Fiche du document numéro 28085

Num
28085
Date
Mercredi 31 mars 2021
Amj
Taille
42320
Surtitre
Politique
Titre
France-Rwanda : Le temps de réparer
Soustitre
Lettre ouverte à Emmanuel Macron, Président de la République française, au sujet du Rwanda
Nom cité
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Mot-clé
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Type
Tribune
Langue
FR
Citation
A la suite de la publication du rapport de la Commission chargée de faire la lumière sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsis au Rwanda, rapport soulignant « les responsabilités accablantes de la France », lettre ouverte de David Gakunzi au Président Emmanuel Macron.

Cela est arrivé. Ce n’était pas un cauchemar. C’était la réalité. Le néant à chaque seconde. Le néant cent jours durant, chaque minute aussi longue que l’éternité. Le temps n’était plus qu’un flux de souffrances indicibles. Les collines étaient sans horizon. Des femmes, des enfants, des hommes pourchassés jour et nuit, massacrés du plus petit au plus âgé parce que nés Tutsis. Des familles entières décimées dans la solitude la plus absolue. La destruction jusqu’à la racine. Le génocide. Le génocide des Tutsis du Rwanda.

Monsieur le Président,

L’année du génocide des Tutsis du Rwanda, vous étiez encore jeune élève inscrit au Lycée Henry IV ; vous saviez déjà, tout au moins en théorie, ce qu’était un génocide car appartenant à la génération qui avait lu et étudié à l’école Si c’est un homme de Primo Levi, vu, regardé, visionné Shoah, l’œuvre magistrale de Claude Lanzmann, suivi le procès Barbie, entendu parler de la Loi Gayssot, appris le combat des Klarsfeld.

Cette année-là, l’année 1994, la question de l’implication de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France était, pourtant, encore frappée de déni et exclu du langage officiel ; François Mitterrand n’hésitant pas à tenir les propos suivants : « Je ne ferai pas d’excuses au nom de la France. La République n’a rien à voir avec ça. J’estime que la France n’est pas responsable. »

Reconnaître les fautes du passé c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme



Mais l’histoire bouge. L’année suivante, le 16 juillet 1995, Jacques Chirac se démarquant clairement de son prédécesseur, aura – au Square du Vel d’Hiv – les mots qu’il faut pour dire ce qui fut : « Il est, dans la vie d’une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l’idée que l’on se fait de son pays (…) Il est difficile de les évoquer parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire (…). Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. (…) Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l’Etat, ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité. »

Monsieur le Président,

Nous voici en 2021. Le lycéen au seuil de ses dix-sept ans que vous étiez en 1994, le lycéen choqué à l’époque – comme les autres jeunes de son âge – par les images indicibles du génocide des Tutsis diffusées en prime time sur toutes les télévisions du monde, ce lycéen-là révolté mais en incapacité alors d’entreprendre quelque action décisive pour désarmer les tueurs, est devenu entretemps le Président de la République française. Ce jeune adolescent est devenu l’homme au centre du pouvoir, le personnage qui décide, arbitre, régule.

Pour quelles raisons cette proximité de la France avec les génocidaires du Rwanda ?



1994-2021 : Vingt-sept longues années de débat sur le rôle de la France au Rwanda ; vingt-sept ans de combat pour le devoir de vérité. Pourquoi ? Pour quelles raisons cette proximité de la France avec les génocidaires du Rwanda ?

Dès le lendemain du génocide des Tutsis, s’est développé, propagé, disséminé en France un discours négationniste mobilisant une certaine rhétorique drapée des oripeaux de l’honneur de la France à défendre – honneur qui serait outragée par les voix exigeant des éclaircissements sur la politique française au Rwanda. Un discours négationniste monstrueux, pervers, invalidant la parole des victimes, accusant avec délectation les victimes d’êtres les auteurs de leur propre extermination. Quelle tristesse ! La France, auto-proclamée terre des Lumières et patrie des droits de l’homme, épicentre du récit négationniste ! La France devenue le chef-lieu de ce qui s’écrit et se propage de plus nauséabond sur le génocide des Tutsis !

