pas lieu d’être, ni de réparations.
C’est affaire de dignité : regarder
l’histoire en face, rendre justice.

* « La Traversée », de Patrick de Saint-Exupéry,
éditions Les Arènes, 336 pages, 22 €.

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