Fiche du document numéro 28350

Num
28350
Date
Dimanche 16 mai 2021
Amj
Taille
369733
Titre
Général Christian Quesnot, ex-chef d’état-major de Mitterrand : « Le rapport sur le Rwanda est partiel et partial »
Sous titre
Mis en cause dans le rapport de la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert sur le rôle de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda, le chef d’état-major de l’Elysée de l’époque a répondu aux questions de « l’Obs ».
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le général Christian Quesnot en 1991, l’année où il devient chef d’état-major particulier du président François Mitterrand. (KESSLER VINCENT/SIPA)

Dans un rapport officiel, remis le 26 mars à Emmanuel Macron, la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert établit que la France porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans le génocide au Rwanda. En cent jours, d’avril à juillet 1994, près de 800 000 Tutsis ont été exterminés à l’instigation du régime hutu. Fruit de deux années d’analyse des archives, ce document de plus de 1 000 pages, tout en écartant l’idée d’une complicité de génocide, dresse un bilan sans concession de l’implication politique et militaire de Paris, soulignant que les autorités françaises, singulièrement François Mitterrand et son entourage, ont fait preuve d’« aveuglement ». Le groupe de chercheurs décrit notamment comment l’état-major particulier du président fut au cœur « des pratiques irrégulières et des dérives institutionnelles ». « L’Obs » s’est entretenu avec le général Christian Quesnot, chef d’état-major de l’Elysée de l’époque.

Le rapport de l’historien Vincent Duclert sur le rôle de la France au Rwanda vous met gravement en cause en tant que chef d’état-major particulier du président Mitterrand. Comment le jugez-vous ?

Je trouve ce rapport partiel et partial. Il est partiel en raison du mandat limité que M. Duclert avait reçu. Il ne concernait que l’action de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Mais la problématique de la région des Grands Lacs est beaucoup plus complexe et beaucoup plus ancienne. Pour la comprendre, il faut au moins remonter au début du XXe siècle et aller jusqu’à 2007-2008. Les acteurs aussi sont multiples : les Belges, qui ont colonisé le pays, les voisins burundais, ougandais et congolais, les Américains, les Anglais, les Israéliens, etc. Il faut examiner le problème dans sa globalité pour pouvoir se faire une idée de la réalité des choses, de la complexité du terrain.

Pourquoi trouvez-vous ce rapport officiel partial ?

J’ai eu un entretien de près d’une heure avec M. Duclert et j’ai eu le sentiment d’avoir affaire à un militant qui défendait une thèse. Quelles que soient les explications ou les informations que je lui donnais, il ne les prenait pas en compte. De toutes les notes que j’ai faites au président François Mitterrand, il n’a retenu que celles qui allaient dans son sens. Ce rapport « historique » est juste une commande politique du président Macron dans le but de rétablir des liens normaux, non pas avec le Rwanda, mais avec le régime de Paul Kagamé, ce qui me gêne un peu.

Vous estimez que Vincent Duclert n’a pas agi en historien ?

Je suis très réservé sur M. Duclert. A mes yeux, il cumule deux inconvénients majeurs. D’abord, il ne connaît rien au Rwanda et, ensuite, il ne connaît rien au métier militaire. Par ailleurs, j’ai été choqué par l’obséquiosité dont il a fait preuve à Kigali en remettant son rapport au président rwandais Paul Kagamé. J’ai eu l’impression de revivre l’histoire des Bourgeois de Calais, lorsqu’ils sont venus s’humilier devant Edouard III d’Angleterre. Après le rapport de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie, cela commence à bien faire. On dirait que notre pays a commis tous les crimes de la terre ! Aussi intelligent et déterminé soit-il, je trouve qu’Emmanuel Macron, qui est un bon président, manque dans le domaine mémoriel d’un peu de racines terriennes, qu’il ignore des pans d’histoire.

Que vous a concrètement reproché M. Duclert ?

D’abord, il s’est plaint de ne pas avoir assez d’archives de cette époque de l’état-major particulier (EMP) de l’Elysée, il ne disposait que d’un seul carton. Il a comparé nos archives à celles du conseiller Afrique de l’Elysée qui avait dix cartons de documents. J’ai eu beau lui expliquer que les diplomates écrivaient beaucoup et les militaires beaucoup moins, il n’a pas été convaincu. Ensuite, il m’a accusé d’être à la tête d’une officine qui envoyait des ordres directement aux unités françaises sur le terrain, au Rwanda. C’est absolument faux ! En revanche, ce qui est vrai, c’est que je m’informais directement auprès des unités sur place. Je voulais savoir ce que faisait exactement le Front patriotique rwandais (FPR) et son chef, Paul Kagamé, afin d’informer au mieux le président Mitterrand. Au quotidien, mon adjoint, le général Jean-Pierre Huchon, suivait le dossier Rwanda et j’assume tout ce qu’il a fait.