Le mensonge peut courir un an, en un seul jour, la vérité le rattrape



Mais « le mensonge peut courir un an, il suffit d’un jour, d’un seul jour, à la vérité pour le rattraper », dit un dicton africain. Grâce aux travaux de chercheurs connus et reconnus, à la ténacité de journalistes talentueux, à l’engagement de plusieurs personnalités morales issues de la société civile, à la détermination de nombreuses figures intellectuelles majeures, une mémoire citoyenne sur le génocide des Tutsis s’est progressivement constituée et imposée au cœur du débat public ; une mémoire énonçant rigoureusement les faits, rien que les faits, bataillant contre les mensonges et interrogeant les responsabilités françaises dans le processus génocidaire visant la destruction totale des Tutsis.

Monsieur le Président,

Le Chef d’Etat que vous êtes devenu a pris une décision important en décrétant, en date du 5 avril 2019, la mise en place d’une « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi ». Les conclusions des travaux de la dite Commission viennent d’être publiées. Disons les choses : le rapport rendu comporte certaines limites et lacunes patentes – vide sur les activités du capitaine Barril, flou sur les livraisons d’armes, esquives sur Bisesero, Murambi et l’opération Turquoise … –, néanmoins, malgré ces multiples zones d’ombres, les conclusions de la Commission confirment sans aucune ambigüité ce que tout le monde savait : la faillite morale, politique et militaire française au Rwanda. Oui, le naufrage fut total. Celui de François Mitterrand et de certains de ses proches collaborateurs en particulier.

Ceux qui ont décidé de la politique française au Rwanda savaient. Leur aveuglement était éclairé



Au plus haut sommet de l’Etat, on savait : le projet d’extermination des Tutsis était connu, et, pourtant, il fut décidé de soutenir jusqu’au bout, et bien au-delà, le régime raciste, corrompu, génocidaire. Pourquoi ? Pour quelles raisons ? Vision racialiste de ceux qui étaient au sommet de l’Etat Français? Vision désespérément malade de vieux clichés racialistes ? L’inconscient colonial de la toute-puissance méprisante en œuvre ? Déficit démocratique franco-français dès qu’il s’agit de traiter des affaires africaines ? Affaires africaines, affaires obscures ? Complexe d’Albion, peur paranoïaque des anglo-saxons ?

Demeure une réalité : ceux qui ont décidé de la politique française au Rwanda savaient. Leur aveuglement était éclairé. Leurs décisions ne furent pas prises en l’air, sur un coup de tête. Elles procédaient de choix politiques et éthiques désastreux. Ceux qui ont décidé ont non seulement fait, agi, mais en plus justifié leurs actes. Ils sont responsables et comptables de leurs actes devant l’histoire.

Le rapport de la Commission, tout en rappelant, soulignant, mettant clairement en exergue « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes pour la France », réfute paradoxalement toute idée de complicité au motif d’absence d’éléments prouvant une quelconque volonté d’intention génocidaire. Raisonnement de toute évidence discutable : la complicité ne présupposant pas nécessairement l’intentionnalité mais toute aide apportée à l’accomplissement d’un crime.

Ce que vous direz sur le Rwanda, dira beaucoup sur le Président que vous ambitionnez d’être au regard de l’Histoire



Et maintenant ? Et la suite, Monsieur le Président ? Oui, quelles suites, quels actes et paroles de réparation ?

Ce que vous direz sur le Rwanda, dira beaucoup sur le Président que vous ambitionnez d’être au regard de l’Histoire : un chef d’Etat incarnant le courage de dire les choses telles qu’elles se sont déroulées, revivifiant la mémoire officielle sclérosée de mensonges, reconnaissant les responsabilités françaises dans le processus génocidaire visant les Tutsis, engageant la France sur la voie d’un véritable travail de mémoire concernant le génocide des Tutsis du Rwanda et les responsabilités françaises ? Un chef d’Etat libérant la France de ce reflexe pavlovien de déni systématique, répétitif dès qu’il s’agit d’évoquer, de traiter les pages peu glorieuses de son histoire ? Un Président poussant son pays à regarder enfin, les yeux dans les yeux , sans faux-fuyant, son histoire, à évoluer, à accepter le réel et à trouver un langage partagé sur le génocide avec le Rwanda ? Ou alors un Président cédant aux pressions de certains milieux figés, mortifères, adeptes de l’enfouissement de ce qui s’est passé et préférant donc, in fine, l’art du mouvement immobile ?

