Fiche du document numéro 28153

Num
28153
Date
Lundi Mars 2010
Amj
Taille
1470257
Titre
25 ans dans les services secrets. Témoignage
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Livre
Langue
FR
Citation
Table

Prologue
1. Première journée à la DGSE
2. Dans le chaudron de la lutte antisoviétique
3. Ces journalistes français qu'on écoute
4. De l'URSS à l'Égypte, des amitiés suspectes…
5. Greenpeace, Pierre Joxe et la chasse aux fuites
6. Dulcie September, un crime impuni en plein Paris
7. Les mystérieux cahiers de Paul Touvier
8. Le FBI s'attaque à un diplomate français
9. Des dossiers politiques qui se volatilisent
10. Les dossiers de la DGSE cachés par Charles Hernu
11. Affaires algériennes, diplomatie contre renseignement
12. En interne, la guéguerre des services
13. Quand la DGSE travaille pour le privé
14. Criminels de guerre : les gendarmes doublent les services secrets
15. Moines de Tibéhirine : la DGSE brouille le jeu
16. Renseignement : de l'art de l'analyse
17. Une balise Argos contre l'immigration clandestine
18. Chirac et le Japon : malaise à la DGSE
19. Quand la voix de Ben Laden sème la discorde à la DGSE
20. Irak : un précieux dossier de photos satellitaires
Épilogue
Annexes

Prologue
Pierre Siramy sera mon nom tout au long de ce récit. Ce n'est pas ma véritable identité, mais
celle d'un cousin éloigné. Le règlement intérieur de la DGSE, les services secrets français, m'oblige
en effet à ne pas la dévoiler. Ce pseudonyme me sert depuis 25 ans d'identité opérationnelle. Il m'a
été attribué dès les premiers mois de mon entrée en fonction et a été dûment approuvé par la
hiérarchie1 de la Boîte – pour employer le surnom du Service2. Grâce à cet alias, j'ai été en contact
avec de nombreux interlocuteurs au cours de ces années passées dans le renseignement et
l'espionnage. Sources diverses et variées, fonctionnaires internationaux, hommes d'affaires français
ou agents de services étrangers, tous m'ont connu sous ce nom. J'ai occupé au fil de mes 25 ans
d'activité au sein des services secrets des fonctions de plus en plus sensibles, partagées entre le
renseignement humain et le renseignement technique. Le simple rédacteur en charge d'affaires
délicates – souvent franco-françaises et bien éloignées des missions officielles de la DGSE
(Direction générale de la sécurité extérieure3) censée recueillir le renseignement à l'étranger – est
devenu chef de la section « contre-ingérence/contre-subversion », forte d'une dizaine de personnes,
domaine sensible parce que déjà mondialisé. Il n'était plus question, alors que le communisme ne
s'était pas encore effondré, de lutter contre les seuls Soviétiques. J'assurerai la fermeture de cette
entité en 1988 avant de rejoindre le poste de conseiller technique en charge des affaires réservées du
chef du Service de contre-espionnage. Après quelques années plongées dans les secrets de la
République, j'ai été nommé à l'état-major de la Direction du renseignement, afin de m'occuper du
montage et du suivi des opérations de recherche, jusqu'à en devenir le chef en 1998. À ce poste clé,
je verrai passer non seulement les projets d'action proposés par les différents secteurs géographiques
et thématiques de la Boîte, mais aussi toutes les notes destinées à l'Élysée, à Matignon, au ministère
des Affaires étrangères et au ministère de la Défense, notre autorité de tutelle, sans oublier les autres
ministères ou structures étatiques servis en tant que de besoin. En un mot, je voyais tout ce qui
pouvait sortir de la Direction du renseignement. Après deux ans à ce poste, en 2000, j'ai pris au sein
de la Direction technique le commandement du Service technique d'appui, chargé du soutien de
l'ensemble des entités de la Maison, y compris des postes extérieurs, mais également de l'appui
opérationnel et de l'imagerie satellitaire. J'étais, d'une certaine manière, le Mister Q de la DGSE.
Outre 400 fonctionnaires, militaires ou civils, je gère alors 61 millions d'euros. Sur la proposition du
directeur général du Service, l'ambassadeur Jean-Claude Cousseran, j'ai été nommé sous-directeur
d'administration centrale par le directeur de cabinet du ministre de la Défense, poste qui a fait de moi
un haut fonctionnaire des services secrets.

Pierre Siramy, pseudonyme que j'ai toujours utilisé et que je garde encore à l'heure de passer de
l'ombre à la lumière, a toujours servi la DGSE avec ardeur et passion. Je souhaite par ce livre
transmettre mon enthousiasme aux citoyens attentifs ou aux futurs agents secrets, et raconter la Boîte
telle qu'elle est, composée d'hommes et de femmes dont je connais l'abnégation, eux qui ne comptent
pas leurs heures et ne bénéficient pas des émoluments d'un chef de service ou des primes de petits
cadres. Un autre objectif me guide dans ce récit : celui de la transparence, une préoccupation bien
éloignée des murs de la Piscine, pour employer le surnom journalistique de la Boîte qui se trouve
située juste à côté du stade nautique parisien Vallerey. Dans le monde d'aujourd'hui, dans lequel la
transparence s'est imposée comme mode de gouvernance, il était anachronique qu'une administration
comme la DGSE reste confinée sous une chape de plomb grâce au sempiternel « secret-défense »,
dont l'utilisation abusive permet aux petits carriéristes et aux hommes de pouvoir de se retrouver
dans des affaires glauques au service de leurs intérêts immédiats.

Un contrôle de la DGSE quasi inopérant
Car, finalement, qui contrôle vraiment cette grande maison ? J'ai envie de répondre : personne
ou presque. La DGSE n'est pas loin d'être livrée à elle-même. Bien sûr l'énarchie savante me
rappellera l'existence d'un semblant de contrôle mené par huit parlementaires – des bureaux ont même
été alloués aux députés et sénateurs concernés au sein de la Boîte –, et de celui de la Cour des
comptes, via un conseiller-maître et un rapporteur de la vénérable institution de la rue Cambon. Pour
montrer l'inefficacité de ce type de contrôle, je rappellerai une anecdote. Dans les années 2000, à
l'occasion d'une évaluation de la Cour, Philippe Hayez, alors conseiller référendaire et détaché au
Service, avait assuré au directeur général, l'ambassadeur Pierre Brochand, que le rapport
préliminaire de la Cour des comptes était, selon ses mots, « complètement nul »… Un jugement peu
aimable à l'encontre du travail d'un autre ambassadeur, Tristan d'Albis, alors en charge de l'examen
comptable au profit de la Cour. C'est dire. Tout avait été néanmoins lissé en vue de leur contrôle, les
véhicules de fonction avaient été soigneusement rangés dans les garages en sous-sol et le personnel
doctement briefé si jamais il venait l'idée à nos deux contrôleurs de poser des questions indiscrètes.
Cela n'avait pas empêché le directeur général de la DGSE de se rendre, accompagné de son aréopage
de directeurs, rue Cambon, au siège de la Cour, afin de défendre sa gestion des deniers publics
devant les juges des comptes.
Plus que toute autre administration, un service secret devrait faire l'objet d'une surveillance
rigoureuse et pas seulement parce qu'il engage des fonds publics, mais parce que la DGSE reste la
seule administration à pouvoir s'exonérer de la loi et mener des opérations clandestines… d'ailleurs
souvent onéreuses. On passera sur l'affaire Greenpeace4 (l'opération « Satanic », qui consista à poser
en juillet 1985 des explosifs sur le bateau de l'organisation écologiste mouillant en NouvelleZélande) ou sur l'avion parti en vain en 2003 à la recherche d'Ingrid Betancourt dans la jungle
amazonienne… Les échecs que la Maison a essuyés au fil des années ayant le plus souvent pour
origine des ordres aberrants donnés par des espiocrates qui ont perdu le sens des réalités du terrain,
conduisent naturellement la hiérarchie à ne pas s'engager dans des opérations dangereuses ou frôlant
l'illégalité. Livraisons d'armes en violation de la politique extérieure de la France, voire d'embargos,
pose de micros en des lieux privés ou de pièges électroniques, recours à de fausses identités,
fabrication de vrais faux papiers, décryptage de messages codés, la DGSE sait pourtant tout faire.
Mais son commandement hésite et a fini par transmettre sa phobie de l'erreur – voire de la bavure – à
ses troupes. Or si l'on peut regretter évidemment ces actions pitoyables, un tel service ne doit pas

devenir frileux sous peine de virer à l'inopérant. Quand reviendra donc la hardiesse de ces officiers
et de ces fonctionnaires qu'on appelle maintenant « vieilles culottes de peau », symptahique
expression en vogue chez certains dirigeants du Service ? Les moyens financiers sont pourtant là,
énormes, et les hommes ou les femmes de la Boîte sont prêts à se sacrifier pour la DGSE et pour la
France, tout en sachant qu'ils ne seront jamais publiquement soutenus. Car un État n'assume jamais
l'action de ses services secrets.
Certains de ses membres, comme les lecteurs avertis ou profanes, seront surpris qu'un ancien
sous-directeur d'administration centrale, mon dernier grade fonctionnel, ait l'incongruité de livrer des
secrets qu'ils qualifieront rapidement de secrets d'État. Mais j'ai longuement réfléchi avant d'engager
l'écriture de ce livre avec le journaliste Laurent Léger. Il ne s'agit pas de se prendre pour Peter
Wright, l'auteur de Spycatcher, qui a dévoilé les traîtres du MI5, le service britannique homologue de
la DGSE, tous agents du Bloc de l'Est. Mais il occupait, lui aussi, un poste au sein de la haute
hiérarchie et, à l'époque de la sortie de son livre en librairie, je me suis longuement interrogé sur sa
motivation. Comme elle n'était pas malsaine, j'ai porté mon effort à adopter la même : montrer
comment fonctionne un service de renseignements.
Ce livre a en effet pour objet d'éclairer le monde du secret, de l'espionnage et du
renseignement d'une lumière inédite. Il ne fera pas plaisir à tous. Car, à l'aune de mes années passées
au service de la DGSE, je me sens capable de démontrer que son haut commandement dépend
strictement des intentions des politiques, nobles ou pas. La hiérarchie, dont les étoiles comme les
grades sont soumis au bon vouloir de l'exécutif, n'hésite pas, souvent, à entraîner sur des pistes
obscures de jeunes rédacteurs. Ce livre le dénoncera.
L'ouvrage en amusera néanmoins quelques-uns. Certains personnages se reconnaîtront dans ce
texte. Tous les prénoms sont vrais, ainsi que l'initiale des noms de famille. Que ceux dont les noms
sont cités intégralement ne crient pas au scandale ! S'ils apparaissent au fil des pages, c'est tout
simplement parce que la presse a déjà, un jour ou l'autre, révélé leur identité complète. Bien sûr, je
connais tous ces protagonistes, j'ai appris à jauger leurs défauts et leurs qualités, leur sens du service
public ou leur arrivisme.
Le récit que j'ai reconstitué de ce parcours au sein du Service se base sur ma mémoire et celle
de mes proches et amis, et non sur des documents dont la règle veut qu'ils ne sortent pas de l'enceinte
de cette administration si spéciale. Les histoires racontées ici veillent également à ne pas toucher au
secret, fondamental pour un service de renseignements ; elles feront peut-être un peu de mal au
secret-défense et je vois déjà les rares juristes de la DGSE se pencher sur chaque mot, chaque
phrase, pour tenter de me conduire devant la justice. Et alors ? J'aime le Service et la majorité des
hommes et des femmes qui le composent. J'ai voulu ce livre le plus objectif possible, même s'il
m'arrive d'avoir la dent dure, mais le lecteur jugera.

1En fait j'ai bénéficié au début de ma carrière d'un autre pseudonyme : M aurice Duteau. M ais l'alias qui m'a permis d'évoluer dans la clandestinité est Pierre Siramy.
Un surnom affecté par le Service de sécurité et le bureau R de la DGSE, qui ont respectivement en charge la protection des « espions » qui rencontrent des sources
humaines françaises ou étrangères, des ingénieurs, diplomates ou personnels administratifs. À l'époque, les nouveaux arrivants proposaient à ces deux structures un ou
deux pseudonymes, premiers pas dans le monde du secret. Ces services surveillent que les noms proposés ne soient pas déjà employés par un autre officier traitant.
2Les fonctionnaires et les militaires membres de la DGSE désignent cette dernière du surnom de Boîte, de Service, voire de Centrale.

3Le décret 82-306 du 2 avril 1982 portant création et fixant les attributions de la Direction générale de la sécurité extérieure stipule qu'elle « a pour mission, au
profit du gouvernement et en collaboration étroite avec les autres organismes concernés, de rechercher et d'exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la
France, ainsi que de détecter et d'entraver hors du territoire national, les activités d'espionnage dirigées contre les intérêts français afin d'en prévenir les conséquences ».
4Le bateau de l'organisation écologiste, qui mouillait dans le port d'Auckland, en Nouvelle-Zélande, a coulé après que des explosifs y ont explosé à l'instigation de la
DGSE le 10 juillet 1985. Le scandale poussera le ministre de la Défense, Charles Hernu, à la démission. Lire chapitre 5.

1. Première journée à la DGSE
1er octobre 1984. Le grand jour est arrivé. Je vais enfin fouler le sol des services secrets, un
organisme discret par excellence, lieu de connaissance et d'histoire. Je reviens de plusieurs années
passées sur un bâtiment de la Marine nationale. Je suis officier de Marine. J'ai fini, avec un brin de
tristesse, mon affectation à la mer pour rejoindre un poste à terre. J'avais le choix. Je n'ai pas hésité :
ce sera la DGSE. Un vieux rêve d'enfant. J'ai dû trop lire de romans d'espionnage.
Il est 9 heures quand je me présente devant la porte blindée, après avoir pris le métro, la ligne
nº 11, « Châtelet-Mairie des Lilas ». Je devais être entouré d'espions5, au vu du nombre de voyageurs
descendus comme moi à la station Porte-des-Lilas. J'ai suivi le flot qui, après quelques dizaines de
mètres, passe devant le stade nautique Georges-Vallerey, voisin de la DGSE. Je viens de longer les
hauts murs de cette vieille caserne qui fut aussi, en son temps, une prison pour femmes.
Devant l'entrée ouverte, juste après une double porte pour les véhicules, un garde vêtu d'un
uniforme bleu marine et d'une casquette ressemblant étrangement à celle des officiers soviétiques – à
cette date l'URSS n'a pas encore explosé – vérifie les badges. Non doté du fameux sésame, je
m'adresse à lui. Sans autre forme de procès, un autre garde me demande une pièce d'identité, vite
rangée dans une boîte en bois prévue à cet effet. En échange, je reçois un badge marqué d'un grand V.
Pour la Boîte je ne suis encore qu'un banal visiteur. Premier contact frustrant.
Je suis pourtant bien affecté à la DGSE…
Le garde, après m'avoir jeté un regard, m'informe qu'il va se renseigner. Du doigt il me montre
une porte.
— Installez-vous là. Ça peut être un peu long.
Les couleurs du local ne sont pas de première fraîcheur. La peinture devait être jaune,
maintenant elle est tout écaillée, révélant le plâtre du mur. Les sièges en plastique ne sont guère en
meilleur état. Pas de journaux pour distraire l'attente. Les bruits sont sourds et les paroles inaudibles.
En plus, j'ai oublié d'acheter Libération. Il est vrai que j'attendais autre chose comme comité
d'accueil. Après tout, je suis déjà habilité « secret-défense ». Avant mon admission, j'ai fait l'objet
d'une enquête de voisinage. Les gendarmes m'ont interrogé. Y a-t-il un problème ? Les minutes
passent et je macère dans ce bocal depuis plus de trois quarts d'heure. Je n'ose pas ouvrir la porte
pour demander si, par hasard, on ne m'aurait pas oublié. Le silence se fait dans le bureau d'à côté.
Tout le monde semble rentré. La journée de travail commence. J'entends la porte d'entrée se fermer
avec un bruit métallique qui rappelle celui des grilles d'accès dans les quartiers de haute sécurité.

Recruté à la Direction du renseignement

Un téléphone sonne. Trois fois seulement. On décroche et je ne comprends pas les mots
échangés. Quelques minutes plus tard, le garde qui s'était emparé de ma carte d'identité apparaît.
— Monsieur, vous êtes affecté à la DR. Quelqu'un de l'état-major va venir vous chercher.
— Merci beaucoup.
Je n'ose pas lui dire que je ne sais pas ce qu'est la « DR ». Les livres spécialisés, que j'ai
longuement parcourus, ne donnent pas ce genre de détails et, à l'époque, la DGSE n'a pas de site Web.
Quelques secondes plus tard, une jeune secrétaire vient me prendre en charge. Je longe la
place d'armes qui a été transformée en pelouse. Une plaque en cuivre est posée sur le sol juste en
face de l'entrée pour honorer les morts du Service en opération. Des bouleaux gris jalonnent l'endroit.
Je me tourne vers la jolie secrétaire pour engager la conversation.
— Où va-t-on ?
— À l'état-major de la DR, monsieur.
— C'est quoi la DR ?
Elle me regarde avec un sourire non dissimulé. Je dois vraiment lui donner l'impression de
sortir de ma brousse.
— La Direction du renseignement, la plus importante des directions de la maison. Elle a en
charge toutes les diffusions, vous savez, les notes qui sont transmises au gouvernement.
Je devise gentiment avec mon accompagnatrice, essayant d'apprendre les bases de
l'organisation de la direction, qui semble particulièrement complexe. Le Service de recherche, le SR,
qui s'occupe de la politique internationale, le contre-espionnage, le CE, qui a en charge le suivi des
services spéciaux adverses, surtout les Soviétiques, et le Service des relations extérieures, SEREX,
qui gère les contacts avec les services étrangers homologues de la DGSE, c'est-à-dire ayant les
mêmes missions que la Centrale.
D'un pas alerte, je me dirige vers une double porte vitrée dont les poignées de bronze
étincellent au soleil de ce matin d'automne. Au travers de la vitre j'aperçois un grand hall, le sol en
dalles de marbre, un petit guichet avec un garde – encore un. Alors que je m'apprête à pousser l'huis
magique qui va me faire entrer dans le monde de l'espionnage, la secrétaire m'arrête :
— Non, monsieur, pour nous l'entrée, c'est derrière.
— Derrière ?
— Oui… Là, c'est l'escalier du directeur général. Seuls lui, ses invités et les membres de son
cabinet prennent l'escalier d'honneur.
— Ah bon…
Je ne cherche plus à comprendre. La secrétaire pousse une vieille porte en métal, recouverte
d'un antirouille brun foncé. Nous voilà sur un palier, la couleur ou l'absence de couleur, comme on
veut, ressemble à celle de la salle d'attente du poste de garde. On monte un escalier, large comme
ceux des casernes. Juste un étage. Un couloir toujours aussi jaunâtre. Des bureaux. Des plaques sur
certains d'entre eux : « Monsieur le directeur », « Chef d'état-major »… Puis le secrétariat. On va
m'introduire chez l'adjoint. L'adjoint de qui ? Aucune idée.

Bienvenue dans une maison de fous
Même pas le temps de dire bonjour, me voilà devant la porte d'un bureau sans nom ou signe
distinctif. Deux coups de doigt donnés sans violence et un « entrez » à peine aimable. Mon guide,

sans autre forme de procès, me fausse compagnie et me laisse planté là. J'ouvre la porte.
— Bonjour, monsieur Siramy, vos camarades ont déjà commencé le stage. Vous les rejoindrez
début novembre. En attendant vous êtes affecté au SR, le Service de recherche. Ici on parle beaucoup
par sigles. Il faudra vous y faire, mais n'hésitez pas à demander. Vous irez vous occuper d'affaires
militaires. Après le stage, vous pourrez choisir votre affectation. Profitez du mois qui est devant vous
pour régler votre situation avec la sécu… je veux dire le Service de sécurité. Il faudra voir aussi le
Service médical et l'administration. Faites l'administration en premier, ils vous donneront une fiche
navette. Ah, je vous souhaite la bienvenue dans cette maison de fous.
L'entretien est terminé, il me faut prendre congé au plus vite. Des piles de parapheurs
semblent attendre leur sort sur une table, à portée du fauteuil de « l'adjoint ». Des affaires autrement
plus passionnantes que ma petite personne doivent dormir dans ces dossiers.
Ce jour-là, je suis loin de penser que quelques années plus tard, j'occuperai ce même bureau.
Ces fameuses affaires, ce sera à mon tour de les traiter.

5J'apprendrai vite qu'à la DGSE on parle d'officier de renseignement.

2. Dans le chaudron
de la lutte antisoviétique
Sept mois plus tard. 15 mai 1985. Il y a quinze jours, j'ai été affecté au secteur K du Service de
contre-espionnage. J'appartiens désormais à la Section organisations de masse où j'assure le suivi
des journalistes, tous les journalistes du monde, y compris français, qui, par un moyen ou un autre,
véhiculent la doctrine soviétique ou pratiquent des opérations de désinformation au profit de Moscou
et de ses services spéciaux, notamment le KGB ou le Département international (une structure à part,
dépendant strictement du Politburo). On est encore loin de la chute du mur de Berlin et de l'explosion
de l'URSS. Au Kremlin se sont succédé de vieux caciques du parti, Iouri Andropov puis Konstantine
Tchernenko, tous deux rapidement disparus après leur accession au pouvoir suprême. Mikhaïl
Gorbatchev vient de prendre la tête du Parti communiste. Mon maigre savoir « ès soviétologie » me
conduit à me plonger dans les dossiers afin de m'imbiber des rapports rédigés par mes
prédécesseurs. J'arrive très tôt le matin et quitte le bureau très tard, comme pour rattraper le temps
perdu et réussir à vaincre mon ignorance.

« Es-tu gaulliste ? »
Il est 8 h 30 ce jour-là. La porte s'ouvre et je sens une présence derrière moi. C'est Joseph, le
chef de secteur, qui attrape le dossier de ma chaise comme pour se retenir. Il est de taille moyenne, a
les cheveux grisonnants et une drôle de manière de remonter son pantalon, comme il le ferait avec un
tire-bouchon. Il enlève ses mains du dossier de ma chaise, les enfonce dans ses poches et se livre à
son rituel. Il en profite pour tirer de sa poche gauche un paquet de cigarettes, des Rothman rouges, et
une boîte d'allumettes. Il en allume une et jette le petit bâton encore incandescent dans mon cendrier
déjà plein. Sa voix est inimitable, probablement éraillée par l'excès de tabac.
— Alors, monsieur Siramy, on se plaît à K… Je suis le colonel Joseph Fourrier. On m'appelle
Joseph, tout simplement. Je n'ai pas pu vous voir plus tôt, j'étais en mission à l'étranger pour
rencontrer un de nos homologues, un totem. Vous avez trouvé vos marques. Ça se passe bien avec
votre chef de section ? Pierre-Marie est intelligent, un peu difficile parfois, mais intelligent.
— Oui, mon colonel, ça se passe bien. Un peu compliqué, mais ça se passe bien.
— Surtout que Pierre-Marie ne doit pas vous guider beaucoup, je ne parle pas de DSQ6 ou de
Didier V., l'un des meilleurs rédacteurs du service, spécialiste des écologistes inféodés à Moscou.
Je garde le silence sur l'accueil qui m'a été réservé. La première question a été : « Es-tu

gaulliste ? » L'être semblait constituer une tare définitive. Je crois que c'est le fameux DSQ, un
adjudant qui se fait passer pour commandant, qui me l'a posée. J'ai appris ce jour-là que le Service
n'est pas politiquement neutre. En ces années du premier septennat de François Mitterrand, ses agents
se disent tous mitterrandiens, alors qu'ils sont nombreux à ne pas masquer leur idéal d'extrême droite.
Surprenant. Mais la suite me réserve d'autres surprises : un racisme larvé, un antisémitisme affirmé,
une obsession antimaçonnique, une homophobie déclarée.
— Monsieur Siramy, vous allez me suivre, je vais vous donner un document et vous vous
mettrez dans la salle de réunion pour le lire tranquillement. Il est excellent, c'est moi qui l'ai rédigé.
Il part alors d'un grand éclat de rire, comme pour se moquer de lui-même.
— Vous y verrez peut-être mon numéro de rédacteur.
Le numéro de rédacteur7, quasiment une seconde peau : quatre chiffres qui vous suivent
pendant toute votre carrière. Un peu comme le 007 des services britanniques… À la Boîte, je suis
3265. Le colonel, c'est 1218 ; la différence entre les deux nombres s'explique facilement par
l'ancienneté dans le Service.

La stratégie de Moscou vis-à-vis du monde libre
Le colonel Fourrier me conduit jusqu'à son bureau, guère plus grand que le mien, à la
différence qu'il y travaille seul et que, dans le mien, nous sommes trois, la pièce étant rendue encore
plus exiguë en raison des armoires métalliques qui contiennent de nombreux dossiers : ceux des
associations, des groupes de pression et des individus qui ont attiré notre attention. Durant mes
premiers jours à la DGSE, je n'ai pas eu le droit de les ouvrir. Méfiance, méfiance : imaginez que je
sois gaulliste, juif, homosexuel et franc-maçon ou seulement l'un des quatre…
Joseph se laisse tomber dans son fauteuil. Son bras gauche est un peu ankylosé, il se rattrape
avec le droit. Je saurai plus tard que c'est un vieux souvenir de la guerre d'Algérie et que sa Légion
d'honneur il l'a obtenue au feu et non, comme aujourd'hui, à l'ancienneté et aux points. Il allume une
nouvelle cigarette et s'amuse à faire des ronds de fumée.
— Une fois que vous aurez lu ce document et que vous aurez compris le rôle de Boris
Ponomarev, plus dangereux que le patron du KGB, nous en discuterons. Je vous propose de déjeuner
avec moi à midi, à la cafétéria. Nous pourrons en parler. Vous n'aurez pas besoin de trois heures pour
comprendre.
Je sors du bureau du colonel et croise Chantal, assistante et rédactrice au sein de la section.
— Bonjour, Pierre, ça y est le chef vous a mis la main dessus. Bienvenue au club. Il n'a pas
traîné.
— En tout cas, je ne suis pas visible de la matinée.
— Je m'en doutais.
Elle entre dans le bureau qu'elle partage avec Didier V. Quant à moi, après avoir pénétré dans
la salle de réunion, je m'enfonce dans un fauteuil, paquet de cigarettes, briquet S.T. Dupont et
cendrier à portée de main. J'entame la lecture des cinq pages du fameux document. Il résume crûment
la stratégie de Moscou à l'encontre du monde libre et des pays satellites de l'URSS. En voici un
extrait.
« Le communisme international.

I. Introduction.
La détente n'est qu'une formule pour évoquer le conflit qui oppose le monde communiste
dirigé par Moscou au monde occidental.
Dans ce conflit, Moscou dispose de l'appareil communiste international pour appliquer sa
stratégie globale qui consiste :
− à détruire l'économie et affaiblir la puissance politique du monde occidental, en le
séparant du Tiers-Monde ;
− en un deuxième temps, exploiter ce résultat en renversant les gouvernements et en
mettant les communistes au pouvoir dans les pays occidentaux.
Le communisme international est l'outil de cette stratégie.
a) Historique.
L'appareil du communisme international a commencé à être mis en place en 1919 par
Lénine avec la création du Komintern au Secrétariat général de la IIIe Internationale. Le
Komintern a pour première tâche d'organiser le ralliement à la IIIe Internationale des partis
socialistes adhérant à la IIe internationale. Cette action a pour résultat une scission des partis
socialistes [...]
Depuis, le Komintern et ses successeurs recherchent la réunification sous le contrôle de
Moscou des partis et mouvements issus de la IIe Internationale et se réclamant du socialisme.
Ils appliquent pour cela la tactique de l'unité d'action.
Avec l'avènement de Staline, le communisme perd son caractère international pour devenir
un instrument aux mains du nationalisme russe. Il s'ensuit le départ de Trotski qui forme la
IVe internationale, la formation dans le Komintern de groupes contestataires qui donnera lieu à
des purges en URSS et à l'extérieur. La contestation se manifestera surtout en 1939 avec le
pacte germano-soviétique. En 1943, Staline dissout le Komintern.
Après la guerre, l'épuration se poursuit en URSS et dans les pays socialistes, le Komintern
est remplacé par le Département des Affaires extérieures du Comité central du Parti
communiste d'URSS.
Ce département dispose d'un bureau, le Kominform créé avec la guerre froide pour
contrôler les PC du monde occidental et épurer les PC des pays socialistes poussés à la
contestation par l'exemple yougoslave.
En 1956, Khrouchtchev provoque la fin de la guerre froide et lance la coexistence
pacifique à l'occasion du 22e congrès du PC soviétique. Il en profite pour se réconcilier avec
la Yougoslavie de Tito.
En 1957, il favorise la création d'un Département international du comité central du PC
d'Union soviétique. Il en donne la direction à Boris Ponomarev… »

L'énorme machine du Parti communiste soviétique
La porte s'ouvre et le colonel Fourrier, dans l'embrasure, me lance un air un peu goguenard :
— Alors, intéressant non ?
— C'est surtout de l'histoire, mon colonel.

— Oui, oui, mais de l'histoire qui explique l'Histoire et la difficulté de notre travail.
De son geste inimitable, le colonel Fourrier remonte son pantalon. Sur sa cravate on devine
une petite tache jaune, de l'œuf à tous les coups, souvenir d'un dernier déjeuner.
— Mais, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, continuez votre lecture.
La porte refermée, je me penche sur les feuillets qui décrivent dans le détail le communisme
international. Mais quelque chose m'échappe. Le sujet devrait être soumis à la sagacité d'un autre
secteur de la DGSE, en l'occurrence le contre-espionnage spécialisé dans l'étude des services
spéciaux soviétiques et des États satellites, surnommé dans le jargon maison CE/D. Pourquoi me meton ce document sous le nez ? En raison de l'implication de nationaux, notamment de Français ? C'est
certainement cela que veut me montrer Joseph du haut de son intelligence pointue et de sa curiosité
jamais satisfaite.
« Le Département international du PCUS est directement piloté par le secrétariat du PC
soviétique et par le Politburo. Il est en fait le véritable responsable de la politique extérieure
de l'URSS. Il se compose de secteurs géographiques qui activent les partis communistes
extérieurs à l'URSS, d'un secteur qui actionne des mouvements de masse internationaux qui
regroupent des individus dans un but de défense d'intérêts professionnels ou catégoriels et
enfin d'un secteur chargé de la coopération avec les organisations internationales comme
l'ONU, l'OUA ou la Ligue arabe… »
En lisant ces lignes, je découvre que le Département international du PCUS, le DI comme on
dit au Service, représente une énorme machine directrice et coordinatrice qui embrasse l'ensemble
des partis communistes qui, dans chaque pays, ne sont autres que ses représentants quand ils ne sont
pas au pouvoir. Les divergences entre les PC nationaux et le PCUS, comme celles orchestrées à
l'intérieur des partis, sont toujours réglées par le fameux DI qui profite de ces situations pour montrer
qu'ils sont bien des partis démocratiques.
« … d) Les mouvements de masse.
Alors que les partis communistes organisent l'Unité d'Action entre les Partis, les
mouvements de masse organisent l'Unité d'Action à la base. Les mouvements de masse sont
caractérisés par une double subordination, internationale avec le PC soviétique et locale avec
les PC nationaux. Plusieurs mouvements de masse nationaux ont pour objectif l'amitié avec les
pays communistes, par exemple France-URSS, et servent à recruter des sympathisants, les
compagnons de route.
Pour citer les deux principaux, notons le Mouvement de la Paix et la Fédération syndicale
mondiale. L'un exploite le pacifisme, l'autre le regroupement de travailleurs pour la création
d'un organe syndical unique, contrôlé par Moscou. L'action est également menée vers les pays
en voie de développement, répartie en zones géographiques, par exemple l'organisation
tricontinentale de solidarité qui siège à La Havane et qui coordonne les activités de
l'organisation de solidarité des peuples d'Asie et d'Afrique et celle des peuples d'Amérique
latine…
L'axe d'effort principal de la politique de Moscou est, d'une part, la conquête militaire de

l'Afghanistan, par exemple, ou l'installation de zones d'influence grâce à l'aide fournie aux
mouvements de libération… »

Comment lire un dossier de renseignement
12 h 30. Joseph est à l'heure.
— Alors, monsieur Siramy, on va déjeuner… Vous avez compris quelque chose à mon
papier ?
— Deux choses, mon colonel – je ne me fais pas à l'idée de l'appeler Joseph, une question de
respect vis-à-vis d'un maître-espion –, oui deux choses : je croyais qu'on ne faisait pas de francofrançais, pourtant le jeu du DI est international.
— Je crois que vous avez bien compris le début. C'est un petit peu plus compliqué que ça.
Il remonte son pantalon, son front se plisse. Il se demande s'il peut m'en dire plus. Ce sera
pour plus tard :
— Je vais vous envoyer chez Jo Puille, le chef du secteur CE/N.
— Mais, mon colonel, je n'ai aucune envie de m'occuper des Africains, parce que c'est bien
ça N ?
— Oui, oui, mais c'est temporaire, trois semaines au plus. L'officier traitant 1310 est un
véritable ami et connaît toutes les ficelles du métier. Il a sauté en 1942 sur la Hollande pour rejoindre
la Résistance française, il était dans le même avion que Jacques Foccart.
En prononçant le nom de Foccart8, Joseph me jette un regard en coin pour voir si je réagis,
histoire de savoir si je le connais voire si, par hasard, je n'appartiendrais pas à ses fameux réseaux
qui noyautent la Boîte. Je ne bouge pas un cil, n'ayant eu connaissance de cet homme et de son
dispositif au cœur du pouvoir que depuis seulement quinze jours grâce à la lecture des dossiers.
— Non, Pierre (pour la première fois Joseph m'appelle par mon prénom), ne vous méprenez
pas. Jo Puille a plus de temps que moi et il vous faut passer à la vitesse supérieure. Il ne s'agit pas
seulement de lire des dossiers, il faut savoir ce qu'ils disent au fond. Apprendre à lire le
renseignement, trouver la source et l'OT qui l'a traité – ça, ce n'est pas le plus simple –, évaluer la
cotation avec sa lettre et son chiffre. Méfiez-vous de la cotation B/2 qui vous induirait à croire que
c'est un bon renseignement9. Jo vous expliquera tout ça, il a commencé sa carrière en 1942, il a été au
Service action du temps de la Main rouge, l'organisation qui coulait les bateaux transportant des
armes pour le FLN algérien. C'est une chance pour vous d'être formé par un homme comme lui. Il
connaît la Boîte sur le bout des ongles. À votre retour, je vous donnerai un dossier à étudier, vous
aurez le temps qu'il faudra, mais c'est pour l'amiral Lacoste, le directeur général. Vous voyez, j'ai
confiance en vous.
Je tirai de ces propos une certaine fierté tout en me demandant une fois de plus dans quelle
galère je m'étais embarqué.

6Le surnom d'un membre de la section.
7Ce numéro est un véritable matricule, pour les officiers traitants comme pour les simples rédacteurs. On le conserve pendant toute sa carrière professionnelle.
8Secrétaire général de l'Élysée aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974, Jacques Foccart a été le M onsieur Afrique de Charles de Gaulle puis de Georges
Pompidou, ce qui a fait de lui un symbole de la « Françafrique », tout en détenant un solide réseau au sein des services de police et de renseignements. Il a été
cofondateur du Service d'action civique, le SAC.
9Tous les renseignements obtenus par la DGSE sont cotés par une lettre et un chiffre. La lettre indique la source. A ou B montre qu'elle est très bonne et qu'elle est
très bien placée. Le chiffre précise s'il s'agit d'un document ou d'une conversation avec un tiers, connu ou inconnu. Lire chapitre 16.

3. Ces journalistes français qu'on écoute
21 mai 1985. Rendre visite à Jo Puille, c'est afficher son appartenance au « club », à la bande :
celle de Joseph Fourrier, l'officier qui, le premier, a engagé à la DGSE la lutte contre le terrorisme.
Le colonel Fourrier est en effet un ami intime d'Hubert, le pseudo de Puille au Service action. Du haut
de mes trente ans, je vois un homme qui me semble avoir l'âge de mon père avec ses cheveux et
moustaches blanchis par les années. Il prise à longueur de temps et souffle dans un mouchoir marron
de nicotine. Il ressemble plus à un paysan du Berry qu'à un espion profilé Sean Connery. Hubert vous
tutoie immédiatement et ne demande pas la réciprocité. L'homme est carré, tout en muscles malgré
son allure de préretraité. Il en joue, au même titre que de sa relative surdité qui lui permet de faire
répéter la question pour mieux réfléchir à la réponse.
— Bonjour monsieur, je suis Pierre Siramy.
— Oui, je sais, Joseph veut que je te forme à l'étude d'un dossier. D'abord, ici, on m'appelle
Hubert et puis pour te montrer comment étudier un dossier de contre-espionnage, ça ne peut se faire
que par l'exemple. Je ne suis pas pédagogue, alors je vais t'en donner un, un gros, et en fin d'aprèsmidi on en parle. On pratiquera comme ça pendant trois semaines, j'espère que tu en retiendras
quelque chose. Selon Joseph, tu dois y arriver sans mal… Ne t'inquiète pas, ce n'est qu'une petite
partie du « DP10 ».
Hubert a déjà choisi le dossier : six boîtes d'archives bourrées de documents attendent sur une
petite table installée au bout de son bureau.
— Installe-toi là, Siramy. Tu as bien fait d'apporter un bloc et un crayon, tu en auras besoin dans
le cas où tu voudrais résumer tout ça.
Ses yeux gris pétillent de malice. Il me lance cette boutade comme pour voir comment je réagis.
Je ne fais aucun commentaire et tire la chaise qu'il me désigne pour m'asseoir devant ce coin de
bureau.

Un compatriote suivi à la trace
Le fameux dossier porte un nom : Michel Lambinet. J'apprends rapidement, dès les premiers
feuillets, que l'homme qui a rendu si prolixes les rédacteurs des services secrets est français,
journaliste, spécialiste du monde africain et travaille pour une petite lettre confidentielle. Je
comprends vite pourquoi son DP est conservé chez Hubert. Après tout, ce dernier est chef de CE/N,
le secteur Afrique du contre-espionnage. Je comprends moins pourquoi la DGSE suit à la trace un
compatriote français avec une telle ardeur. Une fois de plus, le terrain de chasse de la Boîte
commence bien à l'intérieur de nos frontières, et non pas au-delà…

Curieux personnage que Lambinet11, dont la carrière africaine démarre à Kinshasa comme
journaliste au sein de l'agence américaine UPI. Devenu proche du dictateur congolais Mobutu, il est
par la suite écarté par un avocat méconnu à l'époque, devenu depuis une figure incontournable de la
Françafrique : Robert Bourgi, conseiller plus ou moins occulte de Nicolas Sarkozy à l'Élysée à partir
de 2007. Avec son caractère impossible mais surtout un épais carnet d'adresses recensant autant des
chefs d'États que d'obscurs fonctionnaires, des chefs d'entreprises et des élus, si possible gaullistes,
et des agents secrets, Michel Lambinet est craint. « Il était de loin préférable de l'avoir avec soi que
contre soi12 », a écrit dans ses Mémoires un ancien de la Boîte qui le connaissait bien, Maurice
Robert, passé ensuite chez Elf puis nommé ambassadeur de France au Gabon. La « Lettre d'Afrique »
de Michel Lambinet, diffusée sur le mode de la publication confidentielle, sert de vecteur à des
opérations de désinformation en bonne et due forme. Maurice Robert s'en sert pour diffuser de
fausses informations et passer des messages – comme il utilise d'autres médias pour ses opérations
de propagande. Franc-maçon affiché, homme de l'ombre assuré, Lambinet dispose d'un fichier nourri
auprès de diverses sources, des deux côtés du mur de Berlin. Un temps, il répand la rumeur qu'un
certain nombre de personnalités auraient été des agents soviétiques : des diplomates, membres du
cabinet du ministre de la Coopération, ou encore un conseiller de François Mitterrand à l'Élysée.
Pour certains, il avait d'ailleurs raison… Lambinet veut que l'on croie qu'il agit pour le compte de la
CIA, l'agence d'espionnage américaine. On le soupçonne surtout d'être un agent de l'Est…
Michel Lambinet intéresse donc la Boîte depuis des lustres. Avant la DGSE, le SDECE,
ancien nom des services secrets, suivait déjà ses activités. Plus de vingt ans d'archives. Les premiers
documents contenus dans les boîtes sont jaunis par le temps. Dans la masse de papiers, une petite
pochette attire mon attention. Je l'ouvre et trouve une pile de pelures roses sur lesquelles sont
retranscrits des dialogues entre un certain « Lamine » et différentes personnes ou éminentes
personnalités. Je comprends vite que Lamine n'est autre que Lambinet et que je manipule entre mes
mains des retranscriptions d'écoutes téléphoniques : ce que la Boîte appelle dans son vocabulaire
bien à elle des « Z » ou des constructions. Dans le langage administratif classique des ministères de
la Défense ou de l'Intérieur, les écoutes sont plutôt dénommées « interceptions de sécurité ».

Des comptes rendus d'écoutes qui ne reviennent pas toujours
Hubert m'explique, en voyant l'intérêt que je porte à ces feuillets A4, comment fonctionnent les
demandes d'écoutes. Une procédure complexe… Je n'avais jamais vu de tels documents au cours du
stage d'exploitation, censé nous apprendre à faire des notes et des fiches en inventant un pays,
Eponie, exercice fort bien monté au demeurant et animé par une instructrice particulièrement
dynamique et convaincue, Marie-Pierre G.
— Tu fais une demande qui passe par le chef de secteur, puis par le chef du contre-espionnage
qui l'envoie ensuite à l'état-major de la Direction du renseignement et après ça, si elle est conforme,
elle part à la Direction générale pour être transmise au cabinet du Premier ministre qui donne son
accord…
— Mais c'est très lourd comme procédure.
— C'est pour protéger la liberté individuelle, tu comprends. Alors des fois, il faut être
imaginatif… c'est simple. On ne peut pas soi-disant écouter les journalistes ou les avocats, c'est très
relatif, tout dépend ce qu'on nous demande de chercher. Quand l'écoute a été acceptée et a eu lieu, le

Service reçoit des comptes rendus en trois exemplaires. Le rose, c'est celui de l'exploitant
demandeur. Ne sois pas surpris si jamais tu vois que des numéros manquent, les plus intéressants sont
mis de côté par les autorités et dis-toi que tu n'as pas à en connaître. Tu te débrouilles autrement pour
savoir…
Hubert laisse entendre que ce type d'information ne peut être acquis qu'avec l'aval du
politique. C'est-à-dire quasiment n'importe qui, comme le prouvent les demandes d'écoutes faites sur
ordre de l'Élysée13 à la requête de collaborateurs d'une cellule occulte dont les membres seront
condamnés des années plus tard par la justice. Déplaire à Dieu ou à ses saints peut, en ces années-là,
vous valoir de vous retrouver écouté.
Hubert s'arrête de parler avec la mine de celui qui en a trop dit. Il a le culte du secret et, après
tout, je ne suis qu'un tout jeune rédacteur, même si, comme à son habitude, il me tutoie déjà – ce que
je prends pour un honneur.
Je commence à comprendre l'intérêt porté à ce ressortissant français par la DGSE. La lecture
des documents, les liens de Michel Lambinet avec des organisations à caractère international… La
Boîte a pleinement sa place dans ce dispositif d'enquête.
Ce jugement, je le conforte aisément en lisant des documents qu'Hubert surnomme des
« blancs » et des « jaunes14 ». S'il s'agit encore d'écoutes, les premiers correspondent à des
interceptions électromagnétiques en clair, les seconds à des communications codées dont le chiffre a
été cassé. On y lit des conversations, une fois de plus, mais aussi des fax entre autorités qui croient
que leur mode de chiffrement les protège des services spéciaux et de leurs grandes oreilles. Il est
vrai que c'est souvent la France qui a installé les moyens techniques de transmission des pays
africains. Il ne faut pas en vouloir à la Boîte d'y avoir glissé quelques systèmes pervers facilitant le
décodage et l'encodage. C'est la juste loi des services spéciaux. La National Security Agency (NSA),
l'agence américaine qui intercepte des millions de communications dans le monde, fait même mieux :
elle dispose de sources humaines, des hommes et des femmes qui lui fournissent des renseignements
techniques ou qui apportent les modifications nécessaires à un meilleur décryptement.
Dans chacune des feuilles que je tourne, on retrouve le nom de Michel Lambinet et sa
signature en bas de notes destinées à de hautes autorités de l'Afrique francophone. L'homme joue un
double jeu, exposant toujours ce que l'interlocuteur veut entendre. Je comprends mieux les propos
vagues d'Hubert. Le portrait de Michel Lambinet se dessine au fil des pages du dossier. L'homme
apparaît comme l'ami de chefs d'État africains, l'un des hommes influents des réseaux Foccart, un
« désinformateur » sur l'Afrique comme me le dira Hubert, un émissaire transportant des valises
remplies de billets destinés à un parti politique français, en d'autres mots un intermédiaire zélé.

Proche de mouvements prosoviétiques
Après un rapide déjeuner en solo, je retourne dans le bureau de Hubert. Mais les documents
ne sont plus à leur place, ni sur aucun bureau. J'attends 15 heures, le retour de Jo Puille.
— Vous cherchez le dossier que je vous ai donné à lire ?
— Oui, monsieur Puille.
Je n'arrive pas à l'appeler Hubert.
— Eh bien vous apprendrez qu'au contre-espionnage on ne laisse pas traîner un DP sur son
bureau, même pour aller déjeuner, même en fermant la porte avec son verrou sécurisé. On le range

dans l'armoire forte et on la ferme en brouillant la combinaison. Heureusement que je suis parti après
vous. Bon apprentissage, non ?
Jo Puille ouvre l'armoire et me laisse reprendre le dossier. Je saisis les boîtes sous l'œil
ironique d'Hubert. Je comprendrai plus tard que cette leçon m'aura été utile.
À 17 heures précises, Hubert se tourne vers moi.
— Tu veux une bière ?
— Avec plaisir, monsieur Puille.
J'apprendrai aussi au fil des jours qu'il y a chez lui une sorte de tradition : Hubert boit
toujours une bière à 5 heures de l'après-midi. Il ouvre une bouteille de Kronenbourg qu'il dépose
devant moi en faisant attention qu'elle ne tache pas les documents étalés sur la petite table. Il prise et
me lance un sourire en coin.
— Alors, Pierre, qu'est-ce que tu as trouvé dans ce dossier ? Je sais, c'est le début, mais tu as
dû voir des choses.
Il prend sa propre bière et en avale une gorgée. Fier de mes connaissances nouvelles, je récite
mes trouvailles : Michel Lambinet entretient des relations avec des membres d'organisations de
masse ; on peut facilement en déduire qu'il est assez proche de mouvements prosoviétiques.
— C'est tout ?
— Non, il est membre des réseaux Foccart.
— Oui, et alors ?
— Je ne sais pas.
— Qu'est-ce que tu as relevé comme documents importants ?
Je lui présente une petite liasse que j'avais mise en biais. Je glisse des feuilles blanches pour
marquer leur place et ne pas avoir à refaire l'ordre chronologique qui semble tellement important
dans un dossier de contre-espionnage. Je les tends à Jo Puille qui les regarde d'un œil distrait.
— C'est pas mal. Tu as vu des choses, mais pas l'essentiel.
— Je crois pourtant avoir ciblé tous les liens avec des organisations de masse qui montrent
que Lambinet n'est pas aussi honnête qu'il peut y paraître.
— Oui, oui, j'ai vu, c'est pas mal, je te l'ai déjà dit… Mais ce que j'aurais voulu que tu me
montres, c'est ce bulletin de renseignement.

Un curieux document à décharge…
Il se lève et, du revers de la main, essuie la mousse de la bière qui s'est fixée dans sa
moustache. D'un doigt, il fait glisser la pile de papiers et tire un feuillet, le fameux BR. Je jette un
coup d'œil, le renseignement est en faveur de Lambinet, une pièce à décharge le présentant comme un
grand spécialiste de l'Afrique ayant ses entrées auprès de tous les chefs d'État de la Françafrique. Je
le signale à Hubert. Il hausse les épaules.
— Non, ce n'est pas ça l'important. Regarde le numéro de l'officier traitant, l'OT 1630, le nom
de la source, Barbotin15, son pseudonyme, les conditions de recueil de l'information et le
renseignement qui dédouane Lambinet. Ce sont ces quatre éléments qui font un vrai document secret.
Pour celui-là, tu apprendras au fil des mois quel est l'OT et le nom de la source. Quant aux conditions
de recueil, qui sont indiquées par un timbre particulier, tu iras au Bureau R qui te dira où et quand le
renseignement a été obtenu puisque ce bureau reçoit tous les comptes rendus d'entrevue entre un

officier traitant et une source. Tu n'en sauras guère plus, ils ne sont pas bavards. Ils gardent
précieusement le secret des sources, qu'il s'agisse d'honorables correspondants ou d'agents16, voire
d'OT ou d'anciens du Service. Tu vois aussi qu'il faut se méfier des sources amies avec ton objectif.
La collusion Lambinet et « Barbotin » est évidente.
—…
— Ah, j'ai oublié de te dire que Joseph veut te voir au secteur demain matin. Je ne pense pas
que tu aies le temps de finir le DP Lambinet, mais, d'ores et déjà, dans les dossiers que tu étudieras,
pense à ce que je t'ai dit.

10DP = dossier sur une personne.
11Il est décédé en janvier 1996.
12M aurice Robert, Ministre de l'Afrique, 2004, Seuil.
13De 1983 à 1988, la présidence de la République se livre à des écoutes illégales. C'est la fameuse affaire dite des « écoutes de l'Élysée ».
14Ces deux types de documents sont fournis par la Direction technique et plus particulièrement par le STR, le Service technique de recherche.
15Le véritable nom de « Barbotin » sera révélé au chapitre suivant.
16L'honorable correspondant, ou HC dans le jargon du Service, est une source bénévole souvent mue par un idéal patriotique, contrairement à un agent, toujours
rémunéré. Tous deux sont officiellement immatriculés à la DGSE.

4. De l'URSS à l'Égypte,
des amitiés suspectes…
22 mai 1985. À 9 heures précises, je suis devant la porte ouverte du colonel Fourrier. Il est là,
les deux pieds posés sur son bureau, armé de son stylo, en train de lire une note. J'ose à peine le
déranger tant il semble pensif…
— Entrez, Siramy.
— Je ne veux pas vous déranger.
— Non, non, vous ne me dérangez pas. Je lisais une fiche de K Terro. Le rédacteur ès terrorisme
ne voit pas plus loin que le bout de son nez.
Dans le couloir passe Alain Borras, un nageur de combat, un ancien du Service action ayant la
haute main sur les affaires sensibles du secteur. Joseph fait un signe de la main pour le saluer. On
entend un vague : « Bonjour, mon colonel. » Il y a entre eux deux une vraie complicité.
— Oui, Siramy, j'ai besoin de vous au secteur. J'ai prévenu Hubert qui a quand même eu le
temps de vous donner deux ou trois tuyaux. Il va falloir être rapide, apprendre à faire des réquisitions
d'archives [des RAC, selon le langage maison] aux archives centrales. C'est une mine de
renseignements. Il vous faudra cribler17 des tas de noms chez Mme B., consulter les références et les
dossiers. Dans cette affaire que je vous confie, vous rédigerez une fiche pour le directeur général. Le
DG veut un papier objectif. Vous êtes le dernier arrivé donc vous êtes l'homme de la situation. Je
vous accorde un mois. Vous demanderez à DSQ de vous donner un coup de main. Il connaît toutes les
procédures et se révèle un sacré fouineur. Il faut faire seulement attention à ses raccourcis… L'étude
porte sur un journaliste membre de plusieurs associations plus ou moins liées aux organisations de
masse prosoviétiques et panarabes. Son nom est Lucien Bitterlin et son association s'intitule l'ASFA,
c'est-à-dire l'Association de solidarité franco-arabe. Voilà, vous savez tout, Siramy. Bon courage.
Je retrouve mon bureau. Pierre-Marie Y., mon chef de section, me regarde en coin ; il sait que
quelque chose se trame sans savoir quoi. Et il a ça en horreur. Moi aussi d'ailleurs. Je n'aime pas
faire des cachotteries, mais nous sommes au Service de contre-espionnage et c'est un peu la règle.
Seuls des demi-mots sont échangés entre rédacteurs. Perpétuelle suspicion. Personne n'est vraiment
fiable. Drôle d'ambiance…

Infos en pagaille aux archives centrales
Il me faut m'atteler à ce nouveau dossier. Première étape, plonger dans les archives du contreespionnage afin de cribler Lucien Bitterlin et l'ASFA. Armé de mon ignorance, je trouve que me

donner un mois pour rédiger une biographie de l'intéressé et une étude de son association me semble
bien long. En huit jours l'affaire devrait être bouclée, du moins, à mes yeux. L'air entendu du colonel
Fourrier ne m'a pas impressionné. Je descends au sous-sol voir Mme B. qui gère toutes les
références, travail ingrat qu'elle mène avec deux anciens gendarmes. Ils sont tous d'une extrême
gentillesse.
En tapant les lettres BIT sur le clavier du rotopanel, je vois soudain apparaître la boîte
contenant toutes les références sur Bitterlin. Il n'y a pas une, mais vingt fiches le concernant. Encore
un journaliste qui a mobilisé les agents de la DGSE… Je note tous les secteurs du Service disposant
d'un dossier sur lui ainsi que les commentaires ajoutés à la main. Mes recherches sur l'ASFA donnent
à peu près le même résultat. Finalement, un mois sera bien court. Je remonte à l'étage et demande à
Yves, le fameux DSQ, de m'expliquer comment on fait une réquisition aux archives centrales. Je lui
indique les deux noms que je cherche. Le voilà qui commence à m'entreprendre pour me faire part de
son savoir sur Bitterlin et consorts, avant que je mette le holà. C'est à chaque fois le même cinéma :
Yves aime tant se faire valoir. C'est sa nature. Il me tend le carnet de demandes de RAC, je coche la
case « très urgent » et remplis le document avec le plus de détails possible. Le soir même les
dossiers en plastique bleu des archives centrales me seront fournis. Ils sont épais, pour ne pas dire
bourrés à craquer au point qu'un seul dossier a dû être mis dans trois chemises.
Le journaliste engagé pour la cause arabe, Lucien Bitterlin, m'occupe jour après jour… sur
papier. C'est aussi cela, le travail d'un agent secret. Je décortique des centaines de pages de
documents, analyse, synthétise… Une fiche de contre-espionnage doit comprendre les éléments
d'identité des intervenants, éclairer les structures dans lesquelles ils jouent un rôle. Ces notes n'ont
pas la taille réglementaire de celles de l'administration française. Elles ne sont pas limitées à une
page et demie au plus mais entrent dans le détail comme s'il s'agissait d'une étude universitaire, le
style en moins. Elles cherchent à rendre lumineux ce qui est souvent obscur. J'apprends ces méthodes
en lisant les fiches rédigées par d'autres agents avant moi. Je les lis, sans tenir compte du fond,
histoire de ne pas brouiller ma réflexion.
Je progresse dans l'étude des dossiers et ce n'est pas sans suspicion qu'on regarde le jeune
officier de renseignement se plonger dans ces énormes chemises. Je me fais expliquer les éléments
relatifs aux sources et j'essaie, comme me l'a appris Hubert, de repérer qui est le rédacteur du
message ou du bulletin de renseignement (le BR). Comment distinguer l'un de l'autre ? Le message
adressé à la DGSE transite par liaison radio, rapidement, le bulletin de renseignement, lui, est envoyé
par la valise diplomatique, tranquillement, au rythme des vacations hebdomadaires. Les informations
que les BR contiennent sont souvent, mais pas toujours, moins importantes que celles transmises par
message. Les BR ne sont pas aussi surveillés que les messages, cela permet de glisser des éléments
sans affoler les autorités de la Boîte qui ne les ont pas en lecture.
Dans la note que je rédige, je décide de ne citer l'ASFA, l'association de Lucien Bitterlin,
maintenant financée par les Syriens, que dans la mesure où elle éclaire le rôle de ses membres. Dans
la même fiche je laisse une large place au Mouvement pour l'indépendance de l'Europe (MIE) qui
mérite, quant à lui, une attention plus particulière, car très lié à l'un de ses principaux acteurs, Alain
Ravennes18, se disant également journaliste, et aux rapports nombreux avec la classe politique de
l'époque. J'ai fait ce choix parce que Lucien Bitterlin a largement gravité dans cet univers et que sa
démarche de barbouze (le mot est choisi) serait difficilement compréhensible sans évoquer les
hommes politiques de l'après-guerre.

Guerre d'Algérie et connexions franco-arabes
Ces beaux dossiers ne semblent pas pour autant au complet. Les nombreuses facettes de mon
sujet n'ont pas totalement dévoilé leur part de mystère. Les renseignements restent souvent vagues et
la lecture de ces dizaines de notes me laisse sur ma faim. Il faut que je cherche plus loin, cribler
d'autres noms, trouver les liens. Je me rends aussi à la Fnac des Halles pour essayer de trouver des
enquêtes sur l'époque. Cette recherche parallèle n'est pas prise en compte, notamment financièrement,
par la Boîte. Je me constitue dès lors une belle bibliothèque que je sépare en deux, les pro d'un côté,
les anti de l'autre, lorsque je me plonge dans le cœur de la guerre d'Algérie et dans les méandres de
la politique française depuis les années 1945.
Je dois avouer que, pendant ce mois de rédaction, tout le monde m'a laissé en paix. PierreMarie Y. n'est guère satisfait que je travaille seul sur ce dossier ; DSQ, plein d'amabilités, cherche à
savoir comment j'avance dans mes recherches ; quant à Didier V., il reste plongé dans ses affaires
germaniques et classe ses papiers comme si de rien n'était.
Un matin, une main ferme me prend l'épaule droite et, sans me retourner, je reconnais l'odeur
d'une Rothman rouge.
— Alors, Siramy, on y arrive ?
Je sens de l'ironie dans les propos, au demeurant sympathiques. Le colonel Fourrier sait la
difficulté de l'exercice et loin de se moquer de moi, il cherche plus à m'encourager, à sa manière. Il
s'assied en face de moi.
— Je suis tranquille ce matin ; vos camarades sont partis voir un correspondant étranger et
DSQ est en congés. Alors, Siramy, qu'est-ce que vous avez trouvé ?
J'étale mes notes, la matinée va être longue et je ne veux pas commettre d'erreur. Je commence
à réciter son CV sans vraiment intéresser Joseph. Bitterlin Lucien est né le 15 juillet 1932 à
Courbevoie, il s'est marié et a divorcé pour se remarier avec une Algérienne, Zahara Tabbi. Il exerce
la profession de journaliste. Dès 1948, il milite au RPF et en 1953 rencontre Jacques Dauer,
imprimeur et homme de presse, gaulliste de gauche. En 1955, Bitterlin devient journaliste au
Télégramme de Paris, fondé par Dauer. J'essaye d'aller au plus vite, voyant bien que je n'intéresse
guère mon interlocuteur.
Passant sur sa courte carrière politique, je lis rapidement sa vie « algérienne », son rôle de
secrétaire général du Mouvement pour la Communauté, le MPC, créé par le même Dauer et qui a pour
mission de rapprocher la France métropolitaine de l'Algérie. Les années se suivent et Lucien Bitterlin
s'enfonce dans la lutte algérienne. Il fréquente Alexandre Sanguinetti, plutôt connu pour être à droite,
voire royaliste, mais qui travaille avec Roger Frey, le ministre de l'Intérieur qui sait bien que
l'utilisation des barbouzes, qu'ils soient soldats, policiers ou espions, voire mercenaires, se révèle
particulièrement utile pour lutter contre l'OAS.
Après les accords d'Évian, Lucien Bitterlin s'active de plus en plus dans le montage des
relations franco-arabes. En 1963, il lance l'Association de solidarité à l'Algérie nouvelle qui devient
l'Association d'amitié et de solidarité franco-algérienne.
En lisant ces passages, je me dis que nous sommes loin des organisations de masse pilotées
par Moscou. Joseph voit mon air sombre.
— C'est très bien, Siramy, continuez votre biographie, vous allez voir, les choses ne sont pas

aussi simples. Je vous écoute attentivement.
Il profite de cette pause pour allumer une cigarette et, dans le même temps, je l'imite. Voyant
mon geste vers mon paquet, il me tend une des siennes. Une fois allumée, je reprends ma litanie.

