Fiche du document numéro 28292

Num
28292
Date
Lundi 26 avril 2021
Amj
Auteur
Taille
1529242
Titre
Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ?
Soustitre
Alors que la commission présidée par Vincent Duclert a rendu son rapport le vendredi 26 mars 2021, l'association Survie a réagi en déclarant que « le rapport laisse apparaître suffisamment d’éléments pour qualifier la complicité de génocide », même s'il écarte cette conclusion, préférant pointer du doigt une « responsabilité » française. LVSL a rencontré François Graner, membre de Survie, auteur de l'ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), co-écrit avec Raphaël Doridant. Nous discutons avec lui des enjeux historiques, mémoriels et géopolitiques que son ouvrage soulève. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Valentine Doré, retranscrit par Dany Meyniel, Manon Milcent et Cindy Mouci.
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
LVSL - Plus de 25 ans après les faits, quel était l'intérêt de faire un nouveau livre
sur le génocide des Tutsi ?
François Graner - Nous avons d’abord écrit ce livre pour la mémoire des victimes, et pour
les rescapés. On se bat pour avoir la reconnaissance de la France, en raison de son rôle dans
cet événement. Car vingt-cinq ans après, on continue à avoir de nouvelles informations, et on
en a encore plus depuis cinq ans. Le génocide concerne également notre démocratie
française actuelle, les relations internationales de notre pays et le fonctionnement de la Ve
République.
C’est aussi un sujet important pour le futur. Primo Levi disait qu’aucune leçon n’avait été
tirée de la Shoah, et en effet, le génocide des Tutsi est arrivé. Là non plus, aucune leçon n'a
été tirée. Ainsi, rien n’empêche que le même genre d’événement se produise à l’avenir. Nous
voulions donc analyser et comprendre le plus précisément possible ce qui s’est passé, pour
que, cette fois, on puisse prendre des mesures.
LVSL - Les Tutsi sont victimes de violences depuis au moins 1959 et la « Toussaint
rwandaise ». Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s’exiler en Ouganda au cours
des trois décennies suivantes et s’organisent au sein du Front patriotique
rwandais (FPR), bientôt dirigé par Paul Kagame - l'actuel chef d'État du Rwanda.
Le FPR pénètre au Rwanda le 1er octobre 1990, ce qui marque le début de la
guerre civile. Mitterrand décide d’intervenir et lance l’opération Noroît (4 octobre
1990 – 14 décembre 1993). L’objectif officiel de cette opération était de « protéger
les Européens, les installations françaises et de contrôler l'aérodrome afin
d'assurer l'évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes
ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l'ordre qui étaient
du ressort du gouvernement rwandais ». La France a-t-elle respecté ces objectifs ?
F.G. - Il y a un aspect dual dans cette opération, comme dans toutes celles qui suivent. À
chaque fois, les objectifs officiels sont en partie remplis, ce qui va servir la communication
officielle. En parallèle, il y a un autre emploi du temps, qui est confié aux forces spéciales
plutôt qu'aux forces classiques, et qui est plus discret.
Noroît a effectivement contribué à la stabilité de la situation et à la protection des
ressortissants français au Rwanda. Et beaucoup de Rwandais ont, à un certain moment, été
satisfaits de la présence des troupes de Noroît. Mais cette opération a également contribué à
la stabilisation du président Habyarimana, ainsi qu’à la formation et à l'équipement de
l'armée rwandaise. Et la France n’a pas avoué avoir participé aux combats, d'abord
ponctuellement en 1992, avant d'intensifier sa participation en février 1993. Il y a donc un
mélange d'objectifs avoués et non avoués.
La France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d'influence
L'intervention s'explique par le fait que la France veut maintenir le Rwanda dans sa zone
d'influence, comme cela a été le cas dans différents pays africains, qu’ils soient des
démocraties ou des dictatures. Il s’agit de soutenir un régime allié.
Au Rwanda, le France comptait sur le président Habyarimana. À partir de 1993, le
gouvernement français considère que Habyarimana devient trop faible. Les extrémistes
hutus proches de Habyarimana, notamment sa femme Agathe Kanziga et Théoneste
Bagosora, qui l’ont porté au pouvoir, commencent eux aussi à le trouver trop faible. C'est à
ce moment-là que la France décide de se reposer sur l'armée rwandaise et donc,
indirectement, sur les extrémistes hutus qui la dirigent.
