Fiche du document numéro 28331

Num
28331
Date
Mardi 11 mai 2021
Amj
Taille
507657
Surtitre
Rwanda
Titre
« Nous avons changé de méthode pour traquer les fugitifs »
Soustitre
Le procureur Serge Brammertz, en charge des «mécanismes résiduels» qui continuent le travail des anciens tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, revient sur l’arrestation en France de Félicien Kabuga, soupçonné d’être le «financier» du génocide, et la nécessaire poursuite des criminels de guerre.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Il a été confronté aux pires tragédies du XXe siècle, et à ceux qui ont été accusés d’en être les principaux instigateurs. Serge Brammertz a été le procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) à partir de 2008. L’année où sera enfin appréhendé Radovan Karadzic. Trois ans plus tard, c’est Ratko Mladic, qui est arrêté après plus de quinze ans de cavale. Les deux principaux responsables de la purification ethnique dans l’ex-Yougoslavie seront condamnés à la prison à vie. Fort de ce bilan déjà impressionnant, le magistrat belge âgé de 59 ans est désormais le procureur en charge des «mécanismes résiduels» qui assurent la continuité du TPIY et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les responsables du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994. Et dans ce cadre a déjà réalisé une nouvelle prise historique : l’arrestation, il y a près d’un an, en France, de Félicien Kabuga, un homme d’affaires rwandais soupçonné d’avoir été «le financier» du génocide, et qui pendant plus de vingt-cinq ans avait réussi à échapper à la justice. De passage à Kigali fin avril, il revient sur la traque des fugitifs, qu’il a réussi à relancer après des années d’inertie.

Pour quelle raison êtes-vous venu à Kigali ?

Je viens régulièrement au Rwanda, tous les deux ou trois mois. Pour faire le point avec les autorités rwandaises sur les dossiers en cours. Cette fois-ci, je suis ici également venu préparer le bilan bisannuel de nos activités qui sera remis mi-mai au Conseil de sécurité de l’ONU, puis officiellement présenté en juin. Cette année, nos efforts ont surtout porté sur le cas Kabuga. En août, j’ai recruté et installé à Kigali une dizaine d’enquêteurs, d’analystes et de juristes qui travaillent à plein temps sur ce dossier. Nous avons obtenu du juge la possibilité de modifier l’acte d’accusation, pour le clarifier et le simplifier. Avec désormais des éléments plus concrets, et en introduisant aussi des cas de crimes sexuels.

Dans le cas de Kabuga, le premier acte d’accusation remonte à 1997. Le temps écoulé n’est-il pas un obstacle à l’enquête ?

Evidemment, il y a des témoins qu’on n’a pas retrouvés. Mais depuis août, nous avons réentendu certains d’entre eux et surtout nous avons identifié et auditionné des douzaines de nouveaux témoins. Les procès qui se sont déroulés à Arusha [en Tanzanie, siège du TPIR, ndlr], ont également permis d’établir de nouvelles preuves que nous pouvons désormais utiliser. Et puis il y a aussi de nombreux Interahamwe [les miliciens qui ont été le fer de lance du génocide] qui avaient fui le pays après le génocide, mais qui sont depuis rentrés au Rwanda, dans le cadre d’un programme d’intégration. Nous avons pu en entendre certains. Nous avons ainsi pu actualiser et renforcer tout ce qui avait déjà été fait dans le passé. Avec des analyses plus poussées. J’ai ainsi plusieurs collaborateurs qui travaillent sur la retranscription des émissions de la radio des Mille Collines. Car l’un des piliers de l’acte d’accusation modifié, c’est justement le rôle majeur de Kabuga dans la mise en place, la direction et le financement de cette radio, qui incitait les Interahamwe non seulement au meurtre mais aussi au viol des femmes tutsies. Or dans le cas des viols, le temps justement est nécessaire. En Bosnie comme au Rwanda, il faut parfois attendre plusieurs années pour que les femmes victimes se livrent. C’est un tabou culturel dans toutes les sociétés.

Quelle est l’importance juridique du dossier Kabuga ? Un symbole ? L’un des derniers «gros poissons» susceptibles d’être jugés ?

C’est un dossier d’une importance majeure. Je peux faire une comparaison avec l’ex-Yougoslavie. Quand en 2008 j’ai repris le poste de procureur du TPIY, Karadzic et Mladic étaient toujours en fuite. A l’époque, tout le monde craignait que le tribunal ne ferme ses portes sans l’arrestation de ces deux-là. Et quand je rencontrais les associations de victimes, dont les mères de Srebrenica, elles me parlaient finalement très peu de leur situation individuelle. En revanche, elles soulignaient toujours l’importance d’arrêter et de juger Karadzic et Mladic. J’ai ressenti un climat identique quand j’ai repris les mêmes fonctions pour le Rwanda. Kabuga est un nom qui est connu de tous les survivants, et de tous ceux qui se sont intéressés à ce génocide. Dans son cas, ce qui est important, c’est la dimension financière mais aussi son influence. Dans beaucoup de conflits de ce type, on retrouve des gens susceptibles d’avoir joué un rôle crucial sans pour autant être des militaires ou être présents dans la hiérarchie de l’Etat.

Depuis octobre, Kabuga a été transféré à la prison de La Haye, aux Pays-Bas. Est-ce qu’on a une idée désormais de la date et du lieu du procès ?

