Fiche du document numéro 28142

Num
28142
Date
Jeudi 8 avril 2021
Amj
Taille
37035
Surtitre
Tribune
Titre
Tirer les leçons du rapport Duclert sur le Rwanda
Soustitre
Comment faire pour que la catastrophe du Rwanda ne se reproduise pas ? Le rapport de la Commission dirigée par l’historien Vincent Duclert donne des pistes concrètes pour que notre pays, qui continue à intervenir militairement en Afrique, évite de se fourvoyer à nouveau.
Nom cité
Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Depuis plus d’un quart de siècle, une intense polémique fait rage dans l’Hexagone sur les responsabilités de la France dans le génocide au Rwanda. Pour légitime qu’elle soit, vu le niveau d’engagement de Paris durant les années qui ont précédé le massacre (1990-1993), puis lors de l’opération militaire «Turquoise» (été 1994), celle-ci ne doit pas occulter une autre question fondamentale, qui apparaît en creux dans le rapport Duclert sur le rôle de la France au Rwanda remis au président de la République le 26 mars : comment faire en sorte que cela ne se reproduise plus ?

Alors que notre pays continue à intervenir militairement en Afrique et entend y jouer un rôle de premier plan, il doit tout faire pour éviter de se fourvoyer à nouveau au risque de se retrouver, demain, piégé ou en position d’accusé dans d’autres crises, que ce soit dans le Sahel ou en Centrafrique.

Démocratiser «la politique africaine» de la France



La catastrophe du Rwanda l’a illustré de manière tragique : les décisions dans ce dossier ont été prises par une poignée de décideurs – politiques et militaires – réunis autour du président de l’époque, François Mitterrand. Le système républicain des contre-pouvoirs n’a pas opéré.

Au début des années 90, François Mitterrand a décidé en catimini de soutenir militairement le régime de la majorité hutue de Juvénal Habyarimana au Rwanda, tout en lui tordant le bras pour parvenir à un accord politique avec la minorité tutsie (les accords d’Arusha de l’été 1993). Le chef de l’Etat avait fait du Rwanda une affaire politique personnelle. Cette ex-colonie belge, où la France ne disposait d’aucun intérêt stratégique, avait valeur de test de la nouvelle doctrine érigée lors du sommet de La Baule (1990) : Paris soutiendrait les régimes sur le continent qui joueraient le jeu de la démocratie. Or, pour l’Elysée, si la France échouait au Rwanda, c’est l’ensemble du château de cartes érigé à La Baule qui s’effondrait. Il fallait réussir. A tout prix.

«Si les Français avaient su ce que la France faisait en leur nom au Rwanda, ils auraient dit non», a expliqué l’historien Vincent Duclert lors de la remise de son rapport au président Macron. Mais quel est leur degré de connaissance, actuellement, des actions menées en leur nom dans le Sahel, hier en Centrafrique et en Côte-d’Ivoire ?

Aujourd’hui encore, la «politique africaine» de la France demeure au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler le «domaine réservé» du chef de l’Etat, avec l’accord tacite des autres institutions, notamment du Parlement. Les actions menées au Sahel dans le cadre de l’opération «Barkhane» ne donnent pas lieu à des débats d’ampleur nationale. Comme s’il ne fallait pas y «toucher» au risque de remettre en cause les intérêts fondamentaux de la nation, l’Afrique étant le dernier lieu du globe où l’action de la France pèse et où on se tourne vers elle au Conseil de sécurité de l’ONU.

Or l’efficacité opérationnelle sur le terrain et la défense des intérêts jugés stratégiques par le pouvoir politique (la lutte contre le terrorisme, la stabilisation d’une zone proche de l’Europe) ne doivent pas conduire à esquiver le débat. Bien au contraire : créer les conditions de ce débat et éclairer l’opinion publique sur les choix qui sont opérés par les autorités sont les meilleurs garants d’une adhésion, en toute clarté, des Français à la politique qui est menée en leur nom de l’autre côté de la Méditerranée.

Adopter une posture d’humilité vis-à-vis de l’Afrique



Combien de fois a-t-on entendu des dirigeants français vanter la proximité de notre pays avec l’Afrique, sa connaissance sans pareil de ce continent héritée d’une histoire commune. Au point qu’un chef de l’Etat, le président Sarkozy, put se croire fondé, en 2007, à s’adresser depuis Dakar, à «l’homme africain» pour lui dire ses quatre vérités, qu’il n’était pas assez «entré dans l’histoire»

C’est un fait considéré comme acquis sur les bords de la Seine : la France connaît et aime l’Afrique, elle sait comment s’y prendre avec elle. C’est ainsi qu’à la suite d’une tentative de coup d’Etat contre le président ivoirien Laurent Gbagbo, en 2002, Paris s’est interposé militairement entre les parties au conflit, avant de les convoquer en France pour les forcer à s’entendre. Sans succès. En 2013, sur l’ordre du président François Hollande, l’armée française s’est déployée au Mali pour stopper une possible offensive en direction de Bamako de groupes armés se réclamant, pour certains, d’un islam radical. Quelques semaines plus tard, le chef de l’Etat français débarquait dans la capitale malienne pour proclamer la victoire. Huit ans après, l’armée française est toujours déployée dans le Sahel.

Le Rwanda, pion ou laboratoire ?



Trop souvent, la France se regarde elle-même quand elle agit en Afrique. Au Rwanda, au début des années 90, il fallait tout faire pour que sa nouvelle doctrine officialisée à La Baule trouve sa première application, tout en résistant aux appétits supposés des «Anglo-Saxons» avides de réduire l’influence de la France en Afrique. Le petit Rwanda était à la fois un pion dans ce «grand jeu» géopolitique et un laboratoire de la nouvelle doctrine diplomatique vis-à-vis de l’Afrique. Les massacres commis sur place et la menace d’un génocide des Tutsis ? Relégués à la périphérie de l’histoire, une donnée sans importance au regard de ces enjeux géopolitiques…

Aveuglé par une lecture ethniciste du conflit au Rwanda, le pouvoir exécutif français n’a pas écouté les alertes insistantes émises par nombre d’acteurs de l’époque – des diplomates, des militaires, mais aussi des ONG et des chercheurs. «La France n’a rien compris, rien vu», a résumé Vincent Duclert. Aujourd’hui, il est urgent de remiser définitivement cette grille de lecture postcoloniale, encore récemment enseignée dans les écoles militaires qui forment les officiers supérieurs, tout en étant davantage à l’écoute des chercheurs et des acteurs de terrain. Pour, par exemple, se poser sans fard une question dérangeante sur un postulat qui dicte toute notre action aujourd’hui dans le Sahel : faut-il qualifier l’ensemble des groupes armés qui sévissent sur place de «terroristes» et /ou de «jihadistes», excluant dès lors toute forme de discussion avec certains d’entre eux ?

Si notre pays veut continuer de jouer un rôle de premier plan en Afrique et y susciter l’adhésion, il doit tenir impérativement tirer des leçons concrètes du rapport Duclert sur le Rwanda et les mettre en pratique dans son action dès aujourd’hui sur le continent.

Par Thomas Hofnung, Journaliste et spécialiste des questions africaines

Dernier ouvrage paru : Nos chers espions en Afrique, avec Antoine Glaser (Fayard, 2018)

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