Le MIE, pépinière de sujets pour la DGSE
En 1967, Lucien Bitterlin fonde l'Association de solidarité franco-arabe, l'ASFA, qui
remplace l'Association de solidarité franco-algérienne. En 1969, il adhère au Mouvement pour
l'indépendance de l'Europe, le MIE…
— Mon colonel, j'ai écrit un chapitre particulier sur ce mouvement, intéressant à plus d'un
titre.
— C'est très bien, Siramy, continuez, vous commencez à m'intéresser.
— Oui, mon colonel.
Je reprends la lecture de mes notes manuscrites. Tout commence par la création du Comité
pour l'indépendance de l'Europe – CIE – en mai 1967 dirigé par Alain Ravennes. Je vois les yeux de
Joseph briller à la seule évocation de ce nom. Le MIE, lui, est fondé en décembre 1968. Plus modéré
que le CIE, le Mouvement pour l'indépendance de l'Europe se veut moins violemment antiaméricain,
moins prosoviétique aussi. Il fallait probablement que le délégué général du mouvement, le même
Alain Ravennes, se fasse discret auprès des membres influents du mouvement, Emmanuel d'Astier de
la Vigerie19, René Capitant, Jacques Debu-Bridel, Jean-Marie Domenach, François Mauriac,
François Perroux ou encore Philippe de Saint-Robert. Certains sont prosoviétiques, d'autres
proaméricains, mais tous ont des opinions très tranchées. Les méthodes employées s'apparentent
néanmoins à celles de certaines organisations de masse chargées de promouvoir la diplomatie
soviétique.
— Vous y allez peut-être un peu fort, mais ce n'est pas faux. Ce sont bien les méthodes des
organisations de masse, celles de Boris Ponomarev, le président du Département international du PC
d'Union soviétique.
— Oui, sûrement, mais je vous fais un raccourci, la fiche sera plus modérée. Par ailleurs, une
des personnalités portant grand intérêt au MIE n'est autre que le ministre Georges Gorse20. Je pense
qu'il faut être prudent.
— Non, non, relatez ce que vous indiquent les documents en veillant à la cotation des
renseignements et aux sources, c'est tout.
— Y compris que Ravennes revendique son homosexualité ?
— Pourquoi pas, dans la mesure où ça apporte quelque chose à la démonstration. Parlez-moi
de lui maintenant. J'ai hâte de savoir ce que vous avez trouvé.

D'autres services s'y intéressent aussi
Il me tient ces propos sans rire et j'ai pourtant le sentiment qu'il en connaît beaucoup plus que
moi sur le sujet. Je consulte mes notes, dans lesquelles Bitterlin apparaît comme une relation étroite
de Pierre Lemarchand, le célèbre avocat gaulliste, tous deux engagés dans la lutte contre l'OAS, la loi
du Talion. Je fouille un peu pour tomber sur le petit dossier Ravennes, alias Rabinowicz. Son père est
né en Pologne et a épousé sa mère, elle-même née en Roumanie. Une famille juive qui a des attaches

en Israël. Très jeune, trop jeune, Alain Ravennes entre en politique et, grâce aux membres bien placés
du MIE, dispose rapidement de contacts au plus haut niveau. Au début des années 70, il souhaite ainsi
obtenir un poste auprès de Pierre Messmer en exploitant leur commune appartenance au MIE. Un
mouvement qui, relativement confidentiel, n'intéresse pas uniquement les services français. Selon une
information propre au Service, le 2 mars 1970, Helmut Schmidt, alors ministre de la Défense de la
RFA, cherche à savoir si son homologue français Michel Debré appartient, comme son prédécesseur
Pierre Messmer, au MIE.
Au milieu des années 60, le fameux Alain Ravennes milite au Parti communiste français qu'il
quitte pour rejoindre la mouvance maoïste en participant aux activités de l'association France-Chine.
Il côtoie Jacques Vergès, future star du barreau. En fait, il ne trouvera un véritable métier qu'en
devenant délégué général du MIE tout en s'affirmant gaulliste de gauche.
J'aimerais revenir sur Lucien Bitterlin et plus particulièrement sur l'ASFA mais je vois que
Joseph se passionne pour mes découvertes sur Ravennes.
— Vous avez trouvé ses relations avec les services de l'Est ?
— Oui, oui, quatre contacts certains, voire d'autres, peut-être plus proches de la diplomatie
clandestine, mais quand même…
— Qui avez-vous trouvé ?
Une fois de plus, il me faut replonger dans mes notes et en sortir la chemise « contacts
étrangers ». On y trouve les noms de Viatcheslav Frolov, attaché à l'ambassade d'URSS à Paris, Nino
Ninov, premier secrétaire à l'ambassade de Bulgarie, Ioan Grigorescu, correspondant de presse
roumain à Paris et enfin Jozef Kukulka, conseiller aux affaires politiques près l'ambassade de
Pologne, toujours à Paris.
— Oui, oui, continuez, Siramy.
J'énonce différents voyages de Ravennes et surtout sa participation à des manifestations
mondialistes. L'intéressé préside une délégation du MIE à l'Assemblée mondiale pour la paix,
organisée par des organisations de masse, dont la plus importante, le Conseil mondial de la paix. En
donnant cette information à Joseph, je réalise que la date de l'événement me fait défaut. Le jeune
rédacteur que je suis a encore des progrès à faire. J'ai de la chance, il ne me la demande pas.
Heureusement, j'ai réussi à dater deux autres événements marquants du début des années 70.

Agent de liaison avec le monde arabe
En septembre 1970, à l'occasion d'un colloque à Potsdam, Ravennes donne une interview à
l'agence officielle de la République démocratique allemande et se prononce en faveur de la
reconnaissance de la RDA par la France, un thème cher au Parti communiste français. L'année
suivante, il fait l'éloge, auprès d'un journaliste de Scienta, un journal roumain, des initiatives
européennes du président Ceaus¸escu qui a proposé un organisme permanent de coopération
européenne.
— C'est pas mal, Siramy, mais attention, ça n'en fait pas un agent soviétique pour autant. Un
homme d'influence, oui, c'est sûr.
— Mais, mon colonel, il fait le lien aussi avec le monde arabe et avec des personnalités
toutes plus ou moins liées au communisme international ou aux services spéciaux de leur pays.
— Ça on ne peut pas le leur reprocher. Vous avez trouvé qui ?

— Saha Siad, membre du Conseil mondial de la paix, un Syrien, Khaled Mohieddine, un
Égyptien, secrétaire de la direction de cet organe, Adel Amer, représentant la Ligue arabe à Paris et
qui se vante de travailler depuis longtemps avec Ravennes. Il est en contact aussi avec Samih Sadek,
premier secrétaire de l'ambassade d'Égypte à Paris. Sans compter ses relations nombreuses et
multiples avec des intellectuels et politiques belges tous plus ou moins liés à la mouvance marxiste.
— Vous avez terminé ?
— Non, je voudrais évoquer une anecdote. Ravennes est lié à Pierre-Charles Pathé, arrêté en
flagrant délit21 le 5 juillet 1979 par la DST pour intelligence avec l'ennemi, en d'autres mots Moscou.
Lors de son procès, il sera appelé à la barre et dira qu'il a été lui-même approché à plusieurs
reprises par le KGB, les services spéciaux soviétiques. Pierre-Charles Pathé, soviétophile
convaincu, est doué d'une intelligence supérieure. Il dirige une petite lettre confidentielle qui a
l'extrême avantage d'être lue par des hautes personnalités françaises, des ambassadeurs, des
sénateurs, des députés. Son rôle était celui d'un agent d'influence ; d'ailleurs un de ses officiers
traitants est Sergeï Alexandrovitch Kondrachev qui deviendra, en 1968, le chef du département
désinformation du KGB.
— Oui, et il résidait au 112, boulevard de Saint-Germain à Paris, l'adresse du siège du
Comité des intellectuels pour l'Europe des libertés, le CIEL, dont Alain Ravennes était le secrétaire
général…
Je regarde Joseph, mi-admiratif devant sa mémoire, mi-vexé qu'il ait osé casser mon effet. Un
sacré bonhomme. Mon passage à la question ne lui a rien appris et il joue avec moi pour savoir si je
maîtrise les bases du travail de rédacteur. J'avoue, je suis un peu vexé. Joseph me voit prendre un air
sombre et ranger mes notes.
— Siramy, c'est un excellent travail, encore mieux puisque vous êtes un jeune rédacteur, mais
parlez-moi encore de Bitterlin et de l'ASFA, notre fameuse Association de solidarité franco-arabe.
Ça aussi, ça m'intéresse.
— Si vous voulez bien, mon colonel, je vais reprendre les activités de Bitterlin et après je
vous dirai ce que j'ai trouvé sur l'ASFA.
— Oui, d'accord.

Bitterlin et la DST
Le colonel est indifférent à l'ordre dans lequel je traite le problème. Je lui explique que,
d'abord, j'ai oublié de lui parler des liens étroits entre Lucien Bitterlin et maître Lemarchand, ami
personnel de Jacques Foccart qui, dans les années 70, participera à la lutte contre le gauchisme avec
des méthodes ressemblant étrangement à celles employées dans la lutte contre l'OAS, notamment avec
la mise en place de groupes dits d'autodéfense.
— C'est important, il ne faudra pas oublier de le mettre dans votre fiche.
— Oui, mon colonel. Mais, je m'embrouille un peu dans tous mes documents.
— Ce n'est pas grave. Prenez votre temps. Vous mettrez aussi un feuillet à part précisant que
Lucien Bitterlin est un agent de la DST.
— Je ne l'ai vu nulle part.
— Ça ne m'étonne pas, dit-il avec un grand éclat de rire, ça ne figure pas au dossier ! Mettezle quand même. Vous direz, si on vous le demande, que ça vient de moi.

— Parmi les personnalités qui m'ont frappé dans l'entourage immédiat de Bitterlin, il y a
Raymond Schmittlein, le président du groupe UNR à l'Assemblée nationale et surtout, pendant de
nombreuses années, le vice-président de l'association France-URSS. Je ne reviens pas sur Pierre
Lemarchand qui se chargera, une fois le conflit algérien terminé, de reconvertir les barbouzes en
membres zélés du Service d'action civique, le SAC22. Pendant la première période de libération, il se
tient au côté de Ben Bella et multiplie les contacts avec des hommes qui, de près ou de loin, sont liés
à des organisations de masse prosoviétiques. Après la prise en main par Boumediene, il retourne
quelques fois en Algérie, mais rencontre surtout, en Europe, les partisans du président déchu,
notamment Aït Ahmed et les membres de l'académie berbère de Paris23. Bitterlin sera également en
relation avec Jacques Debu-Bridel qui affiche plutôt des idées à droite. Ce grand résistant se
révélera surtout comme gaulliste de gauche.
— En conclusion, Lucien Bitterlin est l'homme des associations toutes proarabes et
progressistes. Il y côtoie bon nombre de sympathisants communistes moscoutaires. Les deux
principales associations au sein desquelles il occupera des postes de haute responsabilité sont
l'ASFA et EURABIA, le comité européen de coordination des associations avec le monde arabe. Je
ne reviendrai pas sur le MIE, nous en avons déjà parlé.
— Oui, c'est intéressant. Vous ne parlez pas de l'APEBA de Gilles Munier ?
— Je n'ai encore rien trouvé sur lui, il s'occupe surtout des liens avec l'Iraq, n'est-ce pas ?
— Oui, c'est ça. Il est lié à Bitterlin, il faudra chercher.
Je note sur le dos d'une chemise « faire des recherches sur Gilles Munier » et, au moment où
je cite Adel Amer, que j'ai déjà nommé parmi les contacts du MIE, Joseph m'arrête d'un geste de la
main.
— C'est un agent soviétique24 !
— Oui, mon colonel, j'ai lu les écoutes. Quand je vous en ai parlé tout à l'heure, je n'ai pas
voulu évoquer son cas, le MIE est déjà tellement noyauté.
— Je n'avais pas fait attention, excusez-moi, Siramy.
J'égrène à nouveau ma liste de noms retrouvés dans la mouvance panarabique. Le révérend
père Maurice Barth, membre du Conseil mondial de la paix, Philippe Jeanmet (dit Philippe de SaintRobert), qui entretient des liens étroits avec le président de la Libye Muammar al Kadhafi, Michel
Mathieu (dit Charles Saint-Prot), journaliste ultranationaliste, connu pour ses contacts à l'extrême
droite, ses opinions propalestiniennes antisionistes et ses sentiments antiaméricains.

De la nébuleuse vert-brun au futur général Rondot
Devant le colonel, je développe mes connaissances toutes fraîches sur ce panarabisme très
particulier. Me voici à revenir sur le cas d'une personnalité, disons… passionnante. Adnan Cheik el
Ard, cousin d'un ancien ambassadeur d'Arabie saoudite en France et membre de l'ASFA, a été chargé
au début des années 1980 de créer à Paris une clinique de très haut standing pour les personnalités
arabes. En 1984, il réapparaît aux côtés d'un dénommé Régis Benezit dans l'entourage de différents
trafiquants d'armes. On le croise souvent dans les alentours d'hommes d'affaires très en vue comme
les milliardaires marchands de canons Akkram Ojjeh ou Adnan Khashoggi. La description d'Adnan
Cheik El Ard ne serait pas complète si on ne rappelle pas que, le 23 juin 1945, il a été inculpé
d'intelligence avec l'ennemi, notamment avec la Gestapo, avant d'être blanchi.

— Eurabia, c'est plus simple, on y trouve les mêmes, si ce n'est que la mission a plus une
vocation européenne.
— Oui, je suis d'accord, n'entrons pas trop dans le détail. Dans cette structure, Robert Swann
est considéré comme un homme de paille. Sa secrétaire particulière, Sophie Magarinos, est surtout
tournée vers l'Amérique latine et ses sympathies à l'égard des Tupamaros. Vous avez raison.
— Mon colonel, j'aimerais aborder avec vous un problème qui me tracasse. Lucien Bitterlin a
des liens avec des membres de la DGSE et des sources du service de recherche.
Joseph me regarde avec des yeux pétillants de malice. Bien sûr qu'il le sait, mais il est curieux
de savoir ce que je sais.
— Qu'avez-vous trouvé ?
— D'abord et pour moi le plus important, le général Pierre Rondot, ancien de « R1 », le
Service action d'autrefois, du temps du SDECE ; il appartient au bureau de l'ASFA et signe les
pétitions. On y trouve également son fils Philippe25.
Le colonel Fourrier reprend la parole.
— Ah, les histoires Rondot. Vous avez dû trouver les nombreux articles de Pierre Rondot sur
le monde arabe.
— Oui, mon colonel.
— Mais, vous savez, Bitterlin a bien d'autres liens avec le Service ; ses amis approchent des
officiers traitants… Le monde à l'envers. En plus, je ne sais pas si vous avez vu ça, c'est un ami du
vice-président des amitiés belgo-arabes, Jean Wolf, également rédacteur en chef et éditeur de
Remarques arabo-africaines, l'équivalent de France Pays arabes. C'est une source du service dont
le pseudo est Barbotin. Ça vous dit quelque chose, un ami de Michel Lambinet26, notre cher Lambinet
dont Jo Puille couve le dossier que vous avez vu et commencé à étudier.
Je suis encore loin d'avoir la connaissance des affaires d'un Joseph ou d'un Hubert.
— Et puis, Siramy, vous marchez sur des œufs. Lucien Bitterlin, depuis les années 60, est en
excellents termes avec des membres de la police. Il a commencé dans le cadre de la lutte contre
l'OAS. En 1979, il présente un certain Guillemot de la préfecture de Police à Majid Zeghour, membre
possible des services algériens. En 1981, il rencontre à son domicile Jacques Oliveiro, des
renseignements généraux de la préfecture de Police, les RGPP. Le même Oliveiro fréquente
également le révérend père Barth, un autre membre important de l'ASFA…
Je regarde machinalement ma montre. Il est 11 heures. Le colonel Fourrier se lève et me lance
un grand sourire amical.
— Il faut que j'aille travailler. Merci de ce bon moment. Continuez comme ça. Avec ça vous
pourrez faire une bonne fiche pour le directeur général. J'ajouterai un mot pour expliquer que vous
êtes un jeune rédacteur.
Je réussis à rédiger la fiche en un mois. Bon nombre de preuves contenues dans ces lourds
dossiers ont disparu depuis. Les relevés des écoutes téléphoniques sont désormais détruits au bout de
six mois. Chaque cible retrouve alors sa virginité.

17À partir d'un nom donné, il s'agit de vérifier si l'intéressé est connu et quelles sont les références des dossiers qui le concernent au sein de la DGSE. L'informatique
n'avait pas envahi le Service et tout se faisait sur de petites fiches cartonnées écrites à la main.
18L'écrivain Alain Ravennes, connu comme proche des « gaullistes de gauche », a fréquenté René Capitant et Raymond Aron. Il est mort en 1994.
19Considéré par le Service comme un agent prosoviétique.
20Georges Gorse, cofondateur en 1968 du M IE, a été ministre dans les gouvernements Debré, Pompidou et M essmer, comme successivement secrétaire d'État aux
Affaires étrangères, ministre de la Coopération, ministre de l'Information et ministre du Travail, de l'Emploi et de la Population.
21Fils de Charles Pathé, Pierre-Charles Pathé a été condamné à 5 ans de prison.
22Le Service d'action civique, service d'ordre créé en 1968 au profit du général de Gaulle puis de ses successeurs, est désormais assimilé à une police parallèle de
coups tordus.
23Au sein de l'académie berbère est recrutée une opposition kabyle au nouveau président algérien, opposition qui se dit de droite et comporte en son sein des
anciens de l'OAS qui constitueront les commandos Delta et Charles M artel, connus pour les attentats qu'ils commettront en 1975 et dans les années suivantes en
Algérie et aussi sur le territoire français.
24Il faut se replacer dans l'époque. Nous sommes alors en pleine guerre froide. L'ennemi reste l'URSS et l'objectif est clairement défini : tous les moyens sont mis en
œuvre pour dénicher les agents de M oscou. Ce n'est plus le cas au début du XXI e siècle. Les archives ont savamment été rangées pour rester introuvables. On ne va
quand même pas contrarier l'ami de la France, Vladimir Poutine. Par ailleurs, il est important de préciser qu'il s'agissait juste de l'appréciation du colonel sur cette
personnalité.
25Lire chapitre 14.
26Lire chapitre précédent.

5. Greenpeace, Pierre Joxe
et la chasse aux fuites
1er juillet 1985. Une curieuse agitation trouble la tranquillité habituelle du bureau. Mon
camarade rédacteur Didier V. reçoit sans discontinuer depuis quinze jours, beaucoup plus qu'avant.
Des opérationnels vont et viennent. Je devine, à leur assurance physique et leur carrure musclée, qu'il
s'agit d'agents dédiés au terrain. Je ne suis pas – encore – au courant de l'opération de la Boîte
dénommée Satanic, dont le but consiste à mettre un terme à la campagne qu'envisage Greenpeace
contre les essais nucléaires français. Mais, très vite, je comprends que l'organisation écologique est
au cœur des conversations tenues à voix basse. Greenpeace est un objectif de la DGSE. Didier
présente ses fiches, ses synthèses, des dossiers. Je sais aussi qu'il voit régulièrement Joseph Fourrier,
qui écoute avec gourmandise ses commentaires. Tout laisse à penser que les soldats d'une écologie
active tendent à s'apparenter aux compagnons des organisations de masse. Bon nombre en sont
membres et prennent leurs ordres à Moscou sans vraiment le savoir. Greenpeace ne pose pas le
problème du nucléaire soviétique ou américain, en revanche celui de la France semble au cœur de
ses seules préoccupations. C'est ainsi que le Service analyse ses prises de position.
Les plus hautes autorités de l'État n'acceptent guère cette situation, d'autant plus que des essais
doivent avoir lieu prochainement. Le bruit court en interne que le commandant des forces des îles
pacifiques fait pression sur l'amiral Lacoste, le directeur général de la DGSE, pour qu'il fasse
intervenir ses troupes de choc, en d'autres mots, le Service action. Le croire serait bien mal connaître
le fonctionnement des services secrets. Le copinage entre officiers généraux ne peut suffire à
déclencher une opération secrète, surtout celle qui se prépare à l'autre bout de la planète, en
Nouvelle-Zélande : le sabordage d'un navire de Greenpeace amarré dans le port d'Auckland. En
l'espèce, Satanic ne restera pas secrète longtemps.

Des conséquences en cascade
Le 10 juillet 1985, si la face du monde ne change pas, la DGSE va être bouleversée et mettre
des années, pour ne pas dire des décennies, à s'en remettre, en espérant qu'elle s'en remette un jour.
Elle n'en prend pas le chemin. J'ai toujours connu la Boîte hantée par le fantôme de Greenpeace, les
directeurs se refusant à engager une opération sans penser à cette sale affaire, qui leur interdit toute
hardiesse. Ils se voient déjà la tête sur le billot, décapités comme le fut le directeur général de
l'époque, l'amiral Lacoste. En fait, l'affaire Greenpeace en elle-même reste relativement marginale

dans son ampleur, même si elle a coûté la vie d'un homme. La DGSE a mené des opérations bien plus
spectaculaires. Non, ce sont ses conséquences en cascade qui détruiront le Service27. Le mot n'est pas
trop fort… Finies les opérations délicates, les coups osés, les montages subtils. Peu de temps après
l'affaire, la base d'entraînement des nageurs de combat, installée à Aspretto, en Corse, sera
définitivement fermée. Les nageurs s'entraînent désormais à Kelern, en Bretagne. L'ambiance n'y est
plus, même si certaines traditions restent vivaces, notamment celles empruntées à la Marine – la salle
à manger est un Carré, avec ses règles, comme sur un bateau. Il faut dire que les liens sont étroits
entre le Service action et le commando Hubert, les nageurs de combat de la Marine nationale.
Au-delà de ce changement de locaux, il y a le changement de la mission du Service. Un seul
exemple : fini l'usage des vrais-faux papiers ! Plus question d'en fournir à des agents en mission ou à
des « amis », comme dans l'affaire Yves Chalier, mouillé en 1986 dans une affaire politico-financière
désastreuse pour le pouvoir, à qui un « vrai-faux » passeport de la DGSE fut remis pour l'aider à
prendre la fuite au Brésil. Le remarquable ingénieur et ses trois assistants en charge à la Boîte du
domaine des « faux » poursuivent bien sûr leurs activités. Ils continuent, occasionnellement, à
fabriquer du papier filigrané. On ne sait jamais, au cas où… Ils travaillent par ailleurs à étudier les
documents officiels tunisiens, jordaniens ou autres. Quant à l'imprimeur spécialiste des encres,
indispensable à la fabrication d'un vrai-faux document, il est toujours membre de la Boîte. Ces
techniciens de haut vol peuvent éventuellement exercer leurs talents le jour où il s'agit de doter d'une
fausse identité une source que la DGSE a décidé d'exfiltrer d'un pays étranger. C'est rarissime, mais
cela arrive. Reste que la DGSE a perdu là un peu de son âme.

En interne, la rumeur d'une opération « maison »
Depuis l'affaire Greenpeace, la confiance a disparu. Pas un politique ne jouera désormais sa
place pour une action de cette nature. Bien sûr, depuis, il y aura des accidents, mais ils seront
toujours de la seule responsabilité du directeur général et certainement pas de celle d'un membre de
l'exécutif. À titre d'exemple, rappelons seulement le sous-officier blessé en 2008 lors d'une opération
contre les pirates somaliens. Aucun ministre, y compris et notamment celui de la Défense, ne versera
une larme sur l'action de ce professionnel. Après tout, dit-on au gouvernement, il ne s'agit pas
d'opérations clandestines, mais d'actions militaires.
Le SA – Service action – est certainement la plus grande victime de cette opération manquée,
excepté la mort malheureuse et imprévue du photographe de Greenpeace, Fernando Pereira. Le
modus operandi a été globalement bien étudié. Une mine d'avertissement – de faible puissance – pour
effrayer l'équipage et lui permettre de quitter le bateau, puis une autre, de forte charge cette fois-ci,
placée au niveau de l'arbre d'hélice et des moteurs. Le photographe joue de malchance. Il est retourné
dans sa cabine pour récupérer son matériel photo. La deuxième charge explose. Il y laisse la vie. Le
cas non conforme, imprévisible qui, en fait, donnera son caractère dramatique à l'affaire et qui
conduira le faux couple Turenge, de leur vrai nom le commandant Mafart et sa pseudo-épouse
le capitaine Dominique Prieur, à être accusés de meurtre.
Le 10 juillet, je suis encore loin d'avoir le recul nécessaire sur l'opération Satanic. J'apprends
par la radio que le Rainbow Warrior a été coulé dans le port d'Auckland. Dès le lendemain, le bruit
court dans toute la Boîte qu'il s'agit d'une opération maison – en l'occurrence du Service action. La
cafétéria, lieu stratégique de tous les potins, seul lieu non cloisonné de la DGSE, est en ébullition.

Même si les groupes restent entre eux, tout le monde s'y retrouve et d'une table à l'autre on peut
entendre les détails d'une opération ou les dernières critiques sur la hiérarchie… Comme dans une
entreprise on parvient à en savoir bien plus sur le fonctionnement du Service à la cafète que par la
communication interne officielle de la Boîte, inexistante d'ailleurs. C'est là que j'apprends que la
DGSE avait infiltré un agent dans l'équipage. Évidemment je tilte. J'ai croisé la femme en question
dans les couloirs du secteur. Ce n'est pas la première fois que le SA s'en prend à Greenpeace.
Le temps semble s'affoler. Les soupçons des Néo-Zélandais se portent de plus en plus sur une
action des services secrets français. Le surintendant Alan Galbraith, chef de la Criminal Investigation
Branch d'Auckland, apprend que les deux « époux », soi-disant en voyage de noces en NouvelleZélande en plein hiver, ne s'appellent pas Turenge et disposent de faux passeports suisses.

Traquer les sources des journalistes
C'est bien la Boîte qui est dans le coup et l'affaire devient publique après les premières
révélations de la presse. Satanic – les médias ne connaissent pas le nom de code de l'opération –
occupe la France entière, du sommet de l'État aux conversations de bistro. On entend tout ; certains se
gaussent du raté de la Boîte, d'autres sont affligés, d'autres encore se demandent ce qui se cache
derrière cette affaire qui fait couler tant d'encre. Les journalistes s'en donnent à cœur joie. Me voilà
en plein dans mon domaine de prédilection. Je suis missionné pour débusquer les sources de la
presse. Bon nombre d'entre elles sont membres du Service ou retraités. Ces derniers ont tous un avis
et sont ravis qu'on les écoute. Les quotidiens comme les hebdomadaires se laissent aller. Rien n'est
franchement faux, rien n'est franchement vrai non plus. On reste dans un factuel flou. Mais la DGSE
ne supporte pas les fuites.
Le chef de section, Pierre-Marie Y., me laisse une paix royale. L'ensemble de la section est
bloqué sur l'affaire mais j'échappe aux séances de jus de crâne qui occupent les journées. Joseph
Fourrier, le chef du secteur K, lui, est enfermé dans son bureau avec Alain Borras qui, en tant
qu'ancien nageur de combat, en connaît un peu plus que nous tous sur l'opération Satanic et sait
parfaitement qu'une troisième équipe a été engagée dans l'action. C'est elle qui a vraiment posé les
charges sur le Rainbow Warrior, mais la presse ne l'a pas encore appris.
Je démarre mes recherches sur les quelques journalistes qui couvrent abondamment l'affaire.
Peu d'éléments ressortent des archives, le plus souvent des informations sur leurs parents, rien de
significatif. C'est le cas, par exemple, pour Edwy Plenel, du Monde, et son père Alain. La DGSE
conserve dans sa mémoire de papier la participation du fils et du père à des manifestations et des
congrès d'extrême gauche. Voilà ce que m'indiquent mes archives. Une fiche du 27 décembre 1985
réunit les quelques éléments des activités militantes du père de Plenel. Son fils Edwy restera
longtemps la bête noire de la Boîte. Il ose révéler, le 17 septembre 1985, l'existence de la fameuse
troisième équipe envoyée par la DGSE pour saborder le Rainbow Warrior alors que la version
officielle de la France assure que les époux Turenge comme l'équipage de l'Ouvéa n'ont été expédiés
à Auckland que pour des opérations de simple renseignement. Évoquer une troisième équipe et le
recours à des nageurs de combat, c'est reconnaître le dynamitage du Rainbow Warrior, l'assassinat de
Pereira, la faute de la France.
Immédiatement la gorge profonde est traquée au sein du Service. L'enquête officielle est
conduite par la DPSD, la Direction de la protection et de la sécurité de la défense, anciennement la

Sécurité militaire. De mon côté j'emploie tous les moyens d'investigations à ma disposition, sauf les
écoutes, du moins à mon niveau. Des interceptions sur la presse ont peut-être été ordonnées par
d'autres. Surtout, nombre de membres du Service ont quant à eux été mis sur écoutes par le Service de
sécurité de la Boîte et la DPSD afin de déterminer s'ils sont en contact avec la presse. Il y a aussi les
sources humaines, le plus souvent des journalistes qui bavardent sur leurs confrères. Souvent en
relation avec la Boîte depuis de nombreuses années, ils imaginent qu'une complicité s'est établie avec
leur officier traitant, ce qui donne des comptes rendus détaillés et riches en information.

Un colonel de la DGSE aux arrêts
Dans les jours qui suivent les révélations du Monde, le colonel Joseph Fourrier et Alain
Borras sont interrogés. Joseph ne dira rien. Les charges retenues contre lui, sans qu'on sache
lesquelles, sont graves : elles le conduiront dans une cellule du fort de Vincennes pendant trois mois.
La seule chose qu'il demandera sera que sa Légion d'honneur soit placée sur la porte de sa geôle,
comme le droit militaire l'y autorise. Il ne reviendra jamais au Service, Alain Borras non plus. Une
directive est donnée au personnel : « Interdiction de les rencontrer à l'extérieur du Service. » Borras
sera inculpé avec d'autres militaires le 26 septembre 1985 pour avoir livré des informations à la
presse, accusation dont il sera finalement blanchi. Après qu'une photo de lui, figurant à visage
découvert avec d'autres nageurs de combat, fut publiée dans Paris Match, laissant croire qu'il aurait
pu participer à l'élaboration d'un livre28 sur l'affaire, le capitaine Borras attaquera le journal et
obtiendra une condamnation pour atteinte au droit à l'image.
J'attends la sortie de prison du colonel Fourrier. Il est affecté à l'École militaire dans un
bureau. Après l'humiliation des arrêts, l'humiliation du poste : un placard. Contrairement aux ordres,
j'ai trouvé un moyen détourné pour joindre enfin Joseph. Je ne livrerai pas ici de détails. Nous
convenons d'une date et d'une heure pour nous retrouver dans le métro parisien. 9 heures, station
Mairie-des-Lilas, où il y a peu de chance de croiser un rédacteur du Service.
— Vous avez pris des risques, Siramy, je suis un personnage non fréquentable, vous le savez.
— Oui, mon colonel, mais le risque est calculé. Et puis vous n'avez pas fini ma formation.
— Pour ça, il y a toujours Hubert et je crois, ne serait-ce que par le fait de vous voir, qu'elle
est presque terminée.
— Alors quelles sont les nouvelles ?
— Tout le secteur défile dans le bureau du chef du Service de contre-espionnage pour
exprimer sa fidélité. Jean Moreau les reçoit à bras ouverts.
Jean Moreau est un officier supérieur sympathique, plein d'enthousiasme, petit et musclé
comme les parachutistes, arme à laquelle il appartient, mais ce n'est pas un ami de Joseph Fourrier.
L'intelligence contre le muscle. Si la formule est bien évidemment un raccourci, elle décrit pourtant
ce qui sépare les deux hommes. Les membres du secteur se voient promettre monts et merveilles,
notamment des départs en poste à l'étranger, et balancent ce qu'ils savent ou même ce qu'ils ne savent
pas. La majeure partie reste fidèle à Joseph et lui fait part de son opposition. Mais certains lui font
défaut. J'ai gardé en mémoire les noms de ceux qui sont allés trahir Fourrier au premier étage où
siège le chef CE. Les citer ici ne servirait à rien, ils se reconnaîtront naturellement et se
remémoreront cet instant de lâcheté, eux qui se disaient appartenir à la bande à Joseph…
— Vous avez quand même un sacré culot. Moi, je ne peux rien pour vous, Siramy, au contraire

j'ai des choses à vous demander.
— Je vous écoute, mon colonel.
— Il faut approcher Alain Borras, notre nageur de combat qui n'a pas trouvé meilleure idée
que de prendre une avocate proche du Mossad29. C'est un imbécile. N'empêche, il est persuadé que
c'est Chantal T., votre assistante, qui a balancé l'affaire et nous a envoyés au trou. Il veut sa peau.
Vous saurez vous débrouiller, vous êtes suffisamment diplomate.
— Bien, je ne vois pas trop comment faire, mais je trouverai. Il habite toujours dans les
anciens locaux de la gendarmerie, près de la Boîte ?
— Oui, oui.
— Et au fait, mon colonel, c'est quoi exactement l'affaire Greenpeace ?
— Une déstabilisation majeure du Service. Je ne crois pas à une action de services spéciaux
étrangers, même si on trouve de-ci de-là des compagnons de route, des membres d'organisations de
masse proches de l'URSS. Ce n'est pas significatif. En revanche, on croise souvent dans ce dossier
des hommes dont le seul objectif est de détruire la Boîte… par vengeance. L'art de montrer qu'on est
nul pour mener une opération. Je n'ai pas besoin de vous dire l'impact sur nos homologues étrangers.
Ils doivent bien rire et, à leurs yeux, nous ne serons plus crédibles.

Une enquête parallèle au sein de la Boîte
Y a-t-il eu déstabilisation de la DGSE après le Rainbow Warrior, comme le suggère le
colonel Fourrier ? Après tout, Satanic était d'emblée destinée à rater. La liste des boulettes commises
est impressionnante. Les faux époux Turenge passent leur pseudo-lune de miel… en plein hiver
austral. Les marins de l'Ouvéa font la fête dans une pizzeria d'Auckland la veille de l'opération. Et
ainsi de suite. Absence de professionnalisme et de savoir-faire, directives mal bouclées, tous les
qualificatifs sont bons pour exprimer ce ratage monumental qui a coûté une fortune à la France. Une
seule chose est sûre, le directeur général, l'amiral Lacoste, n'était pas convaincu par cette opération
et avait toujours privilégié une formule plus douce qui aurait notamment consisté, si elle avait été
retenue, à polluer le gasoil du Rainbow Warrior pour l'empêcher de prendre le large. Lacoste a
simplement exécuté les ordres qui lui ont été donnés par le plus haut personnage de l'État, François
Mitterrand.
— Mon colonel, comment faire pour le prouver ?
— Vous n'y arriverez pas. Ce monde est glauque, composé de réseaux et pas seulement ceux
de Foccart qui sont vieillissants. Non, vous ne trouverez jamais la réponse à vos questions. Vous
devinerez des gens malveillants, ça oui. Vous verrez qu'ils ont joué un rôle obscur. L'objectif est
toujours le même, déstabiliser le Service. D'une certaine manière c'est un peu l'affaire Ben Barka en
plus moderne.
Je saisis mal cette dernière formule. Le colonel parle en demi-teinte, par allusion, avec des
mots flous.
— Je vous comprends mal, vous voulez dire que c'est la Boîte elle-même qui a commis ce
ratage.
— Oui, c'est ce que je pense, un réseau contre un autre et le souhait que le directeur général
soit viré. L'amiral [Lacoste, le DG] comprend des choses, il ne faut pas le négliger. On est depuis des
lustres resté dans une logique de clans.

Avec une bonne demi-heure de retard ce matin-là, j'arrive au bureau. Mes petits camarades du
secteur se perdent toujours en conjectures sur l'affaire. Je vois arriver Jean-Bernard B., qui
deviendra plus tard un haut fonctionnaire. Il fait, au profit du chef du Service action dit-il, une
enquête sur les journalistes qui se sont montrés les plus pugnaces sur Greenpeace. Il a rendez-vous
avec Didier V., son camarade de Sciences Po Paris avec lequel il partage des opinions radicales de
militant à l'UNI, ce syndicat d'étudiants dont la proximité avec l'extrême droite est notoire. Didier me
le présente.
— Jean-Bernard, je te présente Pierre, il pourra te donner toutes les informations que tu
cherches sur tes journalistes.
— Que voulez-vous savoir ?
— Tout, me dit-il d'un air supérieur.
Il me présente une petite liste de noms. Parmi eux, Edwy Plenel (alors au Monde), Bernard
Veillet-Lavallée, Georges Marion (du Canard enchaîné), Jacques-Marie Bourget (VSD), Claude
Angeli (Le Canard enchaîné), Kathleen Evin (Le Nouvel Observateur), Jacques-Marie Bourget
encore et son possible pseudonyme André Lageau ; au Figaro, il s'intéresse à Jean Bothorel et à JeanCharles Reix. Il omet bien sûr de cette liste Pascal Krop et Roger Faligot, dont les entrées au Service
sont connues. Il cherche aussi des liens avec la LCR et la CGT. Le grand complot ! Jean-Bernard B.
veut également des informations sur des organes de presse, le Journal du Dimanche, VSD et
L'Événement du Jeudi, ainsi que sur les grands groupes de presse et leur financement. Un travail de
titan. Si je vois où il veut en venir avec la plupart des noms cités, je suis surpris de découvrir dans la
liste celui de Veillet-Lavallée, qui me semble totalement étranger à l'affaire Greenpeace. De
mémoire, je le situe à la rédaction de Nouvelle Solidarité, l'organe de presse du Parti ouvrier
européen, devenu Solidarité et Progrès, une petite organisation politique française limite sectaire.

Le canon d'un 11/43 sur le ventre
Je ne suis pas enthousiaste face à cette demande. En fait, je suis de mauvaise humeur ce jourlà et l'air hautain de mon interlocuteur ne me plaît guère ; de plus il semble cacher quelque chose.
J'apprendrai plus tard qu'il se targue de bien connaître le général Rondot et qu'il est membre, comme
lui, de l'Association de Solidarité franco-arabe, l'ASFA. Après quelques questions j'apprends qu'il
n'est pas mandaté par le chef du SA comme il l'avait dit. Mais par qui alors ? Mystère. Encore un qui
joue pour son propre compte ou pour celui d'un clan… Une fois qu'il a quitté mon bureau, j'engage
quelques recherches, sans grand résultat hormis des bricoles sans intérêt. Je laisserai la demande
sans suite. Personne ne m'a jamais relancé…
En fin d'après-midi, je me rends dans le bureau de mon assistante, Chantal T., et lui raconte
mon entrevue avec Joseph. J'ai une grande confiance en elle et je sais qu'elle ne sera pas bavarde.
Elle n'est pas très enthousiaste devant ma proposition qui consiste à rendre visite à Alain Borras le
lendemain midi. Il faut lever le quiproquo : non, mon assistante n'a pas fait fuiter des éléments
compromettants sur Satanic et sur la DGSE. J'arrive à la convaincre. Tant mieux, un premier cap de
franchi. Le plus dur reste à faire : conduire l'ancien nageur de combat à admettre que Chantal n'est
pour rien dans ses déboires.
Je me souviendrai longtemps de cette visite secrète. Nous voilà devant cette ancienne caserne
de gendarmerie, transformée en logements destinés aux fonctionnaires du Service. Nous grimpons les

deux étages et, en toute innocence, j'appuie sur la sonnette. J'entends des pas et devine que quelqu'un
regarde dans l'œilleton. La porte s'ouvre et me voilà braqué par le canon d'un pistolet 11/43
directement posé sur le ventre. Je sursaute devant cet accueil. Il y a de quoi.
— Salut Alain, je viens de la part de Joseph. Il veut que tu discutes avec Chantal.
— Où est-elle ? Je ne veux pas la voir.
— Elle est là, c'est trop tard, il faut que vous parliez ensemble.
Alain Borras a un bon fond. Il baisse son arme dont le cran de sûreté avait été enlevé. Je me
dis que je l'ai échappé belle. Chantal et moi entrons dans l'appartement joliment décoré.
— Heureusement que c'est Joseph qui vous envoie…
Il reste courtois et nous invite à passer au salon. Alain est toujours plus ou moins convaincu
que Chantal l'a balancé à la DPSD. J'arrive peu à peu à le convaincre que c'est faux. Le personnel du
Secteur CE.K de la Boîte avait trop longtemps travaillé sur Greenpeace pour ne pas faire l'objet
d'une surveillance suite aux révélations de la presse. Il admet mes explications et nous parle
longuement des équipes et du montage un peu « artistique » de l'opération Satanic ; évidemment, il
nous confirme l'existence de la troisième équipe. On se quitte bons amis, presque comme autrefois.
Rassurés, Chantal et moi rentrons à la Boîte. Heureusement que nous n'avions pas traîné trop
longtemps. Dès que j'entre dans mon bureau, j'apprends que le chef du Service de contre-espionnage
m'attend avec impatience. Sur le moment, je me demande s'il n'a pas eu connaissance de ma rencontre
avec Borras.

Enquête sur la famille Joxe
Au secrétariat du chef CE, la secrétaire me fait patienter quelques minutes, le temps de
prévenir le colonel Moreau. La porte s'ouvre quasi immédiatement. Il me prend par les épaules.
— Écoute, chef, j'ai un travail particulier à te demander.
Il a l'habitude d'appeler tous les rédacteurs « chef » et de tutoyer l'ensemble du personnel.
— Je vais être rapide. Il me faut une biographie de la famille Joxe, le père, les frères, tous.
Pierre Joxe30 a fait assez de mal à la Boîte, tu comprends ? Au fond, c'est son ministère qui a dénoncé
nos équipes aux Néo-Zélandais et qui a conduit à l'emprisonnement de Mafart et Prieur.
— Bien, mon colonel, je vais voir ce que nous avons en archives.
Drôle de demande. On m'ordonne de rédiger un rapport sur un ministre du gouvernement, rien
que ça. La DGSE cherche à se venger du fait que l'Intérieur a transmis aux services néo-zélandais le
numéro de téléphone d'alerte trouvé sur les Turenge, correspondant en fait aux coordonnées
téléphoniques de la Boîte. Je retourne à mon bureau et me lance dans les recherches d'usage. Je
fouille les cartons d'archives. Pas de quoi s'alarmer : les notes de la Boîte signalent les liens de
Pierre et Alain Joxe avec les mouvements gauchistes, et alors ? Pas de collusion avec les services
des pays de l'Est ou l'URSS, sauf peut-être pour le père, Louis, qui a été ambassadeur à Moscou en
1953 et Alain, son fils, le frère de Pierre, qui a fréquenté avec assiduité des lieux de rencontres de
membres éminents des organisations de masse. Selon les documents, « en 1967, Pierre Joxe participe
à une réunion du groupe Pugwash [un mouvement pour la paix] sur la sécurité en Europe. En 1968, il
assiste à une conférence organisée par l'Institut international de la paix », un organisme orienté à
l'Est…
Rien d'alarmant. Je rédige quand même une fiche bio sur les Joxe et je la dépose au secrétariat

du chef CE. Mission accomplie. Je ne suis pas très fier de mon travail, du mauvais Who's who dont la
lecture pourrait conduire à des amalgames. Je me rassure en pensant que je n'aurai qu'un seul lecteur,
le chef de service. Ce dernier saura faire la part des choses.
Le 16 novembre 1985, Le Figaro magazine publie un article intitulé sobrement « la Saga des
Joxe : encore plus à l'Est qu'à gauche », signé du journaliste Jean Louis Remilleux. Le surtitre ne fait
pas dans la dentelle : « Ce qui les unit : un fort penchant pour Moscou et des liaisons dangereuses
avec les guérillas marxistes. » J'y retrouve tout ou partie des fiches que j'avais remises à la secrétaire
de Jean Moreau. Étonnant… En tout cas, aucun doute – et cela me sera confirmé plus tard – Jean
Moreau a remis mes notes. Le journaliste a pris soin, dans son article, de sourcer les « services dits
secrets de la place Beauvau », histoire de masquer l'origine des informations dont il a bénéficié de la
part de la DGSE.
Greenpeace devient rapidement une vaste et magistrale affaire de politique intérieure à
laquelle la presse a été associée sans le vouloir vraiment, et sans en être à l'origine.

27L'aveu du Premier ministre, Laurent Fabius, qui par des mots timides reconnaît que la DGSE est bien coupable de l'affaire, la démission du ministre de la Défense,
Charles Hernu, le limogeage de l'amiral Lacoste, le directeur général de la DGSE, sans parler des acteurs directs de l'opération qui se verront attribuer de nouvelles
affectations, et rarement des promotions.
28Patrick Amory du M orne Vert, Mission Oxygène, 1987, éditions Filipacchi.
29Services spéciaux israéliens.
30Alors ministre de l'Intérieur.

6. Dulcie September,
un crime impuni en plein Paris
Mardi 29 mars 1988. Une figure de la résistance à l'apartheid en Afrique du Sud est assassinée
en plein Paris. Abattue de cinq coups de feu tirés en pleine tête à l'aide d'un silencieux, Dulcie
September tombe au petit matin, dans la cour de l'immeuble abritant les locaux du Congrès national
africain, l'ANC, 28, rue des Petites-Écuries. Elle était chargée de gérer les fonds versés au parti de
Nelson Mandela, son chef historique et futur président sud-africain, et à la lutte contre l'apartheid.
L'assassinat a eu lieu sur le sol français et les autorités n'aiment pas ça. Dès le lendemain, la
presse s'empare de l'affaire et évoque différentes pistes. Dulcie September enquêtait sur un trafic
d'armes31 entre Paris et Pretoria, assurent les journaux. Rapidement, la thèse d'un assassinat mené par
les services de renseignements de Pretoria prend de l'ampleur. Celle qui fait office d'ambassadrice
de l'ANC n'est plus, à l'époque, en odeur de sainteté au sein de son groupe : cette figure du
mouvement est même soupçonnée de détournement d'argent. Du coup l'hypothèse d'un règlement de
comptes interne fait également son chemin… ce qui arrangerait bien les affaires de la France qui,
selon ce que suggère la presse à demi-mot, aurait aidé les Sud-Africains à commettre le crime. Des
soupçons qui font frémir dans les services d'État, craignant de découvrir qu'une cellule secrète nichée
dans une administration de l'Intérieur ou de la Défense aurait pu tremper dans cette sale affaire. Le
général François Mermet, directeur général du Service, prend contact avec le premier secrétaire de
l'Ambassade d'Afrique du Sud à Paris. Ce dernier, un militaire haut gradé, est l'homme du
renseignement de Pretoria en France. Mermet le prévient :
— C'est inadmissible. Réglez vos comptes chez vous !
— Les choses évoluent lentement. Nous subissons des luttes de clans…
Le pouvoir à Pretoria est en effet traversé de courants contraires qui freinent le processus
d'ouverture.

Le Service lui aussi mobilisé
L'Afrique du Sud est au ban des nations et, avec Paris, Pretoria joue un drôle de jeu. Il y a eu
l'affaire Albertini, du nom de ce jeune coopérant français arrêté là-bas pour avoir refusé de
témoigner à charge contre cinq Noirs proches de l'ANC, soupçonnés d'un soi-disant « complot
terroriste » par les Sud-Africains. Les relations entre les deux pays, après un sérieux coup de froid,
se sont néanmoins réchauffées : des négociations secrètes ont abouti à la libération de Pierre-André
Albertini. À l'Élysée, François Mitterrand, tout en dénonçant publiquement le régime d'apartheid (il

refuse en 1987 les lettres de créances du nouvel ambassadeur sud-africain), apprécie ce dénouement.
Bref, tous les services de police sont sur les dents. À parier que, dans les jours à venir, le chef
du contre-espionnage me demandera de gratter pour voir si nous n'aurions pas dans les archives du
Service quelque chose d'intéressant sur Dulcie September. Bien sûr, on est en dehors de nos grandes
et nobles missions, mais cet assassinat est tellement politique que les services secrets sont eux aussi
engagés dans la recherche des assassins.
Dans l'après-midi même de ce mardi 29 mars, comme prévu le chef CE me convoque.
J'attends depuis le matin cette « invitation » dont je connais déjà l'objet. Je descends quatre à quatre.
Il n'y a pas de temps à perdre. La fiche qui me sera commandée ne sera pas pour demain, mais pour
hier…
La secrétaire du chef du contre-espionnage m'annonce que le patron m'attend immédiatement et
me reproche mon retard. Elle a l'air courroucé comme si elle avait endossé le costume du colonel,
dernier commandant d'une harka à cheval avec un cure-dent coincé entre deux incisives. Je frappe à
la porte, un vague mot fait écho qui doit me dire d'entrer. De toute façon, je suis déjà dans la pièce.
— Alors, Siramy, on prend du bon temps…
— Non, mon colonel, je recherchais de la documentation sur Dulcie September.
— Vous avez raison. Il me faut une biographie imaginative pour ce soir, même si on n'est pas
particulièrement compétent dans le domaine, on ne sait jamais, on peut dénicher des choses
étonnantes. Vous voyez ce que je veux dire…
Le chef du contre-espionnage me fait part de sa crainte de trouver des Français dans l'équipe
qui a assassiné Dulcie September. Je remonte dans mon bureau me plonger dans les quelques
dossiers d'archives du secteur que j'ai trouvés. Rien de bien particulier, des articles de presse, des
liens avec les mouvements communistes internationaux. J'effectue les criblages habituels, sans
résultat. Je rédige une note blanche, c'est-à-dire sans en-tête et comportant juste le numéro d'ordre du
contre-espionnage, sur la responsable de l'ANC à Paris. Éléments d'identité et relations politiques
françaises voisinent avec un descriptif des difficultés avec des membres de son équipe. Je passe sous
silence ses problèmes financiers, la source de cette information n'est pas sûre. Je n'écris pas non plus
que son camarade de lutte, Godfrey Motsepe, a fait l'objet d'une tentative d'assassinat le mois
précédent à Bruxelles. Il dirigeait l'antenne de Belgique de l'ANC. Il n'y a pas de relation évidente
entre les deux événements même si j'ai l'intime conviction qu'il pourrait y en avoir une. L'arme
employée, le modus operandi, l'environnement politique, bref une série d'éléments plaident pour une
opération groupée. Rien de probant pourtant, mais il me faut questionner ma source belge, Claude
M.32… Impossible que celui qui se dit « journaliste d'investigation » n'ait pas suivi l'affaire.

Et si des anciens de la DGSE étaient mouillés ?
Je transmets ma fiche au chef. Il ne dit rien mais pense comme moi : nous sommes vraiment
creux sur le sujet. Je lui raconte l'histoire Motsepe et le fait que je veux interroger Claude M. sur le
sujet. Nous marchons sur des œufs. Non seulement il vaut mieux éviter de créer de faux espoirs, mais
en plus il s'agit d'éviter de nous embarquer sur une piste délicate qui pourrait mettre en cause
d'anciens membres de la Boîte et plus particulièrement du Service action. Je suis très attentif à ceux
qui, après des années de services loyaux dans ce service d'élite, hommes implacables et rigoureux,
sombrent dans le mercenariat. Une occupation évidemment plus rémunératrice mais qui leur permet

surtout de poursuivre l'activité animant leurs tripes au plus profond d'eux-mêmes et dont la Boîte se
moque si souvent. Peut-être, à leur image, suis-je un mercenaire qui ne tient dans ses mains qu'une
plume ? Je souhaite pourtant qu'elle soit une arme capable de montrer que la DGSE est aussi un
organisme composé d'hommes et de femmes convaincus du sens de l'État et pas seulement de petits
carriéristes confondant administration et services secrets.
De retour dans mon bureau, je dévore l'ensemble des coupures de presse sur Dulcie
September et sur Motsepe. Instinctivement, je sens qu'il y a un lien. Mais toujours rien à rajouter dans
mon rapport. Quant aux renseignements obtenus par notre représentation bruxelloise, ce ne sont que
des articles du journal Le Soir. On ne dispose même pas de la biographie de Motsepe. Affligeant.
Le lendemain matin, j'appelle Claude. Nous communiquons sur une ligne dédiée, un numéro de
téléphone complètement démarqué de la Boîte, et conversons en termes sibyllins, grâce aux mots les
plus neutres possibles. Enfin, tout est relatif.
— Salut Claude, c'est Pierre.
— Salut, Pierre, qu'est-ce qui t'amène ?
— Tu n'as rien de nouveau sur ce qui se passe.
— Ah, tu veux parler de l'histoire Dulcie.
— Oui, par exemple…
— Rien de spécial, nous avons notre histoire aussi avec Motsepe.
— Tu es où là ?
— À Paris.
— Il faut qu'on essaye de voir.
— Oui, la semaine prochaine, je suis libre tous les midis.
— Disons, mardi prochain, à l'endroit habituel.
Je suis déçu par ce rapide entretien. J'attendais plus, un scoop, qui sait le lien entre les
opérations Motsepe et Dulcie September. On verra bien mardi au déjeuner. Ceci ne m'empêche pas
de continuer à fouiller. La documentation ouverte me laisse sur ma soif, la documentation fermée n'est
guère plus fructueuse. J'ai pourtant lancé les archives centrales qui rassemblent tous les documents
arrivant au Service, sauf ceux touchant aux sources qui sont classés à part. Je ne suis vraiment pas
satisfait et grogne dans mon coin. Cette affaire m'intrigue.
Le reste de la semaine est occupé à chercher dans tous les sens la motivation profonde de cet
assassinat. Règlement de comptes au sein de l'ANC ? Lutte interne sur le territoire européen ? Coup
des services de renseignements sud-africains ? Les différents services d'enquête des différents
ministères comme le Quai d'Orsay et la presse tournent en rond…

Rendez-vous urgent
Dans la nuit du vendredi au samedi, le téléphone réservé à mes contacts se met à vibrer puis à
sonner. Je décroche.
— Allô, c'est Claude.
— Bonjour, Claude, quelle heure est-il ?
— 4 heures du matin.
— Qu'est-ce qui t'amène à cette heure-là ?
— Tu m'as parlé de choses l'autre jour. Il faut qu'on se voie le plus tôt possible. J'ai des

éléments qui vont t'intéresser.
Encore dans les brumes du sommeil, j'ai du mal à recoller les morceaux. Serait-il en train
d'évoquer Dulcie ? Je ne lui pose pas la question, toujours prudent, y compris vis-à-vis de ma femme
que je ne souhaite pas associer à cette affaire.
— On dit 12 heures, l'autre endroit.
— OK, à tout à l'heure.
Il faut toujours avoir au moins deux ou trois endroits de contact pour des raisons de sécurité.
On ne sait jamais. On indique toujours soit l'endroit habituel, l'autre endroit ou, pour le troisième,
l'endroit où on s'est déjà rencontré. Petites phrases codées mais claires.
Je me rendors immédiatement.
Le matin, réveil à 8 heures. Nous sommes samedi. Il y a bien longtemps que Claude ne m'a pas
téléphoné en urgence. Après une bonne douche, je m'habille décontracté. Avec lui, pas de problème,
on doit se retrouver dans un restaurant chinois du côté de Belleville. À 11 heures, je quitte
l'appartement, la tête vide de toutes les extrapolations accumulées depuis trois jours. Il faut que je
sois pleinement réceptif, même si j'ai des doutes sur la qualité de l'information qu'il va me donner.
Après une bonne heure de transports en commun – que j'ai en horreur –, je retrouve mon
contact, déjà là, ce qui est rare avec lui, attablé au Chinatown, en plein Belleville. À mon arrivée, il
se lève comme monté sur ressort et me serre la main chaleureusement. Je connais ses gestes. S'il agit
comme ça, c'est qu'il a peur. J'essaye tout de suite de le rassurer.
— Allons, Claude, tu m'as l'air bien nerveux…
— On le serait à moins… Hier soir, avec Antonia Soton, une ancienne d'Occident, qui me
donne des informations sur l'extrême droite, je suis allé au bar Washington, près de la place de
l'Étoile.
— Tu sors avec elle ?
Les joues de Claude rosissent. Je crois qu'il aimerait bien, mais qu'il n'arrive pas à conclure.
— Non, non… Elle voulait me présenter ses amis.
— Oui et alors ?
— Alors, Pierre, j'ai rencontré deux types impliqués, l'un qui se dit l'assassin de Dulcie
September l'autre qui prétend s'être attaqué à Motsepe. C'est un mercenaire, un franco-sud-africain,
un certain Richard Rouget qui se fait appeler Sanders. Il avait déjà plusieurs bières à son actif et s'est
vanté de son action contre Motsepe et Dulcie.
— Tu as d'autres informations sur lui, comment est-il ?

Un mercenaire français en cause
Claude me le décrit, un athlète rouquin. Il me dresse un rapide portrait de l'intéressé. Étudiant
à l'université d'Assas dans les années 1970, il monte vite dans l'organigramme de structures d'extrême
droite comme le syndicat étudiant GUD ou Occident. Rouget rejoint l'armée qu'il quitte en 1984
comme sous-lieutenant pour rejoindre aux Comores l'équipe de Bob Denard33, un ancien militaire de
carrière devenu par la grâce des armes et des services l'un des principaux mercenaires en Afrique
pendant quelques décennies. Aux côtés de celui qu'on a appelé le « chien de guerre », Richard Rouget
prendra le pseudonyme de Sanders. Il s'installe en Afrique du Sud en 1987 où il représente deux
sociétés françaises, la Société Essor International Ingénierie et Europe-Afrique Export, fondées par

deux anciens de la bande à Denard aux Comores.
Je tiens un peu Claude sur le gril afin de bien évaluer son renseignement. Je reformule
plusieurs fois et sous des formes différentes mes questions. C'est cohérent. Il y a bien eu un
commando sud-africain et l'intervention d'un mercenaire d'origine française. Cela semble limpide. Du
béton. Le témoignage de ma source est de première main.
Nous sommes le samedi 2 avril. J'aurais pu tranquillement passer ma journée à la maison ou
m'accorder une longue balade avec mon chien, mais il y a urgence. Je décide de passer par la
Centrale et de téléphoner au chef du contre-espionnage. Je dispose dans mon coffre d'un agenda
comportant sa ligne personnelle. J'arrive à la Centrale, je présente mon badge, le garde m'ouvre la
porte. Je suis inscrit sur la liste de ceux qui peuvent rentrer à toute heure du jour et de la nuit à la
DGSE. À peine ai-je passé la sécurité et dit bonjour au personnel, je suis tout surpris de voir le chef
CE, Alain Geoffroy, debout à côté de sa voiture, moteur tournant. Son air renfrogné montre qu'il n'est
pas loin de me remonter les bretelles.
— Siramy, vous étiez passé où ? On a téléphoné partout, chez vous, sur votre ligne directe.
Impossible de vous joindre. Nous avons une réunion place Beauvau avec Robert Pandraud34 et les
chefs de la police et des services. Il y a le DG qui doit déjà nous attendre.
J'avais raison, il est très remonté, mais je ne comprends pas pourquoi un petit rédacteur
comme moi est invité au milieu de cet aréopage. D'autant que ma tenue de week-end n'est pas
vraiment adaptée à cette rencontre…
— Montez.
L'ordre est donné sèchement et il fait démarrer la voiture sur les chapeaux de roue.
— Mais, mon colonel, je ne suis pas habillé pour ce genre de réunion.
— Oui, mais vous êtes le seul à connaître l'affaire Dulcie September qui est en train de se
transformer en affaire d'État.
— Justement, j'étais avec Claude… Sefora [le pseudonyme attribué par la DGSE à la source
Claude M.]. Il voulait me donner des détails très intéressants.

