Fiche du document numéro 28469

Num
28469
Date
Mercredi 2 juin 2021
Amj
Taille
193046
Titre
Scholastique Mukasonga. Macron était bien venu au Rwanda pour nous soutenir, comme on doit le faire entre amis
Sous titre
L’écrivaine, qui a suivi en direct à la télévision la cérémonie au Mémorial de Gisozi en présence des présidents rwandais et français, Paul Kagame et Emmanuel Macron, livre son témoignage et ses espoirs pour son pays, près de trente ans après le génocide
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Tribune. Saluons tout d’abord ce pas historique tant attendu par les survivants, les rescapés, les orphelins du génocide, qui marque les générations d’aujourd’hui et marquera celles de demain.

Oui, le président Macron est le premier président français à avoir eu le courage de dire sur le sol rwandais, devant des millions de Rwandais sur leur écran de télé ou suspendus à l’écoute de leur transistor, devant la communauté internationale : « Je viens reconnaître les responsabilités accablantes de la France dans le génocide perpétré au Rwanda contre les Tutsi. »

Dans son discours, le président compare souvent le génocide à la nuit. A la surprise générale des Rwandais, il commence son discours en ces termes : « Seul celui qui a traversé la nuit peut la raconter. » Savait-il qu’il citait ainsi un proverbe bien connu des Rwandais : « Ubara ijoro n’uwariraye. » Que je traduis bien exactement par : « Seul celui qui a traversé l’obscurité (de la nuit) peut la raconter. » Les Rwandais connaissent le sens du proverbe qui trouve une application pertinente dans le discours du président Macron : il n’est pas venu au Rwanda dans l’intention de parler à la place des victimes et des rescapés mais bien, comme on dit en kinyarwanda, « kudufata mu mugongo » : « pour nous soutenir le dos ».

Il est des mots qu’il est bon d’entendre



Excuses, pardon, tant de polémiques en France sur ces mots ! Et de mettre en avant avec arrogance la défense de l’honneur, la perte de l’honneur de l’armée, du président François Mitterrand, de la France.

Le président Macron a choisi avec humilité de dire : « C’est au million de victimes de nous faire le don du pardon. »

Nous, les Rwandais, que souhaitions-nous entendre sortir de la bouche du président Macron ? Ce que le président Macron a permis de réaliser, c’est le travail de vérité fait par la commission Duclert [commission de recherche sur les archives françaises relative au Rwanda et au génocide des Tutsi], nous les survivants et rescapés du génocide des Tutsi au Rwanda, nous l’attendions depuis si longtemps, depuis vingt-sept ans.

Il est des mots qu’il est bon d’entendre, ils font l’effet d’un baume qui apaise les douleurs. Cela dépend de la manière dont ces mots sont dits. Il y a ce mot répété trois fois par le président Macron : « ndibuka » (« je me souviens ») ou « ibuka » (« souviens-toi »). Qu’a dit vraiment le président ? En disant « ndibuka », « je me souviens », veut-il partager, faire sienne la douleur et la mémoire des rescapés ? Ou reprend-il le terme généralement utilisé, « ibuka », « souviens-toi », la mémoire du génocide devant en préserver la réitération ?

Le Rwanda renaît



Quel que soit le terme employé par le président Macron, le timbre de sa voix chargé d’émotion m’a semblé jaillir de la profondeur de son cœur. Oui, il était bien venu pour « kudufata mu mugongo », « nous soutenir le dos », comme on doit le faire entre amis et que l’on s’appelle par son prénom : « Paul » [Kagame].

Je suis écrivaine, je le suis devenue par devoir de mémoire. « On ne vit pas après le génocide, on vit avec, comme on le peut », dit justement le président Macron. Moi, c’est en écrivant que j’ai survécu et vis malgré tout avec le remords d’avoir survécu. En écrivant, j’ai voulu construire, livre après livre, le tombeau de ceux qui resteront à jamais sans sépultures. Sont-ils parmi les ossements des 250 000 victimes auprès desquels, Monsieur le Président, vous avez fait votre discours ? Cela, je ne le saurai jamais.

Mais, aujourd’hui, je veux croire que je n’ai pas écrit en vain. Le Rwanda renaît grâce aux efforts de tous ses citoyens. Et je suis heureuse d’entendre la France promettre sa participation à cette renaissance. Puisse-t-elle se concrétiser rapidement par la nomination d’un ambassadeur. Elle a déjà été marquée, comme une première pierre, par l’inauguration officielle, lors de ce voyage, d’un Centre culturel francophone.

Connaître « l’insouciance »



Je ne peux que me réjouir de voir à nouveau rayonner, non seulement au Rwanda mais dans toute la région des Grands Lacs, une francophonie ouverte à tous les horizons. J’ai le plaisir d’y participer puisqu’un de mes livres, Notre-Dame du Nil, prix Renaudot 2012, est en cours de traduction en kinyarwanda, grâce à l’initiative de l’Institut français de Kigali. C’est bien aussi pour mes compatriotes que j’écris. Comme me disaient les étudiants à l’université de Kigali : « Mukasonga, tes livres ne sont pas tes livres, ce sont nos livres. »

Le président Macron s’adressant aux jeunes Rwandais, à la génération d’après le génocide, leur a souhaité de connaître « l’insouciance », celle qu’on attribue volontiers à la jeunesse et, a ajouté le président, « celle que vos parents n’ont pas connue ». Certes, nous les Rwandais, nous ne voulons pas que nos enfants soient les otages de l’histoire du génocide, mais, pour les préserver du retour de cette nuit dans laquelle l’humanité est abolie, ils doivent aussi en connaître les cheminements pervers. Qu’attendent-ils, les jeunes du Rwanda ? Comme tous les autres Rwandais, la vérité. Car pour emprunter les mots mêmes du président Kagame : « La vérité guérit. »

Scholastique Mukasonga est une écrivaine rwando-française. Elle a obtenu le prix Renaudot 2012 pour « Notre-Dame du Nil » (Gallimard).

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024