Fiche du document numéro 28335

Num
28335
Date
Mardi 27 avril 2021
Amj
Auteur
Taille
48405
Titre
La commission Duclert et son rapport sur le génocide des Tutsi au Rwanda : un avis critique
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Source
IFM
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Par Joël DINE, pour le Collectif « Pour une mémoire juste et entière ! »

Depuis la sortie du rapport « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsis (1990-1994) », fin mars dernier, un débat s’est ouvert dans le milieu familier des affaires africaines. Les colonnes des journaux et les débats télévisés se sont ouverts le plus souvent aux « procureurs médiatiques », écrivains, journalistes ou historiens ayant écrit sur ce sujet ou sur la « Françafrique » ainsi qu’aux représentants de l’association “Survie” ou même « Ibuka France » qui critiquent la tiédeur des conclusions du rapport. Moins nombreux sont ceux qui le défendent. La masse de documents officiels examinés par la Commission et son épaisseur traduisent l’importance du travail accompli. Moins nombreux encore sont ceux qui émettent des critiques sur les accusations que son président Vincent Duclert et ses membres prononcent à l’encontre de notre pays.

A la suite de cette publication, un Collectif « Pour une mémoire juste et entière ! » s’est créé. Il est constitué de personnes ayant vécu et travaillé auprès des populations du Rwanda ou du Burundi. Elles ont suivi de près ou de loin les affrontements interethniques qui ont touché ces deux pays depuis plusieurs décennies.

La Commission Duclert



Son nom exact est « Commission de recherche sur les archives françaises relative au Rwanda et au génocide des Tutsi ». Les membres du collectif eurent un moment d’étonnement puis d’indignation devant les deux questions[1] auxquelles les experts devaient répondre :

1. « Doit-on considérer que l’engagement de la France au Rwanda puisse être l’une des causes du génocide ?

2. La France a-t-elle une part de responsabilité dans le génocide des Tutsi, si oui, laquelle ? »

Nous avons ensuite intégré l’idée que, si Emmanuel Macron avait commandité le travail de ces historiens, c’est qu’il existait parmi nos contemporains un réel « besoin mémoriel » sur ce drame humain.

Une autre surprise nous attendait. La commission qui se disait suivre une démarche « scientifique » ne comprenait aucun familier du pays, ni historien spécialiste de la région, ni sociologue, ni psychologue. Pour pallier cette absence, un certain nombre de ses membres aurait pu se rendre sur place interviewer des rescapés ou même des auteurs du génocide[2]. Il n’en a rien été ! N’y avait-il pas un caractère restreint au plan de la méthode d’une expertise d’un évènement contemporain à partir de documents-papiers… alors que des protagonistes sont là, bien vivants ?

Le rapport de la Commission de chercheurs



Malgré cela, plusieurs d’entre nous se sont « plongés » dans ce document de 992 pages synthétisant la lecture de près de 6000 documents archivés dans divers sites de l’administration française dont l’étude représente un vrai travail de « bénédictins » débuté en avril 2019. C’est le récit de quatre années d’évènements politiques et militaires qui ont émaillé les relations franco-rwandaises. Il en résulte un document intéressant pour la connaissance des affaires diplomatiques. Il résume le contenu des documents (télégrammes diplomatiques, télex, notes d’entretien ou compte rendu de réunions…) provenant des structures ministérielles et présidentielles françaises à Paris (ministères des Affaires étrangères, de la Coopération, de la Défense, Cellule Afrique de l’Elysée et Etat-major particulier du président) et locale (Ambassade, Attaché de défense, DAMI, Opération Noroît, etc.). Il en est de même des échanges avec la Présidence, les Affaires étrangères et l’Etat-major rwandais. Mais les experts de la Commission n’en sont pas restés là. Ils font des interprétations, échafaudent des hypothèses et portent des jugements de valeur sur les documents et les personnes qui les rédigent et ceci à de nombreuses reprises (en moyenne un toutes les dix pages).

A ce titre, la lecture du rapport Duclert est éclairante car elle pose le problème de la partialité des experts de la Commission. En effet en très grande majorité, les interprétations sont à connotation négative sur ce que disent ou font les présidents Habyarimana et Mitterrand et leurs entourages civils ou militaires.

Exemple page 98. Il est écrit : « Les autorités rwandaises jouent sur deux tableaux. D’une part, elles suscitent des violences pour assurer leur pouvoir et d’autre part, elles s’emploient à rassurer leurs partenaires étrangers quand le besoin s’en fait sentir. Ces derniers choisissent, ou non, de les croire. »

Or en octobre 1990 jusqu’au printemps 1994, il est admis par les militaires français et par l’Ambassade de France que les autorités de Kigali ne provoquent en rien les violences sur les collines. Les empêchent-elles ? Les populations hutu sont tellement traumatisées par l’agression armée du FPR que la moindre rumeur à son sujet, colportée ou non par les bourgmestres, déclenche des massacres de Tutsi. Les massacres du Bugesera lors des premiers jours de mars 1992 (pages 152-153) en sont la preuve. A plusieurs reprises, le Président rwandais et son gouvernement sont taxés de duplicité.

