Fiche du document numéro 28351

Num
28351
Date
Dimanche 16 mai 2021
Amj
Taille
37012
Titre
« On peut à la fois s’indigner du rôle de la France dans le génocide des Tutsi et critiquer le régime Kagame »
Sous titre
Alors qu’Emmanuel Macron va rencontrer, lundi 17 mai, à Paris, le président rwandais Paul Kagame, la « lourde » responsabilité française dans la tragédie de 1994 n’autorise pas l’aveuglement sur le caractère autoritaire de l’Etat rwandais actuel, estime dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Chronique. Les collisions entre histoire et actualité s’avèrent souvent riches de sens. Les souvenirs émus du 10 mai 1981 éclairent crûment l’état actuel de la gauche. Les 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie mettent en lumière les mémoires antagonistes de l’événement qui cohabitent dans la France d’aujourd’hui.

A propos du Rwanda, c’est la volonté d’Emmanuel Macron d’une réconciliation avec Kigali, qui donne de l’actualité aux révélations du rapport de l’historien Vincent Duclert sur le rôle de la France en 1994, au moment du génocide des Tutsi. Quelques semaines après la remise au président de la République de ce travail d’historien qui conclut à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » de l’Etat français dans cette tragédie qui a coûté la vie à près de 800 000 Tutsi, le président rwandais, Paul Kagame, doit rencontrer Emmanuel Macron, lundi 17 mai à Paris, à la veille d’un sommet sur le financement des économies africaines organisé par la France.

« Aveuglement continu »



Elément-clé de cette politique de rapprochement, le rapport Duclert constitue le dernier en date des éléments – rapport parlementaire, enquêtes journalistiques, recherches d’archives – accumulés depuis vingt-sept ans sur le dernier génocide du XXe siècle. Les conclusions de ce travail détaillant le mécanisme d’un « aveuglement continu [de François Mitterrand et de son entourage] dans le soutien à un régime raciste, corrompu et violent », ont une force particulière du fait qu’il a été commandé par l’actuel locataire de l’Elysée.

Juger les acteurs de l’époque à l’aune d’éléments dont ils ne disposaient pas nécessairement comporte un fort risque d’anachronisme

Le souci des acteurs de l’époque de camoufler l’engrenage dans lequel la France a été impliquée explique qu’il ait fallu plus d’un quart de siècle pour aboutir à pareille reconnaissance. Mais ce n’est pas la seule raison. Les connaissances amassées depuis 1994 permettent d’analyser, avec le recul, la faillite française de l’époque. Aussi, juger aujourd’hui les acteurs de l’époque à l’aune d’éléments dont ils ne disposaient pas nécessairement, comporte un fort risque d’anachronisme. La surdité de François Mitterrand à l’égard des signaux d’alarme annonçant la tragédie reflète surtout une méconnaissance de l’Afrique et l’habitude néocoloniale d’une France omnipotente dans son pré carré.

Volonté de réconciliation



Mais il est difficile de croire que Paris ait décidé de participer sciemment à un génocide. L’hypothèse d’une « complicité », écartée par le rapport Duclert, l’est aussi par les autorités rwandaises qui ont renoncé à saisir la justice sur ce point. Les journalistes présents sur le terrain à l’époque n’ont d’ailleurs pas nécessairement compris sur le moment l’ampleur et la signification de la tragédie qui se déroulait autour d’eux.

Un rapprochement à propos du passé n’implique pas complaisance sur le présent

La volonté de réconciliation, manifestée dès 2010 par Nicolas Sarkozy, a permis de parvenir à une analyse des responsabilités françaises acceptable de part et d’autre.

Mais un rapprochement à propos du passé n’implique pas complaisance sur le présent. Le sentiment de culpabilité lié à la mise à nu des turpitudes françaises de 1994 n’autorise pas l’aveuglement sur le caractère autoritaire de l’Etat rwandais actuel. Un pays où Amnesty International dénonce « les disparitions forcées de membres de l’opposition » et où des journalistes critiques sont emprisonnés. On peut à la fois s’indigner du rôle de la France dans le génocide des Tutsi et s’inquiéter des dérives du régime de Paul Kagame.

L’indispensable retour sur un épisode sombre de l’histoire française récente débouche immanquablement sur une autre question : face à une crise africaine impliquant la France, l’Elysée d’aujourd’hui agirait-il différemment ? « La concentration du pouvoir autour du président est la même que du temps de Mitterrand et les contrepouvoirs sont encore plus faibles. Mais un tel scénario ne se reproduirait pas, parce que Paris n’a plus la même puissance dans une Afrique mondialisée et que Macron a compris que la France n’y est plus chez elle, analyse le journaliste africaniste Antoine Glaser, coauteur du livre Le Piège africain de Macron (Fayard, 272 pages, 19 euros). Intervenir pour sauver un chef d’Etat comme Habyarimana [le président rwandais] en 1994 est exclu parce que la France n’est plus seule : la Chine, la Turquie, la Russie et aussi Israël offrent leurs “services” aux dirigeants africains francophones. »

Inquiétants contre-exemples



Dans ce tableau renouvelé, le Mali et le Tchad constituent cependant d’inquiétants contre-exemples. L’image d’Emmanuel Macron assis à N’Djamena, le 23 avril, aux côtés de Mahamat Idriss Déby, successeur autoproclamé de son père Idriss Déby, président tué au combat, témoigne de la panique qu’a provoquée à Paris la disparition d’un allié crucial au Sahel. Une zone où l’armée française court le risque d’être entraînée dans des conflits ethniques. Et que se passera-t-il au Cameroun, lui aussi sous tension, lorsque disparaîtra l’indéboulonnable Paul Biya, 88 ans, installé par la France au cœur du pouvoir à Yaoundé dans les années… 1960 ?

Ce qui a changé, précisément, c’est qu’« Emmanuel Macron déteste cette époque de la Françafrique où Paris assurait la sécurité des chefs d’Etat en contrepartie de marchés captifs et de votes assurés à l’ONU, insiste Antoine Glaser. Il considère toujours l’Afrique comme un instrument d’influence. Mais pour sortir du pré carré français, Macron s’est tourné vers les milieux d’affaires et les dirigeants anglophones ».

Paul Kagame est une pièce maîtresse dans cette Afrique d’Emmanuel Macron

Paul Kagame, qui règne depuis vingt ans sur un pays stable, pacifié, relativement prospère et à la pointe des investissements dans le numérique, est, de façon surprenante, une pièce maîtresse dans cette Afrique d’Emmanuel Macron.

Non seulement l’homme fort de Kigali autorise le président français à se poser en réconciliateur des mémoires et symbolise une certaine réussite africaine, mais il personnifie, à ses yeux, le dépassement par Paris de sa sphère traditionnelle, lui qui prétend n’avoir « pas besoin de baby-sitters », ni en France ni ailleurs.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024