LVSL - Le président Habyarimana est assassiné le 6 avril 1994, lors d’un attentat
dirigé contre son avion. On ne sait toujours pas si ce sont des membres du FPR ou
des extrémistes hutus qui l’ont abattu. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais
(GIR) se met en place trois jours plus tard, et sera actif jusqu’à sa défaite face au
FPR le 19 juillet 1994. En quoi la France a-t-elle soutenu ce gouvernement
génocidaire ?
F.G. - Une partie des réunions de préparation pour la mise en place de ce gouvernement ont
été tenues à l’ambassade de France, alors que le génocide avait déjà commencé et que les
principaux Hutus opposés au génocide, à commencer par la Première ministre, avaient été
assassinés. Certes, des membres de tous les partis, sauf le FPR, étaient représentés dans ce
gouvernement, mais il s'agissait à chaque fois des plus extrémistes. La manœuvre était
habile, surtout qu’il n’y avait que des civils.
La France est le pays qui a immédiatement reconnu ce gouvernement. Elle en a même reçu
des représentants à Paris. Mais en interne, les services de renseignements français ont tout
de suite dit que ce n'était pas un gouvernement acceptable, et qu’il était réactionnaire.
L'ambassadeur français l’a soutenu en connaissance de cause.
François Graner, capture d'écran (c) TV5Monde, 27 mars 2021
Surtout, les émissaires qui cherchaient des armes ont été reçus par le général Huchon à la
mission militaire de coopération. L’aide militaire directe était impossible, mais elle a eu lieu
de manière discrète et indirecte, via des mercenaires.
Il y a aussi eu un soutien diplomatique. L'ambassade du Rwanda a pu continuer à fonctionner
à Paris. Le Rwanda a continué à avoir des comptes à l'étranger. Il a continué à avoir son
siège au Conseil de Sécurité, qu'il avait depuis janvier 1994. Cela, joint au fait que la France
est membre permanent de ce Conseil, a pu bloquer un certain nombre d'initiatives.
Les décideurs français ont également soutenu médiatiquement le Rwanda. Ils ont contribué à
entretenir la confusion sur la nature du génocide, ses auteurs et ses victimes, à déclarer que
c’étaient des massacres interethniques, alors que le génocide était très clair.
Ce soutien actif de la France, en connaissance de cause, a permis à ce gouvernement
génocidaire de se maintenir au pouvoir. Ça ne signifie pas qu’il y a eu, de la part des
décideurs français, une intention génocidaire ni une participation au génocide, mais la France
s’est rendue complice.
LVSL - Quel a été le rôle de l’opération Amaryllis, qui s’est déroulée du 8 au 14
avril 1994 ?
F.G. - Il y a ici plusieurs hypothèses. Il y a eu un débat au sein de l'exécutif français pour
savoir s’il fallait mener une opération strictement neutre en vue de protéger et d'évacuer les
ressortissants, ou bien s’il fallait mener une opération de soutien aux Forces Armées
Rwandaises (FAR), l’armée du gouvernement intérimaire, contre une offensive possible du
FPR. Mais à aucun moment on ne trouve, dans les discussions, la trace d'une volonté de venir
en aide aux Tutsi, alors que le génocide a déjà commencé.
La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR
La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR. Elle a également
évacué des Rwandais, des dignitaires du régime menacés par le FPR, comme Ferdinand
Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Milles Collines, qui appelait aux massacres,
Agathe Kanziga, qui a joué un rôle clé dans la préparation du génocide, ou la famille de
Félicien Kabuga, financier du génocide et de l'achat de machettes.
LVSL - Quel a été le rôle de l’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au
21 août 1994 ?
F.G. - Durant l’opération Turquoise, il n'y a pas eu de soutien militaire français direct aux
FAR, mais les armées française et rwandaise sont restées en contact. Les FAR ont pu se
replier dans la zone Turquoise et même parfois s'en servir comme base arrière pour retourner
combattre. Pendant que Turquoise contrôlait l'aéroport de Goma, il y a au moins une livraison
de munitions à l'armée rwandaise qui a pu passer malgré l'embargo.
