Fiche du document numéro 28242

Num
28242
Date
Mercredi 14 avril 2021
Amj
Taille
342057
Titre
Edouard Balladur : « N’attendez pas de moi sur ce sujet la moindre déclaration de repentance »
Sous titre
Transcription de l’interview « exclusive » diffusée sur France 24 et RFI le 14 avril 2021.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Transcription d'une émission de télévision
Langue
FR
Citation
Lien :
https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/l-entretien/20210414-%C3%A9douard-balladur-la-france-n-a-pas-%C3%A0-s-excuser-pour-le-g%C3%A9nocide-au-rwanda


*



EDOUARD BALLADUR (A GAUCHE), MARC PERELMAN (AU CENTRE) ET CHRISTOPHE BOISBOUVIER
(A DROITE) SUR LE PLATEAU DE FRANCE 24, LE 14 AVRIL 2021.


NB. – Les principaux bégaiements ainsi que les acquiescements de complaisance des journalistes ont été supprimés.


[Début de la transcription à 00’ 16’’]

Marc Perelman : Bonjour et bienvenue sur France 24 et sur Radio France Internationale. Notre invité est l’ancien Premier ministre français, Edouard Balladur. Bonjour Monsieur le Premier ministre.

[00’ 25’’]

Edouard Balladur : Bonjour.

[00’ 26’’]

Marc Perelman : Avec moi pour vous interviewer, Christophe Boisbouvier de RFI.

[00’ 30’’]

Christophe Boisbouvier : Monsieur Edouard Balladur, bonjour !

[00’ 31’’]

Edouard Balladur : Bonjour.

[00’ 33’’]

Marc Perelman : Monsieur Balladur, 27 ans après le génocide au Rwanda, une commission d’historiens chargée par le Président Emmanuel Macron d’étudier le rôle de la France vient de lui remettre son rapport. Et ce rapport pointe, je cite, les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi. A l’époque – je le rappelle, hein ! –, vous étiez Premier ministre en cohabitation avec le Président François Mitterrand. Merci à vous de nous accorder cette interview parce que vous n’aviez pas parlé depuis très longtemps sur ce sujet très controversé. Une première question, toute simple mais importante : est-ce que vous êtes d’accord avec les conclusions de ce rapport, qui parlent de « responsabilités lourdes et accablantes » pour la France ?

[01’ 20’’]

Edouard Balladur : Pour la France, je ne sais pas ! Parce qu’il faut juger sur les faits. Or, les faits quels sont-ils ? C’est qu’il y avait au Rwanda – lorsque je suis arrivé à Matignon en 1993 – un gouvernement qui était le gouvernement régulier, hutu, qui avait de bons rapports avec la France. Mais l’armée française n’était pratiquement pas présente sur le terrain. Et il y avait une…, amorce, si j’ose dire, de guerre civile entre le gouvernement hutu et des…, ce qu’on appelait les rebelles tutsi, qui étaient situés, pour l’essentiel d’ailleurs, un peu en Ouganda, frontière du Rwanda. Le… Je vous rappelle d’abord qu’en 1993, c’était la cohabitation. La cohabitation c’est un régime un peu spécial dans lequel le président de la République et le Premier ministre sont forcés de coopérer en politique étrangère, laquelle devient « un domaine partagé » comme Monsieur Mitterrand lui-même l’avait dit, alors qu’ils ont l’un et l’autre des responsabilités : le président de la République est le chef des armées, le Premier ministre est responsable de la Défense nationale, de par la Constitution. Donc il faut qu’ils s’entendent. Et, pendant un certain temps, nous avons tout fait pour qu’ils…, les Rwandais – Tutu et…, Hutu et Tutsi – parviennent à un accord. Nous y sommes à peu près parvenus à la fin de 1993. C’était les accords qu’on a appelé « les accords d’Arusha ». Et puis ça n’a pas marché. Finalement ces accords n’ont pas donné lieu à l’arrêt des hostilités entre les deux groupes. Et en 1994, le Président du Rwanda – qui était Hutu – a été assassiné dans un attentat. Bien. A partir de là, la violence s’est déchaînée. Et la question s’est posée pour la France de savoir ce qu’elle devait faire. L’opinion publique était extrêmement émue par cette affaire en France. Et quand je dis l’opinion publique, je veux dire les milieux non seulement politiques, mais militaires, diplomatiques, africains. Et, dans un premier temps, l’opinion a eu tendance, me semble-t-il, à réclamer que l’armée française intervienne. Pour séparer les belligérants. C’était une solution à laquelle j’étais extrêmement hostile parce que ça aurait pris immédiatement les allures d’une sorte d’expédition coloniale dans un pays qui n’avait jamais été une colonie française – d’ailleurs, c’était une colonie belge mais qui était francophone – et parce que ça nous aurait ren…, donné l’image d’aller au secours d’un gouvernement hutu auquel on commençait déjà à reprocher les massacres de Tutsi. Et ça aurait fait de nous, en quelque sorte, des…, des acolytes de ce début de génocide. Donc j’étais tout à fait hostile à ce que notre armée fut présente. D’ailleurs, aussitôt que j’étais arrivé au pouvoir, j’avais réduit considérablement la présence des forces que nous avions – d’ailleurs très limitées – au Rwanda et mis un terme aux fournitures d’armes. Si bien que le problème qui s’est posé, à Monsieur Mitterrand comme à moi, c’est de savoir comment nous pouvions concilier des objectifs qui étaient difficilement conciliables : il fallait à la fois ne pas sembler intervenir dans un conflit interne à un Etat, avec la suspicion d’être…, d’avoir des…, une mentalité coloniale, dirais-je, et en même temps de tout faire pour éviter que les massacres continuent.