Aparté avec le général Mermet
Le chef CE m'écoute en même temps qu'il roule à tombeau ouvert dans les rues parisiennes,
pour une fois peu fréquentées. Je me demande si nous arriverons au ministère de l'Intérieur sans
accident.
— Il faut en parler au général Mermet35 avant le début de la rencontre avec tous les grands
flics.
Les pneus crissent. J'ai le sentiment que nous allons de plus en plus vite pour nous retrouver
dans un embouteillage monstrueux place Beauvau. Le fonctionnaire de garde, qui n'a pas été prévenu
de la tenue d'une réunion, refuse d'ouvrir la porte. Les véhicules de fonction, rutilants, sont à touchetouche devant les grilles du ministère. Les chauffeurs sont beaucoup plus patients que les autorités
qu'ils conduisent. Nous nous retrouvons derrière la voiture du DG ; quand la voie sera dégagée, il
sera plus facile de l'approcher avant qu'il aille saluer ses homologues.
Enfin, la lourde porte en fer forgé s'ouvre. Les voitures s'engouffrent sans respecter l'ordre
hiérarchique. Le colonel Geoffroy se gare tant bien que mal à côté de la Renault Safrane du général
Mermet et jaillit de sa Laguna. Il se précipite vers le DG et en quelques mots lui livre les

informations que je lui ai données. Il se tourne vers moi et me montre du doigt. Le DG m'appelle.
— Mes respects, monsieur le directeur général.
— Bonjour, Siramy.
Il me regarde de la tête au pied. Lui aussi doit penser que j'ai plus le look dédié à une
opération de terrain que celui approprié à un rendez-vous chez le ministre de l'Intérieur.
— Venez Siramy, on va se mettre dans un petit salon et vous me direz tout ce que vous savez.
Le colonel Geoffroy m'accompagne. Le DG sort une enveloppe au dos de laquelle il dessine
un petit organigramme. Je suis impressionné par sa rapidité de compréhension. En quelques minutes,
il a assimilé les renseignements que je viens de lui donner.
L'huissier nous appelle, la réunion commence. Les grands flics prennent la parole chacun à
son tour et évoquent devant Robert Pandraud l'avancement de leurs recherches. Le général Mermet,
lui, ne souffle mot.
À la fin, sur un geste de Pandraud, l'assistance se lève. Le ministre bourre une petite pipe avec
deux cigarettes Gitane et le DG se dirige vers lui. Il lui glisse quelques mots à l'oreille et ils
s'écartent dans un coin de la salle. Un conciliabule de quelques minutes pendant lequel Robert
Pandraud va prendre connaissance des trouvailles du contre-espionnage.

L'affaire est étouffée
Et après cela ? Rien. L'affaire s'arrêtera là. La presse se calmera. On ne me demandera pas de
poursuivre les recherches sur Sanders et ses complices. Ce sujet ne m'appartient plus. J'en suis un
peu déçu ; le dossier a dû être transmis à un service de police qui saura mieux que la DGSE gérer
l'aspect lourdement politique de cette affaire. Il ne faut pas toujours chercher à comprendre. Bon
nombre d'affaires échappent souvent à la Boîte sans qu'on sache vraiment pourquoi, mais le plus
fréquemment pour des raisons de politique internationale.
L'assassinat de Dulcie September sur le sol français, probablement par un ancien militaire
tricolore et un réseau à la solde du régime raciste de Pretoria : une affaire d'État aurait pu naître de
telles circonstances et il n'en a rien été. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir œuvré pour la vérité… La
presse évoquera néanmoins, plus tard, les soupçons contre Rouget.
C'est aussi ça le métier d'officier de renseignement. Admettre qu'on ne suit pas de bout en bout
une affaire et avoir l'humilité de l'accepter. Plus tard, bien après la fin de l'apartheid, en avril 1998,
devant la Commission Vérité et Réconciliation, en Afrique du Sud, le colonel Eugene De Kock,
considéré comme le chef des escadrons de la mort de Pretoria, révélera que l'assassinat de Dulcie
September avait été monté par une structure de l'armée sud-africaine, le Bureau de la coopération
civile. Encore plus tard, Richard Rouget sera arrêté en Afrique du Sud pour sa participation au
recrutement de mercenaires pour la Côte d'Ivoire et condamné à cinq ans de prison avec sursis. Son
implication dans l'affaire Dulcie September ne sera jamais démontrée.
Pour Motsepe, opération dans laquelle le nom du fameux Sanders a été évoqué aussi, après
des années d'enquêtes infructueuses, les autorités belges ont, en 1992, prononcé un non-lieu, faute de
preuves convaincantes.

31En dépit de l'embargo sur les armes imposé à Pretoria par la communauté internationale, de nombreuses entreprises plus ou moins proches de la sphère publique
commercent discrètement avec Pretoria. Aérospatiale, l'entreprise française alors nationalisée, est déjà l'un des partenaires privilégiés de l'Afrique du Sud.
32Lire chapitre 7.
33Bob Denard est mort en octobre 2007, quelques mois après avoir été condamné à quatre ans de prison dont trois avec sursis et 100 000 euros d'amende par la
cour d'appel de Paris pour un coup d'État sur l'archipel des Comores en 1995. Pour l'assassinat du président comorien Ahmed Abdallah, auquel il participe en 1989, il a
été acquitté au bénéfice du doute à Paris en 1999.
34Robert Pandraud est, entre 1986 et 1988, dans le gouvernement de Jacques Chirac, ministre délégué auprès du ministre de l'Intérieur Charles Pasqua, chargé de la
sécurité.
35Le directeur général, un aviateur nommé par Jacques Chirac.

7. Les mystérieux cahiers de Paul Touvier
Avril 1988. La société française n'a toujours pas tourné la page de son passé collaborationniste.
Les haines restent fortes. Le premier procès d'un Français, Paul Touvier, pour crime contre l'humanité
se déroulera dans les années à venir, mais il demeure inimaginable à l'heure actuelle. D'ailleurs il ne
fait pas encore la une de la presse. Touvier, en fuite depuis quarante-cinq ans, ne sera arrêté que le
24 mai 1989 par la gendarmerie au prieuré Saint-Joseph à Nice. L'ancien chef de la milice de Lyon
est poursuivi pour plusieurs chefs d'accusation et apparaît comme le responsable d'une longue liste
de crimes : l'assassinat des octogénaires Victor et Hélène Basch36, la rafle de Montmélian, les
arrestations à la synagogue du quai de Tilsitt ou encore l'exécution des sept otages de Rillieux-laPape en juin 1944.

Tous les services mobilisés
L'heure est encore à la traque et la justice avance à pas lents, voire prudents. En 1992, la
chambre d'accusation de Paris accordera un non-lieu général à Paul Touvier. Elle sera néanmoins
désavouée par la Cour de cassation. Finalement, le procès aura lieu à la cour d'assises de Versailles
en 1994. Âgé de 79 ans, le chef milicien sera condamné le 20 avril 1994 à la réclusion criminelle à
perpétuité.
Dans les années 1980, tous les services de police, de gendarmerie ou de renseignements (ce
qui n'est pas vraiment leur mission) sont mis à contribution pour retrouver cet « ennemi public
numéro un ». Pourtant dans la décennie précédente, la justice était peu encline à s'impliquer. La grâce
accordée à Touvier par Georges Pompidou n'a pas encouragé la magistrature à rouvrir le dossier
brûlant de la collaboration et de ses crimes. Dans une conférence de presse, en 1972, le président de
la République avait posé la question : « Le moment n'est-il pas venu de jeter le voile, d'oublier ces
temps où les Français ne s'aimaient pas, s'entre-déchiraient et même s'entre-tuaient ? »
Finalement et au motif qu'il s'agit d'un crime contre l'humanité, imprescriptible, l'instruction a
pris son essor et s'est développée. Les juges succèdent aux juges au gré des changements d'affectation
des uns et des autres. La police nationale piétine et, au bout du compte, le dossier est transmis pour
action à la gendarmerie et plus particulièrement au commandant Recordon, un passionné d'histoire.

Recrutement en vue
Vers midi, en ce jour d'avril 1988, alors que je m'apprête à descendre à la cafétéria de la

Boîte, une de mes lignes téléphoniques dédiées à mes sources se met à sonner. Il s'agit du numéro
réservé à Sefora, un journaliste d'investigation franco-belge que j'ai recruté deux ans auparavant suite
à un article paru dans L'Express sur Rifat el-Assad, le frère du président syrien Hafez el-Assad, et
ses services de sécurité, les Panthères roses, nom donné en raison de leur tenue camouflée dont la
couleur tirait vers un violet fade. Un assez bon article, bien renseigné, trop bien renseigné pour être
le seul fruit d'une investigation journalistique. On sentait la patte d'un service de renseignements qui
aurait briefé l'auteur. Lequel ? La question restait en suspens et elle le restera en dépit de mes efforts
pour trouver une réponse.
À l'époque, j'avais directement pris contact avec Sefora. Il demeurait alors à Vienne en
Autriche. Je lui avais assuré que son article était passionnant, même si le compliment était un peu
exagéré, et lui avait proposé de déjeuner lors de l'un de ses prochains passages à Paris. Flatté et sans
même me questionner sur mes activités, il avait accepté avec joie. Grâce à quelques remarques et
détails glissés dans la conversation, il avait compris que je connaissais bien le sujet. Sefora avait
immédiatement vu son intérêt à me rencontrer.
Mon objectif était assez simple et avait reçu l'aval du chef du Service de contre-espionnage,
le chef CE. Il s'agissait de connaître ses sources et de mesurer ce qu'il avait dans le ventre. J'avais
carte blanche, d'autant plus facilement qu'on m'avait honoré d'une excellente réputation de recruteur,
c'est-à-dire d'officier traitant disposant de sources ou d'agents qu'il faut débriefer et dont on doit
obtenir le meilleur. Comme bon nombre de mes camarades de la DGSE, mes activités étaient
diverses, et ne consistaient pas seulement à s'immerger dans les archives du Service afin de rédiger
des fiches de synthèse pour le commandement, ignorant les réalités du terrain. Il y a des bureaucrates
à la DGSE, mais pas seulement.
Ma première rencontre avec celui qui se verra attribuer par le bureau R, centralisateur de tous
les contacts, le pseudonyme de Sefora, m'a permis de cerner rapidement le personnage : un homme
d'une trentaine d'années se prenant pour Tintin et affirmant haut et fort ses origines belges ainsi que sa
religion. Ce jour-là, il me raconte que son père est juif pratiquant, regrettant que sa mère ait été
catholique, ce qui ne fait pas de lui un vrai Juif. Il est bavard et souhaite se mettre en avant, rêvant
d'une carrière de journaliste spécialiste du renseignement. Sefora étale sa science dans le domaine.
Ses erreurs m'amusent beaucoup. En fin de repas, après avoir vidé deux bouteilles de beaujolais, il
m'avoue être en relation avec un certain Tadeuz qu'il appelle affectueusement par le diminutif de Tad,
un Polonais, qu'il pense être membre des services spéciaux. Particulièrement fier de ce contact, il
s'empresse de me donner des détails sur la biographie de Tad : l'école que ce dernier fréquentait, son
cursus universitaire, autant d'éléments qui me permettront de vérifier ses dires sur son appartenance à
un service de renseignements. Du simple honorable correspondant, Sefora peut devenir, en raison de
sa sympathie pour Tad, un objectif en lui-même, et permettre un accès sur celui qui pouvait être l'un
de mes collègues du Bloc de l'Est : un agent des services secrets.

Un espion polonais
Une information apparue au cours de notre déjeuner ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd :
mon nouvel « ami » journaliste a des difficultés financières et des problèmes administratifs,
notamment avec le fisc français. Pour cette raison il ne souhaite guère s'installer à Paris. Je lui fais
comprendre que je suis peut-être en mesure de l'aider, sans contrepartie. « Cela sera examiné plus

tard », lui dis-je. En d'autres mots et suite à son acceptation devant cette aide tombée du ciel, voilà
Sefora ferré. Le recrutement contre rémunération, qui en fera un agent et non un « HC », est acquis.
L'argent résout bien des problèmes. Bien sûr, on convient de se revoir très vite, cette fois je lui
apporterai une enveloppe. Il n'aura qu'à me signer un reçu pour que nous soyons en règle (et que je le
tienne : je peux le discréditer en faisant savoir dans la profession qu'il est un agent des services
français). Il en accepte le principe. Mon interlocuteur me croit diplomate, j'en aurai plus tard la
confirmation quand je lui révélerai que je travaille à la DGSE.
Dès mon retour au Service après ce long déjeuner, vers 16 heures, je me précipite à la section
polonaise pour évoquer le cas de Tad avec l'officier traitant (OT) qui la dirige à l'époque, l'un des
plus anciens de la Boîte. L'OT 100 – son numéro d'ordre de rédacteur – est une véritable mémoire,
connaissant par le menu les services de renseignement de la Pologne, qu'il s'agisse des différentes
structures de la recherche, plus axées sur la politique extérieure, ou celles du contre-espionnage.
L'organisation comme les hommes des organes sécuritaires n'ont plus de secrets pour lui depuis des
lustres. J'indique à l'OT 100 les différentes informations que notre futur Sefora vient juste de me
livrer.
— Pas de doute, tu as affaire à un officier de renseignement des services extérieurs polonais.
— Vous êtes sûr ?
— Certain. Son université, installée à Varsovie, forme les espions destinés à partir en poste à
l'étranger, notamment en Europe de l'Ouest. Avec les éléments que tu me donnes et le profil de Tad, il
doit être en poste à Vienne.
Mon nouveau contact habite l'Autriche, et j'ai oublié de le signaler… L'OT 100 plonge dans
ses fiches, bien rangées dans une boîte à chaussures, et en extirpe celle concernant un certain Tadeuz,
membre de l'ambassade polonaise à Vienne. J'ai depuis oublié le nom de Tad. Il s'agissait bel et bien
d'un espion au sens le plus littéral du terme. Son rôle n'était pas de retourner un officier de
renseignement, une action conduite par les membres du contre-espionnage, mais bien de partir à la
chasse aux informations de nature politique ou militaire.

Des enveloppes de « 5 000 francs »
Fort de ces éléments et après un rapport oral rapide au chef CE, le colonel Geoffroy, il a fallu
s'atteler à rédiger le compte rendu d'entrevue. Ce document complet et ultra-précis, que l'on dénomme
CRE, doit être écrit grâce à un canevas formaté régi par une instruction générale toujours en vigueur à
la DGSE37, exposant à la fois le lieu du contact, sa durée, les mesures de sécurité prises par l'OT et
les informations obtenues, notamment les connaissances acquises sur la personne rencontrée, des
éléments biographiques.
Sachant que Claude, le prénom réel de la source Sefora, est en contact avec un membre avéré
des services de l'Est, le colonel m'a demandé de le passer en procédure Amarante. En d'autres
termes, un dispositif particulièrement confidentiel : il n'y aurait que deux CRE manuscrits, un pour lui
et un pour le chef du bureau R, écrits à l'aide d'un carbone. En tant que chargé de mission auprès du
chef CE, j'aurai le droit de conserver le deuxième compte rendu dans mon coffre. Mon rôle,
attribution rarissime au sein du Service, consiste à jouer à la fois le traitant et son contrôleur.
En fin d'après-midi, j'ai fini mon travail de rédaction, une dizaine de pages, allant de la
description physique de Sefora à ses traits psychologiques, de ses qualités dans le domaine de

l'investigation à ses travers (l'alcool et l'argent). Vers 18 heures, je demande un numéro à la
secrétaire particulière et remets le premier exemplaire au chef CE. Le colonel parcourt mon papier
et, sortant son stylo, inscrit sur la page de garde une mention sans équivoque : « OK avec l'OT,
accord avec ses propositions, prochain contact lui verser 5 000 francs38. »
Voilà comment j'ai recruté Claude M., dit Sefora. Nous nous sommes rencontrés depuis de
manière régulière, notamment en Belgique, où il a déménagé. Tout aussi régulièrement, l'intéressé a
reçu de ma part des sommes d'argent prises sur les fonds spéciaux. Il ne m'a jamais donné de mauvais
tuyaux et un rapport de confiance s'est lentement et sûrement établi. J'ai regretté seulement qu'il me
parle moins de Tad, l'objectif initial, et suis toujours resté sur mes gardes.

Rendez-vous à Bruxelles
La ligne qui sonne, en ce jour du mois d'avril 1988, est la sienne. Je reconnais Sefora à la
voix. À cette époque, je gère douze sources, mais seules celles qui sont liées de près ou de loin à un
service de l'Est ou à une organisation terroriste disposent d'une ligne téléphonique particulière. Quant
aux autres, elles utilisent le même numéro d'appel sachant qu'elles n'ont aucun lien entre elles. Cela
ne veut pas dire qu'elles sont de moindre importance puisque, par exemple, l'une de ces sources est
un marchand d'armes, ami de Gilles Ménage, le préfet directeur de cabinet du président Mitterrand,
impliqué dans l'affaire des écoutes commanditées par l'Élysée.
— Bonjour, Claude, quoi de neuf ?
— J'ai quelque chose qui pourrait t'intéresser… Je ne veux pas t'en parler au téléphone… Il
faudrait que tu fasses un saut à Bruxelles, j'ai des documents à te montrer. Tu peux venir demain ?
— Demain, c'est peut-être un peu court. Jeudi m'arrangerait mieux.
— OK pour jeudi, Maurice39… Alors à jeudi avec une rencontre au même endroit que la
dernière fois.
— Ça marche. À jeudi.
Avant de partir déjeuner, j'effectue un détour par le bureau du chef afin de lui relater mon court
entretien téléphonique. Sefora a visiblement des documents à me remettre. Je lui demande le feu vert
pour mettre la pression à propos du fameux Tad. Le colonel Geoffroy me donne son accord.
Je passe l'après-midi à régler les formalités administratives : percevoir de l'argent liquide en
quantité pour régler les différents frais, me faire établir un billet aller-retour dans la journée de jeudi
par le Trans-Europ-Express, le Brabant si ma mémoire est bonne. Il faudra me lever tôt, ce que je
n'aime guère, afin de ne pas rater mon train à la gare du Nord. J'aurai bien besoin d'un solide petit
déjeuner et d'un somme réparateur afin d'avoir tous les sens en éveil pour mon entretien avec Sefora.
Je profite de mes différentes démarches pour me munir d'un enregistreur Nagra camouflé dans une
sacoche et d'une mini-photocopieuse, grosse comme un étui à lunettes, qui servira à copier ce que
mon interlocuteur me propose. Je profite de la fin d'après-midi pour préparer mes faux papiers et
pour soulager mon portefeuille de différents documents ou cartes de crédit qui auraient pu dévoiler
ma véritable identité, ne conservant que mon permis de conduire afin de pouvoir rentrer à la maison.
Tout est prêt pour endosser l'habit du parfait espion. Je range consciencieusement mes différentes
petites affaires. Demain soir, ce sera différent puisque je quitterai la Boîte avec ma fausse identité
complète.

Dispositif secret
Le mercredi passe vite, j'ai d'autres dossiers à régler, ne serait-ce que pour éviter le retard né
de mon déplacement en Belgique. J'en profite quand même pour adresser un message à notre poste de
Bruxelles. En quelques lignes, la mission est cadrée, le lieu fixé, et les moyens à mettre en œuvre
détaillés. Il faudra en effet faire le nécessaire pour que je dépose discrètement mon matériel et surtout
laisser les photocopies des documents que je ne ramènerai pas moi-même à Paris, histoire d'éviter
tout problème de sécurité. Il s'agit de créer une cache fiable, c'est-à-dire une boîte aux lettres morte
(une BLM, dit-on dans le jargon maison), dans une voiture du poste de la Boîte à Bruxelles. Je
détermine la mise en place du véhicule, une vieille 309 Peugeot immatriculée en Belgique, sur le
parking de la place Saint-Gilles, un lieu situé suffisamment loin de l'ambassade de France et des
locaux du poste pour ne pas être repéré. La voiture devra être stationnée à 17 heures. Une petite
pastille jaune sera collée sur l'aile arrière gauche quand l'opération sera réalisée et le matériel placé
dans le coffre. Le secrétaire du poste local de la DGSE devra toujours l'avoir à portée de vue. J'ai
toute confiance : il s'agit de Jean-Jacques B. et nous avons accompli ensemble plusieurs stages
opérationnels, donc rien à craindre. Deux heures plus tard, le chef de poste me confirme la mise en
place du dispositif pour le lendemain.
Le jeudi matin le voyage se passe sans encombre. Pas un seul contrôle. Normal : depuis trois
ans, en 1985, la France, la Belgique et trois autres nations voisines ont créé un territoire sans
frontières, l'espace Schengen. À 12 h 30 précises, comme prévu dans notre plan de liaison, je
retrouve Claude dans le restaurant d'un grand hôtel proche de la gare Bruxelles Midi. Apéritif et
déjeuner bien arrosé aidant, Sefora est disert, sur le cas Touvier. Le gendarme français Philippe
Mathy, qui travaille avec le colonel Recordon, l'un des responsables de l'enquête pénale menée à
Paris, lui a prêté quatre cahiers d'écolier du collabo fugitif. Après une longue conversation sur leur
contenu qui semblent présenter un intérêt relatif, comme me le prouvera leur lecture approfondie, je
relance Sefora sur ses relations avec Tad et la Pologne. Il n'a pas de nouvelles.
En revanche, il assure avoir noué des relations avec un Américain, membre de la CIA, un
certain Kaskett, et avec l'ambassade d'Israël. Son correspondant, sûrement un membre du Mossad, lui
a donné un numéro d'alerte en cas de menace terroriste contre les intérêts israéliens. Le voyage
comme le beaujolais n'auront pas été inutiles. Plus tard, j'apprendrai par hasard que ce fameux
numéro de téléphone, que j'avais évidemment transmis aux services compétents de la DGSE, ne sera
jamais écouté par les grandes oreilles de la Boîte. Pourquoi ? Par délicatesse ? Ou plus certainement
pour éviter d'embarasser Tel Aviv ? Ça ne se fait pas, du moins selon le haut commandement. Bien
évidemment, ce n'est pas la position de nos chers alliés qui ont moins de scrupules… Pour l'anecdote,
après un entretien entre le directeur général et le chef de poste en France du BND, les services
spéciaux allemands, la Boîte s'est procurée par des moyens que j'ignore le compte rendu de sa
rencontre qui critiquait ouvertement la personnalité du DG, alors le préfet Jacques Dewatre.
Je propose à Claude que nous allions à son domicile pour que je puisse photocopier les
fameux cahiers qui racontent la longue cavale de Touvier et l'aide qu'il a obtenue de l'Église, ses
rapports avec ses enfants, sa fragilité psychologique aussi. Je passe une bonne heure à faire les
photocopies et à classer les bandes dans le bon ordre. La miniaturisation de ma photocopieuse ne me
permet pas de scanner en une seule fois. Le fameux cahier vert, le journal tenu par Touvier de 1985 à
1988, qui sera présenté et lu quelques années plus tard, en 1994, à son procès, révélant la constance

de ses sentiments antisémites, ne figure malheureusement pas dans les carnets remis par ma source.
Mais la DGSE met ainsi la main sur un témoignage de premier plan et s'engage dans la concurrence
entre services nationaux. On ne sait jamais, peut-être qu'une indication a échappé aux gendarmes.
Après tout, qui sait, peut-être que certains d'entre eux auraient eu intérêt à laisser Paul Touvier à sa
cavale. Et certains secrets méritent d'être gardés bien au fond des mémoires.

Agent multicarte
Une fois le travail terminé et Sefora un peu dégrisé, je lui propose d'emblée de reprendre
contact avec Tad. Il m'avait raconté lors d'une précédente entrevue qu'il disposait de sa ligne directe
à l'ambassade de Pologne en Autriche. Claude acquiesce sans hésiter. Dans un anglais hésitant, il
joint son interlocuteur et j'enregistre la conversation. Sefora est peu convaincant dans sa demande de
rendez-vous. Je ne sais pas si c'est le fait que je sois présent ou si, plus simplement, sa relation avec
les services polonais est plus étroite qu'il n'a bien voulu me le dire. Finalement, qui est-il ? Un agent
multicarte passionné par les affaires de collaboration ? Drôle de situation. Les recherches se
poursuivront et je ne sais pas si l'officier traitant qui travaillera après moi avec Sefora cherchera à en
savoir plus sur cette curieuse personnalité. Car une fois une source passée à un autre officier de
renseignement, on ne s'intéresse plus à ses activités, on ne contrôle pas le travail d'un camarade qui
traite un contact qu'on lui a transmis. Simple question de déontologie. Il n'en demeure pas moins que
le Service a désormais la certitude qu'il fréquente bien un espion polonais. À ma connaissance, ce
dernier ne sera pas retourné. Il est vrai que le mur de Berlin va tomber et que des relations amicales
seront alors engagées avec les services spéciaux de Varsovie.
Je demande à Sefora de me reconduire à la gare de Bruxelles Midi, ce qu'il fait gentiment. Il
me dépose devant l'entrée principale et je le regarde partir après les salutations d'usage. Ma mission
n'est pas terminée… Une fois sa 205 GTI perdue de vue, je me dirige lentement vers une sortie
secondaire de la gare, en direction d'une station de taxis. Je monte dans la première voiture, une
Mercedes blanche. Je demande au chauffeur de rouler avant de lui donner l'adresse que je fais
semblant de chercher dans ma poche, histoire de vérifier que je ne fais pas l'objet d'une filature par
un service ou un autre. Une mesure de sécurité classique. Je « retrouve » enfin le nom de la place où
m'attend la voiture garée par le représentant local de la Boîte. Après avoir réglé la course, je me
dirige vers les arcades avant de m'engager sur le parking dont la taille réduite me permet de trouver
rapidement le véhicule en question. Je devine mon ami Jean-Jacques B. au loin. J'aurais bien envie de
lui faire un petit geste d'amitié, mais ce serait contraire aux règles de sécurité de la Boîte. Nous le
savons tous les deux, dans le rôle qui est le nôtre ce jour-là, nous n'avons aucun lien et ne nous
connaissons pas. Le croisement de nos regards suffira pour se saluer.

Valise diplomatique
Sans hésiter, j'ouvre le coffre et glisse à la fois l'enveloppe contenant les bandelettes de
photocopie, la mini-photocopieuse et l'enregistreur sous son support. Je claque le capot et colle la
vignette. L'opération se termine. Je ne suis plus armé que de mes seuls faux papiers. Je reprends un
taxi à la volée, direction la gare. Sans oublier, une fois de plus, les vérifications d'usage. Personne ne
semble s'intéresser à moi et à mon manège. C'est parfait. Nos agents de Bruxelles prendront ces

documents en charge et les feront parvenir à Paris via la valise diplomatique.
Avant le départ du train, juste le temps de savourer une bière belge, une blanche de Bruges. Je
sais que demain j'aurai mon rapport oral à faire au chef, je lui expliquerai mon avis mitigé à la fois
sur la teneur des cahiers de Touvier et sur Sefora. Il me faudra, ensuite, me plonger dans des travaux
d'écriture pour rédiger mon compte rendu. Les photocopies des cahiers seront jointes à mon CRE dès
que le poste de Bruxelles me les aura envoyées. Une petite semaine d'attente. En les étudiant plus à
fond, aucun nouvel élément de la cavale de Touvier n'apparaîtra. Ce dernier évoque surtout sa
famille. Le compte rendu doit aujourd'hui encore dormir dans les archives de la Boîte. Un coup pour
rien, mais il fallait essayer. On ne sait jamais, comme on dit souvent à la DGSE. Quant à Sefora, si
j'en crois la documentation spécialisée qui le cite parfois, il est toujours un agent du Service.

36Victor Basch était un universitaire philosophe, cofondateur de la Ligue des droits de l'homme, dont il fut président. Il s'engagea dans le soutien au capitaine
Dreyfus. Il s'opposa au nazisme et fut assassiné en 1944 par Paul Touvier, sur ordre des nazis.
37M ême si certains se sont amusés à monter des groupes de travail afin d'en réduire ou en modifier la forme.
38Aujourd'hui 750 euros.
39M aurice Duteau est l'identité fictive que j'emploie dans mes contacts avec Claude. Je dispose d'une batterie de papiers d'identité et de cartes à ce nom.

8. Le FBI s'attaque à un diplomate français
Fin 1988. Le mur de Berlin n'est pas encore tombé et, à l'Ouest, la chasse aux agents de l'Est se
poursuit. À l'époque, il n'est pas question de supprimer le Service de contre-espionnage40 de la
DGSE, bien au contraire : on compte sur l'ensemble du dispositif de la Direction du renseignement
pour identifier et pourchasser les officiers traitants de l'URSS. Tous les services spéciaux
occidentaux pratiquent la même politique même si, à l'occasion de réunions communes, bilatérales ou
multilatérales, nous pressentons déjà la fin du communisme étatique. Et, bientôt, de l'Union
soviétique.
En 1986, l'un de mes camarades, Didier V., a même rédigé une note blanche, destinée au seul
directeur général de la Boîte, annonçant que l'URSS s'effondrait lentement et de manière irréversible.
La baisse d'activité des organisations de masse liées au système communiste en était alors la
première preuve. Elles cherchaient moins à promouvoir les idéaux de Moscou, ce qui était une
première ! Émergeaient par ailleurs des mouvements prônant le dialogue Est-Ouest, notamment
l'European Network for un East West Dialogue, groupe rassemblant des étudiants et des intellectuels
de l'Est et de l'Ouest qui se réunissaient à Berlin-Est. L'histoire de ce mouvement pacifiste mérite
qu'on s'y arrête un instant. Composé de psychiatres britanniques, de psychologues américains, de
doctorants en sciences sociales des pays européens de l'Est et de l'Ouest, il n'a jamais connu de
soucis avec la Stasi, les services secrets de l'Allemagne de l'Est, au point de croire qu'il est tellement
surveillé que les officiers de renseignements d'Erich Honecker, le dernier dirigeant de la RDA, le
contrôlent parfaitement, notamment en ayant infiltré des agents bien à eux. Cette hypothèse s'est
révélée tellement crédible que nous avons nous aussi pratiqué la même méthode. J'étais encore chef
de la section contre-ingérence/contre-subversion quand la DGSE a introduit un officier traitant dans
le dispositif. Parfaitement bilingue, nous lui avions construit une légende, une fausse vie, pour qu'il
puisse s'inscrire dans les groupes de travail. Les résultats obtenus ont confirmé notre hypothèse de
départ. La mainmise de la Stasi était bien là. En 1988, l'opération se développe toujours et nous
permet d'obtenir des centaines de documents. Bien sûr, à l'époque, aucune autorité n'avait voulu
donner une quelconque crédibilité à la fiche de Didier V. Pour en revenir à notre histoire, au sein de
la DGSE règne alors une véritable paranoïa. Certains voient partout des « rats bleus », c'est-à-dire
des taupes soviétiques, pour employer le surnom donné aux rédacteurs ou officiers traitants jugés peu
fiables, et ce sans raison objective. Je ne parle pas des diplomates ou de certains intellectuels
français considérés systématiquement boulevard Mortier comme des agents d'une puissance adverse,
si possible appartenant au Bloc de l'Est, même si ce n'est pas toujours faux comme le prouvent des

relevés d'écoutes téléphoniques. Les rédacteurs ne sont pas à ça près. Dans ce domaine, en enquêtant
sur des Français, nous dépassons largement notre sphère de compétence et les limites de notre
mission, définie par le décret de 1982 constitutif de la DGSE.

Un « pot de pus » arrivé de Washington
Je ne sens pas la journée. Je me suis levé grognon. Le planning est vide et j'ai horreur d'être
l'arme au pied. Passer mon temps à lire la presse n'est pas dans ma nature, pourtant, dans ces cas-là,
beaucoup envieraient ma place, surtout ceux, nombreux, condamnés à rédiger une fiche en dix minutes
alors qu'elle demanderait des heures de recherche. La pression du commandement est toujours plus
forte… Les chefs ont l'impression qu'il suffit d'appuyer sur le bouton « imprimer » pour obtenir les
papiers qu'ils ont exigés. Encore faudrait-il que les agents soient dotés de moyens informatiques, ce
qui n'est pas vraiment le cas de la majorité. Les secrétaires ne s'appellent pas encore des assistantes
et restent huit heures par jour devant leur machine à écrire à taper des notes toutes plus urgentes les
unes que les autres, mais parfois d'une finalité relative.
Le téléphone sonne.
— Siramy, venez me voir.
— Oui, mon colonel.
J'ai immédiatement reconnu la voix du colonel Geoffroy qui commande le Service de contreespionnage. Mon bureau est à deux pas du sien. Je me précipite. Sa secrétaire me laisse frapper à sa
porte. J'entends un « entrez » sonore et sec. Il est là, derrière son bureau en tenue de gentlemanfarmer, avec un petit gilet en peau boutonné, tenue qu'il adore. Ne figurent sur son bureau qu'un
feuillet de deux pages et son stylo-plume en argent. Sa table de travail est toujours impeccablement
rangée.
— Asseyez-vous, Siramy. J'ai un pot de pus à vous montrer.
Doté d'un humour pince-sans-rire, le colonel est un adepte des expressions imagées. Deux
fauteuils en cuir sont disposés devant lui. Il me désigne celui de droite, en fait celui que je prends tout
le temps quand je suis convié dans cette grande pièce lumineuse, bien éclairée par deux grandes
fenêtres, que ce soit pour une discussion sympathique à bâtons rompus ou pour faire le point sur une
affaire.
— C'est une histoire avec les Américains et plus particulièrement avec le FBI. J'ai demandé à
Richard41 de me faire une note, mais elle ne me convient pas. Je vous la donne et vous recommencez
l'enquête, une enquête clinique.
Le colonel Geoffroy me tend les deux feuillets, je jette un œil rapide et constate qu'il s'agit
d'une fiche blanche, sans signe distinctif, ainsi que d'un message de notre poste de Washington.
— Vous lirez ça dans votre bureau, Siramy. Je veux que vous fassiez toutes les recherches
possibles, en interne bien sûr. Pas la peine d'alerter les cousins42.
— D'accord, mon colonel.
— Je vous fais un papier vous autorisant à retourner toutes les archives.
Il signe un document qu'il a fait préparer avant mon arrivée. Cela me servira de sésame.
— Merci, Siramy.
L'entretien est clos. Je sors du bureau, mes feuilles à la main. Arrivé dans le mien, je
m'installe pour commencer à lire le message de notre poste extérieur. Il s'agit d'un entretien avec le
membre du FBI qui assure la relation avec le Service. Je suis surpris parce que cet organe de
renseignement fédéral, à compétence intérieure, n'entretient que très peu de relations avec la DGSE.

La Boîte n'est pas son correspondant naturel, le FBI travaille surtout avec la DST qui a des missions
analogues, en particulier la chasse aux espions sur leurs territoires nationaux respectifs. L'époque
n'est pas encore, contrairement à ce début de XXI e siècle, mobilisée par de grandes réunions. Ces
rencontres permettent maintenant d'échanger sur tous les sujets et avec toutes les communautés du
renseignement. Il est vrai que la chute du mur de Berlin et la menace terroriste ont facilité cette
mondialisation du renseignement. En 1988, on est loin de ces bavardages mondains que j'ai toujours
jugés relativement peu productifs, du moins pour la DGSE.

Doutes sur un diplomate français aux ÉtatsUnis
Je commence à lire le télégramme rédigé par notre chef de poste. Le représentant du FBI a
voulu rencontrer notre homme à Washington pour lui parler d'une affaire délicate. Une de leurs
équipes en opération de filature sur un officier de renseignement tchèque s'est retrouvée devant un
cinéma gay. Dans la file, juste devant l'espion tchèque, tout de cuir vêtu, les agents du FBI seraient
tombés sur le premier secrétaire de l'ambassade de France, Bernard Emié. Ils sont certains d'avoir
reconnu le diplomate français et ont pris des photos que le Bureau fera parvenir dans les meilleurs
délais à notre chef de poste, qui nous les enverra par la valise diplomatique. Dans son papier, ce
dernier ne prend pas position et se contente de rendre compte des faits. Je regrette qu'il n'ait pas
donné par écrit son avis à la fois sur les raisons de la confidence du policier américain et sur le
diplomate français qu'il doit bien côtoyer de temps à autre dans l'ambassade. Il me faut des réponses
et les photos. J'ai des doutes. La mariée me semble trop belle. À tout juste trente ans, Bernard Emié
est un jeune diplomate plein d'avenir. Il a été de 1986 à 1988 conseiller technique au cabinet du
ministre des Affaires étrangères, Jean-Bernard Raimond. Avec la réélection de François Mitterrand
et la fin de la cohabitation, le jeu de l'alternance l'a renvoyé au Quai d'Orsay, qui l'a affecté au sein
d'une ambassade particulièrement recherchée, celle de Washington, qu'il vient juste de rejoindre.
Je me lance ensuite dans la lecture de la note blanche rédigée à Paris par Richard, qui avalise
les propos des Américains, sans autre forme de procès. Aucun élément critique ni simple élément de
modération qui aurait pu laisser la place à un jugement moins tranché. Lisant sa synthèse, je suis
surpris que l'homme affecté pourtant à un poste des plus sensible, le contre-espionnage des pays de
l'Est, se soit laissé aller, car c'est l'expression la plus appropriée en l'espèce à la qualité de son
travail. Il accorde visiblement une confiance aveugle aux propos tenus par le FBI, un service
d'habitude peu communicant, voire négligent vis-à-vis de la DGSE, omettant parfois de répondre aux
questions qu'on lui pose. Il est vrai que Richard affiche une vraie phobie de l'action des services de
l'Est. Je décide d'aller le voir.
Il me reçoit assez mal. Je lui avais passé un coup de fil avant de monter l'escalier menant à
l'étage qui nous sépare. En deux mots, je l'avais prévenu des raisons de ma visite. Dès le début de
l'entretien, il se montre assez agressif. Je le connais suffisamment pour savoir que cette mauvaise
humeur n'est pas franchement dirigée contre moi.
— Alors le chef n'a pas confiance dans le travail de ses secteurs ? Il envoie son « Monsieur
Joseph » faire ses petites vérifications ?
— Ne le prends pas comme ça, Richard. L'objet n'est pas celui-là. Tu le sais bien.
— Ouais. Qu'est-ce que tu veux ?
— Eh bien, quand tu as reçu le message, tu as dû ouvrir un dossier ?

Un chef de peu de confiance
Richard garde le silence. Je ne doute pas un seul instant qu'il descendra ensuite chez le chef
CE pour vérifier si je suis bien mandaté et tiendra des propos plutôt désobligeants à mon encontre,
me présentant comme un grand inquisiteur. J'ai finalement une confiance limitée en lui. Au fond, je
sais comment il est devenu chef de secteur et il sait que je le sais. Pendant plusieurs mois, il s'est
efforcé de monter en épingle l'incompétence de son supérieur direct et traitait directement les affaires
avec les rédacteurs, dans son dos. Il s'en vantait devant le colonel Geoffroy pour montrer sa réussite
et l'absence de réaction de son chef. Il parviendra à ses fins et Patrick Ferrand sera écarté. Je n'ai
plus en mémoire si ce dernier a rejoint la Direction du renseignement militaire ou s'il a tout
simplement pris sa retraite. Pourtant ce chef de secteur, objet de toutes les critiques de Richard,
n'était pas n'importe qui. Il a été l'une des pièces maîtresses de l'affaire Farewell, du nom de
l'opération d'espionnage au sein du KGB bénéficiant de l'aide du colonel Vladimir Vetrov, qui a livré
pendant plus d'un an des renseignements stratégiques sur l'Union soviétique aux autorités françaises.
À l'époque, Patrick Ferrand était attaché militaire adjoint à Moscou et a servi, un temps, de contact à
Vetrov. Peu d'officiers de renseignement peuvent se vanter d'avoir conduit une telle affaire. Mais rien
n'y fait. Richard a gagné. On peut se demander si Patrick Ferrand n'était pas, dès son arrivée au
Service, soupçonné de collusion avec la DST, un service du ministère de l'Intérieur considéré par
certains à la DGSE comme l'ennemi. Après tout c'étaient « les cousins » qui avaient mené à bien,
contre toute attente, l'opération Farewell, hors du territoire national. Encore un problème de
délimitation des compétences.
— Richard, tu as ouvert un dossier, oui ou non ?
— Oui, et j'ai fait sortir le dossier du Tchèque. Ils sont dans mon coffre. Le Tchèque est bien
un membre des services et il est affecté à Washington. Ça se recoupe avec les informations du FBI, tu
vois.
— Je ne vois pas grand-chose. Les Américains savent-ils que nous connaissons le Tchèque ?
— Oui, bien sûr. Nous en avons discuté avec eux lors d'une réunion Totem, une réunion avec
le correspondant pour parler clair.
— Tu vas être gentil, Richard, tu vas me passer les deux dossiers, celui du Tchèque et celui de
Bernard Emié. Je vais te signer une décharge.
À ma grande surprise, il accepte. Je lui dis au revoir et prends les deux dossiers. Redescendu
dans mon bureau, je laisse de côté la chemise comportant des informations sur notre diplomate. Elle
ne m'intéresse pas pour le moment. En revanche, le dossier du Tchèque est plus volumineux : il
recense les nombreux postes qu'il a occupés à l'étranger, les meilleures écoles d'espionnage où il est
passé, des états de service impressionnants mais rien sur ses mœurs, qui auraient pu être un moyen de
pression si on avait envie d'essayer de le retourner, c'est-à-dire de le faire travailler pour nous tout
en le laissant poursuivre ses activités au profit de son propre service. Un contact dans la file d'un
cinéma homosexuel me semble en effet un peu amateur. L'homme ne peut pas ignorer qu'il est l'objet
d'une filature et que les établissements de cette nature sont particulièrement surveillés. Il y a quelque
chose qui ne colle pas. Ce n'est pas un lieu de rencontre pour espions, même pour un simple échange
de documents confidentiels.

Des photos floues
Je regarde l'heure, il est 10 heures. J'ai largement le temps de consulter les fichiers pour
savoir comment Bernard Emié est connu de la DGSE. J'ouvre le Who's who en premier lieu et
constate qu'il a déjà occupé un poste à l'étranger, en Inde, de 1984 à 1986. Le jeune diplomate avait
occupé les fonctions de deuxième, puis de premier secrétaire à l'ambassade. Pas de doute, notre
représentant à New Delhi a dû l'évoquer dans ses notes, notamment pour exposer l'état de leurs
relations, bonnes ou mauvaises, ou pour apporter un commentaire, quel qu'il soit. Je trouve une
référence qui fait état de son nom dans un dossier du bureau des sources et des postes, CE/R. Je m'y
rends immédiatement, toujours armé du document que m'avait signé le chef du contre-espionnage.
Mais la DGSE est une administration verrouillée et hiérarchisée, où chaque demande se doit de
correspondre à une autorisation en bonne et due forme. L'archiviste, ce jour-là, ne déroge pas à cette
règle : il ne veut pas me montrer la pièce demandée au motif que je ne suis pas habilité. J'ai beau lui
présenter la note du chef CE, il n'y a rien à faire. Les archives sont au premier sous-sol, il me faut
remonter quatre à quatre l'escalier en colimaçon et revenir solliciter le document adéquat auprès du
colonel Geoffroy.
— Qu'est-ce qui vous arrive, Siramy ?
— J'ai une référence à lire à CE/R, mais je ne suis pas habilité.
— C'est chose faite, dit-il en souriant.
Saisissant son téléphone, il demande à sa secrétaire de préparer immédiatement le papier ad
hoc. Deux minutes plus tard elle entre dans le bureau avec le document à la main. Le chef le signe et
me le donne, m'expliquant qu'il va être diffusé immédiatement dans tout le Service. Fort de ma
nouvelle habilitation, je redescends et obtiens – enfin – le dossier attendu. Tout ça pour pas grandchose : il ne présente aucun intérêt. Les relations entre Bernard Emié et notre chef de poste en Inde
étaient courtoises. Un point c'est tout.
Je retourne dans mon bureau et me plonge enfin dans le dossier Emié. J'y trouve les fameuses
photos prises par l'équipe de filature du FBI. Elles sont floues et il est impossible de reconnaître le
premier secrétaire43 de l'ambassade de France, même avec une loupe. J'ai la même difficulté à
reconnaître le Tchèque. Je dispose pourtant de plusieurs clichés, pris la plupart du temps dans des
conditions aléatoires. En dépit de ces points de comparaison, la ressemblance ne saute pas aux yeux,
loin de là. Je me prive de déjeuner pour rédiger une courte note ayant pour seul destinataire le chef
CE. J'y explique les doutes qu'il faut avoir sur la véracité des déclarations recueillies, et m'étonne de
cette tentative d'implication d'un Français, diplomate de surcroît, dans une affaire d'espionnage.

Un montage du FBI
Je n'aurai plus jamais de nouvelles de cette affaire mais garde en tête quelques questions.
Pourquoi le FBI nous a-t-il lancés sur cette piste ? Pourquoi les Américains ont-ils voulu jeter le
doute sur ce diplomate brillant qui sera nommé quelques années plus tard ambassadeur en Jordanie
puis au Liban et en Turquie, après être passé au cabinet d'Alain Juppé puis avoir rejoint la cellule
diplomatique de Jacques Chirac à l'Élysée ? Surtout, le FBI s'est-il donné une nouvelle spécialité,
celle de détenir des dossiers soi-disant compromettants sur nos diplomates ? Pierre Léthier, ancien
directeur de cabinet à la DGSE a, dans un livre44, raconté comment les Américains, apprenant en

1987 que l'ambassadeur Philippe Husson, alors proche de François Mitterrand, était nommé au
Canada, ont fait savoir à qui de droit qu'ils en avaient un sur lui. Et ce, depuis trois ans. « À l'en
croire, ce diplomate aurait été approché par les services de l'Est », écrit Pierre Lethier dans son
ouvrage, qui explique que la Boîte a là aussi suspecté une manipulation tortueuse. Résultat, le
Premier ministre Brian Muhoney, au cours d'une réunion du G7, s'en serait plaint à François
Mitterrand.
Mais en ce qui concerne l'affaire Emié, appliquant scrupuleusement la règle de cloisonnement
extrême qui gouverne l'activité du Service, le colonel Geoffroy ne m'a pas informé du devenir de ma
note. Des années plus tard – alors que j'aurai accédé à d'autres responsabilités et me serai rapproché
du commandement, j'apprendrai qu'elle a été remise au directeur du renseignement, puis présentée
ensuite au directeur général, comme tous les autres documents du même type. Ce dernier garde pardevers lui les notes, rapports et synthèses qui lui semblent les plus pertinents. Il les montre aux
autorités politiques en fonction de leur contenu, se contentant de les donner en lecture et conservant
l'original.
En novembre 2009, par le biais du conseiller chargé des contacts avec la presse à
l'ambassade de France en Turquie, l'ambassadeur Bernard Emié a été sollicité sur cette affaire. Il n'a
pas souhaité répondre à notre demande d'entretien. « L'ambassadeur ne souhaite pas commenter les
éléments dont vous lui avez fait part dans un précédent message électronique et vous propose donc de
boucler votre chapitre sans ses commentaires45 », a signalé son conseiller. Au fond peut-être n'a-t-il
alors jamais su qu'il était, alors trentenaire, l'objet d'une manipulation pour le moins glauque de la
part du FBI.

40Le Service de contre-espionnage de la DGSE sera dissous dans les années 2005 à l'occasion d'une des nombreuses réformes de la Direction du renseignement et à
la plus grande joie de Patrick Perrichon, alors adjoint de la DR, qui n'a jamais aimé ce service. On coopère avec les Russes, alors…
41En charge du monde de l'Est et de ses réseaux d'espionnage.
42Surnom donné au sein de la Boîte aux fonctionnaires de la Direction de la surveillance du territoire, un service du ministère de l'Intérieur aujourd'hui fusionné avec
les Renseignements généraux dans un ensemble dénommé Direction centrale du renseignement intérieur.
43Après avoir occupé les fonctions de premier secrétaire, il sera nommé deuxième conseiller.
44Pierre Lethier, Argent secret, l'espion de l'affaire Elf parle, 2001, Albin M ichel.
45E-mail de Julien Bouchard du 16 novembre 2009.

9. Des dossiers politiques qui se volatilisent
Très vite j'apprendrai que la Boîte est une administration hautement politique, bien au-delà des
nécessités de sa mission. On peut même se demander quand elle trouve le temps de se consacrer au
renseignement et à l'espionnage. Cette remarque touche avant tout le haut commandement, attentif à sa
carrière et soucieux de ne pas déplaire aux gouvernants qui le nomment en conseil des ministres, mais
vise aussi des fonctionnaires de grade intermédiaire qui, l'âge et l'ancienneté venant, s'imaginent à
leur tour manger dans la grande gamelle de « l'élite ». La soupe n'est pas si mauvaise, au plan
financier comme en termes de prestige46. Certains agents sont mus par une ambition dévorante, loin
de la foi du renseignement. J'ai mis longtemps à comprendre ce mécanisme, bien humain pourtant. Je
dois souffrir, encore maintenant, d'une innocence rare ou d'une passion dévorante, celle pour
l'information secrète, véritable aide à la décision politique, susceptible de faciliter la diplomatie de
la France ou la sauvegarde de nos intérêts économiques. Après tout, telle est la mission des services
secrets, du moins je le croyais et le crois toujours.
Dès ma prise de fonction comme rédacteur à la section « organisations de masse », en mai 1985,
mes camarades m'informent qu'il nous revient, lors des changements de gouvernement, de nous livrer
à une recherche approfondie sur chaque nouveau ministre ou secrétaire d'État nommé par le président
de la République. Concrètement, il s'agit de retirer des dossiers et enlever des archives les
documents dans lesquels ils sont cités d'une manière ou d'une autre et quelle qu'en soit la forme, du
simple article de presse aux fiches classifiées sur leurs liens avec une puissance étrangère. Il en est
de même après l'élection présidentielle : les dossiers disparaissent. Mal en prend à celui qui, alors
qu'un nouveau chef de l'État a rejoint l'Élysée ou que les ministres fraîchement nommés ont commencé
à travailler, inscrit dans une fiche le nom de l'un de ces derniers. Des intouchables. Je l'apprendrai à
mes dépens.

Les amis français de l'Allemand Oskar Lafontaine
En 1989, alors que je suis responsable de la Section contre ingérence et contre subversion,
K/SUB, l'adjoint du chef du Service de contre-espionnage me demande d'établir rapidement une fiche
particulièrement objective sur Oskar Lafontaine, membre éminent du SPD allemand, leur parti
socialiste. Cette année-là, l'Allemagne de l'Est s'épuise et le mur entre les deux Allemagne tombera
bientôt, le 9 novembre, entraînant rapidement la réunification. Lafontaine n'hésite pas, publiquement,
à afficher des prises de position critiquées au sein même de son parti. Il cherchera même à retarder la
réunification, prônant une autonomie de la République démocratique allemande, le temps qu'elle se
réforme de l'intérieur sans pression de l'Ouest. En vain, comme l'Histoire l'a montré.

Mais quand la demande tombe, le mur de Berlin se dresse toujours entre les deux Blocs. Pour
cette recherche sur un homme politique allemand en vue, je vais puiser dans les archives, des plus
anciennes au plus récentes, ce qui me permet de constituer un dossier particulièrement conséquent,
bourré de mes notes manuscrites relevées à partir des différents éléments provenant des autres
sections, notamment celles ayant en charge le suivi des services spéciaux du Bloc de l'Est. À travers
les papiers de toutes origines, sources humaines, sources techniques et autres écoutes téléphoniques,
les renseignements montrent qu'Oskar Lafontaine entretient des relations ambiguës avec la RDA et
notamment avec son organisme de renseignements, la Stasi. De là à dire qu'il en est l'un des agents, il
y a un pas facile à franchir. D'un autre côté, il est difficile de cacher cet élément majeur dans le
rapport que je dois rédiger. Mes investigations, notamment aux archives centrales, le présentent
comme un ami personnel de Lionel Jospin, figure de la gauche. Alors ministre d'État, ministre de
l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Lionel Jospin a dirigé de 1981 à 1988 le Parti
socialiste, dont il était le premier secrétaire. L'origine de l'information est particulièrement fiable.
Elle est recoupée par plusieurs sources humaines bien placées.
Le lendemain je commence la rédaction de la note, semble-t-il strictement destinée à être lue
en interne. Je peux me permettre de tout dire, mais en prenant des gants et conjuguant bon nombre de
verbes au conditionnel alors qu'ils auraient mérité le présent de l'indicatif. La fiche ne dépasse pas
une page et demie, elle est au format réglementaire, rapidement lisible par des chefs. En fin d'aprèsmidi je l'ai terminée. Bien sûr le principal y est : à la fois les soupçons qui font dire qu'Oskar
Lafontaine pourrait être un agent de la Stasi et l'information selon laquelle l'homme est une relation
suivie de Lionel Jospin. Je pèse les mots, afin d'éviter de troubler la hiérarchie, amenée à constater
qu'un homme politique de premier plan fraye avec un éventuel membre des services de l'Est.
L'accusation est grave.

Éviter de citer Jospin
Je dépose vite ma fiche au secrétariat afin qu'elle soit tapée, enregistrée et transmise à
l'adjoint. Le surlendemain, ce dernier me convoque dans son bureau. Le chef de service, le colonel
Geoffroy, est là. Il prend la parole, visiblement embarrassé. Un cure-dent coincé dans la canine
supérieure, il me dit :
— Bonjour, Siramy.
— Mes respects, mon colonel.
— Je veux vous parler de votre fiche sur Oskar Lafontaine. Elle n'était pas mauvaise, mais
elle n'a pas plu au DR47. Ce qui l'a choqué c'est cette phrase. Je vous cite les mots, c'est quand vous
parlez de Lionel Jospin. Vous dites : « Ce dernier est l'ami d'Oskar Lafontaine. » On ne met pas « ce
dernier »… C'est un jugement de valeur.
— Mais, mon colonel, c'est du français. Je venais de citer Lionel Jospin, je n'allais pas faire
une répétition… Dois-je la récrire ?
— Non, ce n'est pas la peine.
La voix du chef de service est teintée d'une certaine lassitude. J'ai le sentiment qu'il donne
raison à mon papier, mais qu'en revanche Michel Lacarrière, le directeur du renseignement, n'a pas
goûté l'allusion au lien entre Jospin et un probable agent de l'Est. Cette fois-ci, j'ai manqué de sens
politique et ceci n'a pas échappé au DR. Plusieurs années passées par ce dernier à la DST et aux

Renseignements généraux de la préfecture de Police de Paris procurent une certaine souplesse
intellectuelle.
Le colonel Geoffroy nous quitte, je salue l'adjoint et remonte au troisième étage, dans mon
bureau, déçu. Je saurai, plusieurs années après, qu'une fiche blanche sur Oskar Lafontaine a bien été
rédigée par le Service, mais que les mentions du nom du futur Premier ministre français et de la Stasi
avaient disparu. L'état-major avait nettoyé le document. Quelques années plus tard, je rédigerai
également pour le DR et son adjoint, André Le Mer, des notes des secteurs comme cela avait été le
cas pour Oskar Lafontaine. Je n'aurai pas besoin de supprimer des allusions aux services spéciaux, le
mur de Berlin est tombé et Lionel Jospin continue à fréquenter son ami considéré à un moment comme
un éventuel agent de la Stasi. Je reprendrai seulement un article de Libération du 14 mars 1996 : « Le
premier secrétaire du PS (Lionel Jospin) et son homologue allemand du SPD (Oskar Lafontaine) vont
créer un groupe de travail afin d'élaborer une position commune sur les questions de sécurité et de
défense. À l'issue d'un déjeuner de travail, ils ont souligné la volonté des deux formations de
contribuer à un resserrement des relations franco-allemandes. »

Documents cachés
L'Histoire continue. Au fil du temps je m'habituerai à ces recherches urgentes, criblages faits à
toute vitesse, compilation des archives disséminées aux quatre coins de la DGSE et menées en
marchant sur des œufs. Tous nos dirigeants ont un dossier à leur nom, petit ou gros, simple
renseignement sur un voyage effectué il y a des années ou nombreux messages transmis par nos postes
à l'étranger sur une activité internationale importante. Ou pire : des relations étroites avec une
puissance étrangère et qui n'ont pas échappé à la vigilance du Service. Jamais ces dossiers ne font
l'objet d'une note de synthèse pour la bonne et simple raison que la nomination est décidée par le
politique et acquise quel que soit l'avis des services de renseignements. Alors à quoi bon remuer la
boue qui pourrait suinter de ces différentes notes et messages empilés dans des chemises cartonnées à
sangle et munies de leurs petits cartons de référence ?
Que deviennent, une fois les dossiers purgés, les papiers « gênants » pour nos hommes
politiques au pouvoir ? Une fois rassemblés, ils sont remis au chef de service. Qu'en fait-il ? Je ne
l'ai jamais su. Ce que je peux dire, c'est qu'ils ne sont pas déposés à l'état-major. J'y serai affecté plus
tard et constaterai que les documents en question n'y sont pas conservés. Ils sont peut-être donnés
directement au DR qui pourrait les confier au directeur général afin qu'ils reposent tranquillement
dans un coffre sécurisé. Histoire de permettre au DG de répondre aux ministres curieux qu'ils sont
totalement « inconnus » de la DGSE. Pour certains, une virginité retrouvée. Éphémère, cependant. Le
remaniement suivant verra les dossiers des « débarqués » remonter à la surface et le chef de service
me remettra l'ensemble des documents comme je les lui avais donnés, à croire que personne ne les a
lus, ce qui est possible, après tout. À charge pour moi de regarnir les archives et les chemises qui
avaient été toilettées…
Dans les dossiers que j'ai eu l'occasion de traiter, deux m'ont plus particulièrement marqué :
ceux de Michel Rocard et de Roland Dumas. Le premier en raison de son volume, le second parce
qu'il n'a jamais été restitué aux archives de la Boîte.

Les archives « dérocardisées »
Mai 1988. François Mitterrand a été réélu président de la République. Il nomme Michel
Rocard Premier ministre. Branle-bas de combat à la DGSE : il faut purger le dossier du nouvel hôte
de Matignon. Je passe des heures à collecter tous les documents. Les six heures que m'a imposées le
chef de service n'y suffisent pas. Bien sûr, je vais lui expliquer.
— Mon colonel, il est impossible que je vous remette le dossier Rocard ce soir. Il y a des
dizaines et des dizaines de références, notamment en raison de son engagement au PSU et de ses
prises de position politiques.
— Je vous donne jusqu'à demain, mais vous me nettoyez tout.
J'ai tout nettoyé, pour reprendre le mot d'Alain Geoffroy, et dans les temps s'il vous plaît. Les
documents, que je parcours pour une fois, ne présentent qu'un intérêt historique et me permettent
essentiellement de connaître l'environnement personnel de Michel Rocard, notamment le nom de
Claude Bourdet, grand résistant, compagnon de la Libération, membre fondateur du PSU et fort de
solides prises de position contre le colonialisme. Mais celui qui a lui aussi contribué à la fondation
du Nouvel Observateur avec Gilles Martinet et Roger Stéphane48 était à l'époque fortement
soupçonné d'être un agent du KGB, tout simplement parce qu'il était marié… à une Russe. Je balaye
d'un revers de main cette hypothèse pour avoir lu et relu ses livres, notamment un dans lequel il
n'hésite pas à comparer les services russes à la Gestapo en des termes cruels de vérité. Les
rédacteurs des services secrets s'intéressent trop peu aux écrits de leurs cibles, j'aurai l'occasion de
le vérifier plus d'une fois. Tout ne figure pas dans les archives de la Boîte. La documentation ouverte
comme la presse sont également des sources d'information majeures, le tout est de savoir qui les
rédige. La pertinence s'évalue selon la connaissance que l'on a de l'auteur. Il convient de bien savoir
qui il est. La démarche est identique vis-à-vis des officiers traitants qui écrivent leurs messages.
Dans ce métier, il faut toujours garder un esprit critique. Il manque cruellement chez la plupart qui
croient détenir la vérité, c'est-à-dire l'officielle, celle de la « Maison ».