Mais surtout, Turquoise permet aux FAR de fuir et de se réfugier au Zaïre [ndlr : future
République Démocratique du Congo] avec leurs armes, d’où elles vont se réorganiser. Les
FAR et les miliciens en déroute ont poussé près d'un million de civils Hutus à partir en exode
au Zaïre, où ils seront victimes d'épidémies : Turquoise n'a pas empêché cet exode. Enfin,
suite à un ordre du ministère des Affaires étrangères, Turquoise pousse les membres du
gouvernement à se réfugier au Zaïre en toute impunité.
Durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de
l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR
En ce qui concerne les Tutsi, on estime que l’armée française en a sauvé entre 10 000 et 15
000 pendant l'opération Turquoise. Cependant, ce qui s'est passé à Bisesero est très
révélateur du rôle de la France ; des rescapés ont porté plainte pour complicité de génocide
et l’association Survie les soutient. En effet, le 26 juin 1994, des militaires français sont
informés de massacres qui sont perpétrés dans les collines de Bisesero. Le 27 juin un
détachement français va à la rencontre des Tutsi qui y survivent et demande à sa hiérarchie
l’autorisation d’intervenir pour sauver les Tutsi. Ils n’obtiennent pas d’autorisation. C'est le 30
juin seulement que les derniers de ces Tutsi sont sauvés à l'initiative de soldats français
désobéissant aux ordres. Ceci conforte l’idée que, durant l’opération Turquoise, la protection
des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du
FPR et à garder une influence au Rwanda.
LVSL - Selon vous, qui sont les principaux responsables politiques et militaires
français qui se sont rendus complices du génocide ?
F.G. - La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand. Il est l’un des inventeurs,
dans les années 1950, de ce qui deviendra la Françafrique, c'est-à-dire le maintien d'une
zone d'influence française malgré la décolonisation. Et en 1994, la politique française au
Rwanda reprend typiquement la politique de la Françafrique, qui consiste à soutenir des
régimes alliés, et ce jusqu’au pire : ici, jusqu’au génocide. Ce cynisme pousse Mitterrand à
déclarer, lors de la commémoration des cinquante ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, en
juin 1994, qu’il faut « créer un monde où les Oradour ne seront plus possibles. » Alors qu’au
même moment, des centaines d’Oradour ont lieu au Rwanda, et que quinze jours après, le
massacre de Bisesero a lieu sans que l’armée française ne fasse rien pour l’éviter.
La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand
Hubert Védrine a lui aussi sa part de responsabilité. Même s’il n’avait pas de rôle
décisionnaire, il était secrétaire général de l’Élysée : il savait tout, parce que toutes les
informations destinées à Mitterrand passaient par son intermédiaire. Par ailleurs, il a soutenu
sans la critiquer la politique de Mitterrand, alors qu’il en connaissait toutes les conséquences
au Rwanda. Jusqu’à aujourd’hui, il se bat pour défendre Mitterrand et pour empêcher toute
reconnaissance du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi.
Il faut rappeler que nous étions en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur était
Premier ministre. Il y avait, à l’époque, une fracture au sein du Rassemblement pour la
République (RPR), entre les balladuriens et les chiraquiens. Les chiraquiens soutenaient la
politique étrangère de Mitterrand, pas les balladuriens. Juppé, alors ministre des Affaires
étrangères, était chiraquien. Certes, Juppé a clairement déclaré devant l’Assemblée
nationale, le 18 mai 1994, que les Tutsi étaient victimes de génocide. Mais, un mois plus tard,
il semait la confusion en parlant « des » génocides, au pluriel ; il a ainsi cautionné la thèse du
« double génocide », qui est le nœud de la propagande des génocidaires et des
négationnistes.
De plus, le Quai d’Orsay a entériné le fonctionnement de l’ambassade de France au Rwanda
avant le génocide, le rôle de cette ambassade dans la formation du gouvernement
intérimaire, la réception de ses membres en France, le fonctionnement de l’ONU et
notamment du Conseil de Sécurité, et finalement la fuite du gouvernement intérimaire. Juppé
a lui aussi une forte responsabilité dans ces faits, d'autant qu'il avait toutes les informations.
À l’inverse, François Léotard, qui était ministre de la Défense, était balladurien. Il n’était pas
en phase avec l’opération Turquoise et a été peu écouté.
Bruno Delaye, lui, était conseiller « Afrique » de Mitterrand et a contribué à maintenir le cap
que Mitterrand fixait. Mais ce n'est pas lui qui a pris les positions les plus va-t-en-guerre.