Monsieur le Président,

Le langage et les mots que nous choisissons pour dire un génocide raconte beaucoup sur le type d’humain que nous sommes, que nous avons choisi d’être. Chaque mot que vous prononcerez sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda sera écouté attentivement, analysé ; chaque geste que vous poserez sera scruté, noté.

Le langage et les mots que nous choisissons pour dire un génocide raconte beaucoup sur le type d’humain que nous sommes



Chaque geste. Pourquoi par exemple Madame Habyarimana évacué prioritairement par des militaires français lors de l’opération Amaryllis continue-t-elle de couler des jours tranquilles en Essonne sans être aucunement inquiétée par la Justice ? Pourquoi ces dossiers de présumés génocidaires qui n’en finissent pas de traîner dans les cours judiciaires hexagonaux ? Je pense ici, notamment à la plainte contre le colonel Serubuga, 82 ans aujourd’hui et à celle visant Manassé Bigwenzare, âgé de plus de 80 ans ? Plus que deux décennies de procédures ! Devoir de vérité, devoir de justice. La justice contre le piétinement de l’humanité, la justice contre le crime commis contre notre essence humaine commune.

Monsieur le Président,

Le Rwanda s’est reconstruit. Transformé. Ce pays qui semblait perdu pour toujours au lendemain du génocide s’est remis debout avec éclat. Le désenchantement du monde était un luxe que les Rwandais ne pouvaient pas se permettre. Mais quelle force de caractère ! Car, dans un contexte régional et global marqué par l’hostilité permanente, il fallait beaucoup de force pour replanter l’espoir au cœur des collines. Beaucoup de détermination et d’intelligence pour bâtir un autre Rwanda fondé sur un autre langage. Un langage propre. Il fallait beaucoup de ténacité pour tenir tête à tous ces marchands de dogmes, donneurs de leçons impénitents, intimant aux Rwandais l’ordre d’emprunter tel ou tel chemin, chemins du reste fantasmagoriques qui, si suivis, auraient fatalement conduit vers d’autres impasses désastreuses. Et puis, franchement, on ne revient pas d’un génocide pour vivre ensuite selon les lubies et desiderata de quelqu’un d’autre.

Réparer l’irréparable en dialogue avec le Rwanda



Envers et contre tout, la réparation du Rwanda a été l’œuvre des Rwandais eux-mêmes. Ceux qu’on voulait finis, effacés, ceux qui se sont sauvés par leur seule et propre force de l’entreprise d’anéantissement, ceux de là-bas, ceux du Rwanda ont pleinement assumé, avec génie, leur retour à la vie réclamant au passage, sans complexe aucun, leur place dans la définition du surmoi global, général, leur place, toute leur place dans la cofondation d’un monde en commun. Aujourd’hui pas plus qu’hier, ils n’accepteront ni d’un autre pays, ni d’une institution quelconque des paroles de condescendance encore moins des discours d’orientation car conscient de leur valeur – agaciro – et chantres du respect mutuel. Le respect de notre égale dignité. Le respect, cette valeur, si essentielle, si fondamentale, qui devrait normalement nous guider tous dans notre rapport à l’autre, ce respect qui fit tant défaut à ceux qui, en France, ont pris à l’époque fait et cause pour les génocidaires.

Monsieur le Président,

Les hommes et les peuples se lient et se relient par le moyen de la parole et des symboles ; il y a des mots et des gestes qui blessent, qui ravivent et font saigner les cicatrices et puis, il y a des mots, des gestes, des actes qui apaisent, réparent et ouvrent les portes de l’avenir. D’un autre avenir.

Un pas significatif dans le sens du réexamen officiel du rôle de la France au Rwanda – avant, durant et après le génocide – vient d’être posé. Espérons qu’il sera suivi d’autres pas. Car il faut continuer. Réparer l’irréparable. En dialogue avec le Rwanda. Toujours en dialogue avec les victimes du génocide.

Pour que cela n’arrive plus. Ni là-bas, ni ici, ni ailleurs.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024