Le dossier Dumas volatilisé
Quant au dossier de Roland Dumas, une personnalité en vue des gouvernements socialistes,
particulièrement proche du chef de l'État François Mitterrand et qui, en 1993, vient d'abandonner son
portefeuille de ministre d'État – ministre des Affaires étrangères – il est temps de le voir réintégrer
les archives de la DGSE. Surprise : impossible de le retrouver ! Je suis obligé de le réclamer à
plusieurs reprises au chef du Service de contre-espionnage, mais ce dernier m'affirme ne pas l'avoir
récupéré. Particulièrement dépité ce jour-là, je finis par annoncer à ma petite troupe que l'épaisse
chemise cartonnée du ministre a disparu. L'un de mes collaborateurs me raconte alors une anecdote,
histoire de détendre l'atmosphère. Il y a quelques années un dossier de la Boîte consacré à un membre
des services de l'Est avait disparu. Après de vaines recherches, le Service de sécurité est alors
prévenu. Les gendarmes, officiers de police judiciaire, qui le composent pour partie, se livrent à des
interrogatoires en règle du personnel concerné, puis de ceux qui disposaient des combinaisons des
coffres. En vain. Plusieurs années plus tard, les bureaux ont été repeints. L'exercice nécessitait de
déplacer les armoires fortes et, oh miracle, le dossier a été retrouvé à cette occasion… Le dossier
Dumas n'aurait-il pas connu le même sort ? J'ai bien ri de l'anecdote, mais l'inquiétude me taraude.
Dans quelles mains ce dossier particulièrement sensible est-il tombé ? Peut-être a-t-il même été

remis à l'intéressé lui-même ? Tout est possible…
Le contenu complet du dossier m'échappe, j'ai appris seulement qu'il contient des documents
sensibles sur le passé pendant la Seconde guerre mondiale de cet avocat réputé et sur ses relations
avec son condisciple de lycée, Joachim Felberbaum, qui prendra plus tard le nom de Jean-Pierre
François. Fils d'un banquier autrichien, ce dernier suivra les traces de son père et s'installera à
Genève. Homme d'influence, il fréquente à cette époque autant François Mitterrand que Pierre
Bérégovoy et a traîné derrière lui la sulfureuse réputation, jamais étayée, d'être le « banquier secret »
de Mitterrand. Mais ma mémoire me joue peut-être des tours et puis je ne sais pas qui est à l'origine
de ces informations. Je n'ai pas eu le document entre les mains et ne me hasarderai pas dans d'inutiles
spéculations. Nous n'avons jamais su le fin mot de l'histoire du dossier Dumas.

Désinvolture
Les politiques donnent le sentiment de ne s'intéresser au Service que lorsqu'il s'agit de leur
petite personne. Une fois renseignés, ils l'oublient aussi vite. Bien sûr, il y a les rencontres du
directeur général avec certains directeurs de cabinet ministériel. Elles sont beaucoup plus rares avec
les ministres eux-mêmes et rarissimes avec le président de la République. Peut-être que le nouveau
directeur général, Erard Corbin de Mangoux, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy au conseil
général des Hauts-de-Seine, où il fut directeur général des services, et à l'Élysée, où il fut nommé
conseiller en 2007, fréquente la présidence plus que ses prédécesseurs. En tout cas, dans toute ma
carrière, le seul homme politique de premier plan qui a porté un véritable intérêt au renseignement
était Michel Rocard, alors Premier ministre. Il a visité la Centrale et s'est fait présenter ses différents
moyens d'action. N'oublions quand même pas les déplacements occasionnels des ministres de la
Défense. Ils viennent parfois, histoire de voir à quoi peut ressembler un espion placé sous sa tutelle.
Ce désintérêt confirme la désinvolture des cabinets ministériels que j'ai pu constater quand
j'ai pris les fonctions de chef d'état-major de la Direction du renseignement. Je voulais savoir où
allait et qui lisait la production du Service, les fameuses notes de renseignement qui commentent la
situation du monde. Je ne prendrai qu'un exemple. Le fruit du travail des rédacteurs de la DGSE était
déposé chaque soir vers 19 heures dans une petite pièce du cabinet réservé du ministre de la Défense.
Un jeune capitaine de gendarmerie en faisait une première sélection pour le chef de cabinet qui se
livrait à son tour au même exercice au profit du directeur de cabinet. Il devait rester peau de chagrin
dans l'un des nombreux parapheurs présenté au ministre. Les fiches écartées étaient diffusées aux
conseillers qui les mélangeaient allégrement avec les télégrammes diplomatiques et les différents
documents envoyés par les autres services en charge du renseignement intérieur ou extérieur, faisant
fi de la confidentialité. Triste bilan et triste aveu d'impuissance. Pourtant devant cette absence
d'intérêt porté par les politiques pour les missions de la Boîte, cela ne veut pas dire, tant s'en faut,
que la politique n'envahit pas l'ensemble du Service. C'est une autre histoire, plus sournoise, plus
discrète, une guerre de chapelles qui se joue au quotidien. Et puis, tout peut changer depuis la
nomination en 2007 de l'ambassadeur Bernard Bajolet comme coordonnateur du renseignement,
même si l'intéressé, particulièrement discret, semble plutôt faire écran entre le patron de la DGSE et
le chef de l'État. Peut-être est-ce le moyen de faire passer plus de messages qu'avant. Espérons-le.

46Pour un sous-directeur, pas moins de 10 000 euros par mois, primes comprises, voiture de fonction à usage professionnel et privé. En comparaison, un délégué
(un rédacteur) perçoit environ 1 650 euros, primes comprises.
47Alors le contrôleur général de la police, M ichel Lacarrière.
48Lire le chapitre 10.

10. Les dossiers de la DGSE
cachés par Charles Hernu
Mai 1990. Une journée paisible. Dépourvu de secrétaire, je me livre à un nécessaire classement,
tâche que j'ai repoussée par manque de temps. Il me faut notamment ranger les documents de la Stasi,
les services secrets d'Allemagne de l'Est, du temps des deux blocs. Une fois le mur tombé, le
9 novembre 1989, et la réunification des deux Allemagne engagée, chaque État occidental a récupéré
une partie des archives concernant ses propres ressortissants ayant joué de drôles de jeux avec la
RDA en particulier et l'empire soviétique en général. La France a eu son lot, malheureusement.
Comme il se doit, les documents sont en allemand et le Service de contre-espionnage de la DGSE ne
dispose que de deux germanophones, dont un est considéré par la Maison comme peu fiable :
imaginez, il fréquente une Marocaine dont le père est membre des services de sécurité du roi
Hassan II. L'autre adepte de la langue de Goethe est peu disponible, plus homme de terrain que
scribouillard.
Le temps nécessaire pour exploiter l'ensemble de ces papiers est évalué à trois ans, ce qui
donne une idée du nombre de pièces confidentielles et hautement protégées. D'ici là d'autres priorités
effaceront l'intérêt pour ces vieux documents et les hommes et les femmes qui auraient pu se laisser
tenter par le chant des sirènes soviétiques dormiront et mourront en paix. D'ailleurs, la France n'a
jamais vraiment eu le goût du renseignement. Nous n'avons pas révélé le nom de notre Philby49 ;
admettons que nous n'avons pas su le débusquer dans les rangs de nos services de renseignement,
civils et militaires.

Affaires réservées
Je me trouve un peu seul dans un petit bureau coincé entre le bureau de l'adjoint du chef du
contre-espionnage et les toilettes particulières du chef, le colonel Geoffroy. Dans ce petit local, refait
à neuf et disposant d'un ordinateur – le premier au sein du contre-espionnage – me voilà aux
premières loges pour entendre que son amibiase coloniale n'est pas qu'un mauvais souvenir de ses
campagnes. Je travaille porte fermée, grâce à un verrou compteur d'entrées ; le seul qui ait
l'autorisation de me déranger est le chef lui-même et lui uniquement. Il me passe un coup de fil pour
me dire qu'il arrive. En revanche, moi, j'ai libre accès à son bureau, et, plus d'une fois, il chasse
prestement ses visiteurs pour écouter mes dernières trouvailles sur des sujets sensibles. Sa secrétaire
a des directives en ce sens. Le cas échéant, elle passe un coup de fil discret au colonel.

— M. Siramy est là.
— Qu'il entre.
Deux mots qui produisent le meilleur effet sur l'aréopage des différents responsables présents.
Ils en déduisent que la réunion est finie et s'empressent de remballer leurs petites affaires. Je n'abuse
pas de cette facilité. Le « chef » sait que j'ai besoin de lui signaler une affaire ou de prendre des
dossiers dans son armoire forte personnelle, là où dorment les documents les plus secrets, ceux qu'il
veut garder à portée de main.
Les journées peuvent donner l'impression d'être longues, mais le travail sur les affaires
réservées est suffisamment passionnant pour qu'on oublie la solitude et les heures passées au bureau.
Il ne s'agit pas de rechercher les « mauvais » Français, mais plutôt de détecter les pièges dans
lesquels ils tombent. Je n'ai jamais eu à ce poste le sentiment de « faire du franco-français », un gros
mot dans le langage de la Boîte, mais de toujours protéger les intérêts de la Nation, à mon niveau,
avec les moyens qui sont les miens. Mes camarades me surnomment parfois le Monsieur Joseph du
colonel Geoffroy. Je suis l'homme qui regarde sous les jupes de la République. Rien de beau à voir
pourtant. Résultat, on m'adresse peu la parole.
J'applique les mêmes méthodes que celles employées par les membres du contre-espionnage.
Je tombe sur un nom et me plonge dans les fichiers, recherchant quel secteur détient un dossier sur la
personne qui m'intéresse… Le fameux criblage. Du travail à l'ancienne. Quatre critères sont
déterminants dans un papier, qu'il s'agisse d'un message ou d'un bulletin de renseignement – ils ne se
font plus maintenant, l'acheminement par la valise diplomatique est trop long –, afin d'en déterminer
la fiabilité.

Contre-enquête sur des dossiers secrets
Il est presque 20 heures ce jour-là et, comme chaque soir, j'ai rangé les documents dans
l'armoire forte. Cette dernière a la particularité de disposer à l'intérieur de quatre petits coffrets,
également sécurisés par une combinaison, destinés aux pièces les plus sensibles. Je brouille les
combinaisons après avoir noté les numéros des compteurs avant fermeture sur le carnet que je dépose
scrupuleusement à l'intérieur. Le lendemain matin, il faut exécuter la manœuvre en sens inverse, quasi
mécaniquement, tout en étant attentif au fait qu'un chiffre aurait pu sauter, prouvant que le coffre a été
« examiné » pendant la nuit. Je remplis le dernier carnet.
Le téléphone sonne, j'entends la voix rauque du colonel Geoffroy, déformée par l'habituel
cure-dent coincé dans la commissure droite de ses lèvres.
— Siramy, vous pouvez venir, j'ai un cadeau pour vous.
Le ton n'est pas celui de quelqu'un qui va vous offrir des fleurs, mais plutôt un présent
empoisonné.
Je note le chiffre du verrou sécurisé de la porte, tant pis pour l'armoire, ça se fera plus tard.
Un tour de clef et, d'un pas rapide, je me dirige vers le bureau du chef avec un bloc et un stylo. Sa
secrétaire particulière est déjà partie, remplacée par Sylviane, qui s'occupe du tri et de la distribution
des messages. Là, elle tricote. Que faire d'autre quand les trois quarts du personnel sont rentrés chez
eux et qu'il n'y a pas la guerre ? La porte du chef est grande ouverte.
— Entrez, Siramy, vous avez la chance d'avoir en dotation pour quelque temps ces
merveilleux dossiers que vous voyez là, sur la table.

Trois dossiers couverts de cuir vert et fermés par un lacet sont disposés en effet sur la table
basse qui orne la partie salon du bureau du chef du contre-espionnage.
— Siramy, personne, à part moi, ne sait que vous prenez ces dossiers. Vous allez les creuser et
trouver les noms qui manquent. Le DR ignore que c'est vous qui les avez sous votre garde, mais moi,
je sais que vous êtes capable de remplir les trous. J'ai jeté un œil rapide. J'ai besoin de vous. C'est
votre domaine.
J'apprécie beaucoup le colonel et son humour un peu frais. La seule fois que je me suis opposé
à lui, c'était quelques mois plus tôt, quand j'étais encore chef de la Section contre ingérence et contre
subversion qui sera dissoute après l'arrivée du policier Michel Lacarrière, ancien patron des
Renseignements généraux de la préfecture de Police, à la tête de la Direction du renseignement. Il a
vu en cette section, dès son arrivée, une petite cellule à supprimer absolument, une vraie source
d'emm… Il ne connaissait que trop bien ces petits groupes, notamment depuis l'affaire du pasteur
Joseph Doucé. Pour mémoire, une de ses équipes des RG s'était livrée à des manœuvres
d'intimidation et a été suspectée50 d'avoir causé en 1990 la mort du pasteur, alors… Lacarrière ignore
seulement que les membres de la section sont de fidèles serviteurs de l'État et que nous ne sommes
pas là pour nous livrer à des coups tordus. Jef – le surnom de Geoffroy, le chef CE – n'a dès lors pas,
à l'époque, particulièrement apprécié la dissolution d'une entité pour laquelle il avait un attachement
de jeune homme, souvenir de son premier poste.
En revanche, avant la dissolution de la section, il m'a mis dans les pattes, je devrais dire
affecté d'office, un jeune universitaire titulaire d'un vague DEA de géographie, me demandant de
l'accueillir avec les convenances qui conviennent. Oubliant les grades et les fonctions, je ne me suis
pas gêné pour lui dire son fait.
— Mon colonel, je n'ai pas besoin d'un échec scolaire ; s'il est si merveilleux pourquoi n'a-t-il
pas fait un doctorat, de la recherche appliquée, joué les Haroun Tazieff, je ne sais pas, mais pas la
Boîte ! Nous avons besoin de recruteurs, des gens qui savent vendre une savonnette en faisant croire
que c'est un aspirateur. Pas de petits intellectuels. En plus, j'ai cru comprendre qu'il avait milité dans
le service d'ordre de la Ligue communiste révolutionnaire. C'est le loup dans la bergerie.
— Siramy, c'est comme ça. Je n'ai pas d'autres solutions. C'est un ordre.
La voix est lasse. Jef ne me donne pas vraiment tort, et pourtant il ne peut revenir en arrière.
A-t-il reçu une injonction, subi une contrainte ? Probable. Cet épisode est le seul qui nous a vraiment
opposés.

Gestapo et services allemands
Les dossiers qui m'attendent sur la table basse attirent l'œil ; je n'ai jamais vu des classeurs en
cuir pleine fleur aussi beaux. Aucune marque extérieure, pas un seul détail susceptible de donner une
indication. Quels secrets peuvent-ils renfermer ?
— Ne les regardez pas comme ça, c'est à l'intérieur. Je vous rassure, ce sont des documents
d'un autre temps. Ça vous intéressera, vous verrez. C'est prioritaire, vous me faites un premier point
dans quinze jours. Vous pourrez aller fouiller partout. J'ai donné les directives pour ça. Vous serez
armé de ce document.
Je jette un coup d'œil sur le papier et constate que mon nom et mon numéro d'officier de
renseignement, le fameux numéro à quatre chiffres, sont en bonne place, m'offrant la possibilité de

regarder partout, y compris dans les archives réservées. Je le prends précieusement et, alors que je
saisis les boîtes, j'entends Jef me souhaiter une bonne soirée avec un petit sourire en coin.
— Bonne soirée, mon colonel.
Les bras encombrés, je réussis péniblement à ouvrir la porte de mon bureau. En plus il va me
falloir rouvrir un des coffrets pour y placer les précieux documents. La curiosité est trop grande. Je
vais m'octroyer la soirée pour m'y plonger.
J'enlève ma veste et m'installe à mon bureau afin de toiser ces fameux cartons archives. Voilà
un premier dossier ouvert : des documents du BCRA, de la Gestapo, du SD allemand, les services
secrets du III e Reich, s'en échappent. Le chef m'a confié des papiers de la Seconde Guerre. Des
temps déjà lointains… Il va me falloir refaire de l'histoire, me faufiler dans les secrets de la
Résistance, à la recherche d'agents doubles ou triples. Le sujet me passionne déjà. En souvenir de
mon père peut-être qui, aveugle, s'était enrôlé dans la Résistance. Il avait seize ans et deviendra
après le conflit un ancien du BCRA, le Bureau central de renseignement et d'action, dont le siège était
à Londres.
Mon travail m'entraîne vers les pages secrètes de l'histoire de France. Je range les feuillets de
ce dossier, en percevant mal la finalité. J'ouvre le second, une réflexion identique me vient à l'esprit
et une immense question : que dois-je trouver dans ces documents de misère qui parlent de torture, de
retournements, d'assassinats, de rafles ? Et puis, que vient faire la DGSE en 1990 dans ce jeu
complexe des services qui sont ses ancêtres ou ses anciens adversaires ? Qu'ai-je à voir avec ce
défilé de douleur ? Jo Puille, parti en retraite quelques années plus tôt, aurait pu répondre, expliquer.
Après tout, il était entré dans la Résistance en 1942.

De Barbie à Touvier
Mon esprit s'égare. Il est presque 21 heures et j'entends la porte du chef du Service du contreespionnage se fermer. Je me précipite vers la porte de mon bureau.
— Mon colonel, ne fermez pas le dormant51…
— Vous êtes encore là, Siramy, j'en étais sûr. Vous n'avez pas pu vous empêcher de jeter un
coup d'œil au dossier. Édifiant, non ?
Il s'éloigne de son pas impérial, sans vouloir m'en dire plus. Je ne résiste pas, il reste un
carton. Comme toujours, on commence par la fin alors que c'est le début que j'aurais dû lire tout de
suite. Il se trouve là, dans deux chemises cartonnées particulières, en cuir rouge carmin, ainsi que
dans le troisième carton d'archives. Je vais avoir la solution ou, en tout cas, une première réponse à
ma question : quelle est cette affaire ?
Soudain les noms de Klaus Barbie et de Paul Touvier apparaissent, redonnant de l'actualité à
ces dossiers. Le nouveau procès contre Barbie, le chef de la Gestapo à Lyon, a démarré en 1983 et
s'est achevé en 198752. Il est également question dans les documents de Touvier, l'ancien patron de la
milice de la région lyonnaise. Un journaliste franco-belge, source rémunérée – un agent donc – m'a
d'ailleurs confié quelques semaines plus tôt qu'il travaille sur Touvier et les cahiers que ce dernier
avait rédigés pendant sa longue fuite53. J'y serais resté la nuit entière, mais il est déjà 23 heures et les
yeux commencent à me piquer, même si l'excitation est là. Il faudra qu'elle attende le lendemain. Je
referme les précieux dossiers dans le coffret de droite, le seul vide. Je reprends la procédure de
vérification des carnets de sécurité. Une habitude. Aucun papier ne traîne encore sur le bureau ? Non,

je peux donc enfiler ma combinaison de motard, sans oublier le casque niché au sommet du
portemanteau.
Le moteur de ma Yamaha XJ 900 vrombit quand je passe le poste de garde en faisant un signe
au permanent. En enfilant le boulevard Mortier pendant toutes ces années, on finit par passer devant
la piscine sans même la voir. Le Service est un peu ma seconde maison, ou ma première suivant les
jours. Je me glisse sur le périphérique et cale la poignée dans le coin pour rejoindre au plus vite
Saint-Germain-en-Laye, où nous habitons, ma femme et moi. L'époque n'est pas aux radars. J'ai hâte
d'être au lendemain et de compulser ces mystérieux documents.

Des archives transmises à Charles Hernu
Le lendemain est là. Il doit être 8 heures du matin. Je monte quatre à quatre les escaliers
jusqu'au premier étage, récupère ma clef à la volée. Les codes des portes glissent à toute vitesse et
sans erreur. Cette fois je prends les cartons dans l'ordre et sors le numéro un avec ses petites
chemises. Je me plonge immédiatement dans la lecture, ne réalisant même pas que j'ai gardé aux
pieds mes bottes de motard.
Un premier feuillet a été rédigé par la direction de l'administration de la Boîte et comporte le
tampon « Réservé » :
« En octobre 1983, le juge Riss, magistrat instructeur dans le cadre de l'instruction du procès
contre Klaus Barbie, demande à la DGSE l'ensemble des documents traitant de ce sujet. Les archives,
y compris les archives réservées, sont rassemblées début décembre 1983 pour être remises en mains
propres à monsieur le ministre de la Défense, Charles Hernu, le 16 décembre 1983. »
Procédure classique. Les demandes de dossiers en provenance de magistrats passent toujours
par le ministre. Une fois constitués, ils sont remis à ce dernier qui les transmet à la Justice.
Dans le courant de l'été 1987, le procès Barbie s'achève enfin, mais les archives ne reviennent
toujours pas au Service. Que sont devenus les documents remis au juge pour les besoins de
l'instruction ? La DGSE n'en a plus jamais entendu parler. Elle commence à s'en inquiéter. Par des
moyens discrets, la Boîte interroge le président de la cour d'assises du Rhône afin de savoir si elle
peut les récupérer. Tout aussi discrètement, les autorités judiciaires font dire au Service qu'elles n'ont
à aucun moment disposé des fameuses pièces. Mais où sont-elles passées alors ? Un léger vent de
panique parcourt la direction de la Boîte ; surtout que nul n'a pensé, quatre ans plus tôt, à faire une
copie des précieuses archives. Il ne reste plus à la DGSE qu'à poser la question à l'ancien ministre,
Charles Hernu, grand amateur de champagne rosé et de jolies femmes. Le préfet Alain Frouté,
directeur de l'administration, alors véritable numéro deux de la maison, est envoyé par le directeur
général à Villeurbanne, dont Hernu est le maire depuis 1977, afin de l'y rencontrer et de faire la
lumière : qu'a-t-il fait de ces archives ?
Quelques mois se passent et le préfet rencontre enfin Charles Hernu le 1er février 1988. Trois
jours plus tard, à la mairie, ce dernier ouvre le coffre de son bureau. Les dossiers y étaient
conservés. L'ancien ministre s'en explique au préfet Frouté :
— Je n'ai transmis aucun document au juge. Quand je les ai parcourus, j'ai vu que certains
d'entre eux pouvaient nuire à deux personnes, non de mon bord, mais aujourd'hui patrons de presse ou
personnalités médiatiques.
Alain Frouté, soulagé d'avoir rempli sa mission et récupéré les fameuses pièces, un peu

intimidé par l'ancien ministre aussi, ne cherche pas à en savoir plus. Dès le lendemain, le 5 février
1988, Charles Hernu saisit sa plume et écrit à son successeur au fauteuil de ministre de la Défense,
André Giraud. Voilà un extrait de cette lettre d'explication, restée inédite jusqu'à présent, comme
l'ensemble de ce récit.
« Craignant l'exploitation de faits non avérés et infamants pour certaines personnes, [j'avais]
estimé de [mon] devoir de faire en sorte que tout cela ne soit pas sur la place publique… »
Certes, Charles Hernu a pu vouloir protéger des personnalités. Mais l'hypothèse selon
laquelle l'élu de Villeurbanne, en Rhône-Alpes, aurait cherché à en savoir plus sur les éventuelles
compromissions commises dans sa région, a été évoquée par le haut commandement, plus rompu aux
affaires politiques franco-françaises.

Des secrets dans la nature
Le préfet est de retour à Paris. On est en plein dans l'instruction d'une troisième procédure
Barbie. Le juge Jacques Hamy, chargé de l'affaire de Caluire, c'est-à-dire l'arrestation de Jean
Moulin et de ses compagnons qui va le mener à la mort, demande lui aussi communication des pièces
relatives à Barbie. Le 10 mai 1988, le magistrat dépêche le chef d'escadron Capel, armé de sa
commission rogatoire. Reçu à la DGSE, ce dernier consulte un dossier de 45 pièces dont 15
documents issus de ce que nous pouvons appeler les archives Hernu, celles qui avaient été
conservées à Villeurbanne. D'autres documents secrets sont recherchés par la justice pour des faits
visant la même période, toujours sensible dans notre mémoire collective. Ainsi de l'affaire Touvier,
qui sera arrêté en 1989, sur laquelle les juges enquêtent : trois autres pièces concernant l'ancien chef
milicien, issues de ces mêmes archives dites Hernu, sont réquisitionnées en décembre 1988.
Dans cette histoire, la DGSE n'en mène pas large. Après tout, elle a écrit en novembre 1987
aux autorités judiciaires pour réclamer ses archives. Si Jacques Vergès, l'avocat de Klaus Barbie,
apprend que la cour d'assises n'a jamais été destinataire des documents réclamés, ce serait une
catastrophe. Bateleur médiatique et juriste avisé, il ferait exploser en un tour de manches l'instruction
sur Caluire, voire en tirerait argument pour demander l'annulation de la récente condamnation de son
client pour « crime contre l'humanité ». Un beau scandale ! La DGSE se retrouverait alors en
première ligne et serait accusée d'avoir pratiqué de la rétention d'informations ; depuis toujours, la
hiérarchie de la Boîte sait en effet qu'il est hors de question que des hommes politiques, qui craignent
être mêlés à cet univers des services secrets qu'ils ne connaissent pas, voire dédaignent, soient cités
ou seulement évoqués dans une affaire de renseignement. Le retour de bâton serait donc terrible.
Coup du sort ? La DGSE apprend au même moment par un de ses agents que des fuites sont à
craindre dans la presse. En effet le gendarme Philippe Mathy, qui avait accompagné le chef
d'escadron Capel à la DGSE lors de sa visite du 10 mai 1988, devenu depuis l'adjoint de Jean-Louis
Recordon, chef d'escadron qui a arrêté Touvier, fréquente assidûment le journaliste franco-belge,
évoqué plus haut, bien connu de la DGSE. Or ce dernier enquête sur d'éventuelles collusions entre la
police et les forces d'occupation pendant la Seconde Guerre. Nous pensons qu'il a obtenu des copies
des notes du Service. Le journaliste compte par ailleurs de bons contacts dans son carnet d'adresses.
Un avocat militant, inscrit au PC et engagé dans la chasse aux criminels de guerre, Joë Nordmann,
conseiller de la partie civile, lui propose ainsi de consulter le dossier Touvier. Au sein duquel, trois
pièces appartenaient au dossier de Villeurbanne. Il y a danger : les documents provenant de la DGSE

ne doivent pas être remis à n'importe qui, au risque de se retrouver sur la place publique.

Qui le ministre a-t-il voulu protéger ?
Le puzzle est à peu près terminé. Je sais qui a pu lire quoi. Mais il me faut retrouver les noms
cachés dans cette montagne de papiers : qui sont les personnalités que Charles Hernu a voulu
protéger ? Je classe les documents par ordre chronologique, ce qui apporte une facilité de lecture et
replace les faits dans leur réalité. La lecture devrait faire apparaître les fameux patronymes. Une fois
cette opération réalisée, il faudra vérifier si ces personnes ont déjà un dossier dans les archives du
Service. Cela signifie rechercher sur des petits cartons les références – le système n'est pas encore
informatisé – et, en respectant l'ordre alphabétique, trouver le bon carton dans l'immense rotopanel
digne d'un centre de sécurité sociale.
Mon enquête est minutieuse. Chaque détail a son importance. Je constate, par exemple, que
certains documents ont été dégrafés et ragrafés. À n'en pas douter, ils ont été photocopiés sans
ménagement. Il faudrait s'interroger sur leur importance. Je poursuis mon inventaire avant de courir
dans les étages pour trouver les références et consulter les dossiers. Cette action de collecte me
prend la journée, d'autant plus qu'il faut faire la distinction entre les feuillets des deux procès Barbie
et ceux de l'instruction Touvier. Sur un cahier ad hoc, je prépare les demandes de réquisition aux
archives centrales et sur des feuilles blanches la même liste afin d'y noter les références des dossiers
des secteurs. Certains dossiers devenus inactifs et particulièrement protégés puisqu'ils contiennent les
conclusions du Service m'intéressent également. Dans les films d'espionnage, tout semble aller très
vite. On ne montre que rarement le côté laborieux du métier. Plonger dans les archives s'avère être
une tâche passionnante, mais bien méconnue et mal reconnue. C'est pourtant la base même de la tâche
de l'agent secret, avant même le recrutement de sources ou les actions opérationnelles. En fait, le
premier de nos travaux correspond à celui d'un historien qui, par tous les moyens, cherche à recouper
l'information. Lire des papiers vieux de quarante ans et replacer en perspective les personnages de
cet immense théâtre qui fait le monde, voilà le cœur de notre activité.
J'ai hâte d'être à demain. Bien sûr, ma demande urgente va déranger, comme à chaque fois.
J'entends déjà les fonctionnaires sollicités maugréer. Sans parler des questions en biais, histoire de
savoir sur quoi je travaille. Mais j'ai des directives très strictes. Il est exclu de parler à qui que ce
soit de cette enquête. Mon seul interlocuteur demeure le chef du Service de contre-espionnage. Je ne
dois avoir confiance en personne d'autre. C'est ainsi. Un jour, sachant que je suis le seul à recevoir
toute la presse quotidienne et hebdomadaire dans le but d'y trouver des liens avec mes affaires, un
colonel, une connaissance de longue date, me demande si j'ai Le Monde. Je lui réponds par
l'affirmative et lui propose de m'accompagner jusqu'à mon bureau pour le lui donner, l'ayant lu la
veille.
Dans les cinq minutes qui suivent, un coup de fil du chef me surprend par son ton sec.
— Siramy, venez immédiatement.
L'ordre ne me laisse pas le temps d'enlever mon jean de moto pour passer un pantalon de
flanelle grise. Je me précipite. Je n'ai même pas le temps de le saluer.
— J'ai dit que je ne voulais personne dans votre bureau. Personne, c'est personne.
La conversation est close. Ça donne une idée de l'ambiance, même si je sais que le colonel
Geoffroy m'apprécie. On ne contrevient pas aux règles.

Une grande résistante, un proche de Mitterrand
Avec mes réquisitions d'archives (RAC) et ma liste de noms, ce matin je pars dans les
couloirs. Je dépose les RAC à la secrétaire du chef du contre-espionnage – elle est dûment habilitée
– et fonce au fichier central voir Mme B., responsable des criblages, ces millions de fiches
comportant autant de noms. Bien sûr, mes « clients » figurent là, sur de petits cartons. La petite
synthèse à leur dos ne m'apporte pas grand-chose. Au fond, deux personnalités apparaissant dans les
documents que j'ai compulsés m'intéressent particulièrement : Marie-Claude Vaillant-Couturier, la
grande résistante et l'épouse du communiste du même nom, et Roger Worms, dit Roger Stéphane.
Après tout, ces deux-là évoluent dans le monde de la presse et disposent d'une solide réputation dans
le monde politique. Sachant qu'ils sont régulièrement cités – au beau milieu d'une longue liste de
noms – dans le fameux dossier « Hernu », ils pourraient avoir le profil des personnalités que le
ministre a voulu protéger. Mais aucun feuillet n'emporte ma conviction définitive.
Il faut effectuer un bond dans l'histoire et se remémorer ces deux personnalités. Le portrait de
Roger Stéphane ici campé emprunte principalement à la biographie très nourrie publiée par Olivier
Philipponnat et Patrick Lienhardt chez Grasset : Roger Stéphane. Passionnant personnage que Roger
Stéphane54, né Worms, appartenant à la lignée des banquiers du même nom, riche famille juive
bourgeoise, figure de la vie littéraire, journalistique et politique française. Recherchant le talent des
André Gide, André Malraux et Roger Martin du Gard, fréquentant Aragon comme Arletty et Jean
Cocteau, il prend part au cours des années aux grands débats politiques qui font l'actualité,
s'engageant franchement, s'il faut citer un seul exemple, pour la décolonisation. Cofondateur, en 1950,
aux côtés de Gilles Martinet et Claude Bourdet, de L'Observateur, le futur Nouvel Observateur, il
est à la fois un écrivain reconnu, un mondain recherché pour sa conversation brillante et un homme
d'influence. Il se rallie très vite au général de Gaulle, se lie d'amitié avec Edgar Faure,
Pierre Mendès-France, le président tunisien Habib Bourguiba. En 1989, il accomplit l'une de ses
dernières foucades : il effectue à Beyrouth une visite express destinée à soutenir le général Aoun, le
chrétien en plein bras de fer avec les Syriens. Stéphane embarque dans un petit avion aux côtés des
députés François Léotard et Jean-François Deniau, de la journaliste Christine Clerc et de quelques
autres bientôt rejoints par d'autres députés, Bernard Stasi et Philippe de Villiers.
Dans leur biographie, Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt racontent un Roger Stéphane
entré en Résistance en 1941, emprisonné et évadé deux fois. Le jeune homme participe à la création
du journal Combat 55, le plus important de la Résistance. « On compte sur lui pour donner un coup de
main au journal, mais surtout pour tirer quelques vers des nez vichyssois et alerter discrètement ses
amis écrivains », soulignent les auteurs. En effet, à deux reprises, il est envoyé à Vichy – où sa
famille s'est installée au tout début de la guerre – pour jouer l'espion auprès du gouvernement du
maréchal Pétain. Début avril 1942, Pierre-Henri Teitgen, le fondateur du mouvement Liberté, lui
assigne sa mission : « Rencontrer à Vichy des figures du régime et obtenir d'elles, sous un prétexte
choisi, des renseignements utiles. » Il rend ainsi visite à Pierre-Étienne Flandin, ancien président du
Conseil et bref ministre des Affaires étrangères de Pétain, sous prétexte d'un essai d'histoire
contemporaine. Mais un mois plus tard, il est perquisitionné, et la police met la main sur des
documents faisant courir des risques évidents à la famille de deux Juifs recherchés, des lettres
destinées à leurs proches… Une légèreté qui lui ressemble bien.

Quand Stéphane prend l'Hôtel de Ville
En janvier 1943, Roger Stéphane entre dans le service de renseignements de Georges Bidault,
qui l'envoie à nouveau à Vichy. « J'étais chargé d'essayer de provoquer des déclarations de diverses
personnalités gouvernementales », relatera-t-il plus tard. Les auteurs assurent que « le côté insidieux
de l'espionnage satisfait son goût nouveau pour l'antihéroïsme ». Il dirige un « réseau de faux
papiers » de fin janvier 1943 à fin février… de la même année. Sa saga de résistant repose
essentiellement sur sa soi-disant « prise de l'hôtel de ville de Paris », le 19 août 1944. Il aurait, à
l'entendre, constitué lui-même prisonniers le président du conseil municipal Pierre Taittinger et le
préfet de la Seine René Bouffet, alors que bien d'autres versions circulent…
Le second personnage dont le nom paraît ressortir des fameux documents est celui de MarieClaude Vaillant-Couturier. Figure de la Résistance et du Parti communiste, Marie-Claude Vogel56 a
gardé le nom du député Paul Vaillant-Courier en dépit de la brièveté de leur union – son mari
disparaît en effet deux semaines après leur mariage. Fille d'un éditeur de presse, brièvement mariée à
l'ex-rédacteur en chef de L'Humanité, la future députée a naturellement commencé son parcours dans
la presse, notamment comme photographe, s'inscrivant dès 1936 aux Jeunesses communistes et
participant à la fondation de l'Union des jeunes filles de France (UJFF, proche du PC). Entrée dans la
clandestinité dès avril 1940, elle est arrêtée en 1942, mise au secret au Fort de Romainville et
déportée avec deux cent trente autres femmes – dont Danielle Casanova, cofondatrice de l'UJFF – en
janvier 1943. Elle a connu Auschwitz, Ravensbrück et vu mourir nombre de ses camarades, avant
d'être libérée par les Soviétiques. Cela lui vaudra de témoigner lors du procès de Nuremberg, en
janvier 1946, une déposition poignante57, puis à celui de Klaus Barbie, en 1987.
Remariée après la guerre à Pierre Villon, autre figure communiste et futur député de l'Allier,
proche de Jacques Duclos et de Maurice Thorez, Marie-Claude Vaillant-Couturier a suivi un
parcours politique passant par les travées de l'Assemblée nationale et les organes principaux du Parti
communiste. Elle accède rapidement au statut de membre du comité central du PC et son rôle dans les
organisations pro-communistes de l'après-guerre est de premier plan, de l'Union des femmes
françaises, dont elle est secrétaire générale, à l'Union mondiale des femmes démocrates (également
appelée Fédération démocratique internationales des femmes, FDIF) en passant par l'Association des
amitiés franco-chinoises. En 1950, elle aurait participé, racontent les « archives Hernu », à une
réunion secrète à Vienne, en Autriche, dans le but d'étudier la collaboration possible entre divers
mouvements en cas de nouveau conflit et la mise en place d'un service de renseignements en faveur
de Moscou. Membre des Assemblées constituantes de 1945 et 1946, elle a été ensuite élue députée et
cédera sa circonscription en 1973, dans le Val-de-Marne, à Georges Marchais. Avec son second
mari, Marie-Claude Vaillant-Couturier passait pour avoir « fait » en partie la carrière du futur
secrétaire général du parti.

Archives en sous-sol
La consultation des documents dans différents secteurs de la Boîte ne me prend pas plus que la
matinée et me laisse sur ma faim. Je cherche quelque chose sans savoir exactement quoi, et bien sûr
sans le trouver. Je repasse par le bureau de la secrétaire, gardienne de ma clef pendant les heures

ouvrables.
— Monsieur, les Archives ont téléphoné, ils ont préparé tout ce qu'ils ont. Certains documents
sont à consulter exclusivement chez eux, ils sont dans la partie réservée.
— Merci, madame.
Il n'est pas encore midi, j'ai peut-être une chance de récupérer les notes préparées et de
prendre rendez-vous pour consulter les archives réservées. Je dégringole les escaliers pour atteindre
les sous-sols à l'atmosphère mystérieuse. Un univers qu'on ne dérange pas, qui procure un sentiment
curieux, comme si le personnel portait des charentaises aux pieds et glissait sur le lino pour ne pas
réveiller les morts. Nous ne sommes pas loin de la vérité. Les boîtes d'archives contiennent plus de
disparus que de vivants. J'arrive à temps. Je sonne, la caméra me regarde et la porte s'ouvre.
— Nous vous attendions, monsieur Siramy. Vous allez avoir de la lecture. Les réquisitions
d'archives sont là, il y a dix chemises bleues. Quant aux archives réservées, il y a cinq boîtes, toutes
des archives du BCRA. Il vous faudra plusieurs jours pour les exploiter. Vous venez de toute façon
quand vous voulez.
Je décide d'organiser mon travail de la manière suivante. J'emporte les dix chemises et les
parcours dès cet après-midi. Elles sont consultables par tous, par trop de monde d'ailleurs. Les
archives réservées, c'est autre chose. Les autorisations sont rares.
L'après-midi est studieux. Je lis les dossiers couverts d'un plastique bleu. Je classe d'un côté
ceux relatifs à Marie-Claude Vaillant-Couturier et, de l'autre, ceux de Roger Stéphane. Ils sont
présentés sous leur meilleur profil, résistants, héros de la nation, déportée… Des témoignages à
prendre pour argent comptant ? Sans doute. Mais je ressens une gêne, née des documents récupérés à
la mairie de Villeurbanne, qui ne se dissipe toujours pas. Dans ces papiers que Charles Hernu avait
conservés en quittant le ministère de la Défense, la chanson ne paraît pas aussi mélodieuse. Où est
l'intox, où est la vérité ?

Vaillant-Couturier et les services du Reich
Le lendemain je reprends le chemin des archives réservées ; les dossiers m'y attendent,
remplis de documents souvent plastifiés pour mieux les conserver. Mes deux « objectifs » sont
présentés là sous un autre visage. Mon malaise initial grandit ; de l'héroïsme de la guerre, on pourrait
passer à l'univers glauque de l'espionnage. Les pages qui suivent ce récit comportent donc des
extraits, des déclarations et des analyses dont l'Histoire n'a pas encore eu connaissance.
« Mme Vaillant-Couturier, veuve d'un député communiste, a travaillé pour le SD58 en France.
Maîtresse d'un Allemand qu'elle avait suivi en Allemagne, elle avait la réputation d'un agent de
grande classe », accuse dans son compte rendu d'arrestation pour trahison, le 10 novembre 1945,
l'ancien chef régional de la milice à Lyon, Joseph Lécussan. Mais faut-il le croire ? Il est aussi
question de Paul Touvier dans ce document qui ne sera pas remis à la justice française. Le
8 décembre 1988, le directeur général lui-même, le général Mermet, refuse ainsi qu'il figure dans le
lot des pièces transmises à la justice. Pourquoi ? Parce que Marie-Claude Vaillant Couturier est
citée ? En revanche – et cela m'étonne – aucune trace d'une contre-enquête dans les papiers sur ces
propos graves. Il est vrai que Marie-Claude Vaillant-Couturier n'a jamais été interrogée sur le sujet,
ce qui aurait été pourtant plus simple.
Car peut-on accorder crédit à Joseph Lécussan ? S'il avait tenu les mêmes propos devant les

forces françaises lors d'un interrogatoire précédent, daté du 27 juillet 1945 – il dénonce également à
cette occasion l'ancienne maîtresse de l'acteur Michel Simon, Jeanne Luquet –, ne cherchait-il pas à
salir des personnalités ?
D'aucuns ont-ils pensé dans la Boîte que les allégations de Lécussan étaient justes et que
Marie-Claude Vaillant-Couturier, mariée quinze jours avec le député communiste, avait été un agent
double ? Oui, à n'en pas douter. Mais comment expliquer alors que Marie-Claude Vogel ait été
arrêtée par la police française et remise à la Gestapo, comme le dit son père, installé à New York
depuis 1940 ?
— Monsieur Siramy, il est 17 heures, nous allons fermer.
Avant 9 heures, le lendemain matin, je suis dans le bureau du chef du contre-espionnage.
— Où en sont vos recherches ?
— Deux noms se dégagent, Marie-Claude Vaillant-Couturier et Roger Stéphane.
— Stéphane… L'écrivain qui fréquente le président Mitterrand ?
— Lui-même.
— Vous avez des billes pour affirmer ça ?
— C'est flou et tendancieux pour la femme du député communiste, mais un peu moins nébuleux
pour le journaliste, de son vrai nom Roger Worms.
— Continuez à creuser, Siramy. Il nous faut du béton.
Sur le coup, je me demande qui est le « nous » qu'il évoque. Les autorités du Service ? Le
gouvernement ? À l'évidence, je ne sais pas tout. Je retourne dans mon bureau pour en savourer la
quiétude et le silence.

Le ménage avait été fait
À l'aide de mes recherches, je me rends compte que le nom de Marie-Claude VaillantCouturier est cité aussi dans le dossier Nato détenu par la section S (devenue P) du Service de
contre-espionnage, chargé de repérer les tentatives de pénétration par des services étrangers. Ce
dossier, je ne suis pas prêt de pouvoir le consulter. Pas habilité. Je découvre aussi que deux
documents ont fait l'objet d'une sortie définitive des archives centrales suite à une réquisition de
« DG/S », le Service de sécurité, déposée le 24 juillet 1974 ! Le nettoyage a été fait avant même la
demande de Charles Hernu, et bien avant nos affaires. Là encore, comme il ne faut rien révéler des
pérégrinations de ce dossier de Villeurbanne, pas question d'aller demander benoîtement à lire ces
documents. Pourquoi le Service de sécurité de la DGSE conserve-t-il ces précieux papiers ?
Mystère. Même interrogation concernant les chemises contenant les papiers sur Roger Stéphane. En
août 1984 et juin 1985, le Service de sécurité en a définitivement extrait deux documents.
Aujourd'hui, il ne doit y avoir, au sein de la Boîte, qu'une personne ou deux à connaître le fin mot de
l'histoire.
Je retourne au plus vite aux archives réservées. Il me faut plus de détails sur mes deux
« objectifs », essayer de démêler le faux du vrai, la rumeur de la manipulation, afin d'approcher au
plus près de la vérité. Je décide de ne pas déjeuner pour arriver à consulter l'ensemble des pièces
dans la journée. Le premier document sur lequel je tombe m'indique que Roger Worms-Stéphane
serait un agent double. Manque de chance, le feuillet n'a aucune référence, même pas une date. Il
sème le trouble – et c'est peut-être son but – mais n'est pas suffisamment fiable. Et ne mérite donc pas

que je le retienne dans mon analyse.
En mars 1943, selon les archives du Service, le réseau Phalanx, un réseau de résistance créé
en 1942, basé d'abord à Clermont-Ferrand puis à Lyon, transmet à Londres des éléments sur
l'arrestation de Roger Stéphane à Vichy. Ce dernier aurait voulu obtenir un entretien avec Pierre
Laval, le chef du gouvernement du régime vichyssois, une arme cachée dans sa poche. Arrêté puis
interrogé, ce document prétend que Stéphane livre les noms des dirigeants du journal Combat, dont
celui d'Henri Frenay, fondateur de l'un des premiers réseaux de Résistance, recherché par la Gestapo,
entré en clandestinité mais dont les rencontres avec de hauts responsables de Vichy ont parfois semé
la confusion. D'autres notes présenteront Roger Stéphane, à la fin de la guerre, sous un autre jour,
celui d'un agent des services britanniques ! En 1950, la DST s'interroge encore sur cette personnalité
qui lui a été signalée par une source comme agent d'une puissance étrangère.

Le mystère Roger Stéphane
Dans l'imposante biographie consacrée à Roger Stéphane, qui détaille cette période plus que
troublée, Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt font un tout autre récit, sans aborder son
éventuelle participation au réseau d'espionnage allemand. Roger Stéphane fait preuve, selon eux, d'un
« grand fantasme : une interview de Laval, qui le fascine jusqu'à l'inconscience ». L'intéressé ne
verra pas le chef du gouvernement de Pétain, principal organisateur de la collaboration de l'État
français avec les Nazis, mais obtient un entretien avec le garde des Sceaux de Vichy. Il est arrêté le
lendemain et la police découvre dans ses vêtements le compte rendu de la rencontre avec le ministre.
On l'interroge sur l'organisation de l'Armée secrète mais, selon le livre, il n'aurait livré aucun nom…
Curieusement, il échappe alors à un destin qui aurait pu s'avérer tragique. « Pourquoi Roger Worms,
militant gaulliste évadé de Fort Barraux, Juif en mission d'espionnage, bénéficie-t-il de la relative
clémence de Vichy ? », s'interrogent de fait les auteurs. En dépit de ce « nom difficile à porter »,
Worms-Stéphane, « par arrêté ministériel d'internement signé de la main du président Laval, [...] est
simplement relégué à l'hôtel des Bains d'Evaux, transformé en centre de détention, avec le “gratin”
des ambassadeurs, ministres et généraux déchus – non maltraités ». Sa mère, interpellée le même
jour, aurait réussi, toujours selon le livre, à faire jouer ses nombreuses relations mondaines et à
sauver son fils.
Les auteurs relèvent donc les contradictions qui ouvrent de nouvelles portes sur cette
personnalité à facettes multiples. Cet homme, qui régulièrement enjolive ses prétendus faits d'armes,
déconcerte en effet par ses remarques et ses jugements. « Tout le monde se fout de la guerre, tu
comprends, la guerre emmerde le monde », écrit-il un jour. Le 3 janvier 1941, il gagne Nice. « J'ai
vécu les derniers mois de l'année 1940 et les premiers mois de 1941 dans le bonheur », raconte-til alors, passant le plus clair de son temps au casino de Monte-Carlo. Stéphane est en outre parfois
mû par des considérations personnelles qui le font déraper. En juin 1941, rapporte la biographie, il
note ainsi dans ses carnets : « Je ne suis pas sûr que les intérêts britanniques ne soient pas plus
réactionnaires que les intérêts nazis. Je ne suis pas sûr qu'il faille, a priori, interdire à l'Allemagne
d'essayer d'organiser l'Europe, entreprise grandiose, où ont échoué, après 1918, la France et
l'Angleterre. Ces interrogations, qui ne portent en elles aucun élément de réponse, doivent être
posées. »
Interné pendant six semaines en 1942 à Fort-Barraux, dans l'Isère, Roger Stéphane tient même

des propos franchement nauséabonds, toujours selon la biographie de Philipponnat et Lienhardt :
« Les Juifs, ici, sont odieux. Constamment réunis, ayant créé un esprit de clan, ils font tout pour se
distinguer, pour être distingués des autres internés. Et ce qui les distingue n'est pas à leur avantage.
Certains étalent une richesse odieuse, si l'on songe à la misère qu'ils côtoient chaque jour ici [...]. Ils
n'ont absolument rien compris. On pensait avant la guerre : “Ah, quand ils auront fait quelques mois
de prison, ils comprendront.” Erreur. Rien à faire. Ils sont indécrottables. Ils donnent raison aux
antisémites : ils se considèrent comme le [mot manquant] du monde et la victoire des alliés sera leur
revanche [...]. Ce qu'ils reprochent à Hitler, c'est son antisémitisme. » Stéphane, écrivent les auteurs,
précise qu'il se défend de généraliser : « Je connais trop de Juifs capables de hauteur, de
désintéressement, de gratuité... » Mais ce jugement tranché n'est pas le seul. Le 12 décembre 1942, il
imagine – par écrit – un nouveau statut des Juifs. « Il n'y faut voir qu'une forme extrême de son désir
d'assimilation, d'individualité et de son violent rejet du communautarisme », relativisent les
signataires de la biographie.

Résistance en pointillé
Stéphane grand résistant ? Son frère Jean lui a proposé de rejoindre Londres, il ne part pas.
D'autres lui suggèrent de gagner le mouvement de résistance Libération Sud, animé par d'Astier de la
Vigerie ; en vain. Il cultive plutôt l'ambiguïté. L'un de ses amis lui reproche d'avoir voulu entrer en
contact avec des individus restés proches de Vichy, voire d'être « absolument incapable de
ressentiment » ? Lui répond qu'il est « indifférent » à tout cela. « Il ne court pourtant pas moins de
risques, analysent les auteurs du livre. Dès les premiers jours de mars 1942, en effet, sans doute
victime de ses indiscrétions, il est recherché. [...] Stéphane se trouve à Vichy pour enquêter sur les
relations de Jardel, secrétaire général de Pétain, et du général Giraud. »
Son rôle comme agent de renseignement, autant pour Teitgen que pour Bidault, reste quant à lui
controversé. L'intéressé agit de manière incohérente, s'amusant plus que s'impliquant réellement. La
biographie cite ainsi Roger Wybot, l'un des chefs du service secret BCRA et futur directeur de la
DST nouvellement créée. Wybot, un ami de Roger Stéphane, ne l'épargne pas, le qualifiant même de
« ludion de la Résistance » : « En 1941, celui qui n'était encore que Roger Worms avait établi un
contact très étroit avec mon réseau. Par son intermédiaire, nous sommes entrés en relation avec
différents mouvements de Résistance [...]. L'ennui, c'est que le zèle bouillonnant, l'activité
excentrique, ostentatoire de Roger Worms, son comportement de “casse-cou” peu soucieux des règles
de la clandestinité, comportaient de tels risques pour ses amis que je donnai l'ordre à nos camarades
de rompre tout contact avec ce ludion de la Résistance. » D'Astier de la Vigerie, qui le croise dans un
restaurant en avril 1942, écrira quatre ans plus tard : « Son imprudence et son indiscrétion me
parurent singulières. »
Même après la mort de son père Pierre Worms, dont le corps a été retrouvé tué par balles le
7 février 1944, Roger Stéphane n'ira pas jusqu'au bout de sa détestation des assassins. « Pour moi, le
meurtre de Papa est signé. J'accuse sans hésiter la Milice », écrira-t-il plus tard. Charles Maurras59
est pour lui également responsable. Dirigeant du journal L'Action française, dénonçant la
collaboration avec l'Allemagne mais soutenant Vichy, l'écrivain académicien a signé cinq jours avant
la mort de son père un article désignant la famille Worms à la vindicte publique. À Lyon, les bureaux
de L'Action française et ceux de la Milice sont installés dans le même immeuble. « Maurras

protestera que Lécussan, le chef de la Milice lyonnaise, n'avait de cesse de le harceler et de
l'exhorter à la collaboration avec l'Allemagne », signale la biographie de Roger Stéphane. Pourtant
ce dernier dépose trois plaintes contre Maurras qui ne mèneront à rien, faute d'avoir été rédigées
dans les formes. Légèreté ? Indifférence ? Ou d'autres raisons, secrètes, obscures, animent-elles ses
incohérences ?

Une nécessaire enquête
Alors que déduire de ce que l'on m'a demandé d'étudier ? Qu'il s'agisse de Marie-Claude
Vaillant-Couturier ou de Roger Stéphane, rien ne peut clairement affirmer qu'ils aient été des agents
des Allemands pendant la guerre, même si rien ne prouve non plus le contraire. Ces deux
personnalités publiques, reconnues, ont-elles pendant toute leur vie occulté un passé peu glorieux ?
La DGSE s'est interrogée. Et la réponse à cette question, essentielle, ne figure pas dans ce livre.
Jusqu'à présent, les doutes de la Boîte étaient restés secrets, aussi seule une enquête, longue et
minutieuse, permettrait d'en avoir le cœur net. Pour l'Histoire.
18 heures, le 31 mai 1990. Je commence à taper la note à l'attention du chef du contreespionnage avec, pour objet, le dossier de Villeurbanne. Les paragraphes succèdent aux paragraphes
mais ma conviction ne se forme pas. Coupables de trahison, ou non coupables ? Difficile d'affirmer
quoi que ce soit : trop de pièces manquent, celle par exemple du dossier Nato, ou celles détenues par
le Service de sécurité, et inaccessibles. Trop de manipulations ont pu avoir lieu aussi. Ma fiche est
finie à 19 h 45. Je demande à la secrétaire du chef de me mettre un numéro. Elle prend son tampon
encreur et imprime le numéro d'ordre sur le document. Avec un autre sceau, elle inscrit la date sur le
papier ; je n'aurai plus jamais de nouvelles de ma fiche.

49Kim Philby fut un agent double britannique qui trahit au profit de l'Union soviétique, où il s'installa définitivement en 1963.
50En octobre 2007, la justice a prononcé un non-lieu dans cette affaire. La mort du pasteur n'a jamais été élucidée.
51Boîte murale dans laquelle toutes les clefs d'un étage sont placées suivant leur numéro d'ordre et également fermée par un système à combinaison identique à celui
des coffres.
52Klaus Barbie avait été condamné par contumace en 1952 et 1954 par la justice française à la peine capitale au cours de deux procès distincts. Il a été expulsé de
Bolivie vers la France, en 1983, et condamné en 1987 pour crimes contre l'humanité. Il mourra d'un cancer en prison en 1991.
53Lire chapitre 7.
54Roger Stéphane est né en 1919 et s'est suicidé en 1994.
55Dont le sous-titre est : « Organe du mouvement de la Résistance française ».
56M arie-Claude Vaillant-Couturier est née en 1912 et décédée en 1996.
57Ce témoignage est consultable en ligne : http://www. fndirp.asso.fr/temoigmcvc1.htm
58Services allemands de renseignements dont la Gestapo était une des composantes.
59Le 28 janvier 1945, la cour de justice de Lyon déclare Charles M aurras coupable de haute trahison et d'intelligence avec l'ennemi et le condamne à la réclusion
criminelle à perpétuité ainsi qu'à la dégradation nationale. Il bénéficiera d'une grâce médicale accordée par le président Vincent Auriol.

11. Affaires algériennes,
diplomatie contre renseignement
Fin juin 1993. Je viens d'achever un détachement de deux ans dans une autre administration et ce
dans le cadre de la mobilité des fonctionnaires. Je souhaitais préparer l'ENA afin de revenir à la
Boîte doté d'un grade plus élevé. À mon retour au Service, je suis affecté au bureau recherche de
l'état-major de la Direction du renseignement, chargé de l'examen des opérations clandestines
proposées par les secteurs géographiques et thématiques ou par les postes extérieurs de la DGSE
implantés dans les ambassades. Je suis sous les ordres de Vincent N. Le plus souvent il s'agit
d'examiner les propositions de recrutement d'une source de renseignement et le modus operandi qui
pourrait être mis en œuvre.
Dans les semaines qui suivent mon arrivée, un message en provenance de Khartoum, au Soudan,
appelle plus particulièrement mon attention. Le numéro de rédacteur de notre représentant sur place
ne m'a pas échappé. Le chef de poste, l'OT 3715, effectue en effet sa première affectation à l'étranger.
Il est commandant ou jeune lieutenant-colonel, je ne sais plus. Son ancienneté est bien faible, son
numéro me dit que son arrivée au Service remonte à moins de deux ans.
En tant qu'ancien du contre-espionnage, je suis plutôt de nature soupçonneuse. Pas au point de
voir des traîtres partout, mais bon… Si jeune dans la Boîte, notre chef de poste au Soudan a-t-il eu le
temps de densifier son expérience et d'acquérir une connaissance fine des dossiers sur la région, en
particulier dans le domaine géopolitique ? J'en doute. Et je ne parle pas de l'antiterrorisme, matière
qui doit lui être, j'imagine, totalement étrangère. Khartoum ne fait pas encore la une des tribunes
internationales, mais il s'agit pourtant déjà d'une zone à risques. Guerre civile, famine, guérilla entre
communautés chrétienne et musulmane, le chaudron est explosif. Trois ans plus tôt, le général elBéchir a renversé le gouvernement en place et restauré la Charia, la loi religieuse, qui avait été
abolie quelques mois auparavant. Un peu plus tard les États-Unis inscriront le pays sur la liste noire
des États soutenant le terrorisme. Et la France réussira, en 1994, à exfiltrer de son refuge soudanais
Carlos, le terroriste international recherché par la justice française depuis le meurtre de policiers de
la DST à Paris, et à le ramener dans l'Hexagone. Au Soudan, ce ne sont pas les sujets d'intérêt qui
manquent pour la Boîte…
Bref, je me demande si la préparation du représentant local de la DGSE a été suffisante, même
si le secteur A (SR/A, en charge du monde arabe) est parmi les entités les plus actives et les plus
performantes de la Direction du renseignement. Il faut dire que son chef, le colonel Ricard, un

excellent professionnel, est notoirement connu pour être un grand spécialiste du monde arabomusulman. Ses origines pieds-noires ne doivent pas être étrangères à sa passion pour le Maghreb et
le Machrek. Son talent sera reconnu par la haute hiérarchie puisqu'il sera nommé, quelques années
plus tard, chef du service de recherche.