Cette position va-t-en-guerre, nous la retrouvons du côté de trois officiers français : le général
Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et
le général Huchon, qui dirige les coopérants militaires (après l'éviction du général Varret qui
alertait sur les intentions génocidaires de ses homologues rwandais). Il est difficile de
mesurer précisément l’influence qu’ils ont eue sur les décisions de Mitterrand.
Je pense qu’au départ c’est surtout Mitterrand qui souhaite intervenir et qu’au fur et à
mesure, quand Mitterrand apparaît plus nuancé, ces trois officiers poussent dans le sens des
interventions. En 1994, ils finissent par obtenir à eux trois tous les leviers, qu’ils n’avaient
pas en 1990. Ils ont réduit le pouvoir de ceux qui s'opposaient à eux. Lanxade a mis en place,
en accord avec l’Élysée, un commandement de forces spéciales qui lui permet de passer
outre la consultation des chefs d’état-major des trois armées, du ministère de la Défense et
des parlementaires. Ce sont ces forces spéciales qui vont commettre les actions inavouables
que j’ai évoquées plus haut, comme la participation aux combats et le soutien aux FAR,
tandis que les actions avouables restent sous le contrôle du ministère de la Défense et des
différents états-majors.
LVSL - Les responsables politiques que vous mentionnez ont toujours nié que le
gouvernement ait tenu un rôle dans ce génocide. Peut-on, selon vous, parler de
négationnisme d’État ?
F.G. - L'État français ne nie pas le génocide des Tutsi. Cependant, des personnalités qui ont
des leviers de pouvoir au cœur de l’État, et aussi des personnes dans la justice et dans les
services administratifs, contribuent à entretenir un discours négationniste, ou à entretenir la
confusion, comme Hubert Védrine, en propageant la thèse du « double génocide ».
Hubert Védrine, secrétaire général de l'Elysée de 1991 à 1995 © Wikimedia Commons
Cette thèse a été propagée par les génocidaires eux-mêmes, dès avant le génocide : leur
rhétorique consistait à inciter les Hutus à tuer les Tutsi avant que les Tutsi, supposément, ne
les tuent. Ils ont aussi propagé cette thèse après le génocide, au moment où ils devaient se
justifier.
Les services de renseignement de l'armée française ont mené beaucoup de recherches sur
les crimes du FPR, et ce dès 1993. Il est intéressant de voir qu’il y a un décalage entre deux
sources d’informations : les sources françaises qui, jusqu'en 1994, ne recensent pas
beaucoup de crimes, et les sources du gouvernement rwandais qui affirment déjà que le FPR
en a commis beaucoup.
Pour légitimer leur thèse, les tenants de la thèse du double génocide vont s’appuyer sur des
massacres que le FPR a commis dans les années suivant le génocide. Ils vont faire comme si
ces crimes avaient toujours eu lieu, alors que c’est complètement anachronique.
LVSL - Pouvez-vous revenir sur le rôle de certains journaux dans la diffusion de ces
discours ?
F.G. - Dès 1993, la France et la Belgique sont accusées de soutenir un régime qui prépare un
génocide, et qui a un rôle dans les massacres en cours. La Belgique se retire alors que la
France, au contraire, renforce son soutien.
Jusqu’à 1993, la France agissait discrètement, parce que l’opinion publique française n’avait
pas entendu parler du Rwanda. Mais lorsque le sujet est évoqué au journal télévisé de vingt
heures par le président de Survie dénonçant le soutien français aux extrémistes hutus qui
préparent un génocide, une contre-offensive médiatique est lancée par le service des
informations des armées et les officiers Lanxade, Quesnot et Huchon.
Entre le 17 et le 21 février 1993, Le Canard enchaîné puis Le Monde parlent du FPR comme
d'un mouvement soutenu par l'étranger (l'Ouganda) et des crimes qu'il commet. Une
journaliste belge, Colette Braeckman, va voir sur place et indique que les informations
données par Le Monde sont fausses, et que le FPR ne commet pas de crimes à ce moment-là,
mais que des populations fuient par peur du FPR. Si ces populations fuient face à la poussée
du FPR, c’est aussi et surtout à cause de la propagande des extrémistes hutus. Le même
schéma se reproduira d'ailleurs à l'été 1994.
LVSL - Les institutions de la Ve République sont-elles, selon vous, en cause dans la
difficulté à aborder ces questions mémorielles ? – vous parlez d’un « Prince
Mitterrand » dans votre ouvrage.