[05’ 37’’]

Christophe Boisbouvier : Juste un mot Monsieur le Premier ministre. Avant de parler de l’opération Turquoise – puisque c’est de ça que vous parlez –, ce que dit le rapport Duclert sur avant le début du génocide, à l’époque où vous êtres déjà Premier ministre depuis un an, c’est que les autorités françaises soutiennent aveuglément le régime du Président Juvénal Habyarimana dans sa politique raciste. Il y a un rapport FIDH qui dénonce dès début 93 le risque de purification ethnique. Est-ce que vous-mêmes, quand vous étiez Premier ministre à ce moment-là, vous avez été aveugle face au risque génocidaire ?

[06’ 16’’]

Edouard Balladur : Je crois que lorsque ce rapport dit ça, il ne vise pas mon action. Je vous rappelle d’ailleurs…, je vous rappelle d’ailleurs qu’à l’époque, il n’était pas question de génocide. Je suis désolé ! A l’époque, il y avait une…, un conflit interne entre Tutsi et Hutu. Mais le mot de génocide n’avait pas été prononcé et la réalité n’était pas non plus celle-là. Ça a commencé après l’attentat et essentiellement contre le Président… Habyarimana, c’est ça. Dans ces conditions, ça ne vise en rien mon action. D’ailleurs, il y a une chose inexacte dans ce rapport : quand il dit qu’en 1993, pendant un an, je suis resté silencieux sur les affaires de Rwanda, c’est tout à fait exact [sic] puisque l’une de mes premières décisions a été de mettre fin aux livraisons d’armes en vertu d’engagements antérieurs à 1993, sauf pour les engagements antérieurs à 1993. Et j’ai mis fin à toutes les livraisons d’armes et demandé que l’on allège considérablement la présence militaire de notre pays. Et je répète que – à ma connaissance ! – les massacres ont commencé après l’attentat, c’est-à-dire après les accords d’Arusha, c’est-à-dire un an après mon arrivée à Matignon.

[07’ 38’’]

Marc Perelman : Mais Monsieur…, je veux quand même en revenir à votre réaction sur les conclusions : « responsabilités lourdes et accablantes » de la France. Vous êtes d’accord ou ça vous scandalise ?

[07’ 48’’]

Edouard Balladur : Je…, non, je ne suis pas d’accord ! Je ne suis pas d’accord parce que, justement, j’ai tout fait pour que l’on ne resp…, reproche pas à la France d’avoir été passive et indifférente. Et je répète que j’avais le souci – le double souci – de ne pas engager notre armée dans un…, dans une guerre civile, où elle serait nécessairement apparue comme allant au soutien au gouvernement hutu, qui était celui auquel on reprochait le génocide. Par conséquent, c’était en empêchant notre armée… – car j’ai fait en sorte qu’elle n’y aille pas –, que notre armée soit impliquée dans ces combats, je l’ai en même temps garantie contre le risque d’être accusée d’avoir facilité le génocide. Donc, je ne suis pas d’accord là-dessus. Et d’ailleurs…, et d’ailleurs je me permets de vous dire que…, à part la France, qui a fait quelque chose au Rwanda ? Et qui a pris des responsabilités ? J’aimerais que vous m’interrogiez là-dessus.