Pistons et tractations
Quelles sont les raisons qui poussent le Service à nommer chef de poste des gens ayant aussi
peu d'expérience ? Je m'en ouvre à Vincent N.
— Ça n'a pas d'importance, Pierre. Il ne faut pas t'arrêter à des choses comme celle-là.
— Il bénéficie d'un piston ?
— Je n'en sais rien, je crois qu'il a de la famille à la Boîte, un oncle qui est chef de secteur. Et
puis tu sais comment fonctionnent les désignations pour les départs en poste, non ?
J'ai le sentiment que mes questions le gênent. À mon avis, il veut protéger sa propre
nomination et bénéficie probablement de soutiens aussi bien en interne que dans les circuits
politiques nationaux. Sa belle-sœur est secrétaire auprès de Charles Pasqua, alors l'un des principaux
responsables du RPR et futur ministre de l'Intérieur dans le gouvernement d'Édouard Balladur. Ça
aide.
C'est vrai, je sais comment sont sélectionnés les futurs chefs de poste. Six mois avant la
grande réunion en présence du directeur général, seule autorité habilitée à nommer le candidat choisi,
les tractations se mènent discrètement. Tous les paramètres entrent en ligne de compte, notamment le
fait d'être bien en cour ou non, ce qui provoque dès le début de l'année une ambiance délétère entre
les candidats. Curieusement, les compétences linguistiques ne font pas partie des critères essentiels et
rares sont ceux qui parlent la langue du pays dans lequel ils vont représenter le Service. On leur
demande de maîtriser vaguement l'anglais, ça suffit. Certes, le commandement offre aux futurs
représentants de la DGSE des stages d'immersion pour leur permettre de partir avec quelques notions
en poche, mais les dépenses engagées ne permettent souvent pas de franchir le stade d'ânonnements
obtenus non sans mal. Les choses n'ont pas changé depuis. Si le clientélisme reste de rigueur, il n'en
demeure pas moins que certains officiers traitants brillants sont affectés en poste extérieur. L'absence
de soutiens internes les soumet cependant à des mesquineries administratives, au point de les occuper
largement au détriment du renseignement qu'ils sont censés acquérir. Pour être un chef de poste
tranquille, il faut être l'homme de quelqu'un. Combien de fois j'ai vu des noms inscrits en première
position se trouver rétrogradés à la troisième place pour la bonne et simple raison qu'ils
n'appartenaient à aucune écurie…
La préparation des « départs en poste », comme on dit à la Boîte, se fait à l'état-major,
notamment sous la houlette de l'adjoint au directeur, André Le Mer. De nombreux conciliabules avec
le DR couronnent le tout. Une fois finalisées, elles sont soumises à l'aval du directeur général à
l'occasion d'une grande réunion rassemblant tous les directeurs. Le débat commence devant un grand
cahier avec la photo des candidats et les appréciations associées mettant en valeur les qualités des
uns, les aspects négatifs des autres, histoire de se montrer objectif. Je n'ai jamais voulu me soumettre
à ce marché aux esclaves et ai toujours refusé de me porter volontaire pour partir en poste. Mais sept
années passées à l'état-major me permettront d'acquérir une connaissance « livresque » de nos
implantations à l'étranger en voyant passer jour après jour toute leur production, qu'elle soit
administrative, logistique ou opérationnelle. En lisant leurs messages, j'apprendrai les travers des uns
et des autres ou j'aurai connaissance de leur talent. La mesquinerie de certaines réponses ou la

pertinence des orientations formulées par les secteurs auxquels ils sont rattachés ne m'échappera pas
non plus. Une vision globale en somme.

Des islamistes servis sur un plateau
Je ne saurai jamais pourquoi l'OT 3517 a été désigné aussi vite. En tout cas, il prouvera qu'il
était bon. C'est tout ce qui compte, au fond. Le message qui a attiré mon attention a été frappé du
timbre R par le chef de poste. Il s'agit donc d'une affaire concernant une source ou une approche. En
fait, ce n'est pas un compte rendu d'entrevue ou la proposition d'un recrutement, mais la
retranscription d'un entretien avec le consul. Ce dernier vient de rencontrer six Algériens, membres
du Front islamique du salut, le FIS, mouvement militant pour l'instauration d'une république islamique
en Algérie. Ses représentants – dont les figures de proue Abassi Madani et Ali Belhadj seront
emprisonnées jusqu'en 2003 – se verront majoritairement élus aux élections locales de 1990 et aux
élections législatives l'année suivante, mais le tribunal administratif prononcera la dissolution de
l'organisation en 1992. Peu à peu et pour des raisons obscures60, le FIS sombre dans la violence
terroriste, le meilleur moyen d'être discrédité sur la scène internationale. Les six Algériens en
question ont fui leur pays pour échapper à la spirale mortelle dans laquelle certains dirigeants du
mouvement voulaient les impliquer. Ils ont pu rejoindre le Soudan et souhaitent gagner la France,
terre d'asile connue comme telle dans le monde. Ils doivent revoir le consul qui propose au
représentant de la DGSE de les rencontrer lors de leur prochaine venue. Le chef de poste demande au
Service l'autorisation de donner une réponse positive au diplomate.
Il ne faut pas croire que les membres de la Boîte implantés à l'étranger disposent d'une large
liberté de manœuvre. Tant s'en faut. Ils doivent rendre compte de tout, même des choses les plus
bénignes. C'est la Centrale qui pilote, et gare à celui qui déroge à cette règle.
Sur le coup, le Service ne réagit pas. Je le sais en examinant, le soir, les messages « départ »,
ceux destinés aux postes et lourds de directives. Je n'ai jamais pu admettre le silence dans lequel on
place les chefs de poste. Le proverbe Qui ne dit mot, consent n'est pas de mise à la DGSE. C'est
même plutôt l'inverse. Cette absence de confiance reste pour moi incompréhensible, sauf à croire que
la Boîte entend surtout éviter les vagues. Le Service préfère de beaucoup une bonne gestion
administrative et comptable de ses représentations ainsi qu'une parfaite entente avec l'ambassadeur
en place. Pas de risque, pas de vagues, voilà le mot d'ordre. Il est vrai que cette attitude peut
s'expliquer par le mode de désignation des chefs de poste. Certains trouvent largement leur bonheur
dans cette situation plutôt confortable, mais bien éloignée du métier.

La DGSE atone
Très intéressé par cette affaire qui, à première vue, me semble prometteuse, je jette de
nouveau un œil le lendemain sur les messages du secteur A. Toujours pas de réponse. Impossible de
résister à l'envie de téléphoner au chef de secteur.
— Bonjour, mon colonel, c'est Pierre Siramy, de l'état-major.
— Oui, je vous avais reconnu, Siramy. Que puis-je pour vous ?
Le ton est tout juste aimable et j'ai le sentiment de déranger. Il est vrai que les relations entre
les Services de la Direction du renseignement, les Secteurs aussi et l'état-major, un ensemble

surnommé la DR, une sorte d'appellation générique, ne sont pas excellentes. Nous sommes trop
souvent considérés comme l'empêcheur de tourner en rond. Le chef d'état-major, Patrick Perrichon,
n'est pas étranger à ce sentiment. Sa manière de parler est sans appel et il refuse toute contradiction.
La DR est régulièrement accusée de ne pas vouloir prendre le moindre risque, ce qui n'est pas
toujours faux.
— Je vous appelle suite au message de Renaud B., notre chef de poste au Soudan. Que
comptez-vous faire ?
— On connaît notre travail, monsieur Siramy. On vérifie si les noms des six Algériens sont
connus. On a pris contact avec CE/BRO61 qui a été mis pour information par le chef de poste. Une
fois qu'on aura rassemblé tout ça, on lui répondra. Rien ne presse. Le consul les revoit la semaine
prochaine. Bonne journée.
Le chef de secteur raccroche. Pour en avoir le cœur net, je téléphone à Guy M., l'un des
responsables du contre-espionnage et camarade de stage, celui que nous avons fait ensemble en
1984-1985. Bien sûr, il est plus disert que le colonel Ricard et me rassure : évidemment, l'affaire est
intéressante, mais il faut savoir ce qu'on fera des six Algériens, sachant qu'il n'est pas question de les
faire venir en France. Les intéressés sont toutefois susceptibles de se transformer en excellentes
sources d'information sur le FIS, l'Algérie et le terrorisme. Bien sûr, il va s'entendre avec le chef du
secteur « monde arabe » pour que le chef de poste les rencontre et évalue leur potentiel. En tout cas,
ils sont bien connus comme membres du FIS ; il y a même parmi eux un député.

Prudence, prudence
Dans le courant de la journée, je tombe sur un nouveau message du Soudan : le chef de poste
attend toujours des directives. On sent une certaine impatience devant la lenteur de la décision
parisienne. Il veut savoir sur quel pied danser et donner une réponse rapide au consul avec lequel il
entretient d'excellentes relations. Ce dernier pourrait ne pas comprendre cette absence de motivation
de la part d'un service spécial. Difficile d'admettre qu'il s'agit quand même d'une administration et
que, comme toute administration française, la DGSE en a les travers.
Le soir, la réponse du Secteur arrive enfin, délivrant un feu vert prudent à Renaud B. Cela
donne quelque chose du genre « le chef de poste est autorisé à rencontrer les six Algériens. Il ne
dévoilera pas son appartenance au Service et se placera le plus possible sous couvert du consul. »
Bref, on fait profil bas.
L'entrevue a lieu et notre représentant dépasse un peu la ligne rouge en leur proposant de les
revoir dans un cadre moins solennel. En fait, il ne fait qu'anticiper la décision du Service qui sera
pleinement satisfait du premier contact. Bien évidemment, il avait fait part de son initiative
expliquant que les six Algériens étaient très tendus dans le bureau du Consul, notamment en présence
d'un inconnu, un diplomate qu'ils n'avaient jamais vu. Je suis certain que, dans la paranoïa ambiante,
ils ont pris Renaud B. pour un homme de la sécurité. Notre chef de poste sait qu'il peut compter sur
l'attaché culturel qui lui prêtera sans autre explication les locaux de la bibliothèque française à des
heures tranquilles.

La Boîte réalise enfin l'aubaine

Guy est ravi. L'affaire tourne bien. Maintenant il s'agit de savoir comment on gère six
personnes dignes d'intérêt. Les réunions entre CE/BRO et le secteur A vont se succéder. Les
questions fusent : ils ne peuvent pas sortir du Soudan sous leur identité, le secteur de lutte contre le
terrorisme se refuse à envoyer sur place une mission pour les débriefer, la zone n'étant pas sûre. Il
faut attendre que Renaud B. ait eu un entretien avec eux pour étudier une idée de manœuvre.
Une semaine plus tard, notre représentant au Soudan nous fait parvenir un long message
décrivant le premier entretien en tête à tête qu'il a eu la veille avec chacun des six Algériens. Deux
d'entre eux présentent relativement peu d'intérêt en termes de renseignement. Les quatre autres, et
surtout deux, disposent d'excellents contacts au sein des instances dirigeantes du FIS, des relations
très prometteuses. Les entrevues suivantes s'avèrent tout aussi enrichissantes. Le député du FIS se
déplace toujours avec, à la main, un attaché-case. Il y conserve des documents de propagande sur le
mouvement islamiste. Il souhaite confier la petite mallette à notre chef de poste jusqu'à son départ,
considérant qu'elle sera plus en lieu sûr à l'ambassade de France que dans la chambre d'hôtel que
Renaud B. lui a trouvée. Ce dernier accepte et prend le bagage qu'il dépose précieusement dans les
locaux du poste. Le soir venu, il examinera les documents, visiblement dénués d'intérêt sur le plan du
renseignement, mais les copiera et les fera néanmoins parvenir au Service par la valise diplomatique.
Renaud et ses nouveaux amis discutent de choses et d'autres, au cours de ces entretiens à
bâtons rompus. Notre homme parfait leur environnement, les poussant à évoquer leur famille, leurs
amis, les causes de leur engagement politique, le B.A. BA du métier quand on s'apprête à recruter une
source. Là il en a six sur les bras. Il se débrouille au mieux.
Je reçois un appel de Guy M.
— Alors, Pierre, tu t'intéresses toujours au Soudan ?
— Oui, plus que jamais.
— Tu as lu les derniers messages. Il faut foncer maintenant.
— Vous avez une idée de l'endroit où les envoyer ?
— Oui, peut-être.
— Il faut faire une fiche pour le directeur du renseignement expliquant vos intentions.
— Oui, oui, toujours une fiche…
Guy éclate de rire. Le soir même, je reçois une note pas trop mal bouclée, mais longue et
comportant trop de citations extraites des précédents messages. Comme souvent, il faut la réécrire
pour qu'elle tienne sur une seule page, puis la glisser dans le dossier du courrier qui atterrit sur le
bureau du chef d'état-major. À tous les coups, il la lira en diagonale et la mettra, sans autre forme de
procès, dans la pochette navette du directeur du renseignement. Le lendemain matin, Vincent ne voit
pas revenir la fiche. Je vais me renseigner auprès de Patrick Perrichon. Le DR l'a gardée, il la
montrera probablement au nouveau directeur général, Jacques Dewatre, qui vient de succéder à
Claude Silberzahn. Une fois de plus, on touche à la politique, et il ne faudrait pas nuire à l'excellence
de nos relations franco-algériennes. Pas de faux pas.
Vers midi, le papier revient. Inscrit au crayon 3H (le signe de reconnaissance du DG qui
écrivait toujours avec ces crayons, marquant en profondeur les papiers), un bref « OK » y est inscrit.
C'est l'écriture du directeur général. Il ne me reste plus qu'à prévenir les secteurs concernés, SR/A
comme CE/BRO. C'est ce dernier qui, en accord avec le service de recherche, sera pilote sur cette
affaire à laquelle il a donné le pseudonyme de « Valentin ».

L'ambassadeur s'en mêle
Certainement informé par le consul, l'ambassadeur de France au Soudan, Claude Losguardi, ne
s'en laisse pas conter. Il convoque notre chef de poste et lui assène sa manière de penser. Pour le
diplomate, appliquant les consignes du Quai d'Orsay, il est totalement exclu de nouer toute relation
avec les six membres du FIS. Il a décidé de prévenir son homologue à Alger qui fera ce qu'il jugera
le plus utile pour les intérêts nationaux. On frôle la catastrophe. En effet, notre ambassadeur en
Algérie, Bernard Kessedjian, se précipite auprès des services locaux afin de les informer de la
situation à Khartoum et de la présence de « terroristes » du Front islamique de salut. Bien sûr ses
interlocuteurs l'écoutent attentivement. La France vient de leur livrer un paquet-cadeau contenant six
membres du FIS honni par le pouvoir à Alger. Une fois leur chef informé, ils dépêchent le numéro
trois des services, un certain Kitouni, dans la capitale soudanaise.
Au Soudan, l'ambassadeur de France se frotte les mains. Notre chef de poste, informé, rend
compte à la Boîte. Le haut responsable des services spéciaux algériens, le fameux Kitouni, traque ses
compatriotes et sait qu'il peut compter sur l'aide de l'ambassade de France. Il rencontre Renaud B.
qui, bien entendu, ne lui dit rien de l'endroit où sont cachés les membres du FIS et renforce même les
mesures de sécurité pour mieux encore les protéger.
À Paris, au siège de la DGSE, les secteurs chargés de gérer ces nouvelles sources sont sur les
dents et ne décolèrent pas après les diplomates. Il faut trouver une solution pour exfiltrer au plus vite
l'équipe Valentin. Une dernière réunion fixe les choses. Le chef de poste devra en envoyer deux en
Turquie, notamment le député du FIS, qui présentent un intérêt relatif au plan de la recherche du
renseignement. Les quatre autres partiront au Sénégal, à Dakar, lieu sûr, comportant un poste du
contre-espionnage, « le » poste du contre-espionnage parce que tous ceux qui y ont été affectés sont
ensuite devenus chefs de service. Dans la capitale sénégalaise, il sera possible d'envoyer une équipe
qui pourra les interroger dans les meilleures conditions possibles.

Faux passeports et exfiltration
Un problème reste en suspens : comment les faire sortir du Soudan ? Le Service doit les
« habiller », c'est-à-dire leur donner des faux passeports. La DR refuse de faire appel à la filière
papiers de la DGSE. L'affaire Greenpeace et les faux documents suisses des « époux » Turenge ont
marqué les esprits pour des années. Hors de question de courir de nouveau le risque de se faire
prendre dans ce genre d'histoire, d'autant plus avec des Algériens. Les relations avec Alger sont
ambiguës, et certains responsables politiques français de premier plan sont prêts à tout pour satisfaire
les autorités locales. Une autre solution s'impose. Le contre-espionnage a un vague contact capable
d'obtenir des faux papiers du côté de Montreuil, en région parisienne. Les participants à la réunion
choisissent cette option, considérée comme la moins mauvaise. Quelques jours sont nécessaires, tant
pour obtenir les passeports falsifiés que pour les transmettre au chef de poste à Khartoum. Ce dernier
devra se débrouiller par ses propres moyens afin de conduire les membres du FIS à l'aéroport et les
mettre dans l'avion.
Une chance, Renaud B., à son arrivée au Soudan, avait acheté une grosse berline Toyota
d'occasion pour son usage personnel. Le vendeur n'était autre que l'un des chefs de la police et les
plaques d'immatriculation étaient marquées comme étant celles d'une autorité, un moyen bien pratique

pour franchir les contrôles. Le moyen de transport des « Valentin » est tout trouvé. Le chef de poste
les acheminera à l'aéroport en deux fois, les uns en partance pour Dakar, les autres pour Ankara.
Avant chaque départ, il récupère leurs passeports et leur donne les faux. Leurs vrais documents
d'identité vont transiter par porteur spécial et sous couvert de la valise diplomatique, les uns vers le
Sénégal, les autres vers la Turquie. Une logistique millimétrée…

Curieuse gestion du personnel
Pour le représentant du Service à Khartoum, l'affaire est terminée. Mais l'intéressé attend
encore les félicitations de la Boîte ! Il apprendra par la suite que les lauriers ont été remis… à son
homologue à Dakar dont le rôle n'était que logistique, mais Philippe B. sait y faire. Lui aussi
lieutenant-colonel, il rêve des étoiles qui orneront un jour son képi et sa femme, infirmière diplômée
d'État, clame à qui veut l'entendre que son mari sera général. Il le deviendra. L'affaire des
« Valentin » n'est pas étrangère aux excellentes notations qui seront les siennes. Quant à Renaud B., il
restera sans nul doute lieutenant-colonel jusqu'à son départ en retraite.
Quelques années plus tard, Philippe sera encensé par l'adjoint du directeur du renseignement,
André Le Mer, tandis que Renaud sera comparé à une « vieille culotte de peau ». L'histoire est mal
faite. Le haut commandement ignore souvent les états de service des membres de la Boîte. Moi, suite
à cette opération, je reviendrai sur mon idée préconçue qu'il faut passer plusieurs années à la
Centrale avant de partir en poste et d'y être efficace. Renaud B. en est l'exemple. Quant à l'équipe
« Valentin », deux membres sont toujours actifs, les autres s'installeront en France, en Turquie ou
ailleurs. Le député du FIS attendra, lui, six mois sa mallette, le contre-espionnage l'avait oubliée dans
un coin.

60Certains observateurs parlent d'une manipulation des services algériens qui voulaient discréditer le mouvement islamiste.
61Il s'agit du bureau de recherche opérationnelle du Service de contre-espionnage.

12. En interne, la guéguerre des services
Été 1993. 9 h 15. Le directeur du renseignement (le DR), Michel Lacarrière, vient d'arriver à la
Boîte. Sa Safrane noire de fonction et son chauffeur l'ont déposé à l'entrée du Château. Rien à voir
avec l'Élysée : il s'agit du surnom donné à une excroissance architecturale qui sert à abriter le bureau
du directeur général, le préfet Jacques Dewatre, et son petit cabinet. À cette époque, ce dernier n'est
pas encore pléthorique. En fait, c'est l'état-major de la DR qui en assure la mission. Les choses
changeront en 2000 avec l'arrivée à la tête de la DGSE de Jean-Claude Cousseran, qui se dotera
d'une solide batterie de conseillers et fera construire des locaux adaptés et coûteux autour de son
grand bureau qui empiète sur l'ancienne place d'armes. La baie vitrée donne directement sur la
pelouse.
Michel Lacarrière monte par l'escalier d'honneur, sa sacoche de cuir à la main. Elle contient
certainement les dernières notes que je lui ai données la veille. Il les a lues le soir, chez lui. J'avais,
peu avant la réunion de 19 h 45, au moment des « Guignols de l'info » sur Canal +, que le DR regarde
avec gourmandise, attiré son attention sur l'urgence de trois papiers et l'intérêt qu'il y avait à les
mettre dans le circuit au plus vite. Il longe le petit couloir qui donne accès au bureau du patron et se
dirige vers la passerelle qui permet de rejoindre le premier étage de la vieille caserne des Tourelles,
là où se situent son état-major et son vaste bureau, celui qu'occupait le comte de Marenches avant la
construction du Château, une idée de Pierre Marion, je crois, quand ce dernier a pris, en juin 1981, la
tête de ce qui s'appelait encore le SDECE, l'ancêtre de la DGSE. Un immense tableau napoléonien
apporté par M. le comte orne toujours le bureau… jusqu'au jour où les héritiers de Marenches le
réclameront. Ce jour-là, il sera remplacé par une œuvre malheureusement bien plus anodine.
Au moment où le DR quitte le petit couloir, je m'engage sur la passerelle pour aller déposer un
papier au secrétariat du DG. Je le salue.
— Bonjour, monsieur le directeur.
— Bonjour, Pierre. Il faudra que je vous voie après la réunion de 9 h 30. J'ai quelque chose
pour vous. Ça vous intéressera, j'en suis sûr.
Il continue sa marche sénatoriale, due à un certain embonpoint. Les formules laconiques du DR
m'inquiètent toujours un peu. Lui aussi est pince-sans-rire et la dernière fois qu'il m'a fait le coup,
c'était pour récupérer les horreurs que lui avaient données en guise de cadeau les Totems, les
services homologues étrangers, lors des rencontres bilatérales. Va-t-il me faire le coup, cette fois
encore ? Je sens pourtant que l'ambiance n'est pas la même.

Contact avec un Libanais

À 9 h 30, première réunion du matin. Elle engage celles de la journée, une en fin de matinée,
une autre vers 16 h 30 et la réunion de 19 h 45, la dernière. Le DR quitte toujours la Boîte, sauf cas
très exceptionnel, à 20 heures. En début de journée, il reçoit donc son adjoint, André Le Mer, et son
chef d'état-major, Patrick Perrichon. Ils passent en revue les événements de la nuit ou de la journée.
Moi, à cette époque, je suis plus particulièrement chargé d'expliciter les projets d'opérations pour
obtenir l'aval de Patrick. Rien ne passe à travers ses filets. Dans la majeure partie des cas, il faut
obtenir ensuite le visa du DR et du DG. La marge de manœuvre est faible et il est indispensable de
savoir être convaincant. C'est l'une des raisons qui m'amène souvent à réécrire des fiches de
propositions d'opération pour les rendre plus crédibles, plus solides aussi, des opérations auxquelles
je crois et que je soutiens avec vigueur, pour les avoir étudiées avec le secteur demandeur.
À 9 h 30, le trio fait le tour des affaires et plus particulièrement des messages des postes
extérieurs timbrés « urgent » ou « immédiat » qui signalent des problèmes divers et variés avec une
source, avec l'ambassadeur ou avec les moyens techniques de la « station », pour prendre
l'appellation américaine des représentations de leurs services. À l'issue de la réunion, le directeur me
fait appeler.
— Mon cher Pierre…
Je n'aime vraiment pas ce ton plein de gentillesse.
— … il faut que vous alliez voir Paul-Henri Trollé, le directeur de l'administration, il va vous
proposer un contact avec un Libanais. Il vous expliquera. Prenez rendez-vous au plus vite avec lui.
Téléphonez dès que possible à son secrétariat… J'ai déjà donné mon accord.
— Merci, monsieur le directeur, je m'en occupe tout de suite.
— Bon courage, Pierre.
La conversation est terminée et je sors du bureau l'air perplexe, me demandant depuis quand
le DA62 joue les espions et se lance dans le recrutement. Je me précipite sur mon téléphone où l'une
des touches préréglées « secrétariat DA » me met directement en liaison avec sa secrétaire. PaulHenri Trollé peut me recevoir immédiatement. J'enfile ma veste, prends un bloc et un stylo. Dans les
couloirs, j'arrange ma cravate afin d'être parfaitement présentable.

Une source tombée du ciel
Cinq minutes se sont à peine écoulées quand je me trouve devant la porte du secrétariat. Je
frappe et entre.
— Monsieur Trollé vous attend, monsieur Siramy.
— Merci, j'y vais.
Il faut ensuite franchir une porte capitonnée, rendant les conversations totalement inaudibles.
Un jeu de voyants indique si l'on peut entrer ou pas. La voie est libre.
— Bonjour, Siramy. Installez-vous.
Il me montre un fauteuil dans la partie salon de son bureau. Ce n'est pas dans ses habitudes,
notamment vis-à-vis d'un lointain subordonné et ce, quelle que soit la sympathie qu'il peut avoir pour
lui.
— Vous voulez un café ?
— Non merci, monsieur le directeur.
— Eh bien moi, je vais en prendre un.

Il appelle son assistante et lui demande un café. Je suis surpris par tant d'amabilité. PaulHenri Trollé est plutôt d'un abord brutal, allant droit au but, sans complaisance. Une relation un peu
difficile. Cet assaut d'amabilité n'est pas son genre et je reste de plus en plus suspicieux sur la finalité
de cet entretien. Il a, de toute évidence, convaincu son ami Michel Lacarrière qui, comme lui, est un
ancien du ministère de l'Intérieur. Je crois même que le directeur du renseignement a tout fait pour
que la DGSE accueille Trollé, administrateur civil, ancien de l'ENA. Le café est servi. Le DA prend
une chemise fine sur son bureau, elle ne doit pas contenir plus de deux ou trois feuillets. Le nom d'un
chrétien libanais est inscrit dessus.
— Voilà, Siramy, un petit dossier que je vous passerai tout à l'heure. Je vais vous expliquer le
contexte qui doit rester très confidentiel.
Je sens que le DA est encore réticent. Il hésite à me donner les raisons profondes de ce qui
deviendra le recrutement le plus facile que j'ai connu.
— Il s'agit d'un Franco-Libanais, cousin éloigné d'un haut responsable de l'armée libanaise,
Émile Lahoud. Il est bien placé et le rencontre souvent… plusieurs fois par an… C'est pas mal. Une
bonne source de renseignement, non ?
Paul-Henri Trollé cherche à me vendre « le produit » et ses entrées auprès d'un homme qui
n'est autre que le futur président du Liban. Pourtant, la chose est bien plus compliquée et une
multitude de questions me viennent à l'esprit. Pourquoi est-il prêt à donner du renseignement à la
France ? Lahoud est proche des Syriens, qu'en est-il de ce Franco-Libanais ? Joue-t-il un rôle de
conseil auprès de son cousin ? Estil en France depuis longtemps ? A-t-il gardé des contacts solides et
réguliers au Liban ? Est-il fiable ? Ma liste de questions est ici loin d'être exhaustive et surtout je me
demande où le DA a bien pu dégoter cette source miraculeuse.

Des renseignements à « 40 000 francs » par mois
Bien évidemment, je pose quelques questions afin d'éclairer un peu la situation. J'obtiens des
réponses évasives. Le DA me tend une fiche rédigée par le secteur A (monde arabe) de la Direction
du renseignement. C'est sûr, c'est Michel Lacarrière qui l'a demandée, et ce au profit de Paul-Henri
Trollé. Pourquoi autant de secret et d'attention autour d'une affaire qui semble bien banale ?
Je parcours rapidement le document. Rien de transcendant. Notre Franco-Libanais est
vaguement connu, sans plus. Il ne présente guère le profil d'un contact de haut niveau qui mérite
l'attention d'au moins deux directeurs. Le DA m'assure que l'affaire ne se pose pas en ces termes.
Certes, mais que faut-il comprendre ? Impossible de le savoir ; ma réticence à traiter cette source
finit par l'emporter d'autant plus que j'apprends qu'il faut la rémunérer.
— Siramy, vous paierez votre contact 40 000 francs63 par mois. En liquide, bien entendu.
Les sources sont toujours rémunérées en argent cash. Lorsqu'il s'agit de fonds importants,
l'officier traitant conseille de verser des petites sommes sur plusieurs comptes bancaires afin d'éviter
d'attirer l'attention et d'être soupçonné de blanchir de l'argent. Seules les plus hautes autorités de la
DGSE bénéficient d'une carte bleue pour leurs frais de bouche. L'un d'eux, un général, dépensera, en
2000, quand il sera directeur de cabinet de Jean-Claude Cousseran, directeur général du Service,
plus de 1 000 euros par mois et aura droit à sa carte Visa Gold.
— Mais, monsieur le directeur, c'est une somme énorme pour une source dont le potentiel n'a
même pas été évalué.

— Eh bien évaluez-le… et si vous arrivez à vous entendre sur le salaire, ce sera parfait.
Le ton ne souffre pas la réplique. N'empêche, pour une telle somme on pourrait s'attendre à
obtenir des secrets d'État. Trollé l'exige, mais je n'en pense pas moins. L'histoire est ailleurs. Je
finirai par connaître le pot aux roses.
Je salue le DA et quitte son bureau, comprenant bien que l'entretien est terminé et que ce n'est
pas cette fois que j'en saurai plus. À la DR, la secrétaire de Michel Lacarrière m'annonce que ce
dernier veut me voir au plus vite. Je frappe à la porte directoriale.
— Entrez ! Alors, Pierre, le DA vous a briefé ?
— Oui, monsieur le directeur. N'empêche que je comprends mal la méthode.
— Ne cherchez pas et essayez d'obtenir le maximum.
— Bien, monsieur le directeur.
Je me retire et retourne dans mon bureau, muni des coordonnées téléphoniques de cette source
« providentielle ». Je lui propose un déjeuner pour le surlendemain. L'homme en accepte très
courtoisement le principe. Il a l'air sympathique. Je choisis un restaurant de bon niveau, sans luxe
ostentatoire. Gros avantage : cela permet de lui montrer que la DGSE ne roule pas sur l'or. Par
ailleurs, le lieu dispose d'alcôves séparant largement les tables, ce qui autorise les échanges discrets.
Nous précisons les moyens de reconnaissance et je lui indique mon nom, c'est-à-dire mon
pseudonyme, Pierre Siramy.

Un déjeuner instructif
Le premier contact est excellent. Roger, puisque tel est le prénom de cette source miraculeuse
et onéreuse, n'a pas les travers de certains Libanais qui grenouillent dans les milieux de la politique
et du renseignement. Il ne se montre pas obséquieux. Il m'explique qu'il est âgé d'une bonne
cinquantaine d'années et qu'il a été officier de marine. Au titre des accords entre Paris et Beyrouth, il
a intégré l'École navale, installée près de Brest. Roger me fait l'éloge de toutes ses relations au
Liban, m'expliquant combien elles sont nombreuses et bien placées dans l'entourage d'Émile Lahoud
et d'un gouvernement libanais sous tutelle syrienne. En d'autres mots, il me fait l'article et cherche à
se vendre. Il m'explique combien ses informations peuvent être intéressantes pour les services de
renseignements français. J'aborde enfin, au moment du dessert, le nerf de la guerre. Mène-t-il cette
démarche pour la France ou attend-il du gouvernement des contreparties, notamment financières ?
— Vous savez, Pierre… Vous permettez que je vous appelle Pierre, ce sera plus
sympathique…
— Oui, oui, bien sûr Roger.
— Alors, Pierre, je vais être obligé de me déplacer plus souvent au Liban, une fois par mois
serait bien. Et puis, il faudra que j'aille voir la communauté libanaise à Miami où j'ai mon fils. Vous
savez elle y est très importante et de haut niveau. En plus, c'est très facile pour moi, j'ai la Green
Card américaine.
En d'autres mots, il est résident américain et pas seulement franco-libanais.
— … tout ça risque de m'occasionner de nombreux frais et ma pension militaire de retraite ne
suffira pas pour les assumer tous. Je ne peux pas travailler gratuitement pour vous, Pierre. Je suis
certain que vous me comprenez.
— Oui, oui… Je vous propose de caler avec vous vos déplacements et de vous défrayer à

hauteur de 20 000 francs par mois.
Je suis coincé entre le fait que j'ai reçu l'ordre de recruter Roger et le constat que la Boîte a
déjà des sources performantes dans les milieux gouvernementaux à Beyrouth y compris, mais
personne ne le sait dans les rangs de l'exécutif libanais, puisqu'il s'agit d'un ministre ! Devant ce
constat et plutôt soucieux du bon usage des deniers publics, j'avais choisi de diminuer de moitié le
montant de la rémunération. Ça donnait, selon moi, une base de discussion.
La conversation entre Roger et moi dure à peu près une demi-heure. Une négociation de
marchand de tapis. J'arrive fièrement à emporter l'affaire à 25 000 francs64 par mois. Ceci n'a pas été
sans mal. Toujours ça de gagné pour les fonds secrets de la DGSE… Au cours du dialogue, une chose
me surprend. Roger m'avoue en effet qu'il connaît très bien Philippe Tenneson, l'un de ses camarades
de promotion à l'École navale. Le nom de ce dernier fait tilt : il n'est autre que l'une des principales
personnalités du ministère français de la Défense, dont il est devenu le directeur de l'administration
générale. Mieux encore : ma source miraculeuse me glisse que le haut fonctionnaire lui aurait promis
40 000 francs par mois.

Roger devient Tarazin
Il est un peu dépité et moi un peu déprimé par ce recrutement si facile et une manipulation
polluée par une affaire d'argent, mais nous nous séparons bons amis. La prochaine rencontre est fixée
et le premier versement tombera le mois suivant. Roger accepte de signer un reçu à chaque fois qu'il
touchera l'argent de la DGSE. Avant de nous séparer, je lui demande de m'établir la liste exhaustive
de ses relations libanaises, histoire de pouvoir l'orienter au plus vite.
En rentrant à la Boîte je lui fais attribuer un pseudonyme : Roger deviendra Tarazin. En cela,
je suis scrupuleusement la procédure. Il ne me reste plus qu'à rédiger mon compte rendu de première
entrevue, mais avant cela il faut informer le directeur du renseignement et celui de l'administration
sur les informations apprises. La chose est d'autant plus inhabituelle que les frais seront pris en
charge par la DA et non par les fonds spéciaux de la DR.
Je pointe le nez au secrétariat de Michel Lacarrière. Après être entré dans le vaste bureau et
m'être assis dans un des deux fauteuils crapauds qui font face à l'immense table de travail du
directeur, couverte de documents et de dossiers, je lui relate mon premier entretien avec Tarazin.
J'insiste sur son étroite relation avec Philippe Tenneson.
— Il faudra en parler à Trollé. Vous devriez aller le voir.
Le DR, suite à mes explications, prend son air renfrogné. Il n'y a pas de doute, il en sait plus
que moi.

Fonds spéciaux contre fonds normaux
Je retourne dans mon bureau et j'appelle le secrétariat du DA. Nouvelle attente. Paul-Henri
Trollé me recevra en fin d'après-midi, vers 18 heures. Il enchaîne réunion sur réunion. Je reprends
enfin mes activités normales et je me trouve confronté à une énorme pile de parapheurs. Je suis
largement occupé jusqu'à l'heure du rendez-vous, qui finit par arriver rapidement. Devant la porte, la
secrétaire de permanence65 me fait patienter.
— Ne courez pas, monsieur Siramy, le DA est toujours en réunion.

— Merci.
— Installez-vous dans le petit salon en l'attendant. Il ne devrait pas tarder.
En effet, cinq minutes plus tard, Paul-Henri Trollé ouvre la porte.
— Entrez dans mon bureau, Siramy, j'arrive.
Le DA fait un détour par son secrétariat, très certainement pour voir s'il a reçu des appels ou
des messages particuliers, puis me rejoint.
— Alors, ce premier contact, comment s'est-il passé ?
— Très bien, monsieur le directeur. Ce Libanais est assez sympathique, mais il n'est pas
seulement franco-libanais, il dispose également de la Green Card.
— C'est bon à savoir, il n'est pas impossible qu'il travaille peu ou prou pour les Américains.
— Nous nous sommes mis d'accord pour 25 000 francs par mois.
— C'est bien, bonne opération, Siramy.
— Il y a autre chose. Il m'a dit être un ami personnel de Philippe Tenneson.
— Oui, oui, c'est vrai.
Le DA est gêné par cette information. Sa voix est plus sourde. La gêne est encore plus grande
quand je lui dis que le directeur de l'administration générale du ministère de la Défense avait promis
40 000 francs par mois à notre Franco-Libanais.
— Il faut que je vous dise une chose, Siramy, qui doit rester entre ces quatre murs, seul
Lacarrière est au courant… Tenneson insiste depuis des mois pour que le Service intègre votre
homme et le rémunère à la hauteur de ses capacités. J'ai eu beau lui expliquer les problèmes de
statuts et la difficulté de faire entrer à la DGSE un binational, rien à faire. Il m'explique que la Boîte
a besoin de sources et que Roger en est une parfaite et fiable. Quand nous en avons parlé, l'entretien
n'a pas été particulièrement cordial, or j'avais besoin de sa signature pour débloquer des fonds. Je lui
ai donc proposé de prendre son ami comme source du Service. J'espère seulement qu'il apportera
quelque chose.
L'affaire est désormais claire, il s'agit d'un deal. Un cas d'école rarissime. Parfois d'autres
amitiés entrent en ligne de compte, et forment un réseau, ce qui est strictement déconseillé par le
secteur en charge du suivi des sources. Quoi qu'il en soit, il ne me reste qu'à gérer au mieux la
situation.

Guerre des services et des secteurs
Pendant plusieurs jours, je réfléchis au moyen qui me permettrait de faire de Tarazin une
source comme les autres, même si son pseudonyme commence par un TA, indiquant son caractère de
contact réservé à la Direction du renseignement. J'interroge le secteur en lui précisant les
opportunités que peuvent présenter la manipulation de Roger et la plus-value en renseignement que
nous sommes susceptibles d'obtenir. Je vante les qualités de Tarazin et sa bonne connaissance des
confréries, nombreuses au Moyen-Orient, et objets d'une recherche attentive de la Boîte. Elles
auraient une réelle influence sur la vie politique locale.
J'ai vu pendant des mois et des mois ma source franco-libanaise. J'ai appris qu'il rencontrait
régulièrement l'attaché militaire américain et l'ai soupçonné, jusqu'à la fin de notre relation, d'être un
agent double. J'ai attendu en vain les orientations de recherche du secteur A – chargé du suivi du
monde arabe – auquel je transmettais toute la production de Tarazin, des documents écrits. Aucune

critique. Aucune remarque. Aucune question. À croire qu'ils n'y trouvaient nul intérêt… Je gérerai
seul cette manipulation à laquelle il a été mis un terme en 1999. Il est vrai qu'à cette date Philippe
Tenneson n'est plus un haut fonctionnaire occupant un poste stratégique au ministère de la Défense. Il
a pris, en 1997, la tête d'un groupe industriel d'armement en Belgique. La source, recrutée et
rémunérée à cause de son amitié avec un haut fonctionnaire du ministère, a-t-elle été utile à la
DGSE ? Notre homme a procuré d'intéressants renseignements, mais cette matière brute a été mal
exploitée à cause de la guéguerre en interne. Le secteur A n'avait pas la source dans son cheptel,
puisque cette dernière relevait de l'état-major de la DR, et s'est gardée en conséquence de faire du
zèle… Secteur contre état-major, en somme. On croit que la guerre des services, souvent popularisée
au cinéma, ne touche que la police ? Faux. Au sein même de la DGSE elle bat son plein.

62Directeur de l'administration.
63Soit 6 000 euros.
64Soit 3 800 euros.
65Le personnel commence sa journée à 9 heures, dispose d'une pause de quarante minutes pour le déjeuner et termine son activité à 17 h 30. Pendant les horaires
non ouvrables, un système de permanence est mis en place jusqu'au départ des directeurs.

13. Quand la DGSE travaille pour le privé
Printemps 1994. André Le Mer, adjoint au directeur du renseignement, m'informe que le
lendemain matin nous nous rendrons avec Gilbert Flam et Jean-Bernard L. au siège de Matra, à
9 heures, pour un petit déjeuner de travail. En cette année-là, on parle encore de Matra, même si
l'entreprise a été profondément restructurée l'année précédente pour devenir Matra-Hachette66, avec à
sa tête l'industriel Jean-Luc Lagardère. Nous avons rendez-vous avec Laurent de Gouvion-Saint-Cyr,
le directeur en charge de la sécurité du groupe et ancien de la DGSE, où il avait occupé des postes à
responsabilités, notamment celui de chef du service de la recherche, le SR. Dans l'attente d'un
pantouflage lucratif chez Matra, il avait été l'adjoint du directeur du renseignement, Michel
Lacarrière. Il est vrai que Gouvion, qu'on surnomme TGV, à cause de son hyperactivité, avait tissé un
réseau confortable de contacts avec les entreprises, du temps où il était chef du secteur chargé des
relations avec les grands groupes. Un secteur dont l'existence et l'activité ont toujours été entourées
d'une solide discrétion, sachant que la DGSE n'est pas censée faire du renseignement économique.
Néanmoins, sa production est régulièrement dévoilée à certains dirigeants bien choisis. Ces derniers
ont l'opportunité de jeter un œil sur les écoutes du Service technique de recherche, dépendant de la
DT67, voire de bénéficier d'informations opérationnelles. La Boîte se livrait, et c'est certainement
toujours le cas, au ramassage des poubelles des grands groupes étrangers installés sur le territoire
national. Tout était bon pour dénicher quelques documents ou éléments sur les appels d'offres, les
contrats, les informations commerciales. Gouvion pilotait toute cette organisation et l'avait quittée en
conservant des liens avec les industriels.
— Nous partirons de la Boîte à 8 heures. Il ne faut pas arriver en retard, me dit Le Mer.
L'opération ne me tente guère. Déjà il faudra que je me lève très tôt, ce que je n'aime pas. Je
n'habite pas à côté. Et puis, André me semble nerveux. On dirait qu'il s'apprête à passer le grand oral
de l'ENA.
— Nous allons rencontrer Gouvion pour une affaire sensible, très sensible…
J'aime encore moins ça. Matra est certes l'une des plus grandes entreprises françaises, mais je
ne vois pas bien ce que nous allons faire là-bas. S'il s'agissait à la limite d'une réunion de travail
consacrée aux risques encourus dans un pays où Matra cherche à investir, pourquoi pas ? Mais je
pressens qu'en présence d'un tel aréopage de la DGSE, il ne s'agit pas de cela. Notre compétence
nous contraint à ne nous préoccuper que du renseignement étranger mais je ne suis pas né de la
dernière pluie. Nul n'ignore à la Boîte, moi compris, que nous nous affranchissons souvent de notre
mission initiale au profit de grands groupes tricolores. Le haut commandement de la DGSE comme

les politiques doivent classer ce type d'action dans la catégorie « protection des intérêts français ».
Mais la question affleure néanmoins : dans quelle histoire sommes-nous en train de nous embarquer ?
Le lendemain, je suis prêt à 8 heures et patiente à côté de la Xantia de fonction de l'adjoint au
directeur. Les autres invités du petit déjeuner arrivent. Nous avons tous un petit cartable dans lequel
nous avons glissé un bloc de papier pour prendre des notes. Notre stylo est armé dans la pochette de
la veste. André Le Mer arrive au pas de course. Bien sûr il n'y a pas d'embouteillage et nous voilà
avec une demi-heure d'avance au rendez-vous… ce qui nous conduit à faire deux ou trois fois le tour
de la place de l'Étoile, histoire de passer le temps. Le directeur adjoint finit par présenter la voiture
devant le portail du siège de Matra, tout proche des Champs-Élysées. Un garde nous ouvre les portes
en fer forgé. André Le Mer montre sa carte tricolore qui fait l'effet d'un véritable sésame. Le temps de
laisser à l'accueil les papiers d'identité, nous voilà dans une grande salle de réunion. Sur une desserte
il y a du thé, du café et des croissants tout chauds. J'avoue que j'en aurais bien avalé un tout de suite,
mais la petite troupe se place déjà autour de la table et sort son bloc. Il me faut donc faire de même,
m'asseoir et attendre. À voir la tête d'André Le Mer, j'ai le sentiment que nous n'attendons pas
seulement un ancien du Service et que quelqu'un accompagnera Gouvion. Il y a trop de retenue dans
l'attitude du chef de la délégation.

Le Service aux ordres de Matra et de JeanLouis Gergorin68
Cinq minutes avant 9 heures, un homme d'une quarantaine d'années entre dans la pièce. Ses
cheveux n'ont pas l'air d'avoir connu un peigne depuis longtemps, ses yeux pétillants sont à moitié
cachés par une paire de lunettes en écaille. Il porte un costume de belle coupe, et ne se présente pas.
Visiblement, tout le monde est censé le connaître. Notre adjoint au directeur s'en charge. Il s'agit de
Jean-Louis Gergorin, connu pour être un intellectuel brillant et un des grands cadres de Matra, le bras
droit de Jean-Luc Lagardère, ni plus, ni moins. Un ami du général Rondot aussi. Des années plus tard,
en janvier 2010, il sera condamné69 dans l'affaire Clearstream, dans laquelle des listings bancaires
ont été trafiqués pour nuire à une série de personnalités. Dominique de Villepin a été lui aussi jugé et
relaxé en première instance.
Gouvion entre à ce moment en saluant chacun, c'est-à-dire Jean-Louis Gergorin et André Le
Mer ; les autres reçoivent un « Bonjour messieurs » un peu lointain, nous ne sommes que du petit
personnel. Gilbert Flam, lui, a droit à une poignée de main. Il est vrai que TGV a tout fait pour
faciliter son entrée au Service, le débauchant de la Direction des affaires stratégiques du ministère de
la Défense où il coulait les jours heureux d'un magistrat en détachement. Jean-Louis Gergorin désigne
le buffet, nous proposant de nous servir d'une voix rapide et hachée. Je me précipite avec délicatesse
vers la desserte si tentante. Gergorin sort ses documents, s'installe et vide la tasse de café que
Gouvion lui a tendue, sans un mot de remerciement pour son serviteur. J'en conclus qu'on est toujours
le petit personnel de quelqu'un.
Le numéro 2 de Matra se lance dans un grand monologue, véritable logorrhée verbale, dont je
ne retiens qu'un nom qui revient à longueur de reprise dans son récit, celui de William Lester Lee. Cet
avocat américain d'origine asiatique, taïwanais peut-être, serait à entendre Gergorin le conseiller
particulier d'Alain Gomez, le patron du groupe Thomson et concurrent de Matra dans les ventes
d'armes au profit de Taïwan, notamment des histoires de missiles, un contrat juteux remporté par
Matra en 1992. Jean-Louis Gergorin assure qu'un complot a été fomenté contre Jean-Luc Lagardère et
son groupe industriel. Il faut neutraliser Lee. Bien sûr, il nous assure que nous pourrions conduire
toutes les investigations possibles et imaginables, sans oublier de pratiquer toutes les écoutes

téléphoniques que nous voulons. L'opération semble, encore selon lui, couverte par les politiques. Le
bras droit de Lagardère nous remet une batterie de numéros de téléphone.
« Notre groupe subissait des menaces de déstabilisation à Taïwan sur les grands contrats. Des
lettres nous reprochaient même d'avoir assassiné un capitaine de la marine taïwanaise, retrouvé mort
en décembre 1993. Bref, nous étions visés par une campagne de dénigrement mettant en cause JeanLuc Lagardère, au travers, par exemple, d'articles de presse publiés à Taipei. Comme les grands
contrats représentaient un intérêt majeur pour la France, nous avons décidé d'en parler à la DGSE.
Lagardère m'a chargé de ces contrats. Pour nous il s'agissait à l'évidence d'une affaire internationale,
avec probablement les Américains derrière. La DGSE était dans son champ de compétences70 »,
explique aujourd'hui Jean-Louis Gergorin. Ce dernier assure que le lien entre William Lee et Alain
Gomez, le vieil ennemi de Matra, « était inconnu à cette date ».
La réunion se termine. Jean-Louis Gergorin se lève. La messe est dite et j'ai mal à la tête. J'ai
rêvé des croissants chauds, maintenant je ne souhaite qu'un cachet d'aspirine. À l'évidence, je ne joue
pas dans la même cour intellectuelle. Gilbert Flam a réussi la prouesse de prendre une quantité de
notes phénoménale. Il donne le sentiment d'être comme un poisson dans l'eau. Si son emploi du temps
le permet, je lui demanderai de me faire un petit topo de la réunion, disons plutôt du monologue de
Gergorin, car aucun des participants n'a ouvert la bouche. J'ai été le seul à demander quelques
éclaircissements sur ce fameux William Lee. Mes questions ne devaient pas être pertinentes
puisqu'elles n'ont pas réussi à stopper le discours de l'homme lige de Lagardère. Peut-être Flam a-t-il
compris mieux que moi les enjeux de la rencontre ? Peut-être sera-t-il disponible un peu plus tard ? Il
est vrai que son interlocuteur attitré est l'adjoint au directeur, André Le Mer. Ils tiennent
régulièrement des conciliabules toutes portes fermées et avec interdiction de les déranger. La
secrétaire particulière veille. Inutile aussi de penser qu'on peut voir Gilbert à la cafétéria, il n'y
déjeune que très rarement, pour ne pas dire jamais. Je sais que je vais devoir me débrouiller seul.

Groupe de travail confidentiel
La petite troupe rejoint la voiture après avoir récupéré sa pièce d'identité et rendu le badge
« visiteur » qui nous avait été aimablement prêté à notre arrivée. Le trafic est désormais plus
important et nous allons devoir affronter les bouchons avant de retrouver le boulevard Mortier et nos
bureaux douillets. J'imagine la pile de parapheurs qui doit s'accumuler, les coups de fil qu'il faudra
passer pour obtenir des éclaircissements sur les affaires en cours ou les projets d'opérations décrits
dans des notes souvent rédigées à la va-vite. Cette visite chez Matra va décaler toute ma journée.
Elle me laisse, en plus, un goût amer ; je comprends mal l'intérêt national dans cette histoire qui
oppose deux entreprises françaises. Évidemment, seul compte le fait de gagner le marché. Je suis loin
d'imaginer les rétrocommissions qui y auraient été associées, qui feront des années après la Une de la
presse, ainsi que les lourds sous-entendus concernant le financement occulte des partis politiques,
majorité comme opposition. Mon innocence en la matière est totale.
Alors que nous sommes à l'arrêt sur le périphérique nord, André Le Mer se tourne vers moi.
— Pierre, vous monterez un groupe de travail très restreint sur cette demande qui doit rester
particulièrement confidentielle. Les premières réunions, comme les recherches, devront être lancées
au plus vite.
— Bien. Je m'en occuperai dès cet après-midi.

— Non, non. Dès notre retour à la Centrale… Gilbert, vous désignerez quelqu'un de chez
vous.
Je constate une fois de plus que Flam ne sera pas en première ligne et qu'il me faudra assumer
l'entière responsabilité de cette affaire. Après tout, c'est le rôle d'un cadre d'état-major, surtout quand
il est responsable de la recherche et des opérations. Je me suis toujours demandé d'où lui venait cette
protection, je n'aurai jamais vraiment la réponse, jamais de certitude, même pas d'hypothèse sauf à
m'interroger sur d'éventuels soutiens particuliers, c'est-à-dire politiques. Le juge Flam sait y faire.
J'apprendrai plus tard, lors de l'épisode dit du « compte japonais71 » de Jacques Chirac, qu'Alain
Chouet, le chef du Service de renseignement de sécurité (SRS), la structure qui a remplacé le vieux
contre-espionnage, lui a accordé un soutien inconditionnel au point de placer dans une très mauvaise
posture son ami Jean-Claude Cousseran, le directeur général, qui y perdra son poste avant de
retourner aux Affaires étrangères. Alain Chouet s'en sortira mieux puisqu'il bénéficiera d'une mise en
congé spécial, une disposition particulière à la DGSE, qui permet à un haut fonctionnaire de
conserver son traitement pendant cinq ans. Il finira même, après avoir pris sa retraite en
octobre 2007, par entrer dans la sphère d'influence de Claude Guéant, le secrétaire général de
l'Élysée de Nicolas Sarkozy, maître d'œuvre d'une diplomatie parallèle et confidentielle, notamment
dans les pays du Proche-Orient et du Golfe, zone dont Alain Chouet est un expert notoire.
Mais en ce jour de 1994, nous sommes en pleine cohabitation. Édouard Balladur est le
Premier ministre de François Mitterrand. Alors pourquoi Gilbert Flam est-il préservé ? Ses
sympathies socialistes ? Peut-être. Je rêvasse dans la voiture, avec en fond sonore les grognements
d'énervement d'André Le Mer qui ne supporte pas de piétiner sur le périph. M. Le Mer déteste
attendre. Je l'apprendrai à mes dépens quelques années plus tard, une fois passé chef du Service
technique d'appui, et lui inspecteur général. Alors qu'il venait vérifier la bonne tenue de mon entité,
j'avais eu un gros problème technique à régler pour le Service action : une de ses équipes devait
partir en urgence, dans les deux heures. Le choix était vite fait. Au diable l'inspection. Ma décision
n'avait pas été du goût d'André Le Mer qui avait fait part de son énervement devant ma secrétaire. À
l'évidence, le rapport d'inspection qui avait suivi ne m'avait pas été particulièrement favorable.

Un affrontement entre grandes entreprises
Mais là nous sommes encore coincés dans les embouteillages. Le Mer tape sur le volant et le
bruit régulier m'agace, m'empêchant de somnoler tranquillement. Après tout, il n'avait qu'à prendre
son chauffeur et emporter de la lecture. Je sais déjà que le groupe de travail sera composé de
Catherine L., une inconditionnelle de Gilbert Flam et membre du Bureau des affaires protégées, le
BAP, qu'il dirige, de Jean-Bernard L. qui rendra compte scrupuleusement au chef du Service de
contre-espionnage, Georges Touchais. Il jouera uniquement le rôle de « voix » de son patron. Comme
d'habitude, je piloterai l'ensemble.
Je n'ai plus en mémoire le pseudonyme que la DGSE a attribué à cette affaire. J'apprendrai
plus tard que la presse la désignera comme l'opération « Couper les ailes de l'oiseau72 ». L'affaire
opposera en coulisse les deux groupes d'armement, Lagardère contre Thomson-CSF, qui prendra
ensuite le nom de Thales, au point que la succession de coups bas et de chausse-trappes a conduit les
deux entreprises devant la justice, la première entreprise accusant la seconde d'avoir cherché à la
déstabiliser. En 1993 en effet, l'avocat William Lee conduira un groupe d'actionnaires de Hachette à

contester en justice la fusion Matra-Hachette, puis prendra attache avec le groupe de Jean-Luc
Lagardère afin de monnayer le retrait de ces plaintes. Résultat, Lee passera trois mois en détention
préventive et neuf personnes, dont Alain Gomez, l'ancien P-DG de Thomson-CSF, seront renvoyées
en correctionnelle, avant d'être toutes relaxées.
Avec le recul, l'opération « Couper les ailes de l'oiseau » ressemble finalement au coup
d'envoi du scandale Clearstream. Dans les listings trafiqués auxquels Jean-Louis Gergorin a mis la
main, comme l'a révélé l'enquête judiciaire, se sont retrouvés nombre de hauts cadres de Thales…
Plus curieusement, les noms de Gilbert Flam et d'Alain Chouet73 seront également inscrits dans cette
liste de pseudo-comptes bancaires. En 1993, je suis loin de me douter de cette future publicité.

La DGSE s'exécute
Les « ordres » de Gergorin seront réalisés dans les plus brefs délais. Dès l'après-midi se tient
une première réunion. Les participants ont été désignés le matin même, et un ingénieur du Service
technique de recherche (STR) nous rejoindra à la demande. L'histoire est cloisonnée et il n'aura
connaissance que des éléments qu'on voudra bien lui donner. Sur cette affaire, la confiance est
limitée, encore plus qu'à l'accoutumée. Le cloisonnement est complet, et je me demande bien, en me
mettant à la place de notre collègue technicien, comment il pourra nous aider sans connaître le
contexte. Il est vrai que la Boîte n'est pas censée travailler sur, voire contre les Américains : une
directive en ce sens a été clairement posée par le commandement afin de ne pas nuire aux
« excellentes » relations que Paris entretient avec Washington. Or William Lee, bien que d'origine
chinoise, est un ressortissant des États-Unis. Tout cela devient bien compliqué.
La collaboration de la DGSE avec le groupe Lagardère démarre sur les chapeaux de roue. On
choisit dans la liste donnée par Gergorin cinq lignes téléphoniques à écouter impérativement, deux de
William Lee et trois lignes fax de son cabinet d'avocat à Paris. Je confie au représentant de la
Direction technique, l'homme du STR, les mots-clefs suivants : William Lester Lee, William Lee,
Alain Gomez. Pour le STR, pas besoin de fiches explicatives : notre homme tape les noms dans ses
machines et il suffit d'attendre sagement que les résultats tombent des antennes de la station de
Domme74 comme des fruits mûrs. Il n'en est pas de même pour les interceptions de sécurité,
communément appelées des Z comme zonzon, un surnom donné par les policiers aux écoutes
téléphoniques administratives classiques. Il faut motiver la demande, qui sera signée par le directeur
de cabinet du Premier ministre. Les participants se mettent d'accord pour évoquer d'éventuelles
« atteintes aux intérêts français75 ». Je décide d'organiser une nouvelle réunion le lendemain afin de
faire le point sur les premiers résultats des recherches respectives dans les différentes archives du
Service.
En fin d'après-midi, le GIC, chargé de poser les bretelles sur les lignes, me téléphone pour me
dire que les demandes ont été acceptées par le cabinet du Premier ministre. Nous recevrons la
première production dès le lendemain. Je n'en reviens pas : habituellement, surtout avec un motif
aussi vague, il faut attendre quinze jours, pour ne pas dire un mois, voire réécrire la motivation de la
demande afin de la rendre acceptable par le pouvoir politique, et l'accompagner d'une note détaillée.
En l'espèce, rien de tout cela, comme si le terrain avait été déjà déblayé. Jean-Louis Gergorin semble
vraiment très influent.
Les premiers résultats confirment que William Lee, l'objectif désigné, est bien un avocat

d'affaires américain qui porte un intérêt particulier aux marchés d'armement et qui évolue dans
l'entourage immédiat d'Alain Gomez. Il apparaît plus comme un intermédiaire et a bien été chargé, au
profit de Thomson-CSF, de contrer Matra sur plusieurs ventes avec Taïwan, notamment des avions
Mirage 2000 et des missiles Mica. La DGSE, se souvient Jean-Louis Gergorin, réussit à intercepter
un brouillon de lettre adressé depuis Taïwan à Lee et prouvant son implication dans le dispositif.
« Le document sera transmis à Édouard Balladur », raconte aujourd'hui l'ancien bras droit de
Lagardère.