F.G. : La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le président de
la République peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit. Par exemple, l’opération
Noroît est décidée par Mitterrand en présence de son ministre de la Défense, Jean-Pierre
Chevènement. Ce dernier y est opposé, mais n’est pas écouté. Sous la Ve République, la
politique de défense et la politique africaine sont largement décidées par le président. Cela
est un peu moins vrai lors des cohabitations : à ce moment-là, Mitterrand doit prendre plus
de précautions, même s’il reste relativement libre.
La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le Président
peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit
Un autre ministre de la Défense, Pierre Joxe, écrit à Mitterrand au tournant de 1993 pour
s'opposer à sa politique. Il n'est apparemment même pas informé qu'au même moment
l'armée française renforce son soutien à l'armée rwandaise. Il y a alors beaucoup d’alertes,
venant du secrétaire des relations internationales du Parti socialiste, d’organisations
humanitaires, de Rwandais vivant en France… Même la DGSE alerte. Son directeur est
changé le 4 juin 1993 ; son successeur, proche de l'amiral Lanxade, est nettement moins
critique de la politique menée par la France. Ses services continuent cependant à alerter.
Il y a aussi un problème institutionnel au sein de l’armée, qui a utilisé des forces spéciales.
Celles-ci font des missions un peu inhabituelles que les troupes classiques ne savent pas
faire. Elle note aussi l'intérêt qu'il y a à utiliser des mercenaires. Elle a mis en œuvre la
doctrine de la contre-insurrection, qui inclut la lutte contre des civils. L’armée, à l’issue du
génocide, ne s’est pas affranchie de ces dispositifs ; au contraire, elle les a plutôt prônés.
Ces modes de fonctionnement nous permettent de réfléchir à ce qu’est une démocratie, et à
l’argument selon lequel des pouvoirs forts sont une garantie de stabilité. Il apparaît qu’au
contraire, dans l’histoire, beaucoup d’institutions favorisant un pouvoir fort, qu’il soit
présidentialiste ou dictatorial, ont été à l’origine de grandes catastrophes. Ces pouvoirs forts
peuvent embarquer tout un pays dans ce genre d’aventure militaire, sans garde-fous, et en
écartant les signaux d’alerte.
LVSL - Même après le génocide, vous soutenez que la France a maintenu son
alliance avec les responsables incriminés, notamment en se constituant comme
terre d’accueil pour certains ex-génocidaires.
F.G. - Que l’on parle de l’administration ou de la justice, il faut rappeler que les institutions
ne sont pas monolithiques. La France accueille sur son sol des Rwandais rescapés du
génocide, mais elle a aussi accueilli des dignitaires du régime génocidaire. Le cas d’Agathe
Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est notable. Bien que le Conseil d’État lui ait
refusé l’asile en invoquant son rôle dans la préparation et l’exécution du génocide, elle n’a
pas été poursuivie, ni expulsée. Initialement Mitterrand l’a fait accueillir avec des fonds
destinés aux réfugiés, contre l’avis du ministère de la Coopération, et il est probable que ce
soutien se soit perpétué.
Il y a aussi des contradictions au sein de la justice. La justice administrative s’est opposée à
sa demande d’asile en raison de son rôle dans le génocide, mais la justice pénale ne l’a pas
poursuivie. La création du pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de
Grande Instance de Paris, avec des procureurs spécialisés, a favorisé l’instruction de dossiers
contre des Rwandais accusés de génocide, mais il a aussi ralenti des dossiers visant des
Français accusés de complicité. Des magistrats ont témoigné de ce qu'il était difficile de faire
ouvrir certains dossiers, ou que d’autres dossiers déjà ouverts n’avaient pas été
correctement dotés d’enquêteurs.
LVSL - Vous évoquez, dans votre livre, la difficulté de l’accès aux archives,
notamment à cause du secret défense. Comment avez-vous vu pu récolter les
documents pour votre ouvrage ?