[08’ 54’’]

Marc Perelman : Je vais vous interroger là-dessus. Je vais vous interroger quand même sur le fait déclencheur du génocide, l’attentat contre l’avion qui transportait le Président rwandais Juvénal Habyarimana…

[09’ 03’’]

Edouard Balladur : Vous venez de dire vous-même que c’est le fait déclencheur du génocide. Donc c’est un an après mon arrivée.

[09’ 08’’]

Marc Perelman : C’est considéré en effet comme le fait… Mais vous étiez…, vous étiez aux affaires. Et donc, une question très simple. Donc l’avion a été abattu. Tout de suite il y a deux thèses contradictoires sur les commanditaires de cet attentat : ça serait soit les extrémistes hutu, soit le Front patriotique rwandais de Paul Kagame. Qui a abattu l’avion ?

[09’ 29’’]

Edouard Balladur : Ah bah, je ne sais pas. Je ne sais pas.

[09’ 31’’]

Marc Perelman : A l’époque, beaucoup ont tout de suite – à Paris – pointé le doigt vers Paul Kagame. Est-ce que c’était votre avis à l’époque ?

[09’ 37’’]

Edouard Balladur : Je ne…, je n’avais pas d’éléments pour l’affirmer… Certains le considéraient comme vraisemblable. Mais en pareils cas, vous savez, il faut être sûr de son affaire.

[09’ 48’’]

Marc Perelman : Et vous n’étiez pas sûrs ?

[09’ 49’’]

Edouard Balladur : Et…, nous ne l’étions pas. Alors la vérité, quelle est-elle ? C’est qu’il y avait effectivement tous ceux qui prônaient une intervention de l’armée française…, étaient en fait favorables au gouvernement hutu. Et donc, à partir de là, dès lors que les plus lourds soupçons portaient sur le gouvernement hutu, toute intervention de l’armée française fut apparue comme facilitant le génocide. Et ça, je ne le voulais à aucun prix. Et donc, j’ai pris une position qui était parfaitement claire et simple : ne pas intervenir entre les deux parties, soi-disant pour les séparer, et interdire notamment toute une série d’opérations qui étaient proposées sur Kigali. Tantôt c’était pour protéger une institution charitable, tantôt c’était pour protéger une école. J’ai interdit que notre armée fut réintroduite dans le dispositif et dans une position centrale en…, au Rwanda. Et d’ailleurs, je voudrais vous faire observer que – je vous l’ai déjà dit –, en cohabitation, les décisions sont prises ensemble par le Président et le Premier ministre, que nous en parlions très régulièrement ensemble lui et moi, pratiquement à tous nos entretiens, et que je l’avais senti lui-même très hésitant. Si bien qu’il n’avait jamais donné suite aux propositions d’un certain nombre de membres de son entourage qui voulaient que la France se porte au secours des Hutu et du gouvernement hutu. Et finalement, le 7…, le 17 juin autant que je me souvienne, Monsieur Mitterrand m’a dit : « Vous êtes beaucoup plus restrictif que je ne l’étais. Mais à la réflexion, c’est vous qui aviez raison ». Et je lui ai d’ailleurs écrit une lettre le 21 juin dans laquelle je lui ai précisé à quelles conditions il me semblait que la France pouvait intervenir de façon limitée, sans prendre part à une guerre civile, en demeurant sur la frontière avec le Zaïre et en sauvant tout ce qui pouvait être sauvé, qu’il s’agisse de Hutu et de Tutsi. Et moi j’y suis allé – parmi tous ceux qui parlent…, de ça –, moi, je me suis rendu au Rwanda à la fin du mois de juillet 94. J’ai vu ce que faisait notre armée à la frontière du Zaïre. J’ai visité une sorte d’hôpital de fortune dans lequel il y avait des femmes et des enfants, qui étaient Hutu ou qui étaient Tutsi, d’ailleurs, selon les cas. Et je dois dire que je suis plein d’admiration pour ce qu’a fait notre armée.