Un agent d'influence américano-israélien
Les réunions s'enchaînent et finissent par marquer le pas. Notre pêche aux informations semble
se tarir. Le STR ne nous donne pas grand-chose. Le caractère sensible de la recherche – chaque jour,
André Le Mer me rappelle combien l'affaire est délicate – amène l'équipe en charge du dossier à
interroger nos hommes en poste à l'étranger avec beaucoup de prudence ; c'est tout juste si on ne leur
demande pas de se contenter de regarder dans le journal sans activer leurs différents contacts. Bien
évidemment, il est exclu de questionner nos homologues des pays amis, nous sommes en pleine
affaire franco-française, ce qui, au fond, n'est pas si sûr. L'avocat qui nous mobilise est, après tout, de
nationalité américaine.
Dans la presse, Lee a longtemps été présenté comme « proche de la CIA », notamment à cause
de la personnalité de son collaborateur, dont on a appris qu'il adressait des messages cryptés à la
centrale de renseignement américaine. Mais pas seulement. Les éléments que nous avons découverts à
l'époque montrent qu'il n'en était pas très loin, en effet… Un matin, lisant la production des
interceptions de sécurité, presque un mois après l'exposé de Jean-Louis Gergorin, je découvre que
William Lee dialogue amicalement en anglais avec un certain Michael Ledun. Bien sûr, la
conversation est traduite, mais le nom de l'interlocuteur tel que retranscrit ne ressemble pas à un nom
anglo-saxon. Cela m'intrigue. Je reprends le dialogue ; William Lester Lee reçoit un appel des ÉtatsUnis. Parce que américain, il est inimaginable de chercher à l'identifier. Pour cela, il faudrait
demander leur concours au FBI ou à la CIA. Il n'en est pas question. Pourtant, le nom me dit quelque
chose et me ramène des années en arrière, vers 1989, à l'époque où je m'occupais des affaires
particulières du chef du contre-espionnage, le colonel Geoffroy. Ce n'est pas la teneur de l'entretien
entre Lee et Ledun qui me met sur la piste. Ils échangent des banalités du genre :
— Tout va bien Michael ?
— Oui, oui, et tes affaires ?
— Ça avance, tu me connais. (Rires.)
— Oui, je te connais..., etc.
Ce qui me guide, c'est la prononciation. L'homme du GIC qui a retranscrit la conversation a
entendu Ledun, ce qui, avec la prononciation américaine, donne Ledeen, or Michael Ledeen n'est pas,
pour moi, un inconnu, tant s'en faut puisqu'à la fin des années 1980 j'ai ouvert un dossier sur lui,
dossier qui rassemblait tous les éléments connus par le Service.

Des écoutes sur le journaliste Christian Malard
D'autres écoutes, autrement plus secrètes que celles menées dans notre affaire Lee, avaient

mené la DGSE sur la piste de ce Michael Ledeen. Le Service surveillait de près l'un de ses anciens
membres, qui avait été directeur de cabinet de trois directeurs généraux et qui s'était, comme
beaucoup, reconverti dans les affaires et plus particulièrement dans l'armement. Je me souviens
encore du pseudonyme de cet ancien collègue de la Boîte, parce que, dans le monde du
renseignement, tout est pseudonymé par souci de sécurité et de confidentialité. Thêta. C'était son
surnom. J'avais eu en main les photocopies des retranscriptions téléphoniques. Je n'ai jamais su quel
était le service demandeur. C'est comme ça que j'ai découvert qu'on écoutait, en 1993, un journaliste
français de télévision, Christian Malard, alors que la règle implicite – avant que la loi de 1991 le
formalise – veut que les avocats comme les journalistes ne fassent jamais l'objet d'une écoute
administrative. Le relevé des communications téléphoniques de Malard, spécialiste à France 3 – la
chaîne était alors baptisée FR3 – de la politique étrangère et régulièrement chargé d'interviewer des
chefs d'État étrangers, était d'une rare platitude et montrait seulement qu'il connaissait parfaitement
les États-Unis.
Le chef CE gardait précieusement ces documents qu'il recevait, je crois, directement de
Michel Lacarrière, le directeur du renseignement. Il me confiait le dossier à la demande, quand
j'avais le temps de m'y consacrer pleinement. Il le sortait de son coffre-fort habillé de plaques de
bois massif pour laisser croire qu'il s'agissait d'une simple armoire et placé derrière son grand
bureau. Le coffre n'a jamais bougé de place. Je suis certain qu'en 2010, il doit être toujours au même
endroit.

Impliqué dans l'Irangate et la loge P2
Thêta, l'ancien agent de la DGSE, était en relation suivie avec Michael Ledeen. Il convient de
s'arrêter un temps sur ce dernier, inconnu du grand public. Ce n'est pas à proprement parler un espion
américain, mais plutôt un agent d'influence dont le but est de tisser un important réseau de relations
afin de diffuser une idéologie néo-conservatrice radicale. Bien sûr il a des contacts dans le milieu du
renseignement américain, et tout particulièrement avec le National Security Council, organisme qui
chapeaute l'ensemble des centrales de renseignements des États-Unis (plus de vingt-cinq structures
s'occupent par des moyens techniques ou humains, civils ou militaires de l'acquisition de
renseignement). Conseiller de Ronald Reagan, Michael Ledeen est très proche du secrétaire adjoint à
la Défense de l'époque, Richard Perle, qui sera interrogé ainsi que sa femme dans une affaire
d'espionnage au profit d'Israël : des informations secrètes sur la politique américaine vis-à-vis de
l'Iran avaient fuité à Jérusalem76. Notre homme sera lui aussi l'objet des mêmes suspicions. Il est vrai
qu'il figure parmi les membres fondateurs du Jewish Institute for National Security Affairs, le JINSA.
Il n'y a pas besoin de s'étendre sur les idées politiques de cet organisme, elles sont transparentes.
C'est dans le courant des années 70 et surtout au début de la décennie 80 que Ledeen attire
particulièrement l'attention du Service en raison de ses liens avec la pseudo-loge maçonnique
Propaganda Due, la loge P2, qui comptait alors dans ses rangs les principaux chefs du renseignement
italien, le SISMI. Cette collusion conduira à parler de Super SISMI, une sorte de service secret au
sein de la structure officielle. La loge P2 et son vénérable maître, Licio Gelli, seront impliqués dans
les grands scandales qui ont frappé l'Italie à cette période, les années de plomb, notamment l'attentat
de Bologne le 2 août 1980 qui fit 85 morts et 200 blessés. Dans un article du Wall Street Journal de
1987, il reconnaîtra d'ailleurs avoir été, en 1980, payé par le SISMI en qualité de consultant.

En 1981, Michael Ledeen devient le conseiller spécial du secrétaire d'État Alexander Haig,
un des principaux responsables du réseau Gladio, une structure clandestine paramilitaire chargée de
lutter contre le communisme. Sous le second mandat de Ronald Reagan, son nom est cité dans le
scandale de l'Irangate. Il s'agissait de vendre illégalement des armes à l'Iran, ennemi juré de la
diplomatie américaine, pour financer secrètement un mouvement contre-révolutionnaire nicaraguayen,
hostile au régime communiste de Daniel Ortega. Autre hypothèse, ce scandale pouvait également
résulter d'un marchandage pour la libération des otages américains détenus au Liban.

Pas vraiment un ami de la France
Proche des ultras de l'administration Bush, cet homme d'influence est devenu un ardent
défenseur de la doctrine appliquée par la Maison-Blanche au Proche-Orient : redessiner la zone en
un Grand Moyen-Orient. Après les attentats du 11 septembre 2001, il estime que les ennemis du
monde libre sont l'Iran, la Syrie et, bien sûr, l'Irak. Il défend évidemment la guerre contre le régime
de Saddam Hussein, s'entremet pour nouer des contacts avec les opposants à ce dernier et avec des
Iraniens hostiles au pouvoir en place. Il veut, de plus, que les États-Unis mettent tout en œuvre pour
empêcher l'Arabie saoudite de financer le terrorisme radical. Ce solide carnet de chansons ne fait pas
de Michael Ledeen un ami de la France, ce « cher allié » des États-Unis qui ne rêverait, selon lui,
que de déstabiliser la toute-puissante Amérique.
Mais que fait William Lee, l'avocat proche du PDG de Thomson-CSF, avec le néoconservateur américain ? Je décide de lancer le groupe de travail sur une recherche approfondie. Je
suis certain que Ledun est bien Ledeen. En revanche, je ne sais pas jusqu'où iront les investigations.
Prouveront-elles que Thomson et Alain Gomez sont sous contrôle américain ? L'après-midi même,
tout le monde est là, sauf le représentant du STR pris par d'autres tâches. Je pose la question pour
savoir si des éléments nouveaux ont été trouvés. Tout le monde plonge la tête dans son dossier et seul
un chœur me répond : rien de neuf !
— Avez-vous reçu la dernière production des interceptions ?
— Oui, me répond Jean-Bernard L.
— Avez-vous vu Michael Ledun ?
— Bien sûr, il est totalement inconnu des fichiers…
— Je pense qu'il s'agit de Michael Ledeen. C'est un problème de prononciation. Je vous
demanderai de creuser cette relation entre Lee et son compatriote. Je suis convaincu qu'on tient une
piste.
La réunion n'a pas duré plus de dix minutes et on me lance des regards un peu suspicieux,
même quand j'ai donné les grandes lignes du profil de Ledeen.

Une colère mal venue
Le temps de rejoindre mon bureau, je reçois quelques minutes plus tard un appel du chef du
Service de contre-espionnage. Son homme a dû rendre compte.
— Bonsoir, Siramy (La voix est sèche et le haut-parleur du téléphone est allumé. Georges
Touchais veut sûrement montrer toute son autorité à ses hommes, réunis à ses côtés.)
— Bonsoir, monsieur.

— Qu'est-ce que c'est que cet amalgame entre Lee et Ledeen ? Vous ne changerez jamais. Il
n'est pas question d'un certain Ledeen mais de Ledun.
Pour celui qui parle couramment l'anglais et l'espagnol et qui deviendra chef de poste à
Washington avec compétence sur le poste de New York, je ne le trouve pas très doué en linguistique.
Je sens surtout qu'il va me passer une engueulade avec sa voix qui ne supporte pas la contradiction.
— Monsieur, coupez le haut-parleur.
— Il n'en est pas question, je veux que mes troupes, qui sont en face de moi, entendent. Moi, je
n'ai rien à cacher.
— Je vous prie encore une fois de couper le haut-parleur.
— Non !
— Tant pis, vous l'aurez voulu. Cette affaire est dans votre armoire forte, derrière vous, dans
les archives que vous a laissées le colonel Geoffroy.
D'un coup, j'entends qu'il supprime le haut-parleur. Cette fois, il commence à comprendre et
j'entends une voix plus amène me dire :
— Je n'ai pas eu le temps de tout lire depuis ma prise de fonction, vous comprenez. C'est
l'époque où vous travailliez pour Jef [le surnom du colonel Alain Geoffroy] ?
— Oui, vous trouverez une sous-chemise dans le dossier de Thêta, vous savez qui est Thêta ?
— Oui, oui.
— La sous-chemise est le dossier Ledeen. Il a déjà été retranscrit sous l'orthographe Ledun.
— Très bien, merci Pierre.
Pour se faire pardonner de sa colère, il m'appelle par mon prénom.
Pour moi, comme pour le groupe de travail, l'affaire Matra s'arrête là. En début de soirée,
alors que je m'apprête à rendre compte des progrès de l'enquête à André Le Mer, avant même que
j'aie le temps d'ouvrir la bouche il m'explique que l'histoire « Matra contre Thomson » n'ira pas plus
loin. « Tout le monde a fait du bon travail », assure-t-il. Je ne connaîtrai donc pas immédiatement la
suite donnée à la collusion entre Lee et Ledeen. La poursuite des investigations a été transmise à
Rémy D., mon successeur en charge des affaires particulières du chef CE. Il n'en reste pas moins qu'il
est un peu frustrant d'abandonner au milieu du gué. « Je n'ai jamais su jusqu'à aujourd'hui que Lee
était en contact avec Michael Ledeen, dont je connais bien entendu le nom. À l'époque, on m'a
expliqué que la DGSE a stoppé les recherches quand elle s'est aperçue qu'il s'agissait d'une affaire
franco-française », assure Jean-Louis Gergorin. Il raconte avoir croisé un jour, dans l'antichambre de
Nicolas Bazire, le directeur de cabinet d'Édouard Balladur à Matignon, à qui il rendait visite, le
préfet Jacques Dewatre, le directeur général du Service. Ce dernier, à entendre Jean-Louis Gergorin,
lui aurait alors glissé : « Ah, votre affaire, c'est plus compliqué qu'il n'y paraît. » J'apprendrai
ultérieurement que la DGSE aurait pris position dans le sens de ce qu'attendait Gergorin : « C'est la
France qui est visée77 », avait en effet assuré la Boîte.
Des années plus tard, au cours du procès de l'affrontement Matra-Thomson-CSF, le déballage
épargnera la DGSE… mais pas la DST, le Service de contre-espionnage du ministère de l'Intérieur,
aujourd'hui dénommé DCRI. Gergorin est si proche de ce service qu'il finance ses enquêtes contre
Thomson-CSF à coup d'argent liquide : quelque 45 000 euros78 avaient été remis dans un sac de
sport. Une note de la DST, datée du 14 octobre 1994, fait état de ce curieux financement : « JeanLouis Gergorin a défini les objectifs à atteindre. La somme a été remise en liquide car il souhaitait
qu'aucune trace de contrat avec Matra n'apparaisse. » L'affaire a été publiquement évoquée au cours

du procès mais aucun des protagonistes n'en a curieusement gardé le souvenir…
Pas d'étonnement à ce que les notes de la DST soient aux petits oignons. Voici un extrait de
l'une d'entre elles, déclassifiée avant le procès. « Lee a effectué des comptes rendus sur l'évolution
du dossier à James Woolsey, ancien patron de la CIA. Il aurait perçu des indemnités de celle-ci à
hauteur de 15 000 euros79 par mois de mars à novembre 1994. »
Les investigations de notre groupe de travail ne sont jamais allées si loin. Dans ce métier il
faut savoir s'impliquer pleinement dans une affaire et admettre, sans sourciller, qu'il faut
l'abandonner, même si elle n'est pas bouclée.

66Le futur groupe Lagardère se compose principalement de branches spécialisées dans l'aéronautique, les missiles, les transports, les satellites, l'édition et la presse.
67La Direction technique.
68Ancien élève de l'École polytechnique et de l'ENA, il sera suspecté d'être l'un des corbeaux de l'affaire Clearstream. C'est M ichel Lacarrière, ancien directeur du
renseignement de la Boîte, qui lui conseillera de se rendre devant le juge d'instruction.
69Il a interjeté devant la cour d'appel et n'est pas encore rejugé.
70Entretien du 19 janvier 2010.
71Lire chapitre 18.
72Lire notamment « Les coulisses d'une affaire d'État », L'Express, 13 décembre 2004.
73Le procès de l'affaire Clearstream, qui s'est tenu en première instance en 2009 et fait l'objet d'un appel, n'a d'ailleurs pas permis de comprendre pourquoi Gilbert
Flam et Alain Chouet, ainsi que d'autres membres des services spéciaux, se sont retrouvés dans le fameux listing.
74Une des plus importantes stations d'écoutes de la Boîte, située dans le Périgord.
75La loi de 1991 qui régit les écoutes téléphoniques administratives prévoit que seuls cinq motifs permettant la mise sur écoute des téléphones sont recevables : le
terrorisme, la criminalité organisée, la sécurité nationale, la sauvegarde économique et la reconsitution de groupements dissous.
76Patrick Jarreau, « Des néoconservateurs républicains au cœur de l'enquête du FBI sur une affaire d'espionnage au profit d'Israël », Le Monde, 7 septembre 2004.
77Serge Raffy, « Le mystère Gergorin », Le Nouvel Observateur, 18 mai 2006.
78À l'époque, il s'agissait de 300 000 francs.
79C'est-à-dire 100 000 francs.

14. Criminels de guerre :
les gendarmes doublent les services secrets
1995. S'il n'était pas 10 heures du matin, le général Champtiaux, alors directeur des opérations,
c'est-à-dire ayant la haute main sur le Service action, se serait bien servi un verre de pur malt pour
fêter l'événement. Le général Rondot, alors membre de la DST, le service de renseignements du
ministère de l'Intérieur, vient de quitter son bureau. Avait-il rencontré au préalable le directeur
général ? Il lui arrive souvent d'aller voir tel ou tel directeur sans en informer le DG de la DGSE,
qu'il croise en d'autres occasions. Toujours est-il que Dominique Champtiaux sait désormais que sa
direction sera en première ligne dans la chasse aux criminels de guerre serbes, Ratko Mladic, l'exchef militaire des Serbes de Bosnie, et Radovan Karadzic, leur ancien chef politique, accusés d'avoir
orchestré une campagne de « nettoyage ethnique » pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine,
entre 1992 et 1995 et, tout particulièrement, d'avoir fait massacrer entre 7 000 et 8 000 Bosniaques, à
Srebrenica, en 1995. Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir. Grâce à la DGSE, les exterminations,
tortures et assassinats qui ont endeuillé cette région de l'Europe obtiendraient réparation, ou presque.
Avec Philippe Rondot en coordinateur, Dominique Champtiaux et Michel Lacarrière, directeur du
renseignement de la DGSE, montent une cellule de crise. Le fait que la DGSE soit pilote sur cette
affaire provoque réunion sur réunion, auxquelles je participe occasionnellement, à la demande de la
hiérarchie. Tous les représentants des directions opérationnelles sont présents, y compris une autorité
du Service action et du service missions80 (SM). Premier objectif : intercepter les messages
éventuellement échangés par les deux fuyards et repérer leurs habitudes.

Soupçons sur Rondot
À l'époque, le général Rondot est encore inconnu du grand public, même s'il occupe un poste
majeur au sein de l'appareil sécuritaire de l'État, celui de conseiller pour le renseignement et les
opérations spéciales du ministre de la Défense. Dans les couloirs du ministère, on le surnomme donc
le CROS. En interne, à la Boîte, beaucoup le voient en véritable patron de la DGSE, à la place de
celui en titre ; d'autres trouvent qu'il sent le soufre. Les plus anciens évoquent son départ précipité du
Service. Rondot est en effet un ancien de R1, l'ancêtre du Service action. Une sale affaire lui colle à
la peau, qui lui avait valu d'être interrogé par le Service de sécurité et de contre-espionnage. Que
s'était-il passé ? Alors en poste à Bucarest, en Roumanie, pour le compte du SDECE, c'est-à-dire
l'ancêtre de la DGSE, le futur général a disparu pendant trois jours sans donner à personne le

moindre signe de vie. Ce qui est interdit à un agent sous couverture – censé rendre compte à la
Centrale heure par heure ou presque de son emploi du temps – et a suscité nombre de questions. Les
plus suspicieux à son encontre prétendent que les services roumains auraient surpris Philippe Rondot
et l'auraient pris en photo au cours de séances compromettantes. Thèse non étayée. En tout cas,
Rondot81 dut quitter à cette occasion le Service. Le colonel André Camus, chef de la section P (P
pour « pénétration »), avait été à cette époque responsable de ses interrogatoires, probablement
musclés. Grand et fort, le crâne rasé, amateur raisonnable de champagne, Camus règne sur l'univers
glauque des officiers traitants ayant abandonné le droit chemin. Quand je l'ai connu, il disposait de
quatre bureaux hautement sécurisés. Il fallait sonner pour que sa secrétaire vienne ouvrir la porte
blindée. Depuis ce bunker, André Camus se livre à la chasse aux membres du Service susceptibles de
travailler pour une puissance adverse, voire un service allié. Depuis l'épisode Rondot, il fait une
fixation sur ce dernier. Il le tenait à l'œil au même titre que l'ami de Philippe, le commandant
Richard, fondateur d'une ONG, les Enfants du Soleil, très active dans la corne de l'Afrique.

Officier traitant des agents roumains
Le colonel, de par ses fonctions et son physique d'armoire normande, jouit lui-même d'une
réputation en demi-teinte au sein de la DGSE. Certains disent qu'il assure seul une relation
privilégiée avec James Jesus Angleton, le chef du contre-espionnage à la CIA et grand chasseur de
taupes devant l'éternel, au point que les autres affirment qu'il en voit partout. Sachons raison garder :
Angleton comme Camus n'ont pas toujours tort. Des taupes, les Services en débusquent plus qu'on ne
le croit… André Camus entretient aussi des contacts et débriefe des défecteurs82, des membres des
services de l'Est qui ont décidé de passer à l'Ouest pour faire état de leur connaissance sur leurs
maisons respectives et leurs sources de renseignements.
Personnellement, ces gens-là, je ne les appellerai jamais des traîtres. Ceux qui dévient ainsi
au profit d'une puissance étrangère ont toujours une raison de basculer de l'autre côté du miroir. Pour
les comprendre – et ainsi les repérer, quand on en a la charge –, le facteur humain et un accès de
faiblesse, à un instant donné, sont les bons critères d'approche. Je crois que le colonel Camus, décédé
en 1987, ne contredirait pas cette grille de lecture.
Car quelles sont les motivations qui poussent des hommes ou des femmes dans les bras
ennemis ? Les services secrets de la planète les connaissent, à force d'en tirer les ficelles et d'en faire
jouer les ressorts. Bien sûr, le sexe : de l'infidélité conjugale à l'attirance immodérée des situations
les plus scabreuses. Ensuite, l'argent, la promesse de sommes souvent rondelettes pour arrondir les
fins de mois. Ressort plus rare : l'idéologie, qu'il s'agisse du communisme soviétique ou du
libéralisme américain, voire du soutien à Israël. L'ego, enfin : le plus souvent les agents ayant choisi
une autre voie sont des déçus, des carriéristes effrénés regrettant de ne pas être reconnus selon eux à
leur juste valeur. On appelle cet ensemble de paramètres l'effet MICE (Money, Ideology,
Compromission, Ego), une formule mnémotechnique anglo-saxonne résumant la base de tout
recrutement d'honorables correspondants ou d'agents. Voilà l'univers dans lequel le suspicieux André
Camus, que l'écrivain Gilles Perrault a brocardé dans l'un de ses livres, L'Erreur, évolue jour après
jour.
Le colonel est ainsi entouré de la légende de plusieurs rencontres avec le lieutenant général
Ion Pacepa, vétéran de la Securitate, les services spéciaux roumains, à l'envergure démesurée au sein

de l'ensemble de la société roumaine. Pacepa s'est réfugié aux États-Unis en 1978 mais, toujours
selon les on-dit circulant à la DGSE, Camus traite plus particulièrement et encore plus secrètement un
officier de renseignement roumain encore en poste. Ce serait lui qui aurait évoqué d'éventuelles
activités obscures de Philippe Rondot.
Le colonel Camus, qui sait que je travaille beaucoup sur le monde arabe, m'a déclaré un jour
que, pendant sa mystérieuse absence, le capitaine Rondot, grand arabisant, avait été approché par la
Securitate. Les agents des services roumains auraient employé des photos pour le faire chanter et
basculer. N'ayant jamais eu ces clichés entre les mains, je suis toujours resté sur mes gardes quant à
ces assertions. Les preuves seront longtemps recherchées au sein de la Boîte, les archives fouillées
dans tous les sens, sans succès. Aucune trace de ces fameuses images – qui seraient au nombre de
trois – n'a été trouvée. Ont-elles seulement existé ? Beaucoup en doutent. L'ultra-cloisonnement qui
règne au sein de la DGSE ne permet pas aujourd'hui d'en savoir plus. Le colonel Camus a emporté
ses convictions avec lui.
Pierre Marion, nommé directeur général de la DGSE en 1982, s'opposa à la réintégration de
Rondot en dépit de la « pression83 » exercée par « certains milieux ». Marion écrira même dans son
premier livre en 1991 : « L'Élysée et le Quai d'Orsay font appel à ses services, malgré une lettre
personnelle et confidentielle très ferme envoyée le 30 septembre 1982 par Charles Hernu [ministre
de la Défense], pressant Claude Cheysson, “après de nouvelles informations extrêmement précises
[…], de le tenir éloigné de tout” et ajoutant que les Américains avaient sur lui un dossier
accablant84. » Ce qui, entre parenthèses, n'empêchera pas les États-Unis de travailler avec Rondot
ultérieurement… Ce dernier reviendra quelques années après dans le renseignement comme
conseiller de la DST, puis prendra un poste similaire auprès de plusieurs ministres de la Défense. Il a
fait récemment la manchette des journaux à cause de son rôle dans l'affaire Clearstream. Ses carnets
ont particulièrement intéressé les juges qui les ont saisis. Son père lui avait toujours conseillé de
toujours tout noter. Lui-même a expliqué au cours du procès Clearstream avoir été meurtri de ne pas
pouvoir justifier à l'époque ses fameux trois jours en Roumanie, faute d'écrits. Il se serait alors
promis d'inscrire noir sur blanc le déroulé, heure par heure, de n'importe laquelle de ses missions.

Balises espionnes
1999. Le temps a passé, et les criminels de guerre serbes sont toujours dans la nature,
recherchés, traqués, mais libres. Philippe Rondot a confirmé à son ami Dominique Champtiaux que la
localisation des deux Serbes reste une priorité. Mais il insiste sur le fait qu'il s'agit de les localiser.
Pas question de les neutraliser, c'est-à-dire de les arrêter. À cette époque « la chasse aux criminels de
guerre s'inscrivait toujours dans un jeu d'influences complexe entre États occidentaux.
L'administration américaine, divisée, cherchait plus que jamais à mener l'affaire, en agitant la carotte
de l'aide financière et de l'intégration de l'armée yougoslave au Partenariat pour la Paix de l'OTAN »,
résume parfaitement Jacques Massé dans son livre Nos chers criminels de guerre 85.
L'enquête sur les criminels de guerre va faire dans les mois qui suivent un détour par les
Yvelines, un département de l'ouest parisien. Noël O., un technicien supérieur, perdu près d'Orgeval,
est un passionné d'informatique, chargé plus particulièrement du suivi des balises Argos de la Boîte,
de petits bijoux de technologie achetés au consortium franco-américain Collecte Localisation
Satellites (CLS), dont le siège européen est à Toulouse. La DGSE emploie à des fins opérationnelles

ce petit émetteur qui permet de suivre les déplacements d'une bouée, d'un bateau, d'un animal ou de
toute plate-forme équipée d'un émetteur avec une précision de 300 mètres, partout dans le monde.
Sous un délai minimum de 15 minutes, les résultats du traitement de ces données apparaissent
directement sur l'écran de votre ordinateur, sous forme de carte par exemple, indiquant les
déplacements d'une bouée dérivante. La Boîte a un accord avec CLS, comme la plupart des services,
la gendarmerie, la police, et des particuliers, notamment les navigateurs en solitaire.
À la différence de ces différents acquéreurs, le Service dispose, avec l'accord de CLS, d'un
petit centre installé aux Alluets, où l'on intercepte et interprète les signaux émis par les balises. La
Direction technique de la DGSE et plus particulièrement le Service technique d'appui, le STA, dont
je prendrai le commandement un an plus tard, en a détourné l'usage. Il ne s'agit pas de pister les
oiseaux migrateurs ou les voiliers en détresse, mais de suivre les entraînements des groupes du
Service action et ainsi toujours suivre à la trace nos équipes de choc. Il est d'ailleurs bien dommage
qu'en juillet 2009 la DGSE n'ait pas équipé ses deux missionnaires qui ont été enlevés en Somalie et
dont l'un restait toujours introuvable sept mois plus tard. Une fois de plus, probablement, le haut
commandement de la Boîte a péché par excès de prudence et par une grande méfiance vis-à-vis des
professionnels du camouflage de la DGSE. J'ai eu, en mon temps, à me battre contre cette lourdeur
toute administrative dans le montage de l'opération Talemic86.
Noël O. cherche par un progiciel de sa fabrication à repérer sur ses écrans toutes les balises
lancées dans la nature et actives, et surtout à obtenir les numéros qui permettent d'identifier
l'organisation qui les utilise. Doté de cette référence, il suffirait de demander à la direction de CLS
qui est le propriétaire de la balise. La chose est plus facile à dire qu'à faire. En effet, il y a une clause
de confidentialité qui ne permet pas au premier venu de savoir qui emploie la balise. Notre homme
est loin de se douter que ses recherches, ridiculisées par le général Mathian, le directeur technique de
la Boîte, répondent à la demande de Carla Del Ponte, alors procureur du Tribunal international pour
l'ex-Yougoslavie, qui, depuis la guerre en Bosnie, active ses réseaux et sollicite les grandes
puissances pour arrêter Mladic et Karadzic.

Recrutement patriote
En juillet 2000, je prends le commandement du Service technique d'appui. Je fais le tour de
toutes les entités aussi diverses que variées, de l'imagerie spatiale à la fabrication de vrais-faux
documents, du soutien technique aux techniques spéciales, fabriquant des gadgets en tout genre. Je
rencontre pour la première fois Noël O. qui m'explique en long, en large et en travers son projet qui
est sur le point d'aboutir. Le plus dur sera d'identifier les organismes qui auront posé les balises. Lors
de cette visite, je décide d'aller au plus tôt à Toulouse pour rendre visite aux dirigeants de CLS.
Après tout, nous avons signé avec la société un contrat important. Eh oui, la DGSE, comme toutes les
administrations, passe des marchés publics. Heureusement, certains sont classifiés pour éviter que les
curieux n'aient connaissance de nos acquisitions techniques. Plus le domaine est pointu, plus ils sont
protégés et discrets.
Mon voyage dans le Sud-Ouest se déroule au mieux. Un de mes ingénieurs m'accompagne, il
connaît bien l'équipe de CLS. C'est lui qui a rédigé le marché et en assure le renouvellement. Lui
demandant de m'accompagner, je suis sûr de recevoir un accueil chaleureux. J'ai une idée derrière la
tête : trouver au sein de la société l'homme miracle qui pourrait nous livrer les noms des acheteurs de

balises.
La visite des locaux de l'entreprise a lieu comme prévu. On n'échappe même pas à la
description technique des modèles miniaturisés qui nous intéressent tout particulièrement. Ensuite,
nous allons déjeuner dans une belle auberge qui ne trahit pas la réputation culinaire de la région ;
impossible de ne pas se laisser tenter par le cassoulet maison. Avant de passer à table, je me place à
côté de celui qui me semble le plus sensible à la corde patriotique. Pendant le repas, après quelques
verres de vin, je lance mes filets et lui propose la botte, pour employer le vocabulaire signifiant un
recrutement. En l'espèce la chose fut aisée. Jacques, je l'appellerai ainsi, est fasciné par les services
spéciaux. Être remarqué par un espion, il ne peut rêver mieux. L'action est facile, il me donne son
accord immédiatement. J'ai à peine fini de poser ma question décisive qu'il me dit pouvoir me donner
les noms des organismes qui utilisent les balises Argos à partir du moment où je dispose des
références. À partir de là, je sais que Noël O. me sera particulièrement utile.

La DGSE doublée
De retour à la Centrale, je demande au Département imagerie de me préparer une carte très
précise de l'ex-Yougoslavie, incluant le maximum de routes. En effet, lors des réunions ad hoc, j'ai
appris que la surveillance d'une librairie à Paris et d'un local en Suisse serait susceptible de faire
progresser l'enquête. Située place Saint-Sulpice, dans la capitale, disposant de bureaux à Lausanne,
la librairie L'Âge d'Homme appartient à Vladimir Dimitrijevic, un éditeur dont la proximité avec les
réseaux Karadzic est notoire depuis qu'il a publié pendant la guerre les écrits du leader serbe. Dans
son livre sur les criminels de guerre, Jacques Massé raconte que Philippe Rondot avait donné à ce
dernier un message à remettre à Karadzic, en vain. Les proches des deux Serbes recherchés
passeraient par là de temps en temps avant de retourner à Belgrade, selon un renseignement jugé
fiable. Une fois repérés, il suffirait de placer une balise Argos sur leurs véhicules.
Dix jours plus tard, je dispose enfin d'une carte digne de l'IGN. Avec les scènes satellitaires,
l'équipe de l'imagerie, spécialisée en cartographie, fait des miracles. J'en fais envoyer un exemplaire
à Noël O. pour qu'il puisse suivre les balises actives sur la zone. Au bout d'un petit mois, il revient
me voir et me présente différents relevés qui montrent trois balises l'une derrière l'autre sur une route,
et me donne les identifiants de chacune d'entre elles. Pas de doute, avec les renseignements de
sources humaines obtenus récemment, il s'agissait bien des voitures de Mladic et Karadzic. J'attends
qu'il ait quitté mon bureau et je téléphone à Jacques, chez CLS. Je lui donne les références. Il me
rappellera dans la journée avec les résultats de sa recherche, me dit-il.
Une heure plus tard, le téléphone sonne.
— Monsieur Siramy ?
— Oui, lui-même.
— C'est Jacques, j'ai votre réponse et c'est drôle.
—…
— Oui, deux balises appartiennent au GIGN, le Groupe d'intervention de la Gendarmerie
nationale, et la troisième aux services de renseignements hollandais.
— Merci beaucoup, Jacques. À très bientôt.
Ayant raccroché, je me demande ce que je vais faire de cette information. Philippe Rondot,
impatient ou désireux de multiplier les fers au feu, a donné à n'en pas douter des directives à un autre

service tricolore. Je n'ose imaginer la colère de Dominique Champtiaux qui, pourtant, a ramassé
quelques étoiles et une nouvelle fonction, celle de directeur de cabinet du directeur général, véritable
numéro deux de la Maison, grâce à ses amitiés élyséennes et à son ami Rondot. Champtiaux ne rend
compte de l'évolution des recherches qu'à ce dernier qui, lui, sait parfaitement qu'elles échoueront.
Raison d'État. Il faut laisser les Serbes s'occuper des Serbes, une doctrine toute diplomatique. Sur
cette affaire, Champtiaux s'est fait doubler.

Noms d'oiseaux
Je prends mon courage à deux mains et téléphone au secrétariat pour demander un entretien
urgent avec le général Champtiaux. La réponse ne se fait pas attendre. Le général m'attend. Je
rassemble rapidement les cartes et les relevés. Je descends l'étage et me dirige à pied vers la porte
de la caserne Mortier. Il faut traverser le boulevard pour rejoindre la caserne des Tourelles où se
trouvent les bureaux de la Direction générale. Cette petite marche me permet de réfléchir à la façon
dont il me faudra présenter l'affaire à mon général colérique. Il est presque midi.
— Alors, Siramy, qu'est-ce qui vous amène ? Vous n'allez quand même pas me dire que vous
avez retrouvé nos deux Serbes ?
— Non, mon général, moi je ne les ai pas retrouvés, mais le GIGN oui.
— Qu'est-ce que c'est que ces conn…
Je lui montre mes documents et lui explique comment nous avons obtenu ces précisions. Loin
d'être félicité pour mon zèle, j'assiste à une colère sourde. Il en veut à Rondot et c'est moi qui prends.
Pas question de dire que notre initiative a été la bonne. Les noms d'oiseaux fusent. Je suis certain que
l'entretien qu'il aura avec le conseiller pour le renseignement du ministre de la Défense sera
beaucoup plus soft.
Pourtant la Boîte n'a pas fini d'avaler des couleuvres. Un autre service de l'État, la DST, joue
lui aussi sa partition en piétinant nos plates-bandes. Une ancienne maîtresse de Karadzic, installée à
Genève, est ainsi mise sous surveillance par nos équipes du Service action. Un jour, raconte dans son
livre87 un ancien du SA, Pierre Martinet, la dame sort soudain de chez elle. Direction l'aéroport. Elle
se rend en fait à Paris, où un comité d'accueil de la DGSE l'attend… et constate que la DST est
également présente sur les filatures.
Avec Champtiaux, la conversation se termine fraîchement. Je retourne dans mon bureau avec
un sentiment mitigé : à la fois celui du devoir accompli et le fait que toute vérité n'est pas bonne à
dire. Ce n'est pas la première fois que j'ai ce goût d'amertume dans la bouche. Les services secrets ne
sont pas toujours là pour dire ce qu'ils savent, mais pour signaler ce que le haut commandement veut
bien entendre ou ce que la « bonne » politique impose.
L'ancien dirigeant serbe de Bosnie, Radovan Karadzic, sera quand même arrêté le 21 juillet
2008, avec l'aide de Belgrade, comme les États l'avaient décidé depuis le début de sa cavale. Quant
au général Ratko Mladic, il court toujours. De là à penser que des complicités étatiques ont joué à
plein, il n'y a qu'un pas qu'on hésitera à franchir ici par manque de preuves.

80Le Service missions est chargé du renseignement pour le compte de la Direction des opérations.
81Une demande d'entretien à l'attention de Philippe Rondot a été transmise le 11 janvier 2010 à son avocat Éric M orain. Elle est restée sans réponse.
82À ne pas confondre avec des transfuges qui sont, le plus souvent, des diplomates sans liens avec les services spéciaux.
83Elie M arcuse, Xavier Raufer et James Sarazin, « Rififi chez les hommes de l'ombre », L'Express, 30 mai 1991.
84Pierre M arion, La Mission impossible : à la tête des services secrets, éd. Calmann-Lévy.
85Jacques M assé, Nos chers criminels de guerre, Flammarion.
86Lire chapitre 17.
87Pierre M artinet, Un agent sort de l'ombre, éditions Privé.

15. Moines de Tibéhirine :
la DGSE brouille le jeu
29 avril 1996. Depuis plus d'un mois, sept moines trappistes du monastère de Tibéhirine en
Algérie sont détenus par un groupe islamiste armé. L'opération a été montée dans la nuit du 26 au
27 mars. Un groupe d'hommes est arrivé à visage découvert dans le petit village d'Aïn Elrais, à
quelques kilomètres du monastère, s'est embarqué dans une série de taxis, direction le monastère de
Tibéhirine et a réveillé en pleine nuit les neuf moines qui y dormaient, ainsi que le gardien des lieux,
demandant à ce que deux blessés soient soignés en urgence. Sept moines âgés de 45 à 82 ans sont
alors enlevés, les deux derniers, dont l'un était rentré la veille de France et l'autre arrivé inopinément
du Maroc, n'étant même pas réveillés par les ravisseurs. Ces rescapés trouveront au petit matin les
lieux abandonnés, les fils du téléphone sectionnés, le gardien du cloître terré dans le jardin.
Il n'y a aucune réelle évolution depuis l'enlèvement, ce qui tendrait à laisser croire que des
négociations avec les ravisseurs sont en cours. Mais ce sont là mes déductions de café du commerce.
L'affaire mobilise le sommet de l'État. Le chef de la diplomatie, Hervé de Charette, a convoqué
l'ambassadeur algérien en France, lui rappelant « la nécessité de tout mettre en œuvre pour obtenir
leur libération, sains et saufs, dans les meilleurs délais88 ». Au Quai d'Orsay une cellule de crise a
été créée, sous l'autorité du ministre des Affaires étrangères, rassemblant des diplomates, des
représentants de l'Élysée, de Matignon, de la DGSE et de la DST, dont le général Philippe Rondot. Le
directeur de cabinet d'Hervé de Charette, Hubert Colin de Verdière, pilote la structure au jour le jour.
La France met l'Algérie en garde contre une opération massive susceptible d'entraîner la mort
des religieux. Le brouillard est total : en dépit de l'arrivée sur place du général Rondot, alors
conseiller à la DST, peu d'informations filtrent depuis Alger. Le ratissage de la zone par l'armée fait
chou blanc. Les groupes islamistes, eux, règlent leurs comptes dans le sang dans cette région de
Médéa, à 90 kilomètres au sud d'Alger, dans les montagnes où fourmillent grottes et cavernes. Le
lendemain de l'enlèvement, l'un des chefs de cette nébuleuse n'avait-il pas placardé sur les murs de la
ville un tract dénonçant cette opération et promettant même de déposer ultérieurement les armes ?

La Boîte dans le flou
Je suis alors chef de bureau à l'état-major de la Direction du renseignement, plus
particulièrement en charge de la recherche par moyens humains sous les ordres du chef d'état-major,
Patrick Perrichon, homme d'appareil, et de son adjoint, le lieutenant-colonel Jean-Louis T., qu'il tient
à sa botte comme un simple sergent de semaine.

Ce 29 avril est pour moi un jour comme les autres. Des notes sur des opérations en cours
m'arrivent par dizaines. Certaines sont la preuve que les enquêtes de la DGSE progressent et
montrent que la Boîte dispose toujours de vrais professionnels. D'autres rapports s'avèrent plus
médiocres. Je suis d'un regard un peu distrait les nouvelles algériennes et l'évolution d'éventuelles
négociations avec le Groupe islamique armé algérien, le GIA, qui revendique l'enlèvement. Au
niveau de la Direction du renseignement du Service, aucune vraie cellule de crise n'a été montée. Le
secteur de lutte contre le terrorisme essaye de sortir un papier par jour depuis l'événement, histoire
d'occuper le terrain en rédigeant des notes de renseignement sur la situation sécuritaire algérienne.
Ses agents produisent des études chiffrées, notamment sur le nombre de morts par attentat, des
biographies sur les différents émirs de la nébuleuse islamiste, et plus particulièrement sur Sayed
Atyah, très probablement à l'origine de l'action du 24 décembre 199389.
12 h 30. Michel frappe à ma porte et entre sans attendre. Nous nous connaissons depuis des
années, quand nous étions ensemble affectés à la Section contre-subversion/contre-ingérence au
secteur K. Cela crée des liens, et il peut se permettre cette liberté.
— Tu viens manger avec moi ?
— Pourquoi pas, pour une fois je ne déjeunerai pas trop tard.
Je range mes papiers, tous classifiés, frappés d'un tampon rouge, un cercle avec un R au
milieu, un sceau qui prouve que le document évoque une source humaine ou une opération. Je les
place dans l'armoire forte, ferme la porte et brouille la combinaison sans avoir oublié de noter le
dernier chiffre du compteur, moyen de contrôler qu'elle n'a pas été ouverte en mon absence. Je répète
les mêmes gestes avec la porte de mon bureau.
La cafétéria est à une cinquantaine de mètres au rez-de-chaussée de la tour90 ; nous
descendons l'escalier, traversons la cour qui nous sépare de la file d'attente dans laquelle chacun se
glisse pour attraper plateau, couverts, verre, sans oublier quelques morceaux de pain. Et nous voilà
installés à une table de deux, juste derrière une grande tablée qui regroupe les rédacteurs du Secteur
antiterro et du Secteur monde arabe. Leur discussion est animée et pour cause : le sujet tourne autour
de l'enlèvement des moines. Les uns dissertent sur les mouvements terroristes et le bien-fondé de la
politique des généraux algériens contre les « barbus », les autres commentent la politique locale, les
liens étroits entre la France et l'Algérie. Apparaissent dans la conversation le rôle de Charles
Pasqua, ancien ministre de l'Intérieur, de son homme lige, un ancien du Service quand ce dernier
s'appelait le SDECE, Jean-Charles Marchiani, alors préfet du Var, et aussi, en parallèle, l'action de
Philippe Rondot, lui aussi ex de la Boîte qui met en action ses bonnes relations avec certains
généraux algériens et quelques milieux islamistes. L'un des rédacteurs, je ne sais lequel, s'exclame :
— Ça sent le soufre, on marche sur des œufs sans s'en rendre compte.
Approbation générale.
Avec Michel, nous devisons sur l'Histoire et notamment sur la guerre de 1914-1918, sa
passion. Nous ne parlons jamais travail quand nous sommes ensemble.
Le déjeuner terminé, le café avalé rapidement, je retrouve mon bureau et mes dossiers. Les
propos entendus à la « cafète » tournent toutefois dans ma tête. L'affaire est étrange. L'après-midi
passe vite grâce à la masse de courrier à lire, aux entretiens avec les chefs de poste de passage à
Paris, aux rencontres avec les chefs de secteur qui viennent réclamer la réponse du directeur du
renseignement sur leurs propositions d'opérations extérieures. J'ai beau leur expliquer que j'en
parlerai le soir même à l'occasion d'un dernier point, à 19 h 45, où tout l'état-major se retrouve pour

évoquer les affaires marquantes de la journée, rien n'y fait. Ils remontent régulièrement à l'assaut.

Conversation cryptée avec Alger
Ce soir-là, la dernière réunion de la direction évoquera à peine l'enlèvement des moines. Un
détail dans un océan de paperasses. Quant à moi, j'ai du mal à me débarrasser de cette affaire. Oui, je
crois qu'il y a un imbroglio franco-français comme je l'ai vaguement perçu à midi lors de mon
déjeuner à la cafétéria, grâce à mes oreilles indiscrètes. Marchiani d'un côté, Rondot de l'autre, deux
électrons libres lancés sans coordination bien évidemment. Le tout sur fond de relations avec
l'Algérie marquées par une histoire commune difficile à partager. L'intervention du Service, jamais
pleinement au courant des décisions et des combines des décideurs politiques, est donc seulement
capable de nous apporter de sérieux soucis.
Vers 20 h 15, je monte dans la voiture de service. Prendre une bonne douche, voilà mon rêve.
Il n'en demeure pas moins que l'enlèvement des moines et le black-out qui l'entoure me plongent dans
une inquiétude vague. J'ai peur du pire et je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause des différents
réseaux qui s'activent discrètement, plus ou moins en liaison avec le pouvoir algérien.
Le lendemain, 30 avril, j'ai le sentiment que la journée va mal se passer. Ceci n'a rien à voir
avec cela, mais Patrick Perrichon est absent. Le lieutenant-colonel Jean-Louis T. le remplace.
Espérons qu'il n'y aura pas de décisions à prendre, ce n'est pas son fort. Pourtant, ce jour-là, l'affaire
des moines de Tibéhirine connaîtra un tournant… grâce à la DGSE.
Je le retrouve dans le bureau du chef d'état-major, il a déjà la mine grise et l'œil fatigué.
— Salut, Jean-Louis.
Il lève les yeux d'un dossier constituant la base d'une note de renseignement.
— Salut, Pierre. Il est à peine 8 heures et je suis déjà crevé.
— Prends un café et détends-toi sinon tu ne vas pas tenir la journée.
— Oui, tu as raison.
Jean-Louis n'est pas bavard et boit son café sans dire un mot, toujours plongé dans la lecture
de sa fiche. Je retourne dans mon bureau. Rien d'urgent. Vers midi, mon téléphone sonne, une fois de
plus. Le 205 s'affiche sur l'écran. La ligne du chef d'état-major. Jean-Louis doit avoir une question à
me poser.
— Pierre, viens vite, j'ai Alger en ligne sur le DCS 50091.
Je me précipite et parcours en courant la vingtaine de mètres qui séparent nos deux bureaux.
— Alger, ici Paris, je passe en chiffré.
La machine crachote et fait des bruits de fréquences difficilement supportables. Jean-Louis est
nerveux. La liaison ne se fait pas comme l'indique une petite diode rouge qui prouve que nous
sommes toujours en clair.
— Alger, ici Paris, je vous rappelle.
— D'accord Paris, j'attends.

Preuves de vie remises à l'ambassade…
Jean-Louis cherche fébrilement le numéro de notre représentation en Algérie qu'il finit par
trouver dans un classeur. Il le compose avant de s'apercevoir que la clef de chiffrement n'est pas à

jour. Il raccroche, change la carte et obtient cette fois la capitale algérienne et le bureau du chef de
poste, Pierre L. Ce dernier lui explique qu'il vient d'avoir un entretien avec un émissaire des
ravisseurs, un certain « Abdullah », qui lui a remis des preuves de vie des religieux enlevés. C'est le
garde de sécurité de l'ambassade qui l'a conduit jusqu'à son bureau de couverture. Outre son métier
d'agent de renseignement, Pierre L. a une fonction propre au sein de la représentation française, qui
lui permet de mener une action semi-clandestine sous couverture diplomatique. Il occupe ainsi les
fonctions de secrétaire auprès de l'ambassadeur Michel Lévêque. La clandestinité est toute relative
puisque le représentant de la Maison est déclaré ès qualités aux services de sécurité locaux. Difficile
de mener une mission d'espion dans ces conditions.
Que s'est-il exactement passé ? Pierre L. a discuté plus d'une heure avec Abdullah, qui lui a
laissé une lettre des moines et une cassette audio. Sur cette dernière, on peut entendre durant une
quinzaine de minutes les voix de chacun des sept moines, avec pour fond sonore un bulletin
d'information de la radio franco-marocaine Medi 1 du 20 avril 1996. Un moyen de dater
formellement l'enregistrement. L'archevêque d'Alger, à qui l'ambassade fera écouter la cassette avant
qu'un agent ne la récupère et la transfère à Paris, identifiera les voix de chacun des religieux.
L'homme de la DGSE a remis à cet émissaire, sur du papier à en-tête de l'ambassade, une sorte
« d'accusé de réception » : une courte note précisant qu'il avait bien reçu le message et la cassette.
Pierre L. termine son courrier en précisant que la France souhaite maintenir le contact avec les
ravisseurs. Il a reconduit dans le centre d'Alger son mystérieux visiteur, à l'issue de l'entretien, avec
sa voiture de fonction. Comme les caméras de surveillance installées à l'entrée de l'ambassade et du
consulat ne conservent pas les images, aucun cliché d'Abdullah ne sera disponible et exploitable…

Branle-bas de combat pour faire remonter l'info
Toujours par le téléphone chiffrant, ce 30 avril 1996, le chef de poste indique qu'il n'a prévenu
ni l'ambassade, ni, encore moins, l'ambassadeur, mais qu'en revanche il a donné à Abdallah sa ligne
directe. À ce moment-là, je comprends que nous courons à la catastrophe. Cette nouvelle filière va
embrouiller les différents réseaux à l'œuvre depuis l'enlèvement. Pierre L. ne pouvait pas le savoir
quand il a reçu l'émissaire, mais il n'empêche : le fait d'avoir prévenu la Centrale en premier et courtcircuité les autorités officiellement en charge du dossier va nous mettre dans le pétrin. La DGSE n'est
pas, on l'a vu plus haut, pilote sur l'affaire. De plus, dans le communiqué numéro 43 du GIA, daté du
18 avril et publié quelques jours après dans un journal égyptien, un certain Djamel Zitouni, qui se
déclare l'émir du groupe, adresse à la France un message particulièrement clair : les moines seront
exécutés si Abdelhak Layada, un terroriste extradé du Maroc et détenu à Alger, n'est pas libéré.
Jean-Louis T. raccroche, il semble à la fois fier et inquiet de l'entretien téléphonique. J'essaye
de le ramener à la réalité.
— Jean-Louis, il faut immédiatement prévenir l'adjoint du DR ou le directeur lui-même.
— Tu crois ?
— Oui, j'en suis sûr.
Jean-Louis T. se dirige vers le secrétariat et apprend que les deux autorités de la direction
sont parties déjeuner à l'extérieur. Nous en parlons, je le préviens que nous ne les reverrons pas avant
3 ou 4 heures de l'après-midi. Les heures courent et l'ambassadeur n'est toujours pas prévenu. Une
seule chose reste à faire : déranger l'adjoint, André Le Mer, et le faire revenir au plus vite. Il faut

qu'il aille voir le directeur général, le préfet Jacques Dewatre, et alerte toutes les parties prenantes,
de l'Élysée au Quai d'Orsay en passant par les réseaux qui ont réussi à se faire accepter dans l'affaire,
lesquels seront avertis par leurs propres contacts. Finalement, Jean-Louis arrive à joindre Le Mer, le
DR/Adj92, qui ordonne immédiatement que Pierre L. soit rappelé et aille au pas de course rendre
compte à l'ambassadeur en personne. Il faut également lui attribuer en urgence un numéro démarqué,
c'est-à-dire en théorie non identifiable comme appartenant à la Maison. Ce sera chose faite dans le
quart d'heure qui suit. Pierre L. couchera par écrit un compte rendu de sa conversation avec
l'émissaire du GIA. Le président de la République, le Premier ministre, les ministres de la Défense et
des Affaires étrangères seront prévenus par le directeur général dans les minutes qui suivent.
La réunion du soir est un peu tendue, c'est le moins qu'on puisse dire. Notre directeur n'est
guère ravi de notre absence d'initiative. Il s'agit d'un dysfonctionnement majeur dont les conséquences
risquent évidemment d'éclabousser les responsables de la DGSE… Il faut dire, à décharge, que nous
n'étions, ni Jean-Louis ni moi, pleinement au fait des étranges négociations autour de la libération des
moines. Nous apprenons ce soir-là qu'il nous faudra veiller, nuit et jour, à côté du téléphone installé
dans la salle opérationnelle du Service, jusqu'au coup de fil éventuel des ravisseurs algériens. Cette
salle n'a pas changé depuis les temps anciens où le comte Alexandre de Marenches93 dirigeait le
SDECE, avant qu'il ne soit rebaptisé DGSE. Depuis, il y a eu au début des années 2000, sous l'ère du
directeur général Jean-Claude Cousseran, la construction d'un centre de situation, vaste salle équipée
et cette fois clairement identifiée pour gérer ce genre de crise et les autres. Nous dormirons par terre,
enroulés dans une vieille couverture militaire. Mais le téléphone n'a jamais sonné ; l'émissaire des
terroristes n'est pas revenu au contact.

Les manipulations de l'armée algérienne
On ne reverra pas les sept religieux vivants. Après un coup de fil anonyme passé à une radio,
le 22 mai, leurs têtes seront découvertes au bord d'une route. Les corps n'ont jamais été retrouvés. Un
communiqué du GIA, signé Ahmed Zitouni, salue leur assassinat. « Nous avons de notre côté tranché
la gorge des sept moines conformément à ce que nous avions promis de faire. Que Dieu soit loué !
Ceci s'est produit ce matin. »
J'apprendrai plus tard que le fameux émir Zitouni aurait bénéficié à une époque d'un logement
dans une caserne de l'armée algérienne, ce qui conduit à avoir des doutes sur l'islam radical qui
l'animait. Et tendrait à confirmer les soupçons de manipulation par les généraux au pouvoir de
certains groupes du GIA, utilisés pour semer la terreur et mobiliser la population contre les
islamistes, terrifiée par leurs exactions.
Plus récemment, le 25 juin 2009, le général (2e section) François Buchwalter, un ancien de la
DGSE et de la Direction du renseignement militaire, la DRM, attaché militaire en Algérie au moment
des faits, en 1996, est venu témoigner devant le juge d'instruction chargé de l'enquête sur la mort des
sept moines, Marc Trevidic. Et a dévoilé ce qu'un de ses contacts lui avait assuré, à l'époque : il se
serait agi d'une bavure de l'armée algérienne, cette dernière ayant mitraillé depuis un hélicoptère un
bivouac dans lequel étaient détenus les religieux enlevés. L'armée, pour tenter d'effacer les traces de
sa bavure, aurait elle-même décapité les corps. « Les corps des moines étaient en si mauvais état que
les militaires fautifs auraient décidé de les décapiter pour ne conserver que les têtes et faire croire à
une exécution par ceux qui les avaient enlevés et conduits dans la montagne94 », écrit L'Express.

La piste d'une action des forces armées algériennes semble au fil des années se conforter.
Personnellement, je m'interroge toujours sur le comportement, dans cette affaire, des généraux au
pouvoir à Alger. Je n'écarte pas le fait que les rivalités entre les réseaux franco-français aient
favorisé les objectifs de ces derniers : impliquer la France à leurs côtés dans la lutte contre leur
opposition islamiste. Ce jugement n'engage que moi et je n'ai jamais lu une note allant dans ce sens
pendant mes activités d'officier de renseignement. Depuis toujours, les relations de la DGSE avec les
services algériens sont complexes, à l'image de ce que sont les relations de Paris avec Alger.
Une dernière question m'anime : pourquoi aucun procès en béatification de ces sept martyrs
n'a jamais été évoqué ? Le Vatican aurait-il peur, lui aussi, de rouvrir ce dossier brûlant ? Ce sont
pourtant des martyrs, au sens biblique du terme. Rome s'était engagée dans cette affaire avec
l'intervention de la communauté de Sant'Egidio. Le 21 novembre 1994, désireuse de contribuer au
retour à la paix en Algérie, cette communauté catholique romaine avait organisé une réunion des
représentants des partis d'opposition au régime en place à Alger. Au grand dam du pouvoir et des
généraux, qui voient d'un très mauvais œil cette rencontre œcuménique, les islamistes du FIS avaient
même été conviés. Le 13 janvier 1995, une seconde réunion s'était déroulée dans la capitale italienne
pour poursuivre sur la voie d'un accord. Les moines de Tibéhirine avaient appuyé ce processus de
paix.
François Gèze, éditeur spécialiste reconnu de l'Algérie et proche – familialement – de la
DGSE, est revenu récemment dans un long article publié par le site mediapart.fr95, sur ce scénario en
émettant une hypothèse tout à fait plausible. Voire probable. Il écrivait notamment : « Début 1996, les
deux chefs du DRS [l'ancienne Sécurité militaire algérienne] Mohammed “Tewfik” Médiène et Smaïn
Lamari, alors embarqués depuis deux ans dans l'organisation d'une spirale de terreur conduite contre
la population par les forces spéciales de l'armée et les “groupes islamistes de l'armée”, décident
d'accentuer leur pression sur le gouvernement français : pourquoi ne pas répéter le scénario du “vraifaux” enlèvement des époux Thévenot en 1993, en faisant enlever par le GIA les moines de
Tibéhirine, avant de les libérer et de les faire revenir en France ? Ce qui aurait l'avantage de faire
d'une pierre plusieurs coups : se débarrasser de “gêneurs” trop au fait des dessous de la sale guerre
se déroulant dans l'Algérois et qui avaient jusque-là fermement résisté aux injonctions du
gouvernement d'abandonner leur monastère ; torpiller un peu plus les espoirs qu'avait soulevés
l'initiative de Sant'Egidio – discrètement soutenue par les moines –, en prouvant que les catholiques
se fourvoyaient dans leur dialogue avec des islamistes forcément “barbares” ; montrer que l'armée
algérienne, qui aurait libéré les moines, méritait de ce fait d'être résolument soutenue par la
communauté internationale. » L'histoire n'a pas permis aux généraux de mener comme ils l'auraient
souhaité ce si beau scénario.

88« En Algérie, les moines de Tibéhirine se savaient menacés par les islamistes », Le Monde, 30 mars 1996.
89Le 24 décembre 1993, le monastère de Tibéhirine avait déjà fait l'objet d'une tentative de pénétration. Les moines avaient pu négocier et l'affaire s'était arrêtée là. Il
est vrai que les religieux avaient bonne réputation dans la zone de M édéa.
90Construction moderne abritant différentes directions, services et secteurs et haute d'une dizaine d'étages.
91Il s'agit d'un téléphone chiffrant, c'est-à-dire permettant de parler sans que la communication soit compréhensible par les grandes oreilles.
92Surnom donné à l'adjoint au directeur du renseignement du Service.

93Alexandre de M arenches a été le directeur du SDECE de 1970 à 1981.
94Philippe Broussard, « L'armée algérienne a-t-elle tué les moines de Tibéhirine ? », L'Express, 5 juillet 2009.
95François Gèze, « L'assassinat des moines de Tibéhirine : vers la vérité ? », mediapart. fr, 14 septembre 2009.

16. Renseignement : de l'art de l'analyse
1996 à 2000. J'occupe des postes clefs dans le dispositif de la Direction du renseignement,
d'abord comme chef du Bureau recherche, DR/R, entité qui voit passer toutes les demandes
d'opération des secteurs et services, qui prépare les dossiers de visites et de voyages des autorités de
la Boîte, qui suit la production des sources du Service, humaines ou techniques, notamment les
interceptions de sécurité, les fameuses écoutes téléphoniques, qui veille également aux postes
implantés à l'étranger aussi bien au plan logistique que dans le domaine de la recherche. La liste n'est
pas exhaustive, c'est évident. DR/R, dans sa sphère de compétence, est un peu le bras armé du
directeur du renseignement, une machine à tout faire. Je serai ensuite nommé chef d'état-major adjoint
et, moins d'un an plus tard, chef d'état-major de la DR. Je suis alors le véritable chef de cabinet du
directeur du renseignement, à l'époque Michel Lacarrière, et, pour une large part, du directeur
général, alors le préfet Jacques Dewatre, pour lequel j'ai toujours eu un véritable attachement. C'est
un chef qui sait donner des ordres. La chose est suffisamment rare pour être soulignée.
Durant cette période, je verrai tout passer ou presque96, des demandes d'opération aux fiches
blanches, uniquement destinées au DR et au DG, autant d'éléments de langage discrets qui conduisent
les entretiens avec les politiques de haut niveau. Ce flot d'informations toutes plus secrètes les unes
que les autres va organiser ma vie quotidienne. Un livre ne suffirait pas à décrire toutes les arcanes
de la transmission, ni même sa lourdeur, encore moins l'art et la manière d'apporter des corrections
sur les notes sensibles, ou l'urgence qui est le lot quotidien. Reste de cette période le sentiment
d'avoir passé des moments exaltants avec une équipe formidable.