F.G. - En 2015, le président Hollande a déclaré, sous pression des associations, prévoir
l’ouverture des archives de Mitterrand pour fin 2016. J'ai immédiatement demandé à y avoir
accès. Mais il n’a pas tenu sa promesse : l’accès aux archives a été, en réalité, accordé à la
tête du client. Mes deux demandes ont reçu des réponses différentes : j'ai pu consulter une
partie de ce que Hollande avait promis et les résultats ont été utilisés pour le livre que
Raphaël Doridant et moi avons publié en février 2020. Il a fallu que j’aille au Conseil
constitutionnel, à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil d’État pour que,
finalement, après 5 ans de procédures, le Conseil d’État m’accorde l’accès à toutes les
archives que j’avais demandées. J’ai pu consulter ces documents pendant l’été 2020, et nous
pourrions en utiliser les résultats si nous rééditons notre livre.
Entre-temps, Macron a fait une promesse différente. Il a ouvert les archives, de façon bien
plus large que Hollande car incluant aussi les archives militaires et d'autres organismes ;
mais il en a accordé l'accès uniquement à une commission composée de neuf personnes et
de six assistants. Il a cru pouvoir ainsi clore le débat. Le Conseil d’État a réagi à cette
décision en rappelant que, pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique, l’accès aux
archives ne doit pas être réservé à des personnes choisies par le pouvoir. Selon la
rapporteuse du Conseil d’État, le fait que je ne sois pas un historien et que je puisse avoir un
point de vue critique ne devrait pas faire obstacle. Cela devrait même encourager les
autorités à me donner accès aux archives. Cette décision a des retombées qui vont bien plus
loin que mon cas particulier et questionne la manière dont on peut construire un débat
démocratique.
En France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense »
En plus de cela, en France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense », qui n’est pas
l’objet de la décision du Conseil d’État. Contrairement à ce que ce terme suggère, le « secret
défense » n’est pas réservé aux documents liés à la défense nationale. Dans les faits, c’est
simplement un tampon que l’on met sur des documents qu’on veut garder secrets. Le
ministère de la Défense n’est pas le plus gros utilisateur de ces tampons, et même au sein de
ce ministère, la plupart des documents classifiés ne concernent pas la défense des frontières.
Le secret défense est beaucoup utilisé pour protéger les dirigeants de notre curiosité.
LVSL - L’association Survie, dont vous êtes membre, a popularisé la notion de
Françafrique, notamment avec l'ouvrage éponyme de François-Xavier Verschave.
En quoi cette notion est-elle liée à la au rôle de la France au Rwanda pendant le
génocide des Tutsi ?
F.G. - Le Rwanda permet d’éclairer la Françafrique, et à l’inverse la Françafrique permet de
comprendre le Rwanda. Les décideurs qui ont mené cette politique au Rwanda menaient, au
fond, la même politique que dans d’autres pays d’Afrique. La Françafrique apparaît quand les
politiques s’aperçoivent que maintenir la colonisation devient trop coûteuse, politiquement et
économiquement. Il est alors plus simple et moins coûteux de mettre en place des relais
locaux, qui viennent des pays nouvellement indépendants, qui acceptent la corruption et en
reversent une partie à la classe politique française.
Les relais peuvent changer. Néanmoins, les mécanismes de domination militaire,
économique, financière, diplomatique, médiatique, humanitaire et culturelle sont tous à
l’œuvre à des degrés divers, selon les pays. Les Français essayent d'étendre leurs zones
d'influence à d'autres pays, y compris aux anciennes colonies belges. C'est le cas au Rwanda,
où au fur et à mesure que les Belges se retirent pour ne pas cautionner les massacres de
Tutsi, des Français en profitent pour pousser leurs pions.
Ce système est néfaste aussi bien pour les citoyens des pays africains concernés, que pour
les citoyens français. Ces réseaux existent toujours, même s'ils sont aujourd’hui moins
puissants face à l’arrivée d’autres pays. L'apparence a changé, le fond reste essentiellement
le même.
LVSL – Le travail de Survie s’inscrit dans une critique de la Françafrique. Or, si en
1994 l’influence française sur les Grands lacs africains était bel et bien réelle,
aujourd’hui cette région est sous domination géopolitique américaine. Le Rwanda,
quant à lui, est devenu une puissance régionale, et le profit qu'il retire du pillage
du Congo n'est plus à démontrer. Cette focalisation sur le génocide des Tutsis ne
revient-elle pas à cautionner l’action du Rwanda dans la région depuis 25 ans, et à
évacuer les massacres qui marquent l’histoire du Congo depuis cette époque ? Le
récit défendu par Survie n'est-il pas, finalement, en passe de devenir le récit
dominant ?