[12’ 35’’]

Christophe Boisbouvier : Alors tout ça c’est au mois de juin, mais c’est deux mois après le début du génocide et la plupart des victimes sont déjà mortes à ce moment-là, Monsieur le Premier ministre. D’où cette tribune de votre ancien ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, la semaine dernière dans Le Monde, où il exprime des regrets ! Il dit, en référence au mois d’avril, donc vraiment les premiers jours et les premières semaines du génocide : « Face à l’horreur génocidaire, tout aurait dû être tenté pour sauver les vies, cela aurait été notre honneur. Pendant presque 30 ans nous avons porté, j’ai porté cette blessure de n’avoir réussi à empêcher cette terreur ». Est-ce que vous avez les mêmes regrets ?

[13’ 16’’]

Edouard Balladur : Je ne prétends pas que tout ce que nous avons fait a été bien fait et en temps utile. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est que…, c’est de pouvoir dire que…, « Ce n’est pas moi le responsable, c’est quelqu’un d’autre ». Il fallait d’abord que la position des pouvoirs publics français fut claire : nous n’allons pas au secours d’un gouvernement qui est suspect d’être responsable du génocide. C’était un premier point. Si on avait décidé d’y aller, alors pour le coup, oui, on pourrait dire que nous étions responsables d’aller au secours d’un gouvernement responsable du génocide. Il a fallu quelques semaines pour se décider et pour faire en sorte que notre opération humanitaire fut approuvée. Mais je voudrais vous dire quelque chose : dans le même temps, il y avait aux portes du Rwanda une force internationale de 5 000 militaires de l’ONU – enfin de l’ONU [inaudible] – sous commandement d’un général canadien. Qu’ont-ils fait ? Rien. Qui a fait quelque chose ? La France. Qui, parmi les puissances, a eu, je dois le dire, le courage de se rendre devant le Conseil de sécurité, de dire qu’on était tout prêt à intervenir pour mettre fin à ces massacres ? Nous avons eu une résolution du Conseil de sécurité qui nous y a autorisés. Tout ça ne se fait pas en 24 heures. J’aurais été heureux que ça aille plus vite. Mais il a fallu un certain temps pour que tout le monde fut persuadé que la bonne solution n’était pas de se porter au secours du gouvernement hutu mais au contraire de s’en garder et de faire en sorte de pouvoir lutter et garantir autant qu’il était possible la vie aussi bien des Hutu que des Tutsi, parce qu’il y a aussi eu des massacres des…

[15’ 13’’]

Christophe Boisbouvier : Vous ne partagez pas cette blessure que révèle Alain Juppé ?

[15’ 17’’]

Edouard Balladur : Ecoutez ! Chacun réagit avec le caractère qui est le sien. Je vous ai répondu de façon parfaitement claire.
[15’ 24’’]

Marc Perelman : Vous avez vous-même évoqué votre décision d’arrêter les livraisons d’armes. Mais après…, notamment évidemment le déclenchement du génocide, très rapidement, est-ce que, comme certains le souhaitaient, il y a eu – ou il y a peut-être eu, à votre insu – des livraisons d’armes et de la coordination avec des mercenaires ? On a parlé de l’ex-gendarme de l’Elysée, Paul Barril. Parce qu’on a parlé – le rapport Duclert l’évoque – de circuits parallèles qui semblaient être en œuvre. Est-ce que c’est quelque chose qui est possible ?

[16’ 00’’]

Edouard Balladur : Oui, écoutez…, j’ai entendu dire beaucoup de choses mais je n’ai pas eu de preuves. S’il y a des preuves dans le rapport que j’ai parcouru, je n’en sais rien. Je crois que c’est plutôt des relations et des rumeurs, mais je ne l’exclus pas. Mais de toutes façons, ça n’engage pas la France ! Ce ne sont pas des marchands d’armes occultes qui ont la capacité d’engager le gouvernement français.

[16’ 25’’]

Marc Perelman : Sauf s’ils ont eu l’autorisation de l’Elysée ou d’autres.

[16’ 28’’]

Edouard Balladur : Ecoutez… Vous avez trouvé la preuve de ça ?

[16’ 31’’]

Marc Perelman : Non, mais peut-être que vous l’avez vu ?

