Fiche du document numéro 28173

Num
28173
Date
Lundi 12 avril 2021
Amj
Taille
101501
Titre
Rwanda : la mémoire frelatée d'Alain Juppé
Sous titre
Par Yolande Mukagasana Ecrivaine, survivante du génocide contre les Tutsi, chercheuse indépendante sur le génocide
Nom cité
Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation


J’ai lu avec attention la Tribune d’Alain Juppé publiée dans le Journal Le Monde datée du 7 Avril 2021, jour de la commémoration du génocide contre les Tutsi. Texte désolant. Car même lorsqu’il fait des efforts de contrition, Alain Juppé semble inaccessible à la souffrance des victimes. D’entrée de jeu, que fait sans ambages, l’ancien patron du Quai d’Orsay ? Saluer en préambule la mémoire de toutes les victimes du génocide ? C’est au-dessus de ses forces : Juppé préfère rendre hommage exclusivement à l’ancien Président de la Cour Constitutionnelle. Simple maladresse d’un « story-telling » concocté dans un cabinet de communication ou mépris instinctif de toutes les autres victimes du génocide ? Provocation ou signes annonciateurs d'un mal plus grave : la maladie de la mémoire ?

« Nous n’avons pas compris que le génocide ne pouvait supporter des demi-mesures », affirme ensuite Juppé. Début d’un demi-mea-culpa ou nouvelle tentative de réécrire l’histoire du génocide en atténuant la faillite morale, politique et militaire de la France au Rwanda mise en lumière par le rapport Duclert ? Car qu’est-il reproché à la France au Rwanda avant, pendant et après le génocide ? Ce qu’elle a fait ou ce qu’elle n’a pas fait ? Ses demi-mesures ou plutôt son engagement ? La timidité de sa politique ou son soutien des auteurs du génocide ? Car qui s’est chargée de la formation de la garde présidentielle ? Qui entraînait les forces de la gendarmerie ? Qui, durant quatre longues années, a fourni armes, munitions et conseils au gouvernement qui préparait le génocide ? Les mots ont un sens : parler de demi-mesure c’est insinuer que ne serait regrettable tout compte fait, non pas le compagnonnage avec les tueurs mais la tiédeur d’une politique trop timorée. Donc sous-entendue bonne au fond.

Puis il y a ces trous de mémoire assez prodigieux de Juppé. Rien, pas un mot de regret sur la réception le 27 avril 1994 du ministre des Affaires étrangères du gouvernement génocidaire, Jérôme Bicamumpaka, et de son directeur des affaires politiques, l’idéologue extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza. Rien non plus sur le refus d’arrêter les suspects du génocide et cette note du Quai d'Orsay datée du 15 juillet 1994 : « Si, comme il est probable, certains membres du gouvernement sont déjà présents dans la zone, il est souhaitable de les en faire partir dans les plus brefs délais : leur présence ne sera pas longtemps cachée ; nous n’aurons pas la possibilité de les remettre aux Nations Unies, qui n’ont à ce stade créé qu’une commission d’enquête sur le génocide, sans pouvoir de contrainte de type policier. Nous risquons aussi, dès la formation d’un nouveau gouvernement par le FPR, d’être invités à remettre les intéressés aux nouvelles autorités. Mieux vaut prévenir ce risque en faisant partir les intéressés... »

Juppé a peut-être des problèmes de mémoire mais nous autres victimes du génocide nous nous souvenons de tout, y compris de ce qui s’est passé après le génocide. Qui oubliera les appels récurrents, répétitifs, agressifs de Juppé lors des commémorations du génocide à défendre l’honneur de la France contre tous ceux qui demandaient la vérité sur l’implication de l’Etat français au Rwanda, tous accusés au passage de tentative de falsification de l’histoire ? Le fait est que ces appels indécents et annuels ont alimenté le discours négationniste en jetant le soupçon sur la parole des victimes. Des années durant Alain Juppé a menti en connaissance de cause. Froidement. Avec méthode, détermination et acharnement.

La vie de Juppé n’a pas été bouleversée par le génocide. Par contre celle de nombreux rwandais a été chamboulée. La vérité est que si la France ne s’était pas engagée auprès du gouvernement raciste de Habyarimana à partir de 1990, je ne serais pas aujourd’hui, comme beaucoup d’autres rwandais, seule au monde. L’année du génocide, j’étais une femme comblée, j’avais une famille, j’avais 40 ans et soudain ma vie a été brisée : je suis devenue une survivante et en grande partie à cause des décisions prises par Juppé et d’autres grands messieurs qui détenaient les rênes du pouvoir en France. Si la France ne s’était pas engagée au Rwanda, j’aurais encore aujourd’hui mes enfants auprès de moi, ainsi que le reste de ma famille ; je serai entourée de mes amis. Si la France ne s’était pas engagée en 1990 aux côtés des assassins de ma famille, je serais grand-mère aujourd’hui comme les autres femmes de mon âge.

La France a soutenu ceux qui ont tué les miens avant, pendant et après le génocide. Et Juppé était le chef de la diplomatie française. Aurait-il déjà oublié tout cela ? Aurait-il-oublié que le gouvernement génocidaire a été formé à l’ambassade de France à Kigali ? Aurait-il oublié que la France a évacué les génocidaires en laissant les victimes à la merci de leurs bourreaux, y compris les employés de la mission de coopération française ?

L’homme semble dans son propos heureux que le rapport Duclert n’ait pas prononcé le mot complicité. Et là je ne peux m’empêcher de m’interroger : l’ancien ministre des Affaires étrangères et actuel membre du Conseil constitutionnel serait-il à ce point incapable de faire la différence entre un rapport élaboré par des historiens et un rapport rédigé par des juges ? L’histoire advient et ensuite le droit passe tôt ou tard.

Avec son demi-mea-culpa tordu, Juppé vient de perdre une fois de plus l’occasion de se taire lors d’une journée consacrée à la mémoire des rescapés. Oui, il faut évidement avancer vers une réconciliation entre la France et le Rwanda. Mais cette réconciliation ne saurait être fondée sur des demi-vérités mais sur l’acceptation de ce qui s’est passé.

Au Rwanda, on trouve encore de grands génocidaires qui ont parfois sauvé un enfant Tutsi. Et que répondent-ils lorsqu’on leur demande la raison de leur geste ? Que c’était par mesure de précaution : en cas de victoire du FPR, ils pourraient ainsi se présenter devant tout le monde en affirmant qu’ils n’avaient pas tué les Tutsi puisqu’ils en avaient sauvé un.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024