Rôle majeur
Le renseignement, on l'aura compris, ne se résume pas aux opérations clandestines menées par
des James Bond baraqués et harnachés des technologies les plus futuristes. Bien sûr, celles-ci
tiennent un rôle important dans l'activité de la DGSE, à l'instar des autres services spéciaux. Mais
monter une opération de recherche, activité toujours complexe, n'a qu'un objectif : obtenir du
renseignement. S'arrêter à cette seule action reviendrait à réduire la DGSE, comme ses homologues
étrangers, au décor d'un film ou à l'intrigue d'un roman d'espionnage, aussi bons soient-ils. Cette
vision omet une fonction majeure, celle de l'analyste-rédacteur. C'est pourtant lui qui formulera la
demande en renseignement, qui cherchera à recouper par différentes sources, humaines et techniques,
les informations secrètes, et qui rédigera in fine les notes de renseignement destinées aux autorités
politiques. Son rôle est majeur.

Même si certains officiers traitants à Paris ou chefs de poste à l'étranger ont parfois le travers
de se lancer dans l'art pour l'art, recrutant des sources pour le « plaisir », au gré de leurs rencontres
et de leur humeur, la Centrale a tôt fait de les remettre dans le droit chemin. Tous, rappelle le
commandement, doivent impérativement respecter les plans de renseignement. Il s'agit des objectifs
fixés par le gouvernement en fonction de la politique internationale qu'il souhaite conduire, à
respecter et autant que possible à atteindre par les femmes et les hommes de la DGSE. Un chef de
poste ne saurait être indépendant, il est le représentant du Service et, à ce titre, se doit de suivre
scrupuleusement les directives de la Boîte. Attention, on n'est pas loin de la planification à la
Soviétique… La seule liberté du représentant de la DGSE à l'étranger est donc de proposer une
approche intéressante et cohérente avec les objectifs que la Boîte lui a fixés avant son départ. Il
recevra ou non l'autorisation de poursuivre le recrutement. En d'autres termes, il est solidement
encadré par Paris.
Je vais tenter de décrire le plus finement possible le cheminement des orientations, du sommet
jusqu'à la base, éclairer l'utilisation des renseignements obtenus et leur traitement par les rédacteurs,
fonction essentielle dans un dispositif qui laisse croire que seule compte la recherche clandestine. Il
est vrai que, sans cette dernière, confiée pour partie à la Direction des opérations, la DO, et à la DR,
aux techniques d'investigation et d'écoutes, les analystes ne serviraient à rien. Il est plus juste de
reconnaître que sans eux la recherche serait stérile. Ils sont les seuls à assurer le décryptage de la
matière brute.
Qui sont ces analystes ? On pourrait les comparer à des bureaucrates, installés au chaud dans
des bureaux exigus où ils travaillent bien au-delà des 35 heures légales. Réunis la plupart du temps à
quatre dans des espaces qui ont été conçus pour deux personnes, même après les derniers
aménagements et la pose de quelques Algeco dans des zones encore libres de la Boîte, ils sont au
cœur du processus de renseignement puisqu'une de leurs missions est d'orienter les postes extérieurs.
Ils représentent plus des deux tiers des effectifs de la DGSE, un chiffre qui n'est pas neutre. Ces
rédacteurs appartiennent tant à la Direction du renseignement qu'à la Direction technique, même si la
dernière réforme en date a fait migrer les analystes du Service technique de recherche, service de la
DT, vers les secteurs de la DR.

Une masse de renseignements à analyser
Examinons d'abord les informations utilisées par les rédacteurs : la presse, en premier lieu,
qui diffuse des informations dites « ouvertes », c'est-à-dire accessibles à tous, permettant d'avoir une
idée du contexte général, voire des brèves qui pourraient mériter d'être recoupées. Ensuite sont
épluchés les messages des postes et des officiers traitants qui, après une orientation envoyée par
l'analyste, transmettent en réponse les éléments qu'ils ont été recueillir tout exprès, sans oublier les
interceptions de la Direction technique ou des écoutes sur des objectifs domiciliés sur le territoire
national. Enfin, les commentaires d'un homologue étranger, un Totem, ou d'un service de police avec
lequel la DGSE a des relations97, sont eux aussi analysés. Ces divers éléments forment une masse de
renseignements qu'il faudra recouper et dont il conviendra d'évaluer la crédibilité afin d'en faire une
synthèse claire et rédiger un papier, une note de renseignement destinée aux ministres de la
République. Un travail de bénédictin.
Évidemment, une bonne culture géopolitique s'impose. Les rédacteurs n'en font pas tous

preuve et beaucoup – trop souvent – s'appuient sur les commentaires d'un grand quotidien du soir,
histoire de ne pas dévier de la « ligne » en vigueur et de ne pas prêter le flanc à une contradiction
qu'ils ne sont pas certains de surmonter. Les grands destinataires, c'est-à-dire les politiques, redoutent
en effet toujours un avis contraire aux articles qu'ils viennent de lire, doutant de leur propre service
spécial, de sa capacité à bien analyser une situation.
Comme on a pu le voir dans certains chapitres précédents, le renseignement transmis par les
postes ou par les officiers traitants actifs à Paris est encadré par plusieurs éléments déterminants qui
éclaireront les analystes. D'abord, le numéro de rédacteur du message, une indication sur sa
personnalité et les liens qu'il entretient avec sa source. Le Bureau R, installé boulevard Mortier, à
Paris, est chargé de ce suivi. Il donne à l'exploitant les indications utiles, tout en respectant le
cloisonnement nécessaire à l'analyste, ce qu'on appelle le « droit d'en savoir ». Ce dernier peut
également connaître les conditions de recueil du renseignement et notamment savoir si l'information a
été acquise dans le cadre des activités normales de la source ou s'il s'agit d'une information
ponctuelle obtenue dans un cadre privé. Là encore, le Bureau R est d'une grande utilité : il a en effet
connaissance du compte rendu d'entrevue du chef de poste ou de l'OT98. Par ailleurs, par un jeu de
lettre et de chiffres, le CDP99 donne son appréciation sur le renseignement recueilli. Par exemple,
A/1 signifie qu'il s'agit de l'original d'un document directement vu par le traitant, B/2 précise que la
source est fiable comme l'information qu'elle transmet, etc. La plus basse cotation est F/6 et désigne
un renseignement impossible à recouper donné par une source inconnue du Service ou en cours
d'approche. Enfin, l'analyste peut vérifier qui a été rendu destinataire du message. Ce dispositif peut
sembler abscons au profane, il est néanmoins essentiel à l'évaluation du renseignement obtenu.

L'affaire du compte de Chirac au Japon
Parmi tous les dossiers qui me sont passés entre les mains, je n'en retiendrai qu'un, tout
simplement parce qu'il a été le plus médiatisé. Il me permettra de rendre peut-être plus explicite mon
propos et, en tout cas, me servira d'exemple pour montrer le cheminement du renseignement, de la
première orientation à l'obtention de l'information secrète, voire à sa diffusion. Pour expliciter mon
propos, je prendrai l'exemple de l'affaire dite du « compte japonais de Jacques Chirac », alors
président de la République en exercice, selon laquelle le chef de l'État disposerait d'un compte plutôt
bien garni dans une banque de Tokyo. Une affaire dans laquelle je serai très indirectement
impliqué100. Je m'appuie sur la reproduction partielle d'une pièce majeure de cette histoire, un
télégramme, présenté page 21 dans le livre des journalistes Nicolas Beau et Olivier Toscer101. Je n'ai
pas gardé par-devers moi de documents du Service, mais le message a rejoint le dossier des deux
juges en charge de l'affaire. Comme par enchantement et après la levée du secret-défense qui entoure
toute la production de la DGSE, il s'est retrouvé dans les salles de rédaction. J'ai donc pu facilement
me le procurer102 sans enfreindre la règle, d'ailleurs pleinement justifiée, qui veut qu'aucun document
ne sorte du Service. Pas un seul fonctionnaire, même ceux appartenant à la plus haute hiérarchie, ne
saurait y déroger. Le conditionnel s'impose, tellement je sais que la consigne n'est pas toujours
respectée.
Je ne vais pas reprendre l'enquête approfondie des deux journalistes d'investigation et
n'apporterai ici ni confirmation ni infirmation de l'existence d'un compte bancaire appartenant à
Jacques Chirac et domicilié à la Tokyo Sowa Bank, établissement dont la réputation est considérée

par le Service comme douteuse, voire mafieuse. L'affaire a provoqué le départ de trois personnalités
de la DGSE : Jean-Claude Cousseran, directeur général entre 2000 et 2002, Alain Chouet, chef du
Service de renseignements de sécurité et Gilbert Flam, magistrat en situation de détachement, chef du
bureau des affaires protégées et, ultérieurement, à partir de 2000, du Secteur contre-criminalité. Tous
trois ont à un moment été soupçonnés d'avoir mené des enquêtes contre le président de la République,
Jacques Chirac, puis ont été blanchis. Mais ce n'est pas l'objet de ce chapitre. En fait, l'exemple de ce
télégramme va nous aider à comprendre comment est constitué un message chiffré de la DGSE et ce
qu'il indique au lecteur attentif, l'analyste de la Boîte. Son caractère particulier ne permettra pas de
tout voir, mais pourra éclairer les esprits curieux, y compris ceux qui s'intéressent au fameux compte
japonais dont l'existence juridique – ou judiciaire – reste à prouver.

Le fameux télégramme et son explication de texte
Au premier coup d'œil, on lit que ce message provient des archives du directeur général et ce,
pour plusieurs raisons. Il y a trois lignes dactylographiées : « message 422 du 11 novembre 1996
émanant du poste du JAPON où est évoqué le nom du président de la République ». Ces quelques
mots soulignent l'importance du message aux yeux du DG, en quelque sorte il doit le lire dans son
intégralité sachant que la plus haute autorité de l'État y est citée. D'autres éléments me confortent dans
cette idée : le terme « ARRIVÉE » qui indique que le télégramme vient d'un poste extérieur,
« JAPON – Tokyo » comme la référence *A316AG101627*, qui précise le numéro d'ordre du
classement, et enfin le cartouche qui indique les bureaux et services destinataires de ce télégramme.
Il convient de s'arrêter sur cette petite liste : « Montignac », le pseudonyme du chef du Service de
recherche, le colonel Ricard ; le Service de recherche (SR) ; DG/R, le Bureau spécialisé dans le
traitement des messages au profit du DG, auteur des trois lignes dactylographiées ; DR/M, le Bureau
spécialisé dans la sélection des messages au profit du directeur du renseignement, entité placée sous
mon autorité ; DR/R, par ailleurs également destinataire du message ; le Service de contreespionnage, le CE, qui reçoit toute la production « réservé Montignac », une règle de sécurité visant à
contrôler les postes et les sources.
Première constatation, la diffusion est relativement étendue, même si le message est classé en
« réservé Montignac », c'est-à-dire à l'usage exclusif du chef du Service de recherche. Il faut dire
qu'en fait la ventilation de ce message est beaucoup plus large : les photocopieuses tournent à plein
régime, comme pour n'importe quel message. Tous les états-majors sont servis. J'évalue à une petite
trentaine de personnes le nombre de lecteurs et elles ne sont pourtant pas toutes habilitées à recevoir
des télégrammes citant le nom du chef de l'État.
Le poste du Japon, « Atama 2C20 », et son chef de poste, OT 3514, de son vrai nom JeanClaude G, un capitaine de frégate, commettent deux erreurs. L'officier traitant 3514 transmet
seulement son message en « Urgent », comme le font à peu près tous les postes qui usent rarement de
la diffusion « Routine », sachant que leur renseignement sera lu sans grand intérêt, ou « Immédiat »
pour signaler une information secrète particulièrement sensible ou nécessitant une exploitation dans
les meilleurs délais. Par ailleurs, certes, il envoie son télégramme en « Réservé Montignac », mais
j'aurai tendance à dire seulement en « Réservé Montignac ». L'officier traitant ignore combien
d'exemplaires sont en fait ventilés au sein de la DGSE. Le bon timbrage aurait été, à mon avis,
« Réservé Tamana », c'est-à-dire uniquement destiné au directeur général, Jacques Dewatre, qui en

assure seul le pilotage en désignant un de ses directeurs pour faire traiter l'affaire. « Tamana » est à
cette époque le pseudonyme attribué au directeur général du Service. Fin politique et grand serviteur
de l'État, ce dernier aurait su gérer l'information plutôt brûlante relative à un compte bancaire
japonais soi-disant détenu par Jacques Chirac. Mon analyse est confortée par le fait que j'ai reçu
l'ordre de courir dans tous les bureaux pour récupérer les copies du fameux message.

Protection nécessaire
À défaut, l'OT aurait pu le transmettre en « Réservé Cluny », le pseudonyme du directeur du
renseignement, Michel Lacarrière. Finalement, la discrétion devant impérativement entourer un tel
dossier impliquant le chef de l'État imposait qu'il rédige deux messages différents : l'un sur les
activités de la Tokyo Sowa Bank et l'autre sur le soi-disant compte présidentiel. Le premier pouvait
facilement être transmis en « Réservé Montignac » à plusieurs destinataires, le second aurait été
protégé par un « Réservé Tamana » et seul le directeur général en aurait eu connaissance.
Deuxième constatation, rien n'indique que ce fameux télégramme 422 du 11 novembre 1996 a
été transmis à Gilbert Flam, même si on peut penser que le chef du Service de recherche lui en a
transmis une photocopie. Et ce alors que Flam a par la suite fait l'objet de la vindicte de l'Élysée et
été écarté de la Boîte, suspecté d'avoir « comploté ». Troisième constatation, il manque sur le
document le nom de la source sous la ligne pays. Cette source est seulement citée dans le corps du
texte, par l'intermédiaire de son pseudonyme : « Jambage ». La cotation du renseignement est
également absente. Il est vrai que « Jambage » est bien connu puisque le prédécesseur de 3514, l'OT
2927, Rémy P., traitait déjà cette personne, comme le fera par la suite le successeur du chef de poste
à Tokyo signataire du télégramme, Alexis M.
Quatrième constatation, je note qu'aucune référence ne fait mention des conditions de recueil
du renseignement. On peut penser que la source évolue dans son propre milieu professionnel, le
secteur bancaire. Enfin, l'OT 3514 ne cite pas une quelconque orientation donnée par le Service, ni
sur cette banque, ni sur l'éventuel compte japonais du président. Il y a tout lieu de penser qu'elle lui a
été donnée oralement, soit avant son installation sur place, soit à l'occasion de son passage à la
Centrale. Au regard du sujet traité, il y a tout lieu de penser que Gilbert Flam a briefé en personne le
représentant de la Boîte à Tokyo. Connaissant bien l'un et l'autre, je doute que Jacques Chirac ait été
cité dans la discussion, sauf à évoquer des articles nippons de quelques tabloïds à scandales. Il y a
une certaine déontologie à respecter, y compris à la DGSE et, même si Gilbert Flam avait eu quelque
idée maligne, il ne se serait pas aventuré à se dévoiler devant un chef de poste, notamment devant un
officier de marine, armée peu connue pour ses idées de gauche. Ensuite, les activités de la Tokyo
Sowa Bank entrent parfaitement dans le cadre des activités du magistrat et de son équipe. Il est même
surprenant que le chef de poste n'ait pas ajouté en en-tête la formule rituelle « intéresse BAP », c'està-dire le Bureau des affaires protégées.

Les services japonais alertés
La longueur du message – trois pages – tend à laisser dire que l'entrevue entre l'OT et sa
source a été plus longue qu'une simple remise de documents ou de dossiers. Le sujet principal traite
de criminalité organisée et d'organismes bancaires liés à la Sowa Bank. Il révèle aussi les craintes,

pour ne pas dire la peur, de « Jambage ». Le sujet est très sensible, surtout au Japon, au point que,
dans son avis, le capitaine de frégate G. signale que la source « paraît sincèrement penser que cette
banque n'est pas, du fait de sa présidence actuelle, fréquentable et il ne veut plus y toucher par simple
souci pour sa sécurité personnelle… »
Par ailleurs, la source « Jambage » indique que « le montant des sommes versées sur le
compte ouvert par Sowa au nom de M. Chirac serait de soixante-dix Oku Yen soit sept milliards de
Yen, soit environ trois cents millions de francs103 ». À la lecture de ce seul paragraphe, il n'est pas
possible de certifier que « Jambage » confirme l'existence d'un compte bancaire au Japon au nom du
président de la République. D'une certaine manière, l'affaire tombe comme un cheveu sur la soupe,
pour employer une formule un peu triviale. L'OT 3514 précise même au début du secundo de son
télégramme qu'il « a relevé dans la conversation les éléments suivants rapportés en brut, car non
recoupés ou vérifiés ». Il est alors impossible pour l'analyste de savoir d'où viennent ces
informations, presse à scandale ou informations bancaires. Les échanges ultérieurs entre le poste
Atama et la Centrale seront peut-être plus explicites.
Un dernier point retient mon attention. Dans le tertio de son message, le chef de poste précise
que « depuis son entrevue avec Jambage, il a rencontré son correspondant habituel, Jocaste… au
moment de se quitter, la question Sowa n'ayant pas été abordée, il a interrogé directement son
correspondant, lequel n'avait rien à dire ». Je suis surpris que l'OT 3514 ait abordé ce sujet avec
Jocaste104 puisque ce surnom désigne les services de sécurité du ministère nippon de la Justice. Il y a
une règle : on ne parle pas à un correspondant étranger d'une affaire intéressant son pays d'origine.
J'aurais aimé voir la tête des rédacteurs de la Boîte qui, à l'occasion d'une rencontre Totem avec leurs
homologues étrangers, auraient été en fin d'entretien questionnés sur le scandale du Crédit Lyonnais…
ou toute autre affaire franco-française.
Voilà le quotidien de l'analyste qui doit remettre de l'ordre dans un puzzle souvent compliqué.
Il n'en demeure pas moins que ce message sera le premier à déclencher l'affaire du compte japonais,
dont je ferai le récit plus loin105.
Bon nombre de chefs de poste se montrent plus prudents, le jour où ils doivent transmettre un
message particulièrement sensible. Ces jours-là, le téléphone chiffré, le DCS 500, chauffe entre leur
bureau et la Centrale, à Paris. Pas d'écrit, pas de trace.

Un télégramme sur les fraudes d'Omar Bongo
Ou si un papier est écrit, qu'il soit au moins exploité de manière discrète. Ce ne fut pas le cas
des informations sur des fraudes électorales commises au Gabon. En décembre 1993, Vincent N.,
alors chef du Bureau recherche de l'état-major, est de permanence. Une permanence à domicile qui
dure une semaine complète, y compris le week-end, obligeant quand même à se rendre à la Boîte le
samedi soir, le dimanche midi et le dimanche soir pour consulter les messages envoyés par les postes
extérieurs.
À l'époque, la campagne présidentielle bat son plein au Gabon. Le Service, connu pour son
intérêt particulier pour l'Afrique et ce petit pays pétrolier, suit de près les résultats, d'autant plus que
c'est la première fois qu'une « concurrence » entre les candidats, si l'on peut dire ainsi, a libre cours.
Vincent N. a l'attention attirée par un télégramme en provenance de Libreville, indiquant les résultats
avant la fermeture du scrutin et les très nombreuses fraudes qui ont entouré la réélection d'Omar

Bongo, au pouvoir depuis 1967. Il décide de faire un print 106, notamment sur les turpitudes
électorales du président gabonais, au lieu de rédiger une note blanche à l'attention du seul directeur
général… Vincent N. ignore qu'elles sont censées rester secrètes et ne regardent personne, surtout pas
la DGSE. On pourrait croire que la France n'était pas totalement étrangère au trucage ayant permis à
Omar Bongo de se maintenir au pouvoir ! Il est vrai que Jacques Foccart est alors encore un peu aux
affaires et qu'il porte une grande sympathie à ce dernier. L'initiative de Vincent n'a pas été
particulièrement du goût du haut commandement, à commencer par Michel Lacarrière lui-même. Cet
incident n'aura toutefois pas de conséquences sur l'avenir de ce brillant fonctionnaire qui sera nommé
à Bruxelles.
On le voit, l'art de la rédaction d'un message comme celui de son exploitation n'est pas chose
aisée. Une grande prudence, un sens politique certain doivent entourer l'analyse de la production des
postes, c'est en cela que le métier de rédacteur – ou, pour employer la terminologie de la Boîte, la
fonction d'exploitant –, ne peut être considéré comme marginale.

L'art de la note
Car une fois ce travail de décorticage réalisé, il faut en faire la synthèse et rédiger une note.
Tous les mots doivent être pesés, la plus grande prudence entourant la diffusion du renseignement, une
prudence que je conteste souvent par le fait que sa pertinence est diluée dans un abus de conditionnel.
Alors que le présent s'impose. Je déplore que la pratique du Service ne soit pas comparable à celle
plutôt anglo-saxonne qui consiste à transmettre la plupart du temps des informations brutes, sans effet
de style, au Joint Intelligence Committee, structure de synthèse de l'information, et à son autorité de
tutelle. La Boîte se doit, elle, de ne pas déplaire à ses lecteurs gouvernementaux. Pour cela, le
nombre de correcteurs de chaque papier dépasse l'entendement, du chef de section à l'état-major de la
DR, seule entité autorisée à écrire des notes de renseignement et des fiches blanches destinées au
directeur général. L'ensemble de ces filtres s'avère contre-productif, chacun laissant la responsabilité
à l'autre au motif que l'état-major veille. C'est cette dilution qui a conduit le Service à annoncer,
pendant près de dix ans avant l'heure, la mort du souverain saoudien, le roi Fahd, ou encore,
beaucoup plus récemment, à proclamer la disparition de l'otage franco-colombienne Ingrid
Betancourt à vingt-quatre heures de sa libération… Pourtant, sur cette dernière affaire, une cellule
particulière avait été montée. Elle avait pour seule activité de rechercher tout élément sur
l'enlèvement de notre ressortissante. Cette cellule s'est laissé piéger par une source humaine soidisant bien placé. Heureusement, le hasard a empêché la fiche de sortir le soir même ; le responsable
de la diffusion auprès du directeur du renseignement avait trouvé l'heure trop tardive pour la mettre
dans le circuit. Hélas ! les anecdotes ne manquent pas dans ce domaine hautement sensible.

96Certaines opérations sont conduites directement par le directeur du renseignement voire le directeur général. Là, je n'ai pas à en connaître.
97Actuellement c'est surtout avec la DCRI que les relations sont les plus importantes. Ce n'est pas l'arrivée de Patrick Calvar, ancien numéro deux de la Direction
centrale de renseignement intérieur, nommé lors du conseil des ministres du 23 décembre 2009 directeur du renseignement, qui va changer cette logique. Il prend la place
d'André Le M er, élevé au rang de conseiller maître à la Cour des comptes (troisième tour).
98L'officier traitant.

99Le chef de poste.
100Nicolas Beau et Olivier Toscer, L'Incroyable Histoire du compte japonais de Jacques Chirac, Éd. Les Arènes. Voir aussi annexes.
101Voir annexes en fin d'ouvrage.
102Soit environ 45 millions d'euros.
103J'hésite à dévoiler le pseudonyme de ce correspondant parce que je crois qu'il est toujours employé. La Boîte hésite à changer les pseudos dévoilés, car il s'agit
d'une lourde tâche. Pourtant le risque est grand, puisqu'une telle compromission facilite une éventuelle opération visant à casser les codes et permet de rendre lisibles
des messages cryptés.
104Lire chapitre 16.
105Nom donné aux messages destinés aux permanences de l'Élysée et des grands ministères, Premier ministre, ministre des Affaires étrangères et de la Défense.
106Lire chapitre 18.

17. Une balise Argos
contre l'immigration clandestine
Février 2001. C'est une première : en ce mois d'hiver, la côte d'Azur se trouve confrontée à un
afflux massif de clandestins kurdes arrivés par bateau, l'East Sea 107. Un boat people comme on en
avait jamais vu dans le sud de la France. Les pays les plus touchés restent l'Espagne, l'Italie, Malte,
la Grèce, mais jamais jusqu'à présent un navire n'est venu s'échouer sur nos côtes. L'affaire va
mobiliser les services secrets…
Je suis à l'arrière de ma Ford Mondeo de fonction. Gérard, mon chauffeur, s'apprête à doubler
une Peugeot bleu marine, une 607, avec un gyrophare tournant sur le tableau de bord. Or cette
dernière plus lourde, plus imposante que les berlines de la même marque et du même type. Et pour
cause : elle est blindée, identique à celles dont dispose le président de la République.
Nous sommes non loin de l'entrée de la DGSE. De l'arrière, je vois soudain les gardes rectifier
leur position et remonter la ceinture qui supporte leur 11/43.
Je me penche légèrement vers l'avant.
— Gérard, ne doublez pas, c'est le directeur général.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur, nous, on tourne à gauche.
La Boîte est matériellement coupée en deux : l'ancienne caserne des Tourelles est située côté
droit quand on vient de la porte des Lilas, et la caserne Mortier, abandonnée par le régiment du Train,
se trouve sur la gauche. Les Tourelles, c'est l'âme noble, le directeur général et son cabinet, la
Direction du renseignement (la fameuse DR dédiée au renseignement humain), la Direction des
opérations, la Direction de la stratégie et le Service de sécurité. De l'autre côté du boulevard ont été
installés la Direction de l'administration, le service de soutien aux opérations – un nom ronflant
désignant une mission quasi uniquement logistique – et la Direction technique.
Je dirige cette dernière structure. Le lecteur friand de James Bond pourrait la comparer au
laboratoire secret de « Q », l'inénarrable maestro des gadgets sans lequel 007 ne serait rien. Mon
service est associé à la fois à la recherche du renseignement, notamment grâce à des outils de
communication clandestins ou des ordinateurs portables adaptés aux missions. On y invente autant
des logiciels que d'ingénieux moyens de camouflage – et le Service action n'est pas notre dernier
« client » en l'espèce. Une autre partie du service, qui gère et analyse les scènes satellitaires, est
également capable d'établir des cartes aussi précises, pour ne pas dire plus, que celles de l'Institut
géographique national : ce département s'avère particulièrement utile quand il s'agit d'engager les

forces de la France sur des théâtres d'opération étrangers. Plus autonome, une petite équipe recueille
des informations sur les trajectoires des missiles lancés par des États connus pour développer des
armes de destruction massive. La DGSE dispose ainsi du moyen de les détecter à l'aide d'ordinateurs
et de systèmes complexes qui ressemblent à s'y méprendre à des entonnoirs emmanchés sur des
tuyaux d'arrosage. Ces dispositifs savants sont installés sur les toits de certaines de nos ambassades,
avec l'accord du ministère des Affaires étrangères, cela s'entend. Je commande aussi un département
qui assure le soutien et la réparation de tous les matériels électroniques de la Boîte, sans parler de
celui qui rédige les marchés publics. Les services secrets, comme toute administration française, sont
soumis aux mêmes règles.

Urgence chez le directeur de cabinet
Gérard va jusqu'au feu rouge, fait demi-tour pour nous mettre dans le bon sens, enfile le
couloir de bus et se présente au poste de garde. Le cérémonial des procédures de sécurité se répète
jour après jour. Le chauffeur présente son badge, glisse sur le petit portique celui de la voiture ; quant
à moi, je montre le mien. Le garde me fait un petit signe de la main, il y aura bientôt vingt ans que
nous nous connaissons, du temps où j'arrivais à pied. Une fois la voiture garée, je récupère ma
mallette Vuitton sécurisée par une serrure et un compteur qui permet de savoir combien de fois elle a
été ouverte. Je m'engouffre dans l'immeuble, le M4.
9 h 15. Christiane, ma secrétaire, m'attend avec une brassée de parapheurs qui contiennent, je
le sais, des marchés publics qu'il va me falloir relire, corriger ou signer. Ce matin-là, elle n'a pas tout
à fait la même tête que d'habitude et présente l'air contrarié. Avant que j'aie le temps de la taquiner,
elle me lance :
— Chef, le directeur de cabinet du DG, le général Champtiaux, a appelé plusieurs fois depuis
8 h 30. Il a l'air d'être très remonté.
— Pourtant, on est encore le matin, Christiane ; restons calmes. Allez, appelez-moi le général.
Dominique Champtiaux est dans le fond le véritable directeur général et il vaut mieux l'avoir
le matin qu'après son repas de midi, qu'il prend généralement solide et arrosé. Ce qui n'empêche pas
cet officier parachutiste de présenter la silhouette grande et sèche, le regard aiguisé, intelligent et
carriériste.
En trente secondes, Christiane est derrière son téléphone, appelle la Direction Générale en
demandant le directeur de cabinet, celui qu'on surnomme le « DG/CAB », et me le passe illico. J'ai
toujours ma veste sur dos, mais je sens que la journée sera bouleversée et que les dossiers en cours
attendront.
— Siramy, qu'est-ce que tu fous ? Ce n'est pas une heure pour arriver. Moi, je commence à
8 heures.
Ce n'est pas un reproche, une façon de parler seulement. Une forme de brutalité amicale.
— Tu as vu qu'un bateau s'est échoué pas loin de Saint-Raphaël avec une palanquée de
clandestins kurdes. Il faut que tu trouves quelque chose. Un moyen technique quelconque. C'est bien
toi qui t'occupes des techniques spéciales, non ?
— Mais, mon général, je veux bien m'en occuper, seulement il faut que la DR et la DO108 me
donnent un coup de main et me disent ce qu'elles connaissent. Vous savez bien qu'elles gardent leurs
renseignements.
— T'emm… pas. Lance tes ingénieurs et trouvez-moi une solution. Le DG est harcelé par
l'Élysée et Matignon. Il me faut une réponse pour midi…

— Non, mon général, c'est trop court. J'ai d'abord besoin de connaître les infos des autres
directions, les filières, etc.

Mission anticlandestins
Ma phrase n'est pas finie que le DG/CAB a raccroché. Il n'y a plus qu'à s'exécuter et réaliser
un projet en moins de trois heures. On devine mal l'objectif qui doit pourtant entrer dans le panel des
activités « maison ». Bon, je ne sais pas encore grand-chose : des clandestins, pas moins de 900
individus, ont débarqué en France ; l'équipage du bateau a quitté le bord bien avant, laissant le
bâtiment à la dérive pour le laisser s'échouer près de Saint-Raphaël.
Les Douanes doivent déjà être sur le coup, rien à espérer de ce côté-là, le temps de monter
une réunion, sans parler des petites rétentions d'information, jeu commun, quand un chien tient un
os… Bien sûr, j'ai quelques amis à la Direction nationale de la recherche et des enquêtes douanières,
la DNRED, mais si je veux une info il me faudra expliquer le pourquoi et le comment, or justement
j'ignore l'un et l'autre.
Quel est le but de l'intervention de la DGSE ? Débusquer la filière ? La neutraliser ? Je n'en
sais encore strictement rien. Les plus hautes autorités de l'État s'excitent sur cette affaire et, comme
d'habitude, on ne sait pas pourquoi. Je devrais dire, même à mon niveau. Je suis pourtant sousdirecteur d'administration centrale, l'un des hauts grades de la fonction publique. Mais nenni, pas un
détail de plus. Impossible de rappeler le général Champtiaux, l'ambiance n'y est pas et, sans
vergogne, il m'aurait raccroché au nez. Un seul objectif, gagner du temps pour comprendre.
Alors que je suis sur le point de passer des coups de fil à des camarades des autres directions
qui, à n'en pas douter, ont reçu la même sollicitation que moi, voilà que déambule près de la cafetière
et à portée de voix, un grand lieutenant-colonel, efflanqué et un peu flemmard, un ami solide.
— Salut, Étienne, viens me voir.
— Salut, chef, me dit-il avec un air malicieux, salut Pierre, qu'est-ce qui t'arrive, tu as l'air sur
le pied de guerre avec ta veste toujours sur le dos, ton papier et ton crayon. En plus, ça se voit à ton
regard, il est bleu dur… Tu veux un café ?
— Oui, je veux bien, merci.
Il prend mon mug sur le bureau sans autre forme de procès et revient avec sa tasse et la
mienne. Il s'assied en face de moi, saisissant le fauteuil de droite qu'il rapproche de la grande table
de travail. Tête en arrière dans mon fauteuil noir basculé, mains croisées, je sais que les minutes
comptent, mais si on ne prend pas le temps de la réflexion dans ce métier, on va vite à la catastrophe.
L'expérience de vingt ans de Maison m'a au moins appris ça.

Trouver un système espion
Je raconte à Étienne, chargé des relations entre mon service et la Direction du renseignement,
la dernière commande de Dominique Champtiaux.
— Attends, du temps où j'étais à SR/A avant que tu ne me débauches, c'était déjà une priorité.
Le bateau qui s'est mis au plein a dû agacer les autorités, c'est tout.
Ce qui est bien avec Étienne, c'est qu'il est toujours rassurant. Tout va bien, tout va très bien,
mais rien n'est simple. Je l'écoute pourtant d'une oreille attentive. Le secteur du Service de

renseignements monde arabe (SR/A) aurait donc déjà travaillé sur l'immigration clandestine ?
Champtiaux s'est bien gardé de me le dire. Je sais que le Service missions de la Direction des
opérations (DO/SM) a fait de vagues choses sur le sujet. Le SA peut-être aussi.
— Tu veux que je jette un œil et tende une oreille ?
— Oui, sans problème Étienne. En revanche, évite de leur dire qu'on est dans la boucle.
— Tu me prends pour un amateur ?
Il est un peu vexé de mes termes prudents et repart avec sa tasse sans un mot.
Une fois seul, j'appelle Serge, le chef du Département des techniques spéciales afin de voir ce
que nous pourrions faire. Il est capable de camoufler une caméra dans une boîte de transport pour
chien, de mettre un système électronique complexe dans un habillage en forme de caillou, notamment
pour mesurer les transports radioactifs. Sur notre affaire, j'ai déjà une vague idée plus ou moins
soufflée par Étienne.
Serge a ses bureaux à Noisy-le-Sec, une autre entité de la DGSE. Le temps qu'il vienne à la
Centrale me laisse quelque loisir. On peut bricoler un petit dispositif, histoire de surveiller une
filière. Parce qu'au fond je pense que la question est là. Champtiaux veut avoir des éléments de
langage pour les donner au directeur général qui lui-même les passera aux autorités de l'État. Histoire
de montrer qu'on n'a pas les deux pieds dans le même sabot et qu'on est réactif. Un mot à la mode
dans la Boîte.
10 heures. Serge n'est toujours pas arrivé. Je commence à m'impatienter. En revanche, je vois
au milieu de la porte la grande taille d'Étienne, sourire aux lèvres.
— Entre, Étienne.
— C'est bien d'avoir de bons copains… SR/A bosse sur les filières clandestines et cherche à
savoir d'où elles viennent. C'est la priorité. Ils ont monté un groupe de travail, une vague opération
appelée Talemic. Les deux premières lettres du pseudonyme, TA, de Talemic signifient bien qu'il
s'agit d'une action de la DR et pas seulement du Secteur.

Suivre la filière depuis la Syrie
À la DGSE, tout ou presque tout est désigné par un code, un pseudo pour employer le jargon
maison. Les noms en TA signifient qu'il s'agit d'une opération suivie par le directeur du renseignement
lui-même.
— Ils ont trouvé quoi ?
— Pas grand-chose. Ils ont bien une source au Liban, un agent rémunéré ; ils voudraient qu'il
intègre une filière et pouvoir le récupérer à l'arrivée, seulement il est hors de question de
recommencer la bavure du bateau.
— Écoute Étienne, si, comme je le crois, ce sont bien des Kurdes, leur point de départ est la
Syrie et ils vont au Liban par la route. Une fois arrivés à Beyrouth ou à Tripoli on stoppe la filière.
Qu'en penses-tu ?
— Oui, oui, et on les suit comment ? me dit-il d'un air dubitatif.
— J'ai fait venir Serge. Tous ses gadgets pourraient servir au moins une fois, on devrait
pouvoir faire quelque chose avec eux.
Serge vient d'arriver, un peu essoufflé.
— Désolé, chef, j'ai été bloqué dans un embouteillage. Ce n'est vraiment pas commode d'être

dispersé sur plusieurs sites…
— Fermez la porte et asseyez-vous. Vous voulez un café ?
— Non merci, j'en suis déjà à mon troisième. Qu'est-ce qui se passe ?
— Si j'ai bien compris, la DG veut qu'on neutralise une filière d'immigration clandestine et
que ça leur serve de leçon, un message fort.
— Oui, d'accord, mais avec quoi ?
— Justement, Serge, vous êtes là pour me donner la réponse.
— Moi, il n'y a qu'une seule chose que je vois, c'est la balise Argos.
Sa réflexion n'est pas idiote. On l'a vu plus haut, la Boîte utilise régulièrement ce type de
matériel. Comme nous en détenons un certain nombre, calibrées et opérationnelles, ça ne devrait pas
poser de problème.
— Je vous suis, Serge, mais j'ai deux objections. La taille de la balise, avec une alimentation
suffisamment puissante, et le repérage ; il nous faut des cartes. Les valeurs sont données en latitude et
longitude. Il faut qu'elles soient très précises, on ne pourra pas se contenter d'un quartier, il faut
arriver à la précision de la rue, voire d'une maison.
— Là, chef, c'est pas vraiment mon problème. Moi, je peux faire réfléchir mes gars sur le
conditionnement de la balise, voir comment on peut la camoufler, faire la surveillance vingtquatre heures sur vingt-quatre, mais le reste, c'est la cartographie, le Département imagerie.

Pas de carte de Damas !
Serge a à peine fini sa phrase que je tapote les touches préréglées de mon téléphone pour
appeler le capitaine, un géographe, en charge du domaine.
— Oui, c'est le chef, avez-vous des cartes très détaillées de la Syrie et même de Damas et du
Liban, plus particulièrement de Beyrouth et de Tripoli.
— Je peux vous dire, monsieur, que Beyrouth et Tripoli, nous les avons, le Service action
nous les a demandées il y a quelques semaines. On doit avoir aussi les routes entre la Syrie et le
Liban, en revanche Damas, je suis sûr que nous ne l'avons pas.
Je viens de laisser un grand blanc et mon interlocuteur me ramène vite à la réalité.
— Chef, qu'est-ce qu'on fait pour Damas ?
— Eh bien, vous faites la carte.
— Mais chef, il va nous falloir plusieurs jours, obtenir les scènes satellitaires, et j'en passe.
Je n'ai pas beaucoup de personnel.
— Vous n'allez quand même pas me dire que nous n'avons pas d'images de Damas ?
— Pas beaucoup chef, en plus elles sont anciennes.
— Oui, il faut agiter le Département imagerie, lui demander de faire des miracles, réussir à
donner à la Direction du renseignement militaire109 (DRM) Damas comme un objectif crédible pour
la DGSE.
La DRM va nous prendre pour des fous. Je n'ai pas fini d'entendre Jean-Pierre, le chef de
département, qui dans une logorrhée verbale intense va m'expliquer que ce n'est pas possible, en
multipliant en vrac les arguments : il a − lui aussi − un déficit en personnel, ce n'est pas une priorité
du ministère, on n'aura les premiers résultats que dans seulement trois ou quatre jours, et il faudra
bien traiter les images, c'est-à-dire qu'au moins quinze jours de plus seront nécessaires pour arriver à

un résultat à peu près correct. Et puis quoi encore, comme si j'avais trois semaines devant moi ! Il est
déjà presque 11 heures du matin et rien n'est vraiment sorti de ces discussions sans fin sur le temps
qui manque, sur le manque du personnel, sur ce que va penser la haute hiérarchie. Bien qu'étant sousdirecteur d'administration centrale, je suis considéré par cette troupe comme du petit personnel. Ils
préfèrent faire la cour au directeur technique, le général Mathian, pas insensible à la flatterie et peu
amène à me laisser gérer une affaire qui pourrait le mettre en valeur dans sa chasse aux étoiles. Si
jamais il me laisse la main, c'est qu'il a la certitude que l'affaire risque de tourner mal.

Manœuvrer en interne…
Je raccroche le téléphone et essaye d'appeler Jean-Pierre. Il est déjà en ligne avec le général
Mathian, j'en suis convaincu. Leurs conciliabules, je les imagine déjà. Ce sont à chaque fois les
mêmes : il doit probablement lui raconter n'importe quoi, à son habitude, notamment que je monte une
affaire dans son dos. Notre pauvre général souffre déjà suffisamment de la colonne vertébrale pour
éviter de lui faire mal aux lombaires. Bien sûr l'idée n'est pas là, il s'agit juste d'examiner les moyens
possibles avant de proposer au chef une idée de manœuvre.
J'aurais pu, j'aurai dû faire un mail au directeur technique en lui expliquant que le DG/CAB
est à fond sur l'histoire du bateau qui s'est échoué et qu'il avait sollicité le Service technique d'appui
pour trouver un soutien, une idée de manœuvre. Comme à son habitude, le général m'aurait demandé
de me débrouiller. Perte de temps, mais respect de la hiérarchie. La DGSE fonctionne aussi comme
ça. Mais pas besoin de jouer les idiots, vu les délais, je préfère me passer d'un chaperon dont les
conseils se seraient révélés bien inutiles même si, en son temps, il avait commandé le service dont
j'ai actuellement la responsabilité.
Je renouvelle mon appel vers Jean-Pierre. Il décroche enfin. Je n'écoute pas la réponse de
l'interlocuteur.
— Oui, il y a une urgence à traiter. Il faut prendre contact avec la DRM à Creil.
— Monsieur, excusez-moi, c'est Éric, l'adjoint de Jean-Pierre.
— Ce n'est pas grave Éric, vous prendrez très bien les consignes. Je veux des scènes
satellitaires de Damas et que, dans la foulée, on fasse une carte. Il me faut tout ça dans les soixantedouze heures. Je sais que c'est jouable.
— Jean-Pierre ne sera pas d'accord. On travaille sur la prolifération iranienne. C'est le DT
qui a dit que…
— Je sais et Jean-Pierre est parti ventre à terre demander confirmation de la priorité. Alors
on change de portage et on se met à fond sur Damas, les environs, un truc précis. Il me faut une carte
détaillée.
En prononçant cette dernière phrase, je comprends que je suis en dehors de la plaque. J'aurais
dû informer le directeur technique, lui demander son avis éclairé, lui soumettre après mes idées pour
qu'il les propose au DG/CAB, attendre qu'il revienne avec l'aval. Mais dans trois jours on y serait
encore et j'entendrais les critiques sur les capacités de mon service siffler à mes oreilles. Il faut
mener rondement l'opération et la décision doit se prendre au plus vite. Il sera toujours temps
d'obtenir le feu vert du grand patron, le directeur général Jean-Claude Cousseran.
Mes deux proches collaborateurs sont toujours là. Serge n'est pas très enthousiaste, il n'aime
pas passer en force. Contractuel de la fonction publique, il a une carrière à gérer. Étienne, lui, a l'air

plus amusé ; il est vrai que lieutenant-colonel n'ayant pas fait l'école de guerre, il n'a pas grand-chose
à attendre de la hiérarchie. Je réfléchis à voix haute, notamment pour tester la réaction de mes
interlocuteurs.
— Il faut mettre SR/A dans la boucle et qu'il demande à son poste de Beyrouth et à celui de
Damas comment les volontaires pour le départ sont habillés, quels sont leurs bagages − en ont-ils
d'ailleurs ? − afin de savoir comment on pourra planquer une balise Argos. Il ne faut pas que le chef
de secteur s'amuse à déblatérer partout qu'il travaille sur l'immigration clandestine. Tel que je le
connais il devrait savoir rester discret… Étienne, il faudra que tu te charges de ça. Vous, Serge, vous
allez voir avec la chimie110, il faut qu'ils trouvent une mousse qui empêchera les sirènes des
aéroports de se mettre en alerte rouge et qui n'empêche pas la balise de fonctionner…
— Chef, vous ne pensez pas que…
— Non, Serge, je ne pense pas. Il faut anticiper, c'est majeur. Sinon, comme d'habitude, on
fera ça dans l'urgence et on se plantera.

Une gourde piégée
D'un petit signe, je renvoie mes deux subordonnés à leurs occupations. On aura l'impression
de lenteur, de lourdeur même. Mais monter une opération, c'est ça, si on veut qu'elle marche. Bien
d'autres sont faites dans un coin, sans faire intervenir les différentes parties prenantes ou en leur
distillant quelques éléments diffus, pour ne pas dire confus. Celles-là font un jour ou l'autre les
bonheurs de la presse, qui récoltera toujours le bon tuyau glissé par un membre du Service un peu
bavard.
Je me place devant l'ordinateur et commence à pianoter une réponse pour le général
Champtiaux. Il est 11 heures, je suis dans les temps. Comme d'habitude dans ce genre d'affaire, je
mets le DT en copie.
« Suite à votre demande de ce matin, je comprends qu'il s'agit de suivre une filière et de la
stopper avant son arrivée en France. Seule la mise en place camouflée d'une balise Argos le permet.
Nous devons nous rapprocher de SR/A pour connaître le matériel à piéger. Nous savons qu'ils ont une
source qui pourrait se glisser dans la filière. Cet agent contre rétribution pourra faire le porteur. »
L'accord est obtenu dans les cinq minutes qui suivent. Pour le nom de code de l'opération,
nous réutilisons l'expression Talemic. J'appelle immédiatement Étienne pour qu'il explique à SR/A
qu'on rentre dans le jeu. Ce dispositif est assez rare, la Direction technique a toujours voulu se
positionner uniquement comme prestataire de service, jamais comme acteur. Mon volontarisme
n'arrangera pas mes affaires avec le DT.
Vers 11 h 15, Étienne revient me voir : il a rencontré le chef de secteur de SR/A qui était
moyennement chaud pour une opération commune. L'affaire n'avait pas été vue par la Direction du
renseignement, alors ! N'empêche, il fait rédiger en urgent, à la vitesse de transmission la plus rapide,
un message à notre représentation à Beyrouth et un à celle de Damas.
La réponse tombe dans l'après-midi même. Les futurs clandestins portent bien un sac avec
quelques effets personnels, mais ne les gardent pas en permanence. Le coup du manteau piégé ne peut
donc fonctionner. En revanche, ils ne se séparent jamais d'une gourde, pour l'eau. On décide de faire
avec la gourde. Il suffit de réduire le contenant, mettre la balise au fond et déployer l'antenne tout du
long. Rien de plus facile ? Pas évident. Serge envoie son équipe dans les grandes chaînes de

magasins de sport à la recherche de la gourde miraculeuse. Bien sûr, ils ont trouvé. Ils en ont acheté
quatre, trois étant réservées aux essais. Le soir même ils se sont mis au travail, les démontant, les
sciant, cherchant des mousses analogues et protectrices contre les contrôles.
L'après-midi, j'appelle Noël qui fait la veille des balises Argos et suit leur trajectoire. Il est
aux Alluets, près d'Orgeval mais très éloigné de la Boîte. Je lui donne rendez-vous pour le
lendemain, vers 10 heures.
L'affaire est enfin sur les rails. Pas chien, je fais un petit compte rendu écrit au général
Mathian. Le mail lui permettra d'avoir des éléments de langage si jamais le directeur général lui pose
des questions sur cette action qui semble tant lui tenir à cœur. En début de soirée, Jean-Pierre, à
peine aimable, m'appelle pour me dire que les cartes seront prêtes dans les 72 heures. Maintenant je
n'ai plus qu'à me mettre à la lecture du courrier et des marchés publics. Passionnant. Ce travail me
conduira jusqu'à 21 heures. Et Gérard, mon chauffeur, m'attend, sagement assis dans le secrétariat que
Christiane vient de quitter.

Alerte : le dispositif cesse d'émettre
Le lendemain, à 10 heures précises, Noël est là. Je le fais entrer dans mon bureau et lui
explique globalement l'affaire sans entrer dans les détails. Nous convenons qu'il m'enverra les points
de la balise par la messagerie Mélodie, notre Outlook sécurisé. Ensuite, nous réduirons la carte au
format A4 pour la rendre plus lisible aux autorités.
SR/A, après avoir validé la conformité de la balise, envoie un jeune officier traitant
transporter la gourde jusqu'à Beyrouth. Le chef de poste se chargera de la remettre à la source. Afin
de ne pas user inutilement les batteries, nous n'avons commencé à suivre notre précieux agent que
deux jours plus tard. En attendant que la filière soit en route, on réalise seulement quelques petits
flashes de vérifications. On avait pris soin de mesurer la capacité des piles du départ de Damas
jusqu'aux côtes françaises. Une fois notre homme arrivé dans la capitale syrienne, je lance la veille
24 heures sur 24.
Notre gourde se déplace de quartier en quartier tous les jours, comme trimballée d'une
planque à une autre. Six jours plus tard, Noël remarque un déplacement anormal. La balise indique
qu'elle emprunte la route qui conduit au Liban. La vitesse de l'écho sur l'écran est rapide. À n'en pas
douter, les clandestins sont à bord d'un véhicule. Les voilà dans la banlieue de Beyrouth, le quartier
Nord. Je demande qu'on affine la précision. Ce n'est pas commode et constitue une prouesse
technique. Les gars arrivent à préciser le pâté de maisons. On connaît la cache, les immigrants
clandestins y restent plusieurs jours.
Bien évidemment, pendant ce temps, j'informe le DG/CAB et le DT, toujours armé de son
sourire et qui ne croit pas du tout à cette opération, comme il ne croyait à aucune des opérations
montées par sa direction. Le patron de la DGSE a quand même été prévenu de notre avancée.
Au bout du douzième jour, je trouve Noël dans mon bureau. Il avait dû partir bien tôt pour être
là à 9 heures.
— Chef, il y a un problème. La balise ne bouge plus du tout depuis hier. L'alimentation est
encore bonne, ce n'est pas un problème technique. L'homme ne bouge plus.
Les hypothèses se bousculent dans ma tête. La gourde a été découverte et l'agent exécuté ou,
par peur, il s'est débarrassé de l'engin ? La filière a été stoppée par les autorités locales, syriennes ou

libanaises ?
Un voile d'inquiétude parcourt mon visage. Noël s'en aperçoit.
— Chef, on ne pouvait pas mieux faire. Vous saviez très bien qu'il y avait un risque. A-t-on
stoppé la filière au moins ?
— Je n'en sais rien, Noël.
J'informe immédiatement la DG et la DT. Pas de réponse. Plus tard, deux mois après au moins,
au détour d'une conversation avec Alain Chouet, le chef du Service de renseignement de sécurité,
j'apprendrai que l'opération a été un succés, que le directeur général a pris contact avec son
homologue (probablement le patron des services de renseignement syriens. Cousseran connaît
parfaitement la Syrie) et que les filières maritimes ont été stoppées.
On aurait bien aimé le savoir. Un petit mot de félicitations n'aurait pas fait de mal non plus.
Mais ce n'est pas le genre de la Maison. Heureusement l'affaire avait marché. Je reste pourtant
toujours dubitatif sur l'avenir de l'agent. A-t-il pu profiter des fonds versés par la DGSE ? Mystère.
« Nous avons été échaudés en février 2001 par l'arrivée de 900 Kurdes sur les plages de
Saint-Raphaël. Ce problème, humanitaire avant tout, nous a touchés. Depuis, nous avons des
dispositifs de prévention (survol en avions, bateau de surveillance et utilisation des sémaphores)
pour anticiper des débarquements », expliquera plus tard le préfet de Région. En décembre 2008, huit
Syriens et un Libanais, reconnus coupables d'avoir organisé le transport et le débarquement des 900
Kurdes, ont été condamnés à des peines d'un à dix ans de prison. Peu de clandestins se risquent
désormais à débarquer sur le littoral du grand Sud. Mais, en janvier 2010, le même scénario, certes
d'une moindre ampleur, s'est reproduit en Corse : 124 réfugiés se disant Kurdes de Syrie, comme en
2001, ont été débarqués près de Bonifacio. Après l'affaire Talemic, la Boîte avait cessé d'enquêter
sur les filières d'immigration clandestines. Dommage.

107Les sauveteurs avaient découvert dans le bateau battant pavillon cambodgien 910 personnes, dont 180 femmes et 480 enfants, entassées à fond de cale dans des
conditions de total dénuement et d'insalubrité.
108La Direction des opérations qui dirige notamment le Service action.
109La Direction du renseignement militaire est officiellement chargée, comme son nom l'indique, de l'information au profit des forces armées. La réalité est un peu
différente et la rivalité entre DRM et DGSE est certaine. Les deux services sont après tout deux directions du ministère de la Défense et la DRM a souvent le sentiment
que tout relève du militaire.
110J'ai également cinq ingénieurs chimistes sous ma responsabilité.

18. Chirac et le Japon : malaise à la DGSE
Septembre 2001. J'arrive à mon bureau, celui du chef de service que je suis. Ce matin, point de
café brûlant dans les mains de Christiane, ma secrétaire.
— Bonjour, monsieur… Le général Champtiaux vous attend, mais pas dans son bureau, dans une
petite pièce à côté de l'ancienne salle opérationnelle.
Le général Dominique Champtiaux est le numéro deux de la Maison, l'adjoint du cabinet du
directeur général, Jean-Claude Cousseran. Le premier est notoirement chiraquien bon teint, le second,
socialiste convaincu. En plus, Champtiaux dispose d'un avantage majeur au sein de la Boîte, il est
militaire. Même si, en termes d'effectifs, les membres de l'armée n'y sont plus depuis longtemps
majoritaires, ils présentent cohésion et esprit de corps face aux civils.
Je reprends mon imperméable, le temps est humide et il me faut traverser le boulevard. Je trouve
rapidement l'endroit où m'attend le directeur de cabinet. Mais il n'est pas seul à ce rendez-vous
improvisé : le colonel Philippe C., chargé de la section DG/P (P comme pénétration) et qui, avant les
grandes réformes, dépendait du service de contre-espionnage, est également présent. Ce n'est pas bon
signe.
Les salutations sont fraîches, l'affaire doit être sérieuse.
— Salut, Siramy. Connaissez-vous la Tokyo Sowa Bank ? Avez-vous vu des notes sur le sujet
quand vous étiez à l'état-major ?
Le chef de DG/P me regarde, l'air plus ou moins soupçonneux.
— Le nom me dit quelque chose. C'était Gilbert Flam, le chef du bureau des affaires protégées,
qui suivait cette banque en raison de ses activités louches. Je n'ai pas connaissance de fiches
particulières sur le sujet.
— Oui, je sais que c'est Flam qui s'en occupe. Que pensez-vous de lui ?
— Sa femme travaille à la mairie de Paris, c'est l'une des adjointes de Bertrand Delanoë. Quant
à lui, bien que magistrat, il vient de la Direction des affaires stratégiques111. C'est Gouvion-Saint-Cyr,
l'ancien chef du Service de la recherche qui l'a coopté pour entrer au Service. J'ai appris que, dans
les années 1990, il fréquentait très régulièrement l'ambassade d'Israël. Ma source était
particulièrement fiable, elle travaillait aussi à la DAS comme administrateur civil.
— Oui, on sait. Y compris pour l'ambassade d'Israël.
Le général Champtiaux balaie d'un revers de main cette dernière remarque. Ça ne l'intéresse pas,
le colonel non plus. Je suis surpris de cette attitude. En tant qu'ancien du service de contreespionnage, je trouve qu'il serait logique de creuser cette relation suivie avec une ambassade

étrangère, même si rien ne laisse penser qu'elle soit illégitime. D'un autre côté, j'ignore pourquoi on
me pose des questions sur une banque japonaise. Toute cette discussion est bien mystérieuse.

Banque japonaise sulfureuse
À l'issue de cet entretien très court, je croise André Le Mer, inspecteur général de la Boîte,
fonction qu'il a taillée à sa mesure après avoir été directeur du renseignement par intérim pendant de
longs mois, son prédécesseur Michel Lacarrière ayant pris sa retraite et son successeur Jean-Pierre
Pochon étant arrivé dans le poste tardivement. Nous échangeons quelques banalités et venons à parler
de l'enquête de Champtiaux. Il me répond sans ambages.
— Heureusement en ce qui me concerne, je n'ai pas de mémoire et puis il y a ce bon
Richard L. qui nous a sauvés la mise en gardant la fiche incriminée sous le coude. Une fiche qui
parlait du président de la République, vous vous rendez compte ? Par chance, la hiérarchie ne l'a pas
eue entre les mains et ne peut donc être tenue pour responsable. On l'a échappé belle.
Je ne comprends rien à ses propos. De quelle note s'agit-il ? De quel sujet est-il question ? Je
finirai par le savoir, mais plus tard. Je continue la conversation. Souvent les discussions à la DGSE
tournent autour du pot sans tomber dedans. Chacun tente de savoir ce que sait l'autre, sans pour autant
dévoiler ses cartes. Un petit jeu épuisant. Et frustrant.
— André, c'est une affaire politique ?
— On peut appeler ça comme ça, oui. Et qui implique la Boîte.
— À cause de la femme de Flam ?
— Pourquoi la femme de Flam ?
— Parce qu'elle est socialiste et que son mari lui a peut-être parlé d'une affaire trouble avec
la banque nipponne.
— Elle est socialiste ? Mais je ne le savais pas, moi qui ai emmené si souvent Gilbert Flam
rencontrer Jean-Louis Gergorin112 chez Matra. Vraiment, je n'ai pas de mémoire…
J'ai du mal à le croire. C'est son moyen de défense pour ne rien dire. Un grand classique…
Pourtant, ce jour-là, un accent de vérité semble teinter ses propos. Finalement, peut-être ne sait-il
rien de la couleur politique de Mireille Flam, cette conseillère de Paris qui fut adjointe au maire de
2001 à 2008. Il est vrai qu'André Le Mer n'est pas réputé pour avoir développé sa fibre du contreespionnage et semble peu s'intéresser aux personnes. C'est du moins ce que beaucoup pensent au
Service. Je mets un terme à la conversation qui m'agace un peu et retourne à mon bureau. Il
commence à pleuvoir alors que je traverse le boulevard dans le sens inverse.