[16’ 32’’]

Edouard Balladur : Non ! Et dans ces conditions, il ne faut pas dire n’importe quoi sur des sujets aussi graves, n’est-ce pas. Et se contenter de se référer aux déclarations d’un tel ou d’un tel. Moi tout ce que je peux dire, c’est que m’étant rendu au Rwanda – à la différence de beaucoup de gens qui en parlent –, j’ai pu constater avec quel courage et quelle générosité notre armée agissait. Et j’ai été scandalisé des… – scandalisé, je le dis ! –, des reproches qui lui ont été faits. Elle a fait vraiment…, fait honneur à la France, notamment sous le commandement du général Lafourcade. Et puis…, je le répète, qui a fait quelque chose parmi les grands pays ? La Grande-Bretagne ? Les Etats-Unis ? La Russie ? Le… Personne. Nous avons…, nous y sommes allés, j’avais…, nous avions posé comme conditions, Monsieur Mitterrand et moi – nous étions là-dessus pleinement d’accord – que les gouverne…, que les forces africaines y participent également. Et nous avons, je pense, évité un certain nombre de…, violences et de cruautés, venant parfois des deux bords. Mais enfin…, les victimes ont été essentiellement des victimes tutsi, ça c’est tout à fait vrai. Voilà.

[17’ 57’’]

Christophe Boisbouvier : Alors on sent que vous êtes…, vous êtes hésitant jusqu’à la mi-juin, jusqu’à ce fameux Conseil restreint du 15…

[18’ 03’’]

Edouard Balladur : Hésitant sur quoi ?

[18’ 04’’]

Christophe Boisbouvier : Bah, sur l’idée d’envoyer des troupes françaises à nouveau au Rwanda, hein, vous…

[18’ 08’’]

Edouard Balladur : Je ne suis pas hésitant, j’y suis hostile dès le départ !

[18’ 10’’]

Christophe Boisbouvier : Vous y êtes hostile, absolument ! Mais que…, mais quand même le 15juin, ça y est ! Vous vous décidez avec…, vous êtes d’accord avec votre…, avec le Président Mitterrand, avec votre ministre Juppé. On y va, on envoie des troupes. Et vous dites…, alors Mitterrand dit : « Il y va de l’honneur de la France ». Vous dites : « C’est un impératif moral ». C’est ce qu’on voit, hein, dans les archives du rapport Duclert…

[18’ 30’’]

Edouard Balladur : Oui, chacun…, bon. C’est une formule, oui.

[18’ 32’’]

Christophe Boisbouvier : Voilà, oui. Est-ce que, à ce moment-là, vous partagez le cas de conscience exprimé par un député gaulliste à l’Assemblée nationale qui compare l’éventuelle inaction de la France à l’attitude du Vatican et du régime de Vichy en 1942 face à la Shoah ?

[18’ 48’’]

Edouard Balladur : Oh, écoutez... [sourire]. D’abord, je ne vois pas comment on peut assimiler le Vatican et le régime de Vichy en la matière…, hein. Bon. Ce sont des comparaisons absurdes, absurdes ! Quand on est au gouvernement, la plupart du temps on a comme responsabilité de concilier ce qui est difficile de concilier. Et je le répète, je ne voulais pas que la France fut suspectée de mener une opération coloniale dans un territoire qui ne lui avait jamais appartenu et qui eut été faite au profit du gouvernement auquel on reprochait les violences qui s’étaient déchaînées. Mais tout ça ne se règle pas en 24 heures. Il est vrai que j’aurais aimé qu’on aille plus vite. Mais je n’étais pas seul à décider non plus.

[19’ 41’’]

Marc Perelman : Justement, dans le rapport Duclert, il y a quelque chose d’intéressant à propos de l’opération Turquoise : vous mettez ces critères, vous parlez…, vous l’avez répété, de la…, votre crainte d’une expédition coloniale, en plus d’un mandat onusien limité dans le temps et dans l’espace pour l’opération Turquoise. La commission Duclert estime qu’il y a eu une tentative, à l’état-major et à l’Elysée, de créer en sous-main, sous couvert d’opération Turquoise à but humanitaire, une opération militaire et que vous, Edouard Balladur, vous l’avez stoppé net !

[20’ 12’’]

Edouard Balladur : Oui, c’est tout à fait…, enfin, j’ai stoppé toute demande qui consistait sous des prétextes humanitaires – je vous l’ai dit tout à l’heure – à envoyer notre armée à Kigali… Et j’ai demandé que nos…

[20’ 26’’]

Marc Perelman : Pour faire la guerre au FPR, en gros ?

[20’ 27’’]

Edouard Balladur : Eh bien, en gros…, enfin je n’en sais rien, soi-disant pour se porter au secours de Français ou d’institutions charitables menacés. Bien. Et j’ai demandé que tous les Français fussent rapatriés. Dans ces conditions, ma position a été parfaitement claire ! Parfaitement claire. Et je reprends ma question : voulez-vous me donner le nom d’un pays qui a fait autant…, en faveur de ces malheureux Rwandais ?