Par contre, le FPR pourtant l’« agresseur » et l’Ouganda le pays qui l’appuie militairement et a formé ses cadres, sont systématiquement épargnés de ces interprétations négatives.

Les jugements des experts se basent le plus souvent sur des idées fausses et des visions partielles. Dès le début du rapport, le Rwanda est présenté comme un pays où les dirigeants sont violents et corrompus. Or cela ne correspond pas à la vision d’un pays en paix et bien géré qu’en ont, en 1990, notamment les bailleurs de fonds. L’importance de la pression foncière est rarement citée bien qu’elles préoccupent les autorités du pays qui avaient fait réaliser des études prospectives sur ce sujet. Les difficultés en particulier économiques (dues à la baisse du prix du café) et les peurs ancestrales de la population majoritaire sont sous-estimées par les historiens. Ne sont pas soulignés les obstacles à la démocratisation demandée par la France qui oblige au passage au multipartisme au sein de sociétés qui n’ont vécu que sous des systèmes autoritaires.

On mesure là le degré de méconnaissance de ce pays chez les membres de cette Commission.

Ce que nous retenons du rapport



De notre point de vue et la lecture du rapport nous le confirme, la France a essayé de mener au Rwanda une politique de démocratisation des régimes africains dans la ligne du discours de la Baule de juin 1990. Ses responsables politiques étaient conscients des antagonismes inter-ethniques provoquant de temps en temps des massacres au Rwanda ou au Burundi depuis les avènements des indépendances des deux pays.[3] Le degré de son intervention militaire et diplomatique tout au long des 4 années étudiées de près par la Commission, a fait l’objet de débats incessants, entre les administrations à Paris, et sur le terrain et arbitrés en dernier ressort par le président Mitterrand lui-même, souvent en relation directe avec le président Habyarimana. Nos militaires ont été surveillés quant à leur implication dans le conflit et sont intervenus presque essentiellement sur la formation de leurs homologues rwandais. La fourniture d’équipements à l’armée rwandaise a été limitée et à la hauteur de l’armement du FPR. En 1991-1992, l’appui de la France avait pour objectif essentiel de faire en sorte que l’armée rwandaise ne s’effondre pas afin que le gouvernement rwandais soit présent à la table des négociations à Arusha.

Dès 1992, elle a misé sur la négociation de cessez-le-feu puis sur celle de dispositions des Accords d’Arusha (composition de l’armée nationale, retour des émigrés tutsis, proportion de ministres issus du FPR au gouvernement rwandais, etc.). Elle a été le seul pays qui a tenté de créer les conditions de la paix dans un rôle qui aurait dû être tenu par l’ONU et l’OUA. Elle a respecté les dispositions des Accords la concernant (remplacement des militaires français par des forces diligentées par l’ONU).

Conclusions du Collectif



Nous prenons acte de la réponse de la Commission à la question centrale :

Question : La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ?

Rapport : Si l’on entend par là une volonté de s’associer à une entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer[4].

Par contre nous contestons l’accusation suivante : « La recherche a établi un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes[5] dans la survenue du génocide. »

Cette accusation est basée sur cinq attendus :

A) La France s’est longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes.

Notre réponse : La France s’est investie auprès du président Habyarimana et de son gouvernement afin qu’ils soient parties prenantes dans des négociations de paix à la suite des Accords d’Arusha. Bien que sous la pression son gouvernement n’a jamais encouragé les massacres racistes, dont les déclenchements étaient souvent spontanés ou fomentés par des responsables locaux. Les autorités françaises depuis le début de l’incursion des forces du FPR ont été informées par leur représentation à Kigali des risques de massacres généralisés des populations Tutsis de l’intérieur et sont intervenues pour que leurs responsables soient poursuivis dès les premiers massacres en octobre 1990.

B) Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime.

Notre réponse : Oui, car, malgré les informations alarmantes qui venaient de Kigali, elle n’a pas envisagé que des massacres de Tutsi localisés auraient pu se transformer en campagne de masse organisée avec pour objectif l’extermination de toute une population. Pouvait-on imaginer l’inimaginable ?

C) Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’« ami hutu » incarné par le président Habyarimana et de l’autre l’ennemi qualifié d’« ougando-tutsi » pour désigner le FPR.

Notre réponse : L’« ami hutu » contre le méchant « ougando-tutsi » est un résumé simpliste de la complexité des conflits inter-ethniques qui durent depuis plusieurs décennies. Cette lecture ethnique des évènements nous est imposée par l’histoire de ce pays.