Ndlr : en 1996, Paul Kagame envahit le Congo et renverse le gouvernement de Mobutu Sese
Seko, sous prétexte que ce dernier protégeait des ex-génocidaires hutus. S'ensuit une
période d'instabilité, où l'est du pays est ravagé par une série de massacres (plusieurs
millions de civils y ont certainement péri). Le rôle du FPR, puis de milices soutenues par le
Rwanda, a fréquemment été pointé du doigt par l'ONU.
F.G. – En tant que chercheur, nous tentons d’établir des faits. Une fois notre travail publié, il
peut être utilisé d’une manière ou d’une autre. Cela a-t-il un sens de dire que les crimes du
FPR sont qualitativement et quantitativement différents du génocide des Tutsi ? Oui. Cela est
factuel. Survie a par ailleurs régulièrement dénoncé les crimes du FPR, et nous les évoquons
dans notre livre.
Maintenant, faut-il continuer à mettre en avant ce récit ? Je ne dis pas que le génocide des
Tutsi suffit à expliquer tout ce qu'il s’est passé pendant les 25 ans qui ont suivi au Congo. Je
dis qu’il a été un point de départ, ayant conduit à la fuite des génocidaires hutus au Congo.
Un point de départ n’explique pas tout. Il y a vingt-cinq ans d’histoire à écrire, ce que je ne
fais pas. En tant que citoyen français, j’écris sur ce que mon gouvernement a fait, fait et va
faire.
Dire que tous les massacres commis au Congo peuvent s’expliquer par les événements de
1994 n’aurait pas de sens. En revanche, dire qu’il ne faudrait plus parler du génocide, cela
serait grave également. C’est un événement majeur du XXe
siècle qui ne doit pas être
occulté. Il mérite autant dans la mémoire collective que la Shoah ou le génocide des
Arméniens.
Paul Kagame (c) Wikimedia Commons
Je travaille pour le passé – c’est-à-dire la mémoire pour les rescapés et victimes –, mais aussi
pour le présent : nous sommes gouvernés dans l’ignorance de ce que fait notre
gouvernement. Pour le futur également : je pense que travailler à la prévention des
génocides est quelque chose d’impératif. À cette fin, il faut faire le récit le plus possible de ce
qu’il s’est passé, des complicités qui les ont permis. Et ce, sans anachronisme ; cela me
paraît important.
Il n’y a d’ailleurs pas que les Rwandais qui utilisent nos travaux ! La Turquie s’en est
également beaucoup servi, à la manière d’une arme géopolitique contre Emmanuel Macron.
Ce n’est pas le produit d’une intention contenue dans nos travaux. N’importe qui peut nous
récupérer, ce n’est pas la question.
Face à nous, nous avons également des personnes, au cœur du pouvoir français, qui tentent
de nier les faits. Si nous parvenions à obtenir de l’État français qu’il reconnaisse son rôle, ce
serait un pas important qui serait effectué – indépendamment de tous les autres travaux qui
sont passionnants et très intéressants sur ce qui s’est passé dans le Congo. Vous dites que
les Américains reprennent à leur compte le récit de ces faits : où est le problème ? La Shoah
a été récupérée par Israël afin de délégitimer ses critiques. Est-ce pour cette raison qu’il ne
faut pas faire l’histoire de la Shoah ?
LVSL : Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez la nécessité d’ « actionner
tous les leviers de contre-pouvoir » pour mettre fin à la « politique spéciale » que
mène la France en Afrique...
F.G. : Il faut mobiliser tous les moyens de faire de la politique, au sens large et au sens
noble, au-delà du bulletin de vote. On a vu, par le passé, que les élections n’avaient
quasiment aucun effet sur l’évolution de la politique africaine de la France.
J’ai rejoint l’association Survie parce que je pensais que c’était un moyen d’avoir une action
efficace sur ces sujets. Il y a différents moyens de changer les choses : l’action médiatique,
les interpellations de rue, les conférences…
Nous devons faire basculer l’opinion publique, et surtout l’imaginaire colonial, qui est encore
très prégnant en France. Pour de nombreuses personnes, ce qui se passe en Afrique est
considéré comme moins important que ce qui se passe ailleurs. Ce système de pensée
bénéficie au système de la Françafrique. Et cet imaginaire colonial, bien sûr, apparaît dans la
manière dont on considère, en France, le génocide des Tutsi.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024