[20’ 56’’]

Marc Perelman : Mais vous savez qu’on a fait à la France le reproche d’y être allée, justement, pour des raisons pas forcément avouées ?

[21’ 02’’]

Edouard Balladur : Bah…, pas forcément avouées…

[21’ 03’’]

Marc Perelman : Notamment à François Mitterrand. A travers ce rapport, c’est très clair !

[21’ 05’’]

Edouard Balladur : Bah… Bon, écoutez. Moi je vous donne les raisons pour lesquelles nous y sommes allés finalement. Et nous étions d’accord, Monsieur Mitterrand et moi. Il a fallu un certain temps pour que nous nous mettions d’accord, mais nous sommes arrivés à un accord.

[21’ 18’’]

Marc Perelman : Vous avez dû le convaincre ?

[21’ 20’’]

Edouard Balladur : Je crois qu’il était très hésitant en fait. C’était un homme trop avisé et trop intelligent pour ne pas connaître les risques de l’opération. Mais, bon, il y avait toute une série de groupes de pression, militaire ou diplomatique. Il y en avait dans tous les ministères, vous savez, des groupes de pression en la matière.

[21’ 41’’]

Christophe Boisbouvier : Alors, il y a quand même un moment où vous n’êtes pas d’accord avec François Mitterrand. On est à la mi-juillet, hein. Le Gouvernement intérimaire est en fuite – le gouvernement pro-Hutu –, il arrive dans la zone que tient l’armée française, dans le Sud-Ouest du Rwanda. A la tribune de l’ONU, vous venez de dire que la France va soutenir les efforts de la communauté internationale pour punir les coupables. Lors d’une réunion à Matignon, vous demandez que les ministres génocidaires en fuite soient internés sous la garde de soldats français…

[22’ 10’’]

Edouard Balladur : Je demande ça ?!

[22’ 11’’]

Christophe Boisbouvier : Oui, c’est indiqué dans le rapport Duclert. Il y a eu une réunion dans laquelle vous demandez que les présumés ministres génocidaires en fuite soient mis sous la garde des soldats français pour être livrés, quand l’ONU le demandera, à la communauté internationale…

[22’ 25’’]

Edouard Balladur : Je suis très surpris de ça parce que j’ai dit au contraire, me semble-t-il, que l’armée française n’était pas chargée d’avoir un rôle de police. Et que d’ailleurs, à qui fallait-il les remettre, ces génocidaires avérés ou pas ? Il n’y avait plus de gouvernement hutu. Il n’y avait pas encore de gouvernement tutsi. Et les auto…, les forces internationales étaient en Ouganda et bien à l’abri et ne bougeaient pas…

[22’ 55’’]

Christophe Boisbouvier : Oui, mais pourtant Monsieur…

[22’ 56’’]

Edouard Balladur : Ce n’était pas à l’armée française de jouer le rôle de policiers ! Ce n’était pas son rôle.

[22’ 59’’]

Christophe Boisbouvier : Oui mais en même temps, Monsieur… Oui mais en même temps, Monsieur le Premier ministre, on est quatre ans plus tard au moment de la Mission parlementaire Quilès, en 98, vous écrivez à votre ancien ministre Bernard Debré : « Il n’était pas question aux yeux de François Mitterrand de châtier les auteurs hutu du génocide. Et il n’était pas question pour moi – Edouard Balladur – de permettre à ceux-ci de se mettre à l’abri au Zaïre » !

[23’ 21’’]

Edouard Balladur : Oui, mais ça veut dire qu’on ne les a pas…, on n’a pas organisé leur mise à l’abri. Mais entre organiser la mise à l’abri de criminels et les poursuivre et de les arrêter soi-même, il y a une différence !

[23’ 30’’]

Christophe Boisbouvier : Vous n’avez pas de regrets quand même ?

[23’ 32’’]

Edouard Balladur : Quels regrets devrais-je avoir ?

[23’ 33’’]

Christophe Boisbouvier : Bah, on aurait pu les arrêter et les livrer à ce moment-là ?

[23’ 35’’]

Edouard Balladur : Eh bien, écoutez, ils l’ont été plus tard, me semble-t-il, pour un certain nombre d’entre eux.

[23’ 40’’]

Marc Perelman : Mais ils ont quand-même fui au Zaïre avec l’aide de la France.