La DGSE décapitée
Cela semble incroyable, mais je n'entendrai plus parler de cette enquête jusqu'en 2008. Entretemps, évidemment, j'ai lu la presse. Le journal Le Monde avait été le premier à tirer, le 23 juin
2002. En gros caractères à la Une, il titrait ce lundi-là : « L'Élysée accuse les services secrets d'avoir
enquêté sur M. Chirac sous le gouvernement de M. Jospin. » Jacques Chirac venait d'être réélu chef
de l'État, et les règlements de comptes d'après campagne se préparaient, comme le quotidien le
laissait entendre, assurant dans le chapeau de présentation de l'article : « Convaincu que la DGSE et
la DST ont recherché, au Liban et au Japon, des éléments destinés à le compromettre, le président de
la République souhaite en remplacer rapidement les directeurs. L'annonce n'est pas encore officielle
mais la décision est acquise. » En effet, quelques jours après, Jean-Claude Cousseran est remplacé en

conseil des ministres par Pierre Brochand. Avec le directeur général de la DGSE, d'autres cadres de
la Boîte sautent, pour de bonnes ou mauvaises raisons, on ne sait trop : Gilbert Flam113 et Alain
Chouet114 principalement. Jean-Pierre Pochon, directeur du renseignement, quitte lui aussi le Service,
mais bien après ces derniers. Les journaux115 avaient depuis le printemps évoqué sa mésentente
notoire avec Cousseran, au point que ce dernier lui avait ordonné de rester chez lui pendant six mois.
L'affaire rebondit en 2006. Le montage des comptes bancaires Clearstream faussement
attribués à une série de personnalités politiques, et aussi des affaires, de l'industrie et des services de
renseignements remet le dossier japonais dans l'actualité. Mais par ricochet. Les juges ont
perquisitionné chez le général Philippe Rondot et sont tombés sur le fruit des recherches menées par
ce dernier à la demande de Jacques Chirac à l'automne 2001. Avec le général Champtiaux, Rondot
avait en effet été chargé par le chef de l'État de faire la lumière sur l'action réelle de la DGSE sur le
sujet. Et comme il notait tout, même les affirmations les plus incroyables… La presse, vite alertée,
publie des extraits de ses carnets, devenus fameux, et les notes de la Boîte qui ont été versées au
dossier d'instruction. Un message crypté adressé à la DGSE à Paris par son chef de poste au Japon, le
11 novembre 1996, saisi par la justice, fait les délices des journalistes. J'ai montré dans un précédent
chapitre116 comment ce télégramme a été distribué à grande échelle dans la Boîte au lieu d'être
diffusé, pour ses informations les plus sensibles, celles touchant à Jacques Chirac, au seul directeur
général. La presse se perd en conjectures mais les certitudes sur l'existence, ou non, de ce fameux
compte bancaire qui fait couler tant d'encre, ne sont toujours pas au rendez-vous. Quant à moi, je
découvre comme le lecteur lambda ces développements dont j'ignorais tout. Et le temps passe…
Un jour de 2008, une amie me dit, à l'occasion d'un dîner :
— Tu sais que tu es cité dans un livre ?
— Quoi ? Avec mon nom ? Quel livre ? Sur quelle affaire ?
— Non, il n'y a pas ton nom, mais c'est ton profil tout craché. Le titre du livre te donnera tout
de suite le nom de l'affaire, L'Incroyable Histoire du compte japonais de Jacques Chirac 117. Ils
reprennent les propos du capitaine Bernard Coquart, tu le connais, tu l'as eu sous tes ordres.
— Ça alors !
La fureur me gagne. J'ai passé toute ma vie professionnelle à préserver la discrétion autour de
mon nom et mes fonctions, et voilà ces efforts réduits à néant sans que je n'en aie rien su. Même
Intelligence Online, une lettre spécialisée dans les affaires de défense et le suivi des services
spéciaux, qui entretient pourtant des contacts suivis au sein même de la DGSE, ne m'a jamais, en
vingt-cinq ans, consacré un seul entrefilet. Je me précipite sur mon ordinateur et commande le livre
par Internet, histoire de savoir au plus vite ce qu'il en est.

« Puni et mal noté »
Deux jours plus tard, l'ouvrage, doté d'une couverture orange éclatante, est dans ma boîte aux
lettres. J'y découvre plusieurs faits qui me rappellent des souvenirs remontant à l'époque où j'étais à
l'état-major de la Direction du renseignement. Bien sûr, je tombe sur les pages 100 et 101 dans
lesquelles un mémorandum du capitaine Bernard Coquart, daté du 25 juillet 2002, est cité. Alors
membre de la Boîte, Coquart avait pris la plume pour saisir l'Élysée de prétendus dysfonctionnements
au sein de la DGSE, dénonçant ce qu'il appelle « l'utilisation déloyale des moyens du Service » et
assurant que ceux qui ont « collaboré » en interne avec les responsables de ces enquêtes soi-disant

partiales ont été promus. À la suite de ces lettres adressées à un ami personnel de Jacques Chirac,
l'ancien ministre, ex-secrétaire général du RPR (l'ancêtre de l'UMP), Bernard Pons, le chef de l'État
avait exigé, on l'a vu plus haut, une enquête interne sur les pratiques en cours au sein de la Boîte.
Coquart écrit notamment : « Il ne fait aucun doute que ce type de collaboration eût valeur de
sésame et de qualification professionnelle. En l'espace de quatre ans, mon ancien alter ego est devenu
chef de service à la DGSE avec grade de sous-directeur de l'administration centrale. Quant à moi
[Bernard Coquart], je suis toujours capitaine, puni et mal noté par M. Cousseran. » Les deux auteurs
du livre poursuivent : « Ce qui est vrai. Le capitaine avait fait l'objet d'une procédure disciplinaire
lourde. » En réalité, la sanction avait été plutôt clémente.
Le « chef de service », « sous-directeur de l'administration centrale », c'est bien moi. Que
peut bien contenir ce mémo de juillet 2002 ? Pourquoi Coquart se permet-il de me mêler à l'affaire du
compte japonais du président de la République ? Je sais qu'il est inutile de se tourner vers la
direction du Service pour en savoir plus. On me fera comprendre qu'il n'y a rien à voir et que l'affaire
ne me regarde pas.
Deux juges d'instruction, Jean-Marie d'Huy et Henri Pons, ont en charge le dossier
Clearstream, dans lequel les pièces sur l'affaire japonaise ont été versées. Ma seule crainte, c'est que
mon nom de famille y soit cité. Une belle faute de sécurité ou une insouciance rare, en tout cas une
absence de protection d'un officier de renseignement. Je vais me débrouiller afin de récupérer le
fameux mémorandum et quelques autres documents dans lesquels il serait susceptible que mon nom
apparaisse. Je trouve la source et obtiens la photocopie de quelques feuillets édifiants. Les
documents que je me procurerai ne me rassureront pas : mon identité réelle n'a pas été épargnée, et
figure dans le mémo. On est plus dans la délation que dans le compte rendu.

Une « taupe » politique au sein de la Boîte
Je connais Bernard Coquart depuis 1992. À cette époque, il travaillait au Groupement
interministériel de contrôle (GIC), un organisme chargé des écoutes administratives autorisées par
l'État. C'est dans ses sous-sols situés à quelques jets de pierre de l'hôtel des Invalides que les
différents services étatiques – la DGSE bien sûr, mais aussi la DRM, les services de police, les
Douanes, etc. − écoutent vingt-quatre heures sur vingt-quatre les conversations téléphoniques. Ici
tournent jour et nuit, sans interruption, des dizaines d'enregistreurs branchés sur autant de téléphones
d'individus ciblés pour terrorisme ou grande criminalité, voire collusion avec un service adverse.
Basé en permanence aux Invalides, un agent du GIC apporte et reprend dans une valise
sécurisée la production quotidienne des enregistrements, conservée seulement trois mois au Service.
Il récupère les demandes nouvelles et les feuillets arrivant à expiration. Voilà la fonction du capitaine
Coquart. À l'occasion de ses passages à la Centrale, il ne manque pas d'aller saluer l'un de ses
proches, Patrick Perrichon, toutes portes fermées. Ce dernier est alors chef d'état-major adjoint. Je
n'ai jamais su quels secrets ils échangent lors de leurs conciliabules en tête à tête.
Au printemps 1996, Bernard Coquart rejoint la DGSE et est affecté en qualité de sélectionneur
des messages et des constructions techniques (le mot officiel désignant les écoutes) pour les autorités
et chefs de bureau de l'état-major. Il travaille donc aux ordres du directeur du renseignement, de son
adjoint, du chef d'état-major, de son adjoint, du chef du Bureau analyse et de celui en charge de la
recherche par moyens humains, c'est-à-dire moi-même.

J'apprendrai plus tard que Coquart connaît particulièrement bien le général Charrois, le patron
du GIC, dont le nom sera largement cité dans l'affaire des écoutes de l'Élysée. À n'en pas douter, son
intervention et le combat de Patrick Perrichon pour le récupérer à la DGSE lui ont permis d'intégrer
la Boîte dans un poste sensible, mais relativement médiocre au regard du nombre de photocopies
qu'il est chargé de faire tout au long de la journée. Son rôle est de sélectionner une dizaine de
messages ou interceptions toutes les trois heures. Il ne peut se livrer qu'à un survol rapide de ces
documents tant la masse est importante et n'a évidemment aucune mission de contrôle sur les activités
des membres du Service, contrairement à ce qui a pu être dit.
Patrick Perrichon, pour lui mettre du baume au cœur et flatter son ego surdéveloppé, l'a
baptisé chef de bureau, le dotant d'une voiture de service lui permettant de rejoindre son domicile
dans la banlieue ouest de Paris, dans les Yvelines.

Les incontournables Pasqua et Marchiani
Bernard Coquart faisait bien son travail. J'étais son notateur. Grâce à moi, il a pu obtenir de
bonnes appréciations, à la hauteur de sa tâche plutôt ingrate. Pourtant, je n'appréciais guère sa
manière de se prendre au sérieux. Il se la jouait, pour parler de manière triviale. Je n'ai jamais
imaginé qu'il se livrait à des enquêtes particulières sur le fonctionnement du Service comme il
l'assurera dans le fameux mémorandum du 25 juillet 2002 remis au général Philippe Rondot, alors
conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales auprès du ministre de la Défense.
Rondot, dans une note118 au directeur de cabinet civil et militaire du ministère de la Défense, validera
les propos de Coquart sans aucun esprit critique. Il émettra même des doutes sur le sérieux de
l'enquête interne de la DGSE lancée suite aux premières déclarations de notre capitaine délateur en
mai 2001, qui lui avaient valu une légère sanction disciplinaire (dix jours d'arrêt avec sursis) pour
allégations mensongères. Ses actions et les déclarations nuiront fortement à la Boîte ; pas seulement à
la haute hiérarchie, mais à l'ambiance générale de la DGSE.
Bernard Coquart, pendant son séjour de deux ans à l'état-major et même dans son affectation
future au Secteur Asie-Amériques, n'a aucune connaissance du contexte politique. Je ne prendrai
qu'un exemple : l'Angolagate. Rien de surprenant qu'un service de renseignement dont la mission est
de travailler à l'étranger s'intéresse à l'Angola et aux livraisons d'armes alimentant cet État pétrolier,
d'autant plus que le Service soutient l'Unita, le mouvement en rébellion contre le pouvoir central du
président José Dos Santos, et son chef Jonas Savimbi119, suivant en cela les directives
gouvernementales. Il est, en l'espèce, impossible de ne pas tomber sur les noms de Charles Pasqua,
ministre de l'Intérieur entre 1993 et 1995, ou de Jean-Charles Marchiani, son proche collaborateur,
nommé préfet du Var à la même époque. Coquart a en effet pu lire des comptes rendus d'écoutes
téléphoniques dans lesquelles apparaissaient ces derniers. L'enquête de la DGSE ne portait pas sur
eux, même si Pasqua comme Marchiani se retrouveront au banc des accusés lors du procès qui se
déroulera en 2009 à Paris, mais sur les intermédiaires étrangers ayant organisé les livraisons de
matériels de guerre.
Dans son mémorandum, Bernard Coquart assure du contraire, accusant Gilbert Flam, chef du
bureau des affaires protégées, de mener des investigations sur l'ancien ministre et son collaborateur,
et je serais selon lui son complice. Mais il semble ignorer qui s'occupe de quoi. Tout n'est pas du
ressort de Gilbert Flam, au contraire. Pour reprendre l'exemple de l'Angolagate, l'affaire est suivie

par Bruno B., que le directeur du renseignement surnomme « Gnangnan » en raison d'un léger défaut
de prononciation. Bruno B. appartient au Secteur défense, spécialisé dans les contrats d'armement. Il
représente le Service à la Commission interministérielle d'étude des exportations de matériel de
guerre. Michel Lacarrière le reçoit régulièrement. Bernard Coquart l'ignore, le général Rondot aussi.
Le résultat, c'est que je serai accusé d'être homme de gauche, une créature de Cousseran à
écarter de toute responsabilité, un dangereux personnage incontrôlable. Heureusement, l'affaire se
calmera. Il n'empêche que j'ai été blessé. En revanche, Coquart a eu le bon goût, ou la subtilité, de
dédouaner dans ses courriers Michel Lacarrière, le directeur du renseignement, et André Le Mer,
devenu son adjoint. Il a omis, bien sûr, le nom de son protecteur, Patrick Perrichon.

Membre des réseaux Foccart
Notre zélé capitaine est pleinement politisé. Le 3 juillet 2003, il écrit à l'ancien ministre
Bernard Pons, très proche de Jacques Chirac. « … Ceux qui me connaissent savent mon attachement
au mouvement gaulliste, ne serait-ce que parce que j'ai eu le privilège d'être présenté, il y a quelques
années de cela, à M. Jacques Foccart et de le rencontrer plusieurs fois120… » Inutile de se lancer
dans un long commentaire, Bernard Coquart avoue qu'il est membre des réseaux Foccart, puissants
pendant de très nombreuses années, notamment en Afrique et ayant placé des hommes de confiance au
sein du SDECE d'abord, de la DGSE ensuite. À l'époque et même avant d'avoir connaissance des
lettres et du mémorandum de Coquart, je pensais que cette époque était révolue. Ce capitaine, devenu
petite main de différentes officines privées après avoir quitté l'armée121, s'attaque non seulement à
Gilbert Flam, mais également au directeur général, Jean-Claude Cousseran, de sensibilité de gauche,
et au général Dominique Champtiaux, le numéro deux de la Maison. Il ignorait que ce dernier était
protégé par la très haute hiérarchie militaire, notamment le chef d'état-major des armées, Henri
Bentégeat. À la DGSE, il est plus facile de changer de directeur général que d'écarter un homme du
sérail militaire.
L'affaire Coquart, par ses dénonciations, a facilité le développement de l'affaire du compte
japonais de Jacques Chirac au sein de la DGSE. La Boîte, sous l'impulsion du directeur général et de
ses hommes liges, tous de gauche, ferait la chasse aux politiques qui ne sont pas de son bord. Voilà ce
que fait savoir le capitaine humilié, qui n'avait pas été nommé en poste extérieur pour raisons
psychologiques. Son témoignage pèsera lourd auprès de l'Élysée, trouvant grâce auprès d'oreilles
attentives. Mais l'enquête sur l'existence d'un compte japonais détenu par l'ancien président de la
République est passée à la trappe, sapée par la manipulation Coquart. Ce fameux compte, je ne sais
pas, personne ne sait s'il existe ou a existé. De son côté, Jacques Chirac dément cette rumeur, même si
les investigations des journalistes Nicolas Beau et Olivier Toscer semblent pertinentes. Mais nous
touchons là à une autre affaire. Et si le capitaine Coquart n'était peut-être qu'une pièce dans un
dispositif plus complexe…

111DAS, qui dépend du ministère de la Défense.
112Il s'agit du même Jean-Louis Gergorin, bras droit de Jean-Luc Lagardère, vice-président d'EADS, apparu dans l'affaire des listings bancaires trafiqués de

Clearstream. Gergorin explique aujourd'hui n'avoir rencontré qu'une seule fois Gilbert Flam. Lire chapitre 13.
113Gilbert Flam a alors réintégré la magistrature en étant nommé vice-procureur de la République de Paris.
114Renvoyé chez lui, Alain Chouet conservera néanmoins son traitement jusqu'à sa retraite, en octobre 2008.
115Ainsi Jacques Isnard, « Incompatibilité d'humeur entre les deux têtes de la DGSE », Le Monde, 27 avril 2002.
116Lire chapitre 16.
117Nicolas Beau et Olivier Toscer, éditions Les Arènes.
118Note N° 305/DEF/CROS du 25 juillet 2002.
119La mort de ce dernier, le 22 février 2002, mettra un terme à la guerre civile qui ensanglantait l'Angola depuis 25 ans.
120Extrait de la lettre adressée à Bernard Pons.
121Les autorités militaires l'ont poussé à quitter l'institution après une rixe terminée sur le trottoir. Il sera ramené à la raison par Alain Juillet, alors haut responsable
pour l'intelligence économique et ancien directeur du renseignement de la DGSE.

19. Quand la voix de Ben Laden
sème la discorde à la DGSE
10 novembre 2002. L'air est frais sans être froid, une belle journée d'automne. Le Service
technique d'appui (le STA) est en ébullition. Le directeur général de la DGSE, Pierre Brochand, doit
enfin, après avoir remis plusieurs fois sa visite, se déplacer dans nos locaux. En interne, cela
cristallise les rapports de pouvoir. Le directeur technique, le général Mathian, a cédé sa place à son
adjoint, Pascal Faure, dans l'aréopage qui accompagne le patron. Le personnel en tire des
conclusions, un peu hâtives peut-être, mais sûrement pas dénuées de fondement. Le directeur
technique ne souhaite pas soutenir par sa présence son subordonné, moi en l'occurrence, il préfère le
laisser seul face au DG. Il sait parfaitement que son adjoint n'interviendra pas, il lui a promis sa
place donc il ne fera pas de zèle. Le général Mathian ne veut pas répondre à des questions qui
pourraient être embarrassantes, montrant notamment le peu d'intérêt qu'il accorde au soutien
technique, une activité pourtant fort utile à la Boîte. Qu'on en juge : il couvre l'ensemble
des implantations de la DGSE, en France comme à l'étranger, et apporte aussi un apport important à
la recherche opérationnelle, qu'il s'agisse de moyens radio ou de consoles informatiques, d'antennes,
comme à la recherche par moyens humains : les dispositifs employés sont par exemple les balises
Argos, qui ont servi dans l'opération Talemic122 contre l'immigration clandestine, les enregistreurs
sous support, camouflés dans une sacoche pour garder en mémoire les échanges avec un honorable
correspondant ou un agent de la Direction du renseignement, les appareils photo dans un cartable qui
permettent de disposer du portrait de l'interlocuteur, par exemple.
Mathian se moque de toute cette logistique technique, pourtant fondamentale dans un service de
renseignements. Il préfère éviter d'être mis dans l'embarras d'autant plus que, quelques années avant
moi, il avait commandé ce service sans vraiment briller par les soutiens apportés à ses troupes. Le
général craint également toute question sur la relative lenteur des développements des transmissions
clandestines très utilisées sur le terrain, notamment à l'étranger, et qui permettent de rester en contact
avec la Boîte sans être identifié comme membre de la DGSE ou même comme ressortissant français ;
des communications invisibles. Il ne tient pas à expliquer que la technologie moderne est tellement
sophistiquée qu'il faut des mois pour détourner les matériels de leur usage courant. Il vit mal les
attaques contre son petit château fort.
Pour le général, le STA, on le voit, n'est pas son unité de pointe ; il préfère de beaucoup celle
qui s'occupe des interceptions électromagnétiques, c'est-à-dire les écoutes, secteur à ses yeux

beaucoup plus porteur pour sa carrière. Néanmoins, la visite a fait l'objet d'une préparation de
plusieurs jours. Il ne fallait pas tout montrer, tant s'en faut, mais plutôt présenter le meilleur du
service. Objectif numéro un : éviter que le DG soit amené à poser des questions « indiscrètes » qui
auraient pu le conduire à réviser son jugement sur le bon usage de la Direction technique. Le général
Champtiaux, directeur de cabinet et véritable numéro deux de Pierre Brochand, m'a briefé la veille,
notamment sur un point.
— Siramy, il est hors de question que le DG voie le studio. Vous vous débrouillez comme vous
voulez, mais comme j'ai l'intention de le supprimer, je ne veux pas qu'il pose des questions sur son
utilité.
— Mais pourquoi le supprimer, il est très utile pour les enregistrements, pour évaluer la
crédibilité d'une cassette audio ou vidéo…
— Ah oui…, me répond-il d'une voix teintée de mépris.

Des choix financiers contestables
Au ton de Champtiaux, j'ai compris que la conversation était finie. Mais je regrette l'ordre du
général. Le studio du STA est une véritable régie, comme dans une chaîne de télévision. Des écrans
couvrent les murs, des magnétoscopes et autres enregistreurs ou égaliseurs de sons et de bruits
s'entassent sur des tables. Dans cette pièce, il est possible de visualiser ou d'écouter autant de
cassettes qu'on veut, de faire des montages ou de déterminer, grâce à des machines plus
sophistiquées, ceux qui auraient pu être faits avant diffusion. Dans le contexte d'une société hyper
médiatisée, ce dispositif est particulièrement adapté au renseignement moderne et que le haut
commandement veuille s'en débarrasser sans autre forme de procès me chiffonne. La plus-value
apportée par cette cellule, qui joue également un rôle important dans la chaîne scientifique de la
reconnaissance vocale, est considérable, et voilà des responsables de la DGSE qui préfèrent
s'asseoir dessus.
L'idée est peut-être, en cette période d'économies qui sévit dans la fonction publique, de
concentrer le budget sur la rénovation de la section chargée de la diffusion des chaînes de télévision
internationales, afin de permettre aux rédacteurs de suivre les actualités du pays dont ils sont
spécialistes. Il est vrai que le besoin est là et que la reconstruction du local comme des antennes
paraboliques et du câblage dans l'ensemble des bâtiments ne serait pas un luxe. On peut quand même
s'étonner de ce choix financier, si c'est bien celui-là, quand on voit le nombre de voitures « haut de
gamme » qui composent le pool automobile de la DGSE. Les investissements nécessaires pour la
réhabilitation de la section TV sont, certes, sans commune mesure et bien plus onéreux, néanmoins
des économies peuvent être faites sans altérer la recherche technique. On a une fâcheuse habitude en
l'espèce : attendre que les Américains nous donnent la réponse à nos questions, notamment dans le
domaine de la reconnaissance vocale. Finalement, les chefs font plus confiance à ce partenaire
privilégié qu'à leurs propres équipes. Je ne partage pas ce point de vue, même s'il ne faut pas
négliger l'apport de la CIA et des autres organismes de la communauté américaine du renseignement,
correspondants puissants, tellement puissants qu'ils peuvent nous induire en erreur comme ils ont
tenté de le faire avec leurs photos satellites de l'Irak123.

Visite très express
La visite doit avoir lieu à 14 heures précises. Je m'en souviens parfaitement parce que

l'horaire perturbait ma méthode de travail, celle que j'avais mise en œuvre depuis ma prise de
commandement au STA. J'ai toujours trouvé agaçant cette mentalité de petits chefs – et j'en ai
connu… – qui arrivent à 8 heures du matin, avant leurs troupes qui commencent une heure plus tard.
Dès leur arrivée, ils leur sautent dessus pour demander tel ou tel éclaircissement sur des messages
tombés pendant la nuit. Bien entendu, le personnel n'en a pas encore pris connaissance et ne peut que
répondre de manière évasive. Ces petits chefs refont le même cinéma juste après le déjeuner. J'ai
toujours le sentiment qu'ils cherchent à mettre mal à l'aise leur personnel. Une drôle de manière de
s'imposer. Quant à moi, à cette époque, je commence ma journée de travail à 10 heures, je le confesse
sans rougir, et suis sûr d'obtenir des réponses détaillées à mes questions. Je fais de même à midi,
travaillant au calme jusqu'à 14 h 30, heure à laquelle je vais déjeuner, à l'extérieur toujours, la
cafétéria fermant ses portes à l'heure réglementaire de reprise des activités. Ma table favorite : le
Pouilly-Reuilly, au Pré-Saint-Gervais, où quelques personnalités politiques de premier plan, toutes
de gauche, viennent savourer une bonne cuisine de brasserie. Je vais toujours dans la salle du fond.
Au restaurant, je suis tranquille, je peux travailler à l'organisation de mon service, aux notations des
cadres, à la lecture de dossiers portant sur des propositions de projets techniques, notamment dans le
domaine des transmissions clandestines, impossibles à intercepter. Je me sens bien dans ma cantine,
où la patronne sert des repas de qualité et me laisse une paix royale. Je retourne au service vers
15 h 30 et jusqu'à 17 h 30, voire plus tard, je travaille avec mes équipes. À 19 heures, je réunis mon
petit état-major, nous faisons le tour des affaires en cours, des problèmes de carrière et de mutation.
À 20 heures, me voilà enfin seul. Le bâtiment s'est totalement vidé, seul mon chauffeur, Gérard,
m'attend et m'attendra jusqu'à 22 heures, plus tard souvent. Je n'ai pas l'impression de voler mes
émoluments.
Alors commencer la visite directoriale à 14 heures n'est pas de mon goût, d'autant plus que
j'apprends le matin même un changement dans l'agenda du directeur général. Il ne pourra pas visiter
nos implantations à Noisy-le-Sec, là où se trouve justement le Département des techniques spéciales,
pourtant majeur. Il n'aura pas le temps non plus de visiter le Secteur chimie, celui qui réalise des
expertises, notamment en ouvrant avec soin des lettres qu'il referme tout aussi soigneusement avant de
les remettre dans le circuit postal, ou encore en recherchant les composants d'emballage rendant
indétectables tout matériel électronique miniaturisé. Pierre Brochand ne verra pas non plus le
Département soutien technique et encore moins la filière papier, première entité de fabrication des
fausses identités. Il en est de même du site des Alluets, trop loin. Il y aurait pourtant découvert un
laboratoire spécialisé dans l'étude des ondes électromagnétiques et la cellule chargée de la
surveillance des balises Argos. Il aura finalement juste le temps de visiter le Département imagerie,
autant la partie analyse des images satellitaires que la partie vidéo, mais seulement celle qui « offre »
les chaînes de télévision aux différentes directions. À n'en pas douter, le directeur de cabinet et le
directeur technique l'ont bien briefé. On ne montre pas ce qui pourrait fâcher ou donner de mauvaises
idées, notamment si le DG veut optimiser son dispositif et s'attaquer à une vraie réforme de la
Direction technique.
Les départements et secteurs écartés de la visite sont choqués, tant ils avaient apprécié la
grande inspection du prédécesseur de Brochand, Jean-Claude Cousseran. Ils étaient fiers de montrer
leur savoir-faire.
Le début de la visite commence dans les salles d'interprétation des images satellitaires.
— Mes respects, monsieur le directeur général.

— Bonjour.
J'ai le sentiment qu'il ne me voit même pas et a l'œil rivé sur la tapisserie orangée du mur,
derrière moi. Les interprétateurs lui montrent leur habileté à faire parler des scènes satellitaires. Il
s'énerve un peu parce que les images prennent du temps à se charger sur les écrans d'ordinateurs. Son
temps est compté. Il dit quelques banalités.
— C'est intéressant.
— La définition est de quelques mètres, précise un sous-officier, fier de son outil.
— Oui, oui, c'est bien… Champtiaux, où allons-nous maintenant ?
— Nous allons voir la section vidéo, c'est dans l'autre bâtiment.
— Bon, allons-y… Merci de votre présentation, dit-il à la cantonade.
On a vraiment le sentiment que ces visites l'ennuient. Elles l'obligent à sortir de son
confortable bureau, son « Château ». Brochand est un homme de dossiers. Sa petite cour le suit. Je
dois plutôt dire que c'est son directeur de cabinet qui ouvre la marche. Je doute que le DG sache où
se trouvent les locaux qui lui diffusent pourtant et entre autres les chaînes de sport dont il raffole.
Ceci ne l'empêche pas d'être un gros travailleur et un dévoreur de papiers.

Identifier la voix de Ben Laden
Nous traversons une petite cour et montons les deux étages qui nous séparent de la section
audio. La délégation a déjà du retard, mais la porte de la régie audio vidéo reste bien fermée, comme
convenu. Le responsable de la petite entité TV présente les baies informatiques, les petites diodes qui
clignotent, les câbles reliés aux antennes qui dominent la caserne des Tourelles. Pierre Brochand
prête une attention discrète à l'exposé. Au fond ce qui lui importe, c'est que ça marche. Il n'a pas un
intérêt particulier pour les femmes et les hommes qu'il commande. Il écourte la visite et se retrouve
en deux pas dans le couloir. Manque de chance, la porte de la régie s'ouvre à ce moment, un employé
ayant une envie pressante à satisfaire. Ce besoin naturel va changer le cours des choses. Il salue le
DG et se précipite vers les toilettes. Pierre Brochand se dirige évidemment vers cette pièce, juste
éclairée par la lumière des écrans des téléviseurs. Deux officiers mariniers sont là, plantés, figés. La
venue du directeur général n'est pas prévue, je les ai prévenus, bien entendu.
— Monsieur, ce bureau appartient à votre service ?
La voix est à peine aimable. Je suis sûr qu'il a le sentiment que j'ai voulu lui cacher quelque
chose.
— Monsieur le directeur général, c'est un studio audio et vidéo.
— Oui, je vois bien et alors ça sert à quoi ?
— À filmer toutes les grandes manifestations de la DGSE, les prises d'armes par exemple ou
les remises de décoration.
— C'est tout ? Le ton est suspicieux.
L'officier marinier le plus ancien, le responsable du groupe, se met à prendre la parole.
— On examine aussi les vidéos truquées et on fait les premiers tests de reconnaissance
vocale, monsieur le directeur général.
— Alors vous êtes en train d'analyser le dernier communiqué de Ben Laden qui vient d'être
diffusé sur Al Jazeera ?
Et pourtant ce n'est pas le cas… Notre service n'a même pas été chargé de tenter de décrypter

le dernier message attribué à Oussama Ben Laden. Pourtant les attentats du 11 septembre datent de
quatorze mois seulement. Un homme se présentant sous son identité vient tout juste d'avertir dans un
bulletin transmis à la télévision d'information du Qatar que les alliés des États-Unis seront la cible de
nouveaux attentats s'ils continuent à soutenir « le gang des bouchers de la Maison-Blanche ». « Tout
comme vous tuez, vous serez tués », a-t-il notamment assuré en citant « la Grande-Bretagne, la
France, l'Italie, le Canada, l'Allemagne et l'Australie ». La nouvelle apparition médiatique de Ben
Laden intervient après les attaques à Bali (contre une discothèque), au Koweït (deux soldats
américains tués), au Yémen (contre le pétrolier Limburg), en Jordanie (assassinat d'un diplomate
américain), en Tunisie (contre la synagogue de Djerba) ainsi que la prise d'otages menée par un
commando tchétchène à Moscou. Dans nombre de services de renseignements du monde occidental,
et même ailleurs, on a lancé la traque au terroriste et à ses affidés.

L'ordre de Pierre Brochand
Je reprends la parole et interromps un peu brutalement la conversation. J'attends déjà une
réaction du DT adjoint, voire son secours devant cette situation qui allait devenir délicate. J'explique
au DG que la Direction du renseignement ne m'a pas sollicité et que la Direction technique n'est qu'un
simple prestataire de service. Bien évidemment ma réponse ne plaît pas au patron, malheureusement
elle est dans la droite ligne des directives du général Mathian. Pour une fois, j'ai suivi « la ligne » et,
une fois de plus, je ne suis soutenu par personne.
Pierre Brochand se tourne vers moi et, d'une voix loin d'être affable, m'intime l'ordre de me
lancer dans l'examen de la voix de Ben Laden et de lui fournir une fiche pour le lendemain matin.
Même si la « conversation » est aigre-douce, je suis ravi de cette demande. Mon service a engrangé
une solide connaissance dans le domaine de la reconnaissance vocale, notamment grâce aux travaux
de Thierry L. qui a développé des applications des séries de Fourier tout à fait adaptées à la voix et à
son identification. Il a quitté la DGSE depuis moins d'un an pour rejoindre une société israélienne. Il
faut dire qu'Israël apprécie particulièrement nos activités dans cette discipline et nous prête des
cassettes audio pour reconnaître leurs ennemis palestiniens. Des faits que j'expose au directeur
général, mais ce dernier m'écoute sans approuver. La visite est terminée. Pierre Brochand,
accompagné de son petit cénacle, retourne vers son bureau. De loin, j'entends son numéro deux et
l'adjoint du directeur technique lui expliquant que nous ne sommes pas aussi bons que ça dans cet
exercice.
Il est 16 heures et je me précipite vers mon propre bureau. Il faut que je rassemble quelques
ingénieurs spécialistes du signal électronique et des filtres vocaux ainsi qu'un arabisant de très bon
niveau afin qu'il distingue les passages les plus significatifs, ayant déjà été employés dans des
discours de Ben Laden. Je n'ai pas besoin de prévenir l'équipe audio. Ils étaient présents et savent à
quoi s'attendre. Les travaux se passent à Noisy, là où se trouvent les machines et autres oscilloscopes.
Une heure après la fin de la visite débarque Pascal Faure, l'adjoint du directeur technique, qui
m'exprime en des termes peu amènes que le général Mathian s'est déplacé chez le DG pour lui
expliquer que nous ne sommes pas capables de réaliser le travail demandé. On croit rêver. Vexé par
une telle mauvaise foi, je propose à ce polytechnicien de m'accompagner sur place pour se rendre
compte par lui-même. Il accepte. On prend ma voiture et nous voilà partis vers le plateau technique
du Fort de Noisy-le-Sec. Un quart d'heure de route, pendant lequel pas un mot n'est échangé.

Atmosphère glaciale.
On présente nos badges d'accès. On arrive au pied du bâtiment que Faure n'a encore jamais
visité et grimpons les étages pour arriver dans la salle d'expérimentation. Cinq ingénieurs tous plus
diplômés les uns que les autres et deux techniciens brillants s'activent au côté de Jean-François, notre
meilleur arabisant. Je leur serre la main, Pascal Faure leur dit bonjour un peu fraîchement. Ils ont
déjà repéré des phrases types, qui deviennent des courbes sur les écrans des machines. Des chiffres
s'affichent. L'adjoint du directeur technique est un peu époustouflé de la maîtrise de l'équipe et de son
ardeur au travail. Walter, un polytechnicien lui aussi, dirige son petit monde et explique la méthode
employée. Notre visiteur semble convaincu, voire sur le point de regretter les termes critiques qu'il
avait eus devant le DG.
— Pour arriver à un résultat, il vous faut combien de temps ?
— Plusieurs heures, mais la fiche sera prête pour demain matin, même s'il nous faut la nuit.
Tout le monde a téléphoné chez lui. Il ne faudra pas les attendre pour le dîner.
Après avoir salué l'équipe et les avoir remerciés, je ramène Faure à son bureau caserne
Mortier. Il est étonné de nos connaissances dans le domaine de la reconnaissance vocale.
Malheureusement, je ne sais pas s'il va chercher à convaincre le directeur technique qui, de toute
façon, restera campé sur ses positions. Quant à moi, je sais que la nuit va être longue. Mon assistante,
toujours attentive, m'a préparé un bon café qui m'aidera à tenir le coup. Je réalise que je n'ai pas
déjeuné à cause de cette visite, mais j'aime trop le renseignement pour considérer ce ratage culinaire
comme majeur. Je m'attaque aux dossiers laissés en plan.

À 90 %, c'est bien Ben Laden
À 22 heures, me revoilà auprès de l'équipe qui œuvre toujours à Noisy. Les travaux avancent.
Il faut encore attendre pour avoir une certitude. Un écran montre les courbes issues des voix qui
s'empilent les unes sur les autres. Les bruits de fond ont été effacés. La voix d'Oussama Ben Laden
enregistrée récemment et lors de ses premières interventions se retrouve à l'état pur ; seul problème,
les prises de son ne sont pas les mêmes et gênent la reconnaissance. J'explique aux ingénieurs
comment je vois la rédaction de la fiche qui doit exposer en termes simples l'approche scientifique et
souligne l'importance d'y mettre des photos des courbes choisies sur des noms sélectionnés, Allah par
exemple. Je leur dis que je les attendrai à mon domicile, désormais situé tout près de la Centrale,
quand ils auront fini. Nous finaliserons la note ensemble.
À 4 heures, en pleine nuit, la sonnette résonne dans l'appartement et fait aboyer le chien.
L'équipe est là, au complet. Café en main, attablés dans le salon, ils me montrent le résultat de leur
analyse. À 90 % c'est la voix de Ben Laden. Ils préfèrent ne pas se prononcer pour une certitude de
100 % en raison de la différence d'enregistrement entre la référence et le discours analysé. Nous
tombons d'accord sur ce principe. J'ajoute ma petite touche personnelle à la rédaction de la note. Je
ne les garde pas plus longtemps, décidant que, pour une fois, je serai dans mon bureau à 8 heures afin
de faire mettre en forme la fiche. Pierre Brochand aura sa note une heure plus tard et sera surpris, j'en
suis certain, de la qualité du travail.
J'apprends dans la matinée que notre travail est parti vers les quatre grands destinataires,
l'Élysée, Matignon, les Affaires étrangères et la Défense. Pas un mot de félicitations. Tant pis. Une
fois de plus, on s'en passera.

L'après-midi, je passe dire bonjour à la secrétaire du directeur technique, dont le bureau reste
souvent ouvert. Sur une table repose notre fameuse note barrée d'un grand post-it sur lequel le général
Mathian a écrit : « l'escroquerie du STA ». Une fois de plus, il met en cause la capacité des
ingénieurs et des techniciens de mon service. Bien évidemment, je tairai cette remarque peu
obligeante devant le travail fourni. Plus tard on m'annoncera que le Secteur de lutte contre le
terrorisme du Service avait écrit que Ben Laden était mort avant ce dernier communiqué. Voilà qui
fait désordre et montre que la Direction technique n'est pas seulement un prestataire de service dédié
aux autres directions de la DGSE.
Le lendemain, dans les brèves d'un grand hebdomadaire, on pourra lire que les Américains ont
identifié la voix du communiqué diffusé quelques jours plus tôt sur Al Jazeera, la chaîne qatarie,
comme étant bien celle de Ben Laden. Sur nous, silence !

122Lire chapitre 17.
123Lire chapitre 20.

20. Irak : un précieux dossier
de photos satellitaires
En dépit du choc du 11 septembre, qui voit le monde entier s'unir aux côtés des États-Unis,
frappés par le terrorisme, le refus de la France de s'engager derrière Washington dans un nouveau
bourbier irakien passe par la DGSE. Certes, Jacques Chirac, alors président de la République, n'a
pas fermé la porte aux desiderata de George W. Bush, qui souhaite entraîner les Nations unies dans sa
guerre contre Saddam Hussein. Mais il souhaite, et obtient, un cadre strict qui passe par le vote d'une
nouvelle résolution du Conseil de sécurité en cas de recours à la force. Les États-Unis se préparent à
y aller seuls : le dialogue Paris-Washington tourne au vinaigre, s'interrompt même. « Depuis le début,
l'antiaméricain, dans cette affaire, c'est Chirac, confie un diplomate français cité dans Le Monde. Il
n'a jamais voulu entendre parler de cette guerre124. » Et le quotidien d'analyser : « Au Quai d'Orsay,
la ligne de confrontation adoptée par le chef de l'État met mal à l'aise les partisans du dialogue
atlantique. » Finalement, la France ne s'impliquera pas en Irak.
Le secrétaire d'État américain Colin Powell, dans sa dernière tournée européenne avant le bras
de fer final, tente de convaincre Paris que Saddam serait, selon Washington, sur le point de disposer
d'armes de destruction massive et plus particulièrement de l'arme nucléaire. Cette situation récurrente
au fil des années est bien évidemment contraire à la stabilité de la région comme aux intérêts
israéliens, amis indéfectibles des États-Unis. Surtout, dans la guerre contre les « États qui patronnent
le terrorisme125 », nouvelles cibles de Bush, l'Irak figure désormais au sommet de la liste. Dans la
tournée des capitales européennes qu'il entreprend, Powell présente à ses interlocuteurs des photos
prises par satellites et montrant visiblement l'avancée prodigieuse des travaux d'infrastructure
irakiens, laissant penser que l'Irak dispose déjà de l'arme atomique.

Chercher les photos satellites à la DRM
La DGSE, bien évidemment, s'intéresse à la zone. Le Secteur monde arabe, SR/A, et le
Secteur contre prolifération, SR/DEF, s'activent, c'est le moins qu'on puisse dire. Ce dernier secteur
demande régulièrement des clichés satellitaires au Service technique d'appui, qui dispose du
Département imagerie. Une centaine d'hommes et de femmes, des ingénieurs et une majorité de sousofficiers et de catégorie B126, tous spécialisés en informatique ou en reconnaissance d'images, voire
en géographie, ont en charge l'analyse des scènes satellitaires. À la différence des autres entités de
mon service, ils sont installés dans la caserne des Tourelles, au plus près des secteurs géographiques

très demandeurs en images. Leurs bureaux sont identiques à ceux de la Direction du renseignement,
mais à la place des armoires fortes, ce sont d'immenses baies informatiques. Sur les tables trônent
des écrans grand format, permettant de mieux visualiser les détails et d'obtenir les coordonnées
géographiques des zones étudiées. Je n'aime guère leur chef, un lieutenant-colonel, intelligent au
demeurant, mais pas franc du collier ; il donne l'impression de toujours demander l'avis à sa cravate
et se serait livré à quelques malversations financières à l'extérieur du Service. Il avait été condamné
pour cela. Le directeur de cabinet du directeur général, Dominique Champtiaux, peu de temps avant
ma prise de fonction, m'avait proposé de le virer purement et simplement, suite à cette affaire. J'avais
refusé : l'homme est un bon professionnel. Quant aux affaires privées, elles ne doivent pas prendre le
pas sur le métier. Même dans les services secrets. Ce fameux lieutenant-colonel ne sera pas amené à
jouer un rôle clef dans l'affaire irakienne. Ce sera son adjoint, Jean-Pierre G., qui le remplacera en
ces moments cruciaux. Avec son équipe, il fera des miracles.
Le système de reconnaissance satellitaire des services secrets est parfaitement rodé et
efficient, même s'il se révèle moins précis que celui dont disposent les Américains. En outre, il
souffre d'un problème logistique grave. En effet, les images des satellites Helios 1 A et 1 B arrivent
sur une parabole installée sur le site de la Direction du renseignement militaire (DRM), à Creil, dans
l'Oise. Le STA va y chercher ses photos avec une vieille 4L Renault poussive. Les délais de transport
nuisent grandement à l'évaluation et à l'analyse, mais, à l'époque, personne ne croit au bien-fondé de
la mise en place d'une antenne à la Centrale et plus particulièrement à Noisy, qui dispose pourtant de
la place suffisante.
En ces jours où l'Élysée et le ministère des Affaires étrangères, emmené par Dominique de
Villepin, un proche parmi les proches de Jacques Chirac, s'activent sur la scène internationale, je suis
inquiet. La date d'arrivée à Paris de Colin Powell se rapproche. Aucune demande urgente n'a
curieusement été formulée à l'Imagerie. Le secteur SR/DEF donne le sentiment de rester l'arme au
pied. La DGSE doit-elle demeurer à l'écart de ce qui se trame en haut lieu entre la France et les
États-Unis ? Je décide d'appeler le chef du département.
— Jean-Pierre, avez-vous reçu une commande de SR/DEF sur l'Irak ?
— Non, rien du tout, mais nous n'avons pas d'initiative à prendre. Vous savez, monsieur, nous
sommes des prestataires de service, comme dit le directeur technique. Il faut attendre la commande
de la Direction du renseignement.
— Oui mais je ne suis pas convaincu.
Je n'ai jamais apprécié cette position d'attente. Ce n'est pas parce qu'on est simple ingénieur
qu'on ne sait pas lire le journal et suivre l'actualité. Je ne suis jamais d'accord avec mon chef direct,
le directeur technique, qui attend que la demande tombe de la haute hiérarchie pour réagir. La
Direction technique n'est pas la NSA américaine et se place toujours dans une position de
dépendance tant vis-à-vis de la Direction du renseignement que de celle des opérations. Pourquoi
faire ce qu'on ne nous demande pas ? Cette position a largement dégradé l'image même de cette
Direction, à laquelle j'appartiens depuis le 1er juillet 2000. Le général Yves Mathian, officier du
matériel et fort d'une brillante carrière obtenue sur le dos de ses subordonnés, manque d'audace, sauf
quand il s'agit de dévaloriser ses collaborateurs devant la haute direction du Service comme on l'a
vu. Une méthode de pouvoir ? Une manière de gérer son carriérisme personnel ? Pascal Faure,
polytechnicien de valeur et directeur technique adjoint, va l'apprendre un jour à son détriment en se
voyant écarté du poste de directeur technique : le général Mathian lui avait pourtant promis de

prendre sa suite. Rassurons-nous, l'un comme l'autre poursuivront des vies professionnelles tout à fait
honorables. Pascal Faure rejoindra la haute administration et le général montera sa propre boîte.

Antisémitisme récurrent
Le silence est lourd au bout du fil. Jean-Pierre se doute que je ne vais pas en rester là et me
satisfaire de sa remarque. Il est vrai que j'ai toujours privilégié le renseignement plutôt que la stricte
obéissance aux règles. Ne rien faire serait tellement plus simple. Je raccroche, sachant que, de toute
façon, je n'arriverai pas à le convaincre et qu'il préviendra Mathian dans les meilleurs délais, des
fois qu'il puisse me contrer. Après réflexion, je me décide à téléphoner à l'état-major de la DR afin
de savoir ce qu'il compte faire. J'appelle Yasmine G. responsable de la diffusion aux autorités
politiques. Je ne sais pas si Yasmine, pour laquelle j'ai une certaine sympathie, appréciera mon
intrusion dans son dispositif. Il faut dire que je ne suis pas certain que l'amitié que je lui porte soit
réciproque. Lors de son retour au Service dans les bagages de Jean-Claude Cousseran, après un
passage au Quai d'Orsay où elle avait été affectée comme spécialiste du Vietnam puis de l'Inde, elle
m'avait, lors du cocktail donné pour l'arrivée du nouveau directeur général, traité d'« antisémite », ce
qui m'avait mis dans une colère noire, moi qui ai toujours lutté contre toutes les formes de racisme et
de discrimination.
En écrivant ces mots, je me remémore une anecdote. Au début des années 1990, je préparais
l'École nationale d'administration. L'un de mes professeurs, Patrick Sitbon, énarque, voulait obtenir
un détachement à la DGSE pour s'occuper des comptes de la Boîte. Il avait parfaitement le profil.
Bien sûr, j'en avais parlé au directeur adjoint de la DR, André Le Mer, lui-même issu de cette
prestigieuse école. Sa candidature avait été écartée pour y placer un ami du commissariat de la
Marine au motif « que Sitbon était un nom juif », comme André Le Mer me l'a rapporté. J'y ai vu une
pointe d'humour déplacé… Ce dernier, alors directeur adjoint, a depuis été nommé directeur du
renseignement et devant l'élargissement du recrutement a accepté, c'est heureux, la pluralité, y
compris au plan confessionnel. Ainsi évoluent les services secrets.
Pour en revenir à Yasmine, je l'appelle en y mettant les formes.
— Bonjour, Yasmine.
— Bonjour, Pierre, qu'est-ce qui t'amène ?
— Il ne t'a pas échappé que les Américains veulent faire croire que l'Irak disposerait de
l'arme atomique ou, du moins, qu'elle serait sur le point de l'avoir. Colin Powell va voir le président
pour l'informer que sa vision des choses n'est pas la réalité, que la bombe est prête. On pourrait faire
un dossier Image pour les quatre grands127.
— Mais nous n'avons pas de commande et SR/DEF n'est pas très chaud pour se livrer à ce
genre d'exercice. Ils ont peur de se tromper, sauf leur lieutenant-colonel, spécialiste dans le domaine,
mais qui n'est pas très fiable en raison de son alcoolémie avancée.
Voilà encore un argument pour écarter la compétence. Je ne dis pas que cet officier supérieur
est sobre comme un chameau, mais il est brillant dans son domaine d'activité. Bon, passons.
— Je comprends, Yasmine, mais il ne faudrait pas qu'on tombe sur une commande de dernière
minute. Je n'aurais pas moyen de la gérer avec l'Imagerie. Je vais faire faire le dossier comme si on
nous l'avait demandé.
— Fais comme tu veux, me répond-elle, énervée.

— Après tout, c'est Chirac qui a voulu l'indépendance de nos satellites, même si nous les
avons fabriqués en partenariat avec l'Italie et l'Espagne. Il serait dommage de ne pas lui montrer la
qualité de notre travail et les performances qui sont les nôtres.
— Pierre, tu vas te mettre tout le monde à dos.
— Je m'en moque, qu'ils préparent les commentaires sur les photos qu'on leur fournit depuis
quinze jours.
Yasmine reste dubitative, pas franchement convaincue. On se salue et nous reprenons nos
activités. Je sais qu'elle ne soutiendra pas mon initiative. Après plusieurs appels, j'affole tout mon
dispositif. Je leur demande de récupérer la dernière synthèse, légendée il y a plusieurs mois par le
secteur SR/DEF, et de comparer avec les éléments nouveaux que nous avons récupérés. Les équipes
se lancent dans la bagarre, conscientes de l'enjeu que j'avais tracé en quelques mots.

Cousseran portera le dossier à l'Élysée
Nous réalisons une note de renseignement montrant les scènes satellitaires des zones
militaires irakiennes agrémentées des commentaires qu'a bien voulu nous donner le lieutenant-colonel
peu apprécié. Nous disposons maintenant d'un dossier complet et plutôt bien ficelé. Inutile de dire
qu'il n'y a, selon les photos prises par nos satellites, aucune trace de centrale nucléaire digne de ce
nom, ni de laboratoire biologique de destruction massive sur le sol irakien. Les Américains le
reconnaîtront eux-mêmes par la suite…
Maintenant, il s'agit de le « vendre » à la hiérarchie. Je fais du battage autour de ce dossier
afin que la DR se décide à le prendre en compte et donne son aval pour le transmettre aux autorités
gouvernementales. Dans 48 heures, Colin Powell sera à Paris. Dans 48 heures, il sera trop tard. La
Direction du renseignement finit devant mon insistance par se faire une raison et accepte de présenter
le document, après quelques modifications à la marge, au directeur général. Il s'en emparera pour le
porter lui-même à l'Élysée.
Évidemment notre initiative n'a pas, à elle seule, empêché que la France entre en guerre avec
l'Irak. Mais nous avons participé, à notre mesure, à la prise de décision par les autorités politiques.
Nous n'en tirons aucune gloire, seulement le sentiment d'avoir dignement rempli notre mission.
Happé à nouveau par la routine de son activité, chacun des femmes et des hommes du service
visualisera les frappes sur Bagdad autant sur ses écrans que sur les vues satellites. Le directeur
technique me regardera d'un drôle d'air, ayant le sentiment que, moi, j'ai mené ma guerre dans mon
coin, ce qui n'est pas pour lui plaire.

124Patrick Jarreau, Corinne Lesnes, Sylvie Kauffmann, « Paris Washington, les dessous d'une rupture », Le Monde, 27 mars 2003.
125Une formule adoptée à Washington par l'équipe Bush.
126Grade de la fonction publique en charge de l'encadrement de petites équipes.
127Les quatre grands, selon le jargon de la DGSE, sont l'Élysée, le Premier ministre, les Affaires étrangères, la Défense : les destinataires des notes et rapports les
plus importants de la Boîte.

Épilogue
Maison secrète et riche, autant de ses importants moyens financiers et logistiques que de ses
talents humains, la DGSE reste une administration, et une administration atypique. Le Service ne
fonctionne pas si mal que ça, alors qu'il aurait pu être définitivement détruit par le scandale de
l'opération Satanic128, plus connue sous le nom du Rainbow Warrior, du nom du navire de
l'organisation Greenpeace, piégé par des équipes du Service sur ordre du pouvoir politique et
entraînant la mort d'un photographe, par inadvertance.
Satanic a marqué d'une empreinte semble-t-il indélébile les rapports entre les gouvernements
successifs et la DGSE, placée sous tutelle du ministre de la Défense. À sa création, l'ancêtre de la
Boîte avait été directement soumise à l'autorité du président du Conseil (on est à la sortie de la
Seconde Guerre mondiale), puis à celle du Premier ministre une fois que la Ve République a été
installée, en 1958. Cette tutelle avait un sens : elle signait le niveau de responsabilité accordée aux
hommes du renseignement et du secret, et lui permettait une plus grande efficacité, une légitimité plus
importante, un contrôle plus serré. Le président de la République, également chef des Armées, avait
le Service sous la main, si l'on peut dire. Mais, en 1965, le pouvoir politique l'éloigne de son centre
nerveux : il est désormais placé sous la houlette du ministre de la Défense. Que s'est-il passé ? Le
Service est mis en cause dans la disparition de l'opposant marocain Mehdi Ben Barka, enlevé à
Paris. Le scandale129 sera tel que le Premier ministre Michel Debré décidera de reléguer loin de lui
cette administration qui peut parfois s'avérer radioactive… Quelques années plus tard, après le
Rainbow Warrior, Charles Hernu, ministre de la Défense, démissionnera. Il sera le seul homme
politique à assumer un échec flagrant de la DGSE.

La crainte de se fourvoyer
En France, en effet, depuis ces années-là, le chef de l'État refuse que sa responsabilité soit
directement engagée pour une affaire de renseignement ; il reste méfiant sur l'action des services
secrets, à l'image de l'ensemble ou presque de la classe politique ; il craint de salir son image et de
se fourvoyer dans des dossiers dont il ne maîtrise pas l'ensemble des données. Qu'il s'agisse d'un
échec ou même d'une réussite, une opération de la DGSE n'est jamais – ou seulement de manière
annexe – dénigrée ou saluée par le chef de l'État. Le sujet n'est jamais publiquement évoqué… Le
président de la République reçoit néanmoins à intervalles réguliers, le plus souvent en tête à tête, le
directeur général de la DGSE. Ce dernier lui demande, verbalement, son autorisation concernant des
opérations clandestines majeures que le gouvernement souhaite engager à l'appui de son action

diplomatique. Il lui montre également les notes les plus sensibles, sans lui en laisser une copie. Le
cabinet du chef de l'État est également destinataire, ainsi que celui du Premier ministre, du ministre
de la Défense et des Affaires étrangères, des notes importantes produites par la Boîte.
Début janvier 2010, la comparaison était flagrante avec les États-Unis, où l'importance des
affaires de renseignement est considérée comme majeure par les acteurs de la sphère publique.
Publiquement, le président des États-Unis, Barack Obama, reconnaît alors assumer l'échec de ses
services de renseignements qui, huit ans après les attentats du 11 septembre 2001, n'ont pas réussi à
empêcher un jeune Nigérian de monter le 25 décembre 2009 à bord de l'avion de ligne AmsterdamDetroit, muni d'explosifs, alors que son propre père avait alerté les officiels américains de sa dérive
intégriste. Convoqués dès le début de janvier, les services ont été sermonnés. Mais surtout, Barack
Obama a pris sa part de responsabilité de la catastrophe qui aurait pu se produire : « Quand le
système échoue, je suis responsable », a-t-il déclaré, renonçant à faire tomber des têtes au sein de la
communauté du renseignement. « Le Président américain a fixé des objectifs très précis pour chacun
des services concernés et laissé entendre que les responsabilités étant désormais clairement définies,
il ne serait plus possible à l'avenir de se défausser sur la bureaucratie, sans se prononcer pour une
refonte de la constellation du renseignement (16 agences)130… », a écrit Le Monde.

Reprise en main
Depuis son élection à l'Élysée, Nicolas Sarkozy a pourtant évolué dans son approche du
renseignement, un monde qu'il avait il est vrai déjà approché lors de ses deux passages au ministère
de l'Intérieur, de 2002 à 2004 puis de 2005 à 2007. Prenant les rênes de l'État, il s'est impliqué dans
ce domaine jusque-là en jachère et a lancé une réforme de la coordination des structures qui
composent le renseignement à la française : la Direction centrale du renseignement intérieur
(DCRI) − qui dépend de l'Intérieur −, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la
Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction de la protection et de la sécurité de la
défense (DPSD) − qui relèvent de la Défense −, Tracfin − la cellule antiblanchiment de Bercy − et la
Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) qui dépend elle aussi du
ministère de l'Économie et des Finances. Le 24 décembre 2009, un décret a signé l'acte de naissance
du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), et de son complément spécialisé, le Conseil
national du renseignement (CNR), tous deux présidés par le chef de l'État. À l'Élysée, dès
juillet 2008, un ambassadeur avait été nommé premier coordonnateur national du renseignement.
Bernard Bajolet avait été chargé, à l'aide d'une petite équipe, de coordonner l'action et la bonne
coopération de ces services qui, trop souvent, n'agissent pas dans le même sens.
En octobre 2008, Nicolas Sarkozy avait nommé DG de la DGSE l'un de ses proches : Erard
Corbin de Mangoux, un préfet qui fut auparavant directeur général des services du conseil général
des Hauts-de-Seine et recruté ensuite dans l'équipe de l'Élysée. Une nomination assimilée par les
observateurs à une « reprise en main » politique de la Boîte. D'autant plus qu'elle s'est accompagnée,
en parallèle, de celle d'un homme tout aussi proche du chef de l'État comme directeur de la toute
nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur, la DCRI, qui a fusionné les Renseignements
Généraux et la DST, deux structures de l'Intérieur. Bernard Squarcini, préfet, règne donc sur un
service de renseignement civil de 3 000 fonctionnaires. Son numéro deux, un policier, Patrick Calvar,
a été nommé directeur du renseignement de la DGSE en décembre 2009. Une synergie qui va dans le

bon sens, tant elle peut permettre d'éviter les guerres de chapelles et les rivalités interminables avec
les « cousins », comme on surnomme les fonctionnaires de l'ex-DST au sein de la Boîte…

Une tendance à inverser
Cette reprise en main et ce décloisonnement des services de renseignements ont été suivis au
début de 2010 par l'annonce de la création d'une Académie du renseignement. Les responsables et
cadres des structures des services civils et militaires y perfectionneront leurs connaissances et leur
« culture générale sur le renseignement, le panorama des menaces, les règles du secret, l'encadrement
juridique, l'éthique, l'organisation du renseignement et son insertion dans le fonctionnement de
l'État131 ». Une mission de préfiguration doit déblayer le terrain afin de finaliser les objectifs et le
budget de cette « école pour espions ». Il faut espérer qu'une telle initiative, qu'il s'agit ici de saluer,
permette à la DGSE de retrouver la voie du renseignement efficace – du vrai renseignement
opérationnel, plutôt que de la simple information… – et de retenir ses jeunes agents. La tendance de
ces dernières années doit être inversée : on a en effet assisté à une hémorragie de jeunes rédacteurs,
passés quelque temps au sein de la Boîte et vite écœurés par l'absence de perspectives ou d'évolution
intéressante au point de la quitter − trop − rapidement. Ces jeunes fonctionnaires se sont retrouvés au
service du privé et peuplent désormais les sociétés de sécurité et d'intelligence économique, après
avoir été formés à grands frais par l'État.
Enfin, pour redevenir un grand service de renseignements, un véritable service secret digne de
ce nom, la DGSE devrait enfin abandonner ce qui mobilise une grande partie de son énergie, de ses
moyens et de ses talents. Elle continue en effet à vivre sous un double tropisme : celui de l'Afrique,
qui continue à relever d'une vraie chasse gardée de la Boîte, pour des raisons historiques évidentes ;
et celui du contre-terrorisme. La lutte contre le terrorisme d'origine islamiste ne doit évidemment pas
être abandonnée. L'affrontement des religions, l'accroissement des inégalités, la prolifération des
moyens de destruction massive, la lutte pour les matières premières vitales, voilà autant de causes
qui suscitent des vocations terroristes qu'il s'agit de combattre de toutes ses forces. Mais tous les
services français sont mobilisés sur le terrorisme – le service qui en est chargé au sein de la DGSE
est l'un des plus gros de la Boîte – au détriment du reste. Aujourd'hui, on ne sait plus ce qui se passe
en Chine, ni entre l'Inde et le Pakistan, ni même en Russie, une cible qui a pourtant beaucoup
préoccupé le Service pendant des générations. On ne sait pas comment évolueront certaines
organisations écologistes ni comment la défense de l'environnement risque de se radicaliser. Les
menaces potentielles des prochaines années viendront à n'en pas douter de ces horizons-là.

128Lire chapitre 5.
129Le mot « scandale » figure dans l'explication donnée par le ministère de la Défense sur
defense.gouv.fr/dgse/decouverte/memoire/historique/l_apres_guerre
130Corinne Lesnes, « M . Obama : les États-Unis sont en guerre contre le terrorisme », Le Monde, 7 janvier 2010.
131Isabelle M andraud, « Une grande école pour espions », Le Monde, 9 janvier 2009.

cette décision

de 1965.

http://www.

Annexes

Un exemple de télégramme interne à la DGSE
Pour comprendre le cheminement d'un renseignement, depuis son recueil jusqu'à sa transmission
aux autorités et aux analystes de la Boîte, voilà une pièce majeure de l'affaire dite du « compte
japonais de Jacques Chirac ». (Le décryptage de ce document est explicité au chapitre 16.)

Flammarion

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024