Pourquoi cette accusation « d’officine » ?

M. Duclert m’a accusé de diriger une officine car l’état-major particulier envoyait des messages de l’Elysée. Il est vrai qu’à la présidence de la République se trouve un centre de communication, dont l’EMP est techniquement responsable. Mais, à partir de ce centre, aussi bien les conseillers diplomatiques que le président lui-même peuvent communiquer, de façon cryptée, notamment avec d’autres chefs d’Etat.

Duclert vous reproche-t-il d’avoir appliqué les ordres et la politique de François Mitterrand ou bien d’avoir pris, seul, des initiatives ?

Duclert ne connaît pas le rôle du chef d’état-major particulier. Son rôle est de renseigner le président par tous les moyens dont il dispose afin que le chef de l’Etat sache ce qui se passe sur le terrain. Mais le président avait aussi beaucoup d’autres sources, des sources extrêmement diversifiées, des réseaux bien compartimentés. Il avait une cinquantaine de collaborateurs. Il faisait faire une étude sur le même sujet à plusieurs d’entre eux, chacun ignorant que d’autres travaillaient sur le même thème. J’étais un élément parmi d’autres. Et l’EMP travaillait en étroite coordination avec la cellule Afrique de l’Elysée.

A quel moment avez-vous réalisé qu’il s’agissait d’un génocide ?

Nous étions conscients, et j’en ai rendu compte au président, qu’il pouvait y avoir des massacres interethniques, entre la majorité hutue du Rwanda et la minorité tutsie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le président Mitterrand a voulu intervenir au Rwanda en 1990. Il voulait arriver à un compromis entre le régime hutu de Habyarimana et les Tutsis du FPR de Kagamé. Personne n’avait estimé qu’une tuerie d’une telle ampleur puisse se produire. Pour ma part, je ne me suis rendu compte du génocide que lorsqu’il a eu lieu, pas avant. Je n’avais jamais imaginé qu’il puisse arriver un événement d’une telle envergure. A partir de ce moment, le 6 juin 1994, j’ai discuté avec le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, pour que l’on monte l’opération humanitaire « Turquoise ».

C’était une opération purement humanitaire ?

Nous savions que Kagamé allait s’emparer du pouvoir par la force. Il n’était pas question pour nous de rétablir le gouvernement hutu, bien qu’il soit à ce moment-là le gouvernement légal – un gouvernement auquel on peut certes reprocher beaucoup de choses. La zone « Turquoise » n’a pas servi aux Hutus à fuir le Rwanda. La plupart ont pris la route directe de Kigali à Goma [dans l’est du Zaïre, l’actuelle République démocratique du Congo]. Quant à ceux qui étaient dans la zone « Turquoise », le chef de l’opération, le général Lafourcade, a demandé ce qu’il devait faire d’eux. Et le ministère français des Affaires étrangères lui a répondu : « Laissez-les passer, nous n’avons pas de mandat de l’ONU pour les arrêter. »

Pourtant, le général Varret, chef de la mission de coopération militaire, avait tiré la sonnette d’alarme, mis en garde contre un génocide.

Je ne sais si le général Varret a parlé de génocide ou de massacres, mais la mise en garde était exacte. Dans nos réunions, le général Varret nous a raconté que le chef de la gendarmerie rwandaise lui demandait des armes lourdes pour détruire les Tutsis. Mais cette information n’a pas été prise en compte pour élaborer les décisions. Car tout le monde, aussi bien les Affaires étrangères que la Défense, était sur la ligne du président Mitterrand.

Cette information ne paraissait pas crédible ?

Non seulement elle était crédible, mais elle était exacte. Mais dans le contexte, elle était inaudible. Ce n’était pas suffisant pour amener le président à changer de politique. Le génocide était du domaine de l’impensable. Personne ne pouvait imaginer ça. Ce qui montre que l’on n’apprend jamais rien de l’Histoire.

Est-ce qu’en vous focalisant sur les aspects sombres de Kagamé, des « Khmers noirs » du FPR, cela ne vous a pas aveuglé sur les dangereuses dérives du régime hutu ?