[23’ 42’’]

Edouard Balladur : Oui…, enfin, avec l’aide de la France…

[23’ 45’’]

Marc Perelman : Les militaires les ont exfiltrés…

[23’ 47’’]

Edouard Balladur : Vous savez… Ecoutez, c’est très facile de faire des rapports 30 ans après sur les problèmes. Quand vous avez à gérer l’évacuation d’un certain nombre de civils, vous n’êtes pas nécessairement informé de tout ce qu’ont fait chacun d’entre eux et de tout ce qu’on peut leur reprocher ou ne pas leur reprocher. Alors quand on est tranquillement dans son cabinet pour essayer d’en juger, ça, c’est beaucoup plus commode !

[24’ 09’’]

Marc Perelman : Pour finir, Monsieur le Premier ministre, le rapport Duclert estime que rien dans les archives ne permet de dire que la France a été complice de ce génocide. Donc, en gros, le rapport conclut que la France est responsable mais pas complice. Est-ce que ce n’est pas un petit peu jouer avec les mots ?

[24’ 27’’]

Edouard Balladur : Eh bien, écoutez, il y a ce qui est écrit dans le rapport – et vous avez commencé notre…, agréable conversation par ça – et puis [sourire] il y a ce que déclare ensuite celui qui a été le président du rapport, qui n’est pas tout à fait cohérent avec ça. J’ai…, c’est plutôt à eux, à lui, que vous devriez poser la question.

[24’ 45’’]

Marc Perelman : Vous êtes satisfait, quand même, que la France ait été déclarée non complice du génocide ou pour vous c’est la moindre des choses ?

[24’ 50’’]

Edouard Balladur : C’est la moindre des choses. Et s’il y a une chose qui me scandaliserait, c’est que l’on reproche au seul pays au monde à avoir fait quelque chose pour le Rwanda de ne pas en avoir fait assez. Alors je ne prétends pas que nous en avons fait assez. On ne fait jamais assez quand il s’agit d’aller au secours de gens menacés dans leur vie. Mais enfin, nous sommes les seuls à avoir fait quelque chose et je trouve que c’est à l’honneur de la France. Et n’attendez pas de moi sur ce sujet la moindre déclaration de repentance.

[25’ 22’’]

Christophe Boisbouvier : Alors justement, c’est la dernière question : à la lecture de ce rapport, beaucoup demandent un geste fort au Président Emmanuel Macron, hein, qui va peut-être aller au Rwanda dans quelques jours. Les Etats-Unis, la Belgique, les Nations unies ont présenté leurs excuses. Est-ce que la France doit faire de même ?

[25’ 41’’]

Edouard Balladur : Mais la France a fait plus que les Etats-Unis… Quel autre pays avez-vous cité ?

[25’ 45’’]

Christophe Boisbouvier : La Belgique.

[25’ 46’’]

Edouard Balladur : Que la Belgique qui était l’ancienne puissance coloniale. Ils n’ont rien fait !

[25’ 49’’]

Christophe Boisbouvier : La Belgique a perdu 10 Casques bleus, quand même, le 7 juill…, le 7 avril à Kigali…

[25’ 53’’]

Edouard Balladur : Oui, ah bah, oui, oui… Ça n’est en rien comparable à ce qu’a fait la France. Et les Etats-Unis, je me suis trouvé à l’ONU face à l’hostilité de la…, du représentant permanent américain – qui était Madame Albright ! – qui ne cherchait pas à dissimuler l’hostilité qu’elle avait pour la position française lorsque j’allais demander l’autorisation aux Nations unies que la France se porte au secours des Rwandais. Mais pourquoi voulez-vous que je me sente solidaire de ce qu’ont fait ou n’ont pas fait les Etats-Unis ?

[26’ 22’’]

Christophe Boisbouvier : Donc, pas d’excuses ?

[26’ 23’’]

Edouard Balladur : Comment ?

[26’ 24’’]

Christophe Boisbouvier : Donc pas d’excuses ?

[26’ 25’’]

Edouard Balladur : Demandez-les à d’autres…, à d’autres qui ne sont pas les Français.

[26’ 30’’]

Christophe Boisbouvier : Merci, Monsieur le Premier ministre, de nous avoir accordé cette interview. Et merci à vous de nous avoir suivi sur nos deux antennes, France 24 et Radio France Internationale.

[Fin de la transcription à 26’ 41’’]

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024