Fiche du document numéro 28393

Num
28393
Date
Mercredi 26 mai 2021
Amj
Taille
1311598
Titre
Au Rwanda, «les Français savaient tout ce qui se passait»
Soustitre
Alors qu’Emmanuel Macron se rend jeudi à Kigali, les traces de l’implication française, au moment du génocide des Tutsis en 1994, restent vives dans tout le pays.
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Emmanuel Niyilinbuga se souvient d’avoir chanté «Vive la France, vive le Rwanda» à l’arrivée des troupes françaises de l’opération Turquoise dans sa commune du sud-ouest du Rwanda, fin juin 1994. «Nous les considérions comme nos sauveurs», explique le cultivateur. Agé aujourd’hui de 60 ans, plutôt chétif, difficile de l’imaginer vingt-sept ans plus tôt brandissant «une massue», précise-t-il, pour tuer impitoyablement tous ceux, hommes, femmes ou enfants, identifiés comme Tutsis à la barrière de Kabeza sur cette petite route qui défile en lacets entre les collines, non loin de la ville de Gikongoro. C’est pourtant ce qu’il a fait tous les jours, pendant les trois mois, d’avril à juin 1994, qui précèdent l’arrivée de Turquoise, aux derniers jours du génocide de la minorité tutsie du Rwanda. Peu après leur arrivée, les militaires français démantèleront la barrière. «Mais de toute façon, nous avions déjà tué la plupart des Tutsis de la région», souligne Emmanuel.

Encore aujourd’hui, les objectifs initiaux de Turquoise, opération «humanitaire» bien tardive, sont un sujet de controverse en France. Reste qu’elle ne permettra pas de «sauver» ces paysans hutus reconvertis en tueurs. Comme Emmanuel, ils devront bientôt fuir le Rwanda. Chassés non par les troupes françaises mais par la progression d’une rébellion tutsie, le Front patriotique rwandais (FPR). A ce moment-là, le génocide s’achève et l’opération Turquoise n’aura finalement été que le dernier acte de l’implication française.

Alors qu’Emmanuel Macron s’apprête à se rendre pour la première fois à Kigali, jeudi, la reconnaissance de cette page sombre d’une histoire commune reste un enjeu fondamental pour la normalisation des relations entre les deux pays. «Les questions mémorielles étaient jusqu’à présent un élément de blocage», admet aujourd’hui l’Elysée, qui se félicite «des avancées permises» grâce à la publication quasi simultanée de deux rapports sur le rôle de la France au Rwanda. L’un à Paris, l’autre à Kigali. En France, les conclusions du rapport de la commission Duclert, ont souligné des «responsabilités lourdes et accablantes» aux côtés d’un régime «raciste», suscitant de multiples débats, et même parfois des réactions outragées de la part des anciens responsables français de l’époque.

Ciblés, pourchassés et parfois tués bien avant 1994



Mais au Rwanda, cette implication française ne suscite pas de polémique et semble toujours évoquée sur le ton de l’évidence. De vieux fantômes ressurgissent même parfois dans le paysage. «Vous voyez la briqueterie à la sortie de Kigali ? Les Français y avaient installé une position de combat. Un peu plus loin, juste après la rivière Nyabarongo, il y avait un barrage où l’on arrêtait les Tutsis [grâce à la mention ethnique qui figurait à l’époque sur la carte d’identité, ndlr]. Les militaires français participaient à ces contrôles», se souvient Bernard Kayumba, un quinquagénaire aux cheveux blancs. C’est un rescapé du génocide, mais il sait bien que les Tutsis étaient ciblés, pourchassés et parfois tués bien avant 1994. Et notamment à partir de 1990, quand la France devient le principal soutien du régime en place, en guerre contre le FPR.

Début 1993, alors jeune séminariste de 22 ans, Bernard a ainsi été extirpé d’un bus à cette barrière sur la rivière. Par un militaire français. «Il a pris ma carte d’identité et m’a demandé de sortir pour me mettre sur le côté, où se trouvait déjà un petit groupe de Tutsis. On nous a dit qu’un camion viendrait nous chercher. Nous étions terrorisés car des Tutsis embarqués dans ces camions avaient déjà disparu. Heureusement, un véhicule de la Croix-Rouge est arrivé. Ses occupants ont insisté pour qu’on nous libère», ajoute-t-il.

Charles Rubagumya reste lui hanté par un autre épisode tragique. Quand le génocide commence, le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, il est bibliothécaire au Centre culturel français (CCF) à Kigali. Très vite, il se sent menacé. La radio ne cesse en effet d’accuser les Tutsis d’avoir tué le Président. Reclus dans son appartement, Charles multiplie les appels désespérés au CCF. «Annie Cros, la directrice, m’a dit que je devais d’abord me débrouiller pour arriver au Centre culturel. Ce n’était pas évident, il y avait déjà des tueries partout en ville.» Bravant tous les dangers, Charles finit par rejoindre son lieu de travail. Mais à sa grande surprise, l’accueil y est glacial. «La directrice avait soudain changé de discours : elle ne pouvait plus rien faire, ni pour moi ni pour les autres employés tutsis présents sur place. On l’a suppliée de nous laisser au moins des francs rwandais pour monnayer notre survie. Elle a refusé et a plié bagage. Seul un militaire français a eu pitié et m’a laissé des vivres sur le toit avant de partir. Mais ce sont des militaires belges qui m’ont exfiltré le 13 avril, jusqu’à l’aéroport.»

