Fiche du document numéro 28100

Num
28100
Date
Dimanche 4 avril 2021
Amj
Taille
521091
Titre
Jean Hatzfeld sort du silence les Justes du Rwanda
Sous titre
Hutus, ils ont sauvé des Tutsis du massacre. Le journaliste écrivain raconte ces très rares histoires dans un sixième ouvrage sur ce génocide qui le « fascine » depuis plus de vingt-cinq ans, et dans lequel la « responsabilité » de la France vient d’être reconnue par des historiens.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
90 000 réfugiés rwandais attendant de recevoir de la nourriture de la Croix-Rouge, le 20 mai 1994, dans le camp de réfugiés de Benako, en Tanzanie. ARCHIVES ALEXANDER JOE, AFP

Eustache, le chef postier lui tenant le combiné ou buvant des bières Primus à ses côtés. Francine, violée après l’assassinat de son enfant. Sylvie, l’assistante sociale au chevet des orphelins, son « grand coup de foudre », qui l’héberge régulièrement.

« Ça me poursuivra toute ma vie »



Derrière l’horreur, Jean Hatzfeld parle d’eux comme de sa famille. Hutus, Tutsis, il les a vu vieillir. De ses doigts, il dessine sur la table les collines de Nyamata, cette bourgade du Rwanda où il se rend presque chaque année depuis plus de vingt-cinq ans. « Je travaille le matin. Sinon je discute, je me balade dans ma camionnette de location, je vais au cabaret… La vie au village, quoi. »

S’il a gardé des liens avec d’autres contrées, comme la Bosnie où il a passé trois ans, le Rwanda, c’est une tout autre dimension, pour Jean Hatzfeld. « Une fascination. Ça me poursuivra toute ma vie. Mes questions, toujours plus nombreuses, restent sans réponse. »

7 avril 1994. Au lendemain de la chute de l’avion du président Juvénal Habyarimana, les massacres s’enclenchent. Près de 900 000 Tutsis tués en trois mois. Un génocide méthodique, artisanal, à la machette, où chacun embauche à des heures fixes comme on se rend aux champs.

« En si peu de temps, on n’a jamais vu ça dans l’Histoire. Certes, des gens se sont tenus à l’écart… Mais pourquoi un tel engouement populaire, si spectaculaire ? Qu’est-ce qui a basculé ? »

Avant la date anniversaire, une commission d’historiens, vendredi 26 mars, a confirmé la responsabilité de la France. Soutien du régime, formation des militaires, protection des génocidaires pendant leur fuite… Si Jean Hatzfeld n’en a pas fait son sujet, « il y a déjà des dizaines livres », son point de vue, mesuré, est très clair. « Les responsabilités de l’État français sont plus qu’accablantes, avant, pendant et après le génocide et celles de l’Élysée autour de Mitterrand frôlent une réelle complicité, bien que le mot en soit encore retenu. »

Kigali, juillet 1994. Grand reporter à Libération, Jean Hatzfeld débarque de Sarajevo. « Les tueries sont finies. Mais c’est le désastre et il y a ces colonnes de Hutus fuyant vers le Zaïre. » Au retour en France, il réalise que son attention a été détournée. Sous les feux de la rampe, il manque les principaux : les rescapés. « On m’a dit plus tard : les reporters défilaient devant nous sans s’arrêter. » Jean Hatzfeld, qui a lu Primo Levi, comprend trop tard que, murés dans le silence, ils ont peur de ne pas être crus, honte d’avoir vécu tels des animaux.

Comment leur redonner une place ? En 1998, le journaliste reprend l’avion. Vingt ans plus tard, la pelote n’est toujours pas déroulée. Devenu écrivain, il y retourne encore et encore, met parfois des mois à gagner la confiance, avant d’obtenir une première parole sincère.

En 2000, Jean Hatzfeld donne voix aux rescapés (Dans le nu de la vie). En 2003, il s’intéresse aux prisonniers génocidaires (Une saison de machettes). Lorsqu’ils sont libérés, il raconte comment les gens doivent revivre côte à côte (La stratégie des antilopes, 2007).

Là où tout se tait est son sixième ouvrage. Toujours à Nyamata, devenue beaucoup plus moderne, à l’image de la capitale Kigali, vitrine de l’Afrique de l’est. « C’est la porte par laquelle je fais entrer le lecteur de différentes façons pour raconter ce génocide. »

Les Justes foudroyés



Sur quel chemin l’emmène-t-il à présent ? Celui des Justes. Ceux qui ont sauvé des vies, souvent au prix de la leur. Isidore, pour avoir tenté de s’interposer à des meurtres. Eustache, qui a caché les sœurs de sa femme Edith et leurs enfants. « Ces cas sont très rares, prévient Jean Hatzfeld. Une dizaine à Nyamata, quand il y a eu 51 000 morts sur 59 000 Tutsis en quelques jours. Dans cette fulgurance, les réseaux n’ont pas eu le temps de se structurer. Il faut du temps pour construire une résistance. »

Au fond du jardin d’Eustache et Edith, la fosse est devenue l’un des multiples charniers où les tueurs jetaient les corps à la va-vite. Dévote y a été poussée vivante avec son enfant. Elle en est ressortie, pas lui. Après une quinzaine de rendez-vous manqués, elle s’est confiée à Jean Hatzfeld. « Ces histoires sont passées sous silence. Elles dérangent. »

L’attention détournée



Jean-Marie Vianney Setakwé a caché trois fuyards dans les champs de sorgho. Quand ces miraculés ont parlé en 2015, le paysan a reçu timidement une médaille. Silas, lui, est très officiellement reconnu. « La notoriété qu’il en tire n’amoindrit pas ses gestes. » Militaire, chrétien, il a sorti Esperance du marais pour l’emmener à moto au Burundi. Et il l’a épousé plus tard. « Ce livre, trouve finalement Jean Hatzfeld, est celui du combat entre le bien et le mal. »

Jean Hatzfeld. Là où tout se tait, Gallimard, 224 pages, 19 euros.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024