D) Au moment du génocide elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations.

Notre réponse : Dans les quelques jours (7 au 11 avril) qui ont suivi l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana, l’ambassadeur de France a accueilli imprudemment dans les jardins de l’ambassade les discussions pour la constitution d’un gouvernement provisoire rwandais qui s’avèrera l’organisateur dans les jours suivants de la campagne génocidaire. Après la fermeture de son ambassade à Kigali, la France a continué à garder des contacts avec les différentes parties sans privilégier un camp ou un autre. Est-ce la complicité « lourde et accablante » dénoncée par la Commission ?

E) Elle a réagi tardivement avec l’Opération Turquoise qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide.

Notre réponse : La Communauté internationale comme la France ont été inactifs pour empêcher le déroulement du génocide dont elles étaient informées par les ONG et les missions religieuses restées sur place. N’en est-il pas de même du FPR ? L’Opération Turquoise à vocation humanitaire n’a démarré sous les auspices des Nations-unies que lorsque le feu vert a été donné le 22 juin 1994 soit plus de deux mois après le déclenchement du génocide des Tutsi.

Point de vue du Collectif



La France a suivi une politique qui comprenait de nombreux risques dans le but d’aboutir à une solution qu’elle considérait comme durable pour la population rwandaise.

Après la signature des Accords d’Arusha, elle a mal analysé :

+ Le niveau de haine et de suspicion des deux groupes-clé de ce drame, d’un côté les chefs des « tutsi-ougandais » prêts à tout pour se venger du génocide précèdent et prendre un pouvoir dont ils estimaient qu’ils avaient été indument privés et de l’autre les extrémistes hutu refusant de perdre le pouvoir acquis par la force sur un groupe minoritaire haï.

+ Son isolement dans son action en faveur de la réconciliation et de la paix. Elle s’est illusionnée sur sa possibilité de favoriser la mise en place d’un début de démocratie et a surestimé sa capacité à entraîner les autres pays et les instances internationales en direction d’une solution pacifique. Lorsque les choses ont tourné mal la France s’est retrouvée seule face à une situation ingérable. Toutes les autres « puissances » ont plié bagage. La Belgique le pays colonisateur y compris. Néanmoins elle a eu le mérite de prendre la direction de l’Opération Turquoise et a sauvé des vies, malheureusement pas assez et trop tard.

Où trouver les responsabilités « lourdes et écrasantes » de la France quand elles restent au niveau des erreurs d’analyse ou d’une force de conviction insuffisante ? Quand les vraies responsabilités du génocide se trouvent dans le pays, dans sa géographie, dans son peuple, dans ses dirigeants et dans son histoire.

La Commission a effectué un grand travail de compilation d’archives en peu de temps afin de répondre aux questions qui lui étaient posées. Elle y a répondu en partie et, au sujet des responsabilités de notre pays, d’une façon que nous considérons comme hâtive et partiale.

Elle considère ce rapport comme une étape[6], peut-être le début d’une recherche plus importante sur les causes véritables de ce génocide. Nous ne pouvons que l’encourager.

La complexité des problèmes des populations des Grands Lacs ne peut se trouver dans les archives, aussi nombreuses soient-elles. Pourquoi se limiter à elles quand on peut aller sur place pour approcher de la vérité de cette catastrophe humaine que sont les génocides !

Dans le contexte d’un réchauffement souhaité des relations franco-rwandaises, il conviendrait d’éviter que le rapport de la Commission Duclert n’aboutisse qu’à donner mauvaise conscience à la France et qu’elle n’occulte la responsabilité de tous ceux qui, dans le pays lui-même ou à l’extérieur, en Afrique[7] ou ailleurs, sont restés passifs devant le drame. Il serait regrettable que notre pays, malgré l’Opération Turquoise qu’elle a conduit avec les risques de toute nature tant sur le plan politique que pour la sécurité physique de ses hommes, joue le rôle de bouc émissaire trop commode à désigner.

Joël DINE, pour le Collectif « Pour une mémoire juste et entière ! »

20/04/2021

[Notes :]



[1] Cf. Introduction page 13.

[2] Lire à leur sujet de livre de Jean Hatzfeld « La saison des machettes » au Seuil 2003.

[3] Et ceci en l’absence de toute présence étrangère.

[4] Cf. Conclusion page 972.

[5] Cf. Conclusion pages 972- 973.

[6] Cf. Introduction page 34.

[7] Par contre en 2000, Nelson Mandela, président de l’Afrique du Sud a conduit les autres Accords d’Arusha concernant le règlement institutionnel des antagonismes hutu-tutsi au Burundi qui ont régi jusqu’à peu la politique dans ce pays.

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