Barons du régime et extrémistes



L’abandon des employés tutsis de la France au Rwanda fait partie des épisodes les plus connus du début du génocide. Sur ces vols de rapatriements au cœur du chaos dont ils seront exclus, se retrouvent en revanche des barons du régime et des extrémistes qui avaient contribué à diffuser la propagande de la haine. «Eux n’ont eu aucun problème pour embarquer sur les vols français. De nombreux Tutsis se sont pourtant accrochés désespérément aux fourgons d’évacuation, ils seront refoulés une fois arrivés à l’aéroport. Un peu plus bas, un barrage les attendait, ils y étaient massacrés», se rappelle Jean-Loup Denblyden. Aujourd’hui installé à Kigali, cet ancien militaire belge servait en avril 1994 d’officier de liaison entre militaires français et belges, à l’aéroport. «Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai ouvert une salle pour accueillir ces malheureux en danger. Sans demander l’avis de personne», souligne-t-il.

L’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants français démarre le 8 avril 1994. Les rues de Kigali sont déjà remplies de cadavres. Ce soir-là «un avion-cargo français a atterri, avec des cargaisons d’armes. Elles seront livrées au camp de la garde présidentielle à Kanombe. Tout le monde l’a su», affirme le général Paul Rwarakabije, qui était à l’époque conseiller opérationnel du chef d’état-major de la gendarmerie et se trouvait donc du côté des forces armées rwandaises à ce moment-là.

L’arrivée du mystérieux avion-cargo semble d’ailleurs confirmée par Jean Kambanda, Premier ministre investi le lendemain au sein d’un gouvernement formé à l’ambassade de France et qui va orchestrer le génocide : «Le premier approvisionnement d’armes est arrivé, je ne pense pas que c’est un secret», déclare-t-il ce jour-là à la radio. Juste après avoir ordonné : «Prenez les armes et tirez !» en s’adressant aux masses hutues, invitées à supprimer les Tutsis.

«Cette livraison n’a rien de surprenant : aux yeux des Français comme de mes supérieurs, le génocide n’a pas mis un terme à la logique de guerre contre le FPR», explique à Libération Richard Mugenzi, qui a travaillé au centre d’écoutes du «G2», le renseignement rwandais, dès le début des années 90. Il affirme avoir vu des Français, même pendant le génocide, dans le nord-ouest du pays, bastion du «Hutu Power», où se trouvait le camp de Bututori. «Peu de gens y avaient accès. Mais mes supérieurs faisaient confiance aux Français. Ils avaient déjà travaillé ensemble. A partir de 1990, les militaires français formaient une sorte de structure parallèle, dans l’organigramme. Ils sont venus nous voir pendant le génocide, mais aussi après, quand nous avons dû fuir le pays», insiste-t-il.

«Ils organisaient “leur” guerre»



Jusqu’à quel point une forme d’aliénation peut-elle expliquer certains choix ou certaines compromissions ? Beaucoup de Rwandais tiennent à préciser que «ce n’est pas la France, mais un petit groupe de Français», à Paris comme sur place, qui se sont fourvoyés dans cette tragédie.

«Ce sont des Français qui ont informatisé le fichier central. Il va servir à recenser, puis arrêter des Tutsis. Ils étaient au courant de tout ce qui se passait. Les arrestations, les premiers massacres… Ils savaient tout.» — Le général Rwarakabije, à l’époque conseiller opérationnel du chef d’état-major de la gendarmerie

«La directrice du centre culturel français avait peut-être reçu l’ordre de nous abandonner mais elle était aussi très proche des haut gradés rwandais et les recevait souvent dans son bureau», constate Charles Rubagumya. Dans une lettre manuscrite remise à Libération, Michel Cuingnet, qui fut chef de mission de coopération à Kigali de 1987 à 1994, évoque l’omniprésence à l’ambassade de France, peu avant le génocide, de «colonels français bellicistes qui organisaient “leur” guerre contre les Tutsis du FPR». Le général Rwarakabije garde la même impression : «Ce sont des Français qui ont informatisé le fichier central. Il va servir à recenser, puis arrêter des Tutsis. Ils étaient au courant de tout ce qui se passait. Les arrestations, les premiers massacres… Ils savaient tout», souligne-t-il.

Certains de ces officiers supposés «bellicistes» vont se retrouver dans l’opération Turquoise. A Kibuye, sur les rives majestueuses du lac Kivu, Ignace Ganyaka n’a pas oublié l’arrivée des troupes françaises. A l’époque, il était employé à la préfecture, sous les ordres de Clément Kayishema, condamné en 2001 à la prison à vie pour sa participation au génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). «Les officiers de Turquoise semblaient bien s’entendre avec nos autorités, ils avaient des réunions tous les jours. Des tueries ont pourtant continué à la périphérie de la ville. Et quand le préfet a dû prendre la fuite, ce sont les Français qui l’ont escorté jusqu’à la frontière», assure Ignace.

Au Rwanda, l’arrivée d’Emmanuel Macron suscite bien des attentes, mais sans ébranler les souvenirs ou les convictions. Bernard Kayumba se montre d’ailleurs serein : «L’histoire finira par être écrite, c’est juste une question de temps», constate-t-il. Avant de citer un célèbre proverbe rwandais : «La vérité traverse le feu sans se brûler.»

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024