Je ne crois pas. Si j’ai focalisé sur Paul Kagamé, c’est parce qu’il était celui qui s’opposait le plus à un accord à Arusha. On me critique parce que je me suis concentré sur Kagamé. Mais c’était parce qu’il était l’empêcheur de tourner en rond. Alors j’ai essayé de comprendre qui il est, comment il fonctionne. Le renseignement, c’est primordial pour prendre des décisions. Ce que l’on peut nous reprocher, ce que l’on peut reprocher au président Mitterrand, c’est d’avoir engagé la France au Rwanda, qui n’était pas dans notre zone d’influence, et où nous n’avions aucun intérêt stratégique. D’ailleurs, en 1991, j’avais proposé à Mitterrand que l’on se retire du Rwanda, qu’on rapatrie nos compagnies parachutistes. Je lui ai écrit que je ne voyais pas trop ce qu’on faisait au Rwanda. Il m’a ordonné de maintenir les paras. Puis, lors d’une discussion, il m’a expliqué ce qu’il voulait faire pour arriver à un accord entre les deux parties. A ce moment-là, j’ai adhéré à cette politique. Je n’étais pas toujours d’accord avec tout, même si cela n’a jamais été au-delà de ma conscience. Sinon, j’aurais démissionné, comme je l’ai fait avec le président Chirac au sujet de la suppression du service national.

Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée, reconnaît aujourd’hui que cette politique n’avait pas de chance d’aboutir, même si c’est plus facile de s’en rendre compte après coup.

C’est vrai que cette politique n’avait aucune chance de réussir, pour la bonne et simple raison que Paul Kagamé n’a jamais eu l’intention de respecter les accords d’Arusha. Ces accords devaient mener à des élections libres. Et, avec 15 % de Tutsis, Kagamé était minoritaire. Il ne l’a jamais accepté. Et, en 1993, il a donc décidé de s’emparer du pouvoir par la force. Cependant, ces accords avaient tout de même été signés. A ce moment-là, il n’était pas impossible que ces accords fonctionnent. Si les Américains avaient fait pression sur Kagamé autant que François Mitterrand sur Habyarimana, nous y serions peut-être arrivés. Ceci dit, ça aurait sans doute de nouveau explosé quelques années plus tard.

Est-ce que le fait que beaucoup de responsables du génocide, du « Hutu Power », soient accueillis en France vous a choqué ?

J’ai le sentiment qu’il existe un syndicat virtuel des chefs d’Etat. Le président Mitterrand a donné l’ordre d’évacuer la famille du président Habyarimana. Cela ne me choque pas. Que d’autres criminels de guerre aient profité du voyage et soient ainsi arrivés en France, c’est regrettable. Parmi les personnes évacuées par la France du Rwanda, il y avait 60 % de Hutus et 40 % de Tutsis (alors qu’ils ne représentaient qu’environ 15 % de la population).

Vous parlez souvent de « massacres ». Est-ce une façon de renvoyer Hutus et Tutsis dos à dos ?

Les Tutsis du FPR ont commis des massacres dont on parle peu, dans le nord-est notamment. Ce sont des massacres. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec le pouvoir hutu. Là, il ne s’agit pas des massacres, mais de génocide. Pour moi, la différence est claire.

Certains analystes estiment que le processus de décision dans l’affaire du Rwanda illustre jusqu’à la caricature la monarchie républicaine de la Ve République, avec l’Elysée qui décide tout, tout seul.

Ce n’est pas vrai. Des Conseils restreints de Défense se tenaient régulièrement, avec le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Coopération, le ministre de la Défense, le chef d’état-major des armées, la DGSE. Tout le monde s’exprimait lors de ces Conseils. A la fin, c’est le président qui décide. C’est le cœur des institutions de la Ve République. Mais la décision était élaborée avec beaucoup de responsables.

Dans cette tragédie du Rwanda, y avait-il une autre « bonne politique » possible, ou bien seulement des mauvaises ?

Il y avait la solution que j’avais préconisée, et je ne sais pas si c’était une bonne solution : que le président n’engage pas la France au Rwanda en 1990. Cela n’aurait rien changé au déroulement des faits, n’aurait pas évité les massacres. Et je sais très bien que les bien-pensants auraient alors dit : « C’est inadmissible que la France ne soit pas intervenue ! ». A partir du moment où nous nous sommes engagés, et les autres puissances aussi, il n’y avait pas de bonne solution. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et Israël ont soutenu inconditionnellement le FPR, et Paul Kagamé s’est senti tout permis. C’est d’ailleurs le cas encore aujourd’hui. Il n’y a toujours pas de bonne solution. Il y a ceux qui se taisaient alors et qui disent aujourd’hui : « Il aurait fallu faire ceci ! Il aurait fallu faire cela ! ». Beaucoup ont deux points communs : ils sont totalement incompétents et ne connaissent rien au Rwanda ni à l’extrême complexité de la région des Grands Lacs.

Est-ce que pour le Rwanda comme pour la guerre d’Algérie, vous avez l’impression que l’on tente de faire porter le chapeau aux militaires ?

Toujours ! Cela a toujours été le cas et ça l’est toujours. Le militaire est le bouc émissaire idéal pour tous les politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Naudet

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024