Le mécanisme des tribunaux internationaux a deux sièges. L’un à La Haye et l’autre à Arusha. Peu importe l’endroit, tant que procès a lieu. Mais a priori, si les conditions sanitaires et l’état de santé du prévenu le permettent, ce sera à Arusha. Puisque c’est là que se trouve le siège du mécanisme qui a hérité des dossiers du TPIR. Pour la date, l’objectif est un procès en 2021, mais impossible de le certifier dans l’immédiat. Il faut aussi que la défense puisse avoir le temps de se préparer.

L’arrestation de Kabuga a été une surprise totale… Qu’est ce qui a été finalement décisif dans cette longue traque ?

Quand j’ai pris en charge ce dossier, il y avait des douzaines d’informateurs qui disaient l’avoir vu au Burundi, au Gabon, à Madagascar, etc. J’ai commencé par me faire une idée de la pertinence de toutes ces informations. Il n’y avait rien de très convaincant. Et c’est pour ça que j’ai remplacé toute mon équipe d’enquête dès 2017, en ajoutant notamment deux analystes. On a aussi identifié ce qu’on appelle «les personnes d’intérêt» : les amis loyaux, la famille… Quand on est fugitif, au début, on a encore beaucoup d’appuis politiques. Mais plus ça dure, plus on se recentre sur les proches. Dans le cas de Kabuga, on a compris qu’ils vivaient quasiment tous en Europe. Puis on a repris la méthode utilisée pour Karadzic et Mladic : repartir du dernier endroit où Kabuga avait été repéré. Il avait été hospitalisé en Allemagne en 2007, puis il était passé par le Luxembourg et la Belgique. Et c’est là qu’on perdait sa trace. On a donc fait le pari que, pour rester près de sa famille, il n’avait plus quitté l’Europe. Ses proches avaient déjà été mis sur écoute, ça n’avait rien donné. En juillet 2019, j’ai réuni Interpol, Europol et les services de police de plusieurs pays européens dont les trois où vit sa famille : la France, la Grande-Bretagne et la Belgique. Je leur ai demandé de nous fournir les données de géolocalisation des téléphones des proches, au cours de la dernière année. On les a eus début 2020. On a alors découvert que tous passaient régulièrement par Asnières, en banlieue parisienne, où pourtant ne réside aucun membre de la famille. Les autorités françaises ont ensuite identifié un appartement loué par une des «personnes d’intérêt» dans ce périmètre, sans qu’aucun membre de la famille n’y habite. Mais la fille de Kabuga avait payé une facture à l’hôpital d’Asnières pour un citoyen congolais. Et depuis le début du confinement, l’un de ses fils qui vit en Belgique avait activé son téléphone près de cet appartement. Il fallait donc profiter de cette période de déplacements limités. Le 16 mai, les gendarmes français sont donc passés à l’action, même si trois jours auparavant un informateur nous assurait encore avoir vu Kabuga au Burundi !

Il reste désormais six fugitifs recherchés par le mécanisme, vous savez où ils sont ?

Quand je suis devenu procureur pour le mécanisme du TPIR, il n’y avait pas eu d’arrestation depuis dix ans. Ce n’était pas normal. Nous avons donc changé de méthode de travail pour traquer les fugitifs. Mais nous dépendons aussi de l’entraide accordée par les pays suspectés de les abriter. Et ce n’est pas toujours facile. Ils fournissent même parfois de vrais-faux passeports. Kabuga a lui-même utilisé une vingtaine d’identités différentes ! Le dernier «gros poisson» qui reste pour le Rwanda, c’est Protais Mpiranya, le commandant de la garde présidentielle pendant le génocide. On l’avait repéré au Zimbabwe. Sauf que nos demandes d’entraide n’ont rien donné pour l’instant. Mais s’il y a un pays que je compte mentionner devant l’ONU, lors de la présentation du bilan bisannuel en juin, c’est l’Afrique du Sud. Nous y avions retrouvé la trace d’un autre suspect, Fulgence Kayishema [un inspecteur de police judiciaire dans le sud du Rwanda pendant le génocide]. Mais Pretoria a mis un an et demi pour répondre à notre mandat d’arrêt, sous divers prétextes. Et quand on a enfin eu le feu vert des Sud-Africains, Kayishema avait évidemment disparu du lieu où on l’avait repéré. Je ne comprends pas comment un pays avec le passé de l’Afrique du Sud ne coopère pas avec plus d’assiduité pour arrêter un individu soupçonné d’avoir lancé des grenades dans une église où des centaines de femmes et d’enfants étaient réfugiés, avant de détruire l’église et de les ensevelir sous les décombres.

Que peut faire la justice face au négationnisme, contre ceux qui continuent de récuser la réalité des crimes commis ?

Aujourd’hui, le négationnisme est même en hausse, c’est pire qu’il y a dix ans. C’est vrai pour le Rwanda comme pour l’ex-Yougoslavie. Pour le contrer, il faut continuer à poursuivre les responsables présumés du génocide. Mais c’est aussi une question d’éducation. En Republika Srpska, les manuels scolaires ne font même pas référence au siège de Sarajevo et à Srebrenica. En dernier recours il faudrait aussi que le négationnisme devienne partout un délit pénal. On n’a plus le droit de se réfugier derrière la liberté de parole. Le négationnisme, c’est toujours le prolongement du génocide.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024