Fiche du document numéro 27995

Num
27995
Date
Jeudi 25 mars 2021
Amj
Auteur
Taille
139199
Surtitre
France - Analyse
Titre
La France et le Rwanda : qui va dire l’Histoire, enfin ?
Soustitre
Alors que la commission Duclert doit rendre à Emmanuel Macron, vendredi 26 mars, un rapport très attendu sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda, Mediapart a interrogé cinq historiens de renom sur le concept de « dire l’Histoire » face aux pages les plus sombres de notre passé. Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Éléments de réponse.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Commémoration, en avril 2019, à Kigali (Rwanda), du vingt-cinquième
anniversaire du génocide des Tutsis. © Yasuyoshi CHIBA / AFP
C’est une question qui hante tous les professionnels
du passé parce qu’elle concerne l’avenir de chaque
citoyen : qui dit l’Histoire ?
À qui – et comment, et pourquoi, et jusqu’où –
revient-il de dire ce qui a été, afin de partager, de
discuter, de questionner collectivement un corpus de
connaissances qui devrait appartenir à tous ?
À partir de quand les impératifs de l’Histoire
deviennent-ils les ferments d’un devoir de mémoire ?
Toutes ces interrogations, pour naïves qu’elles
puissent paraître à certains de prime abord, vont
connaître une actualité brûlante : la publication,
vendredi 26 mars, du rapport de la commission Duclert
sur le rôle de la France dans le dernier génocide du
XXe siècle, le génocide des Tutsis du Rwanda, qui a
fait entre 800000 et 1 million de morts entre les mois
d’avril et juillet 1994.
Commémoration, en avril 2019, à Kigali (Rwanda), du vingt-cinquième
anniversaire du génocide des Tutsis. © Yasuyoshi CHIBA / AFP
Depuis plus d’un quart de siècle, l’implication de la
France dans la tragédie rwandaise déchaîne toutes
sortes de passions et d’aveuglements qui empêchent
de dire l’Histoire, fût-ce au prix d’une terrible réalité
d’ores et déjà prouvée par d’innombrables documents
et témoignages : oui, la France a soutenu avant,
pendant et après le génocide le régime extrémiste
hutu responsable du crime des crimes.
En 2019, le président de la République Emmanuel
Macron, souhaitant une « véritable rupture dans la
manière dont la France appréhende et enseigne le
génocide des Tutsis »,a ainsi chargé un inspecteur
général de l’Éducation nationale, l’historien Vincent
Duclert, de constituer une commission ad hoc afin de
rédiger un rapport officiel sur le rôle de la France au
Rwanda.
En attendant la publication du rapport et les
débats qu’il va inévitablement susciter, Mediapart
a questionné plusieurs historiens de renom, certains
spécialistes du Rwanda et d’autres non, sur le concept
du « dire l’Histoire ».
• Qui a la primauté du « dire l’Histoire » ?
Dans le questionnaire envoyé aux historiens qui ont
accepté de répondre à nos questions, la première
de nos interrogations portait sur les acteurs du «
dire l’Histoire ». En d’autres termes, y a-t-il des
personnes à qui il reviendrait plus qu’à d’autres de
dire l’Histoire ? Les historiens, bien sûr ? Mais les
politiques ? Et la justice ? Et les anonymes ?
« L’élaboration du récit historique est un processus
collectif, qui implique les historiens au premier chef,
mais aussi des témoins connus ou anonymes, des
journalistes, des militants de la mémoire, des juges
d’instruction, entre autres », répond l’historien Ivan
Jablonka. Auteur de nombreux ouvrages historiques,
sur l’enfance, les nouvelles masculinités ou la Shoah
(notamment Histoire des grands-parents que je n’ai
pas eus), prix Médicis pour son livre Laëtitia ou la fin
des hommes, il a aussi participé il y a quelques années
à un petit groupe informel sur la question rwandaise
autour de la revue La Vie des idées.
« Primo Levi, qui était chimiste, s’est interrogé
sur l’événement Shoah bien avant les historiens
professionnels. Le plus important est de poser des
questions et d’y répondre grâce à des sources et à un
raisonnement. Toute personne y est apte, du moment
qu’elle respecte les règles de la méthode », poursuit
Jablonka.
Il ne faut pas « oublier les témoins, et tout
particulièrement les victimes. Aucun des nécessaires
“discours de vérité” n’a vocation à prendre le pas
sur les autres : c’est à une construction commune
qu’il s’agit d’aboutir, chacun avec ses méthodes, son
regard, ses objectifs propres », abonde de son côté
Stéphane Audoin-Rouzeau, historien spécialiste de
la Première Guerre mondiale mais aussi auteur d’un
livre sur sa découverte du rôle de la France au Rwanda,
Une initiation.
Historienne de référence sur le génocide des Tutsis
du Rwanda et autrice de nombreux ouvrages sur la
question, dont le dernier en date est Sans ciel ni terre,
paroles orphelines du génocide des Tutsi, Hélène
Dumas estime « qu’aucune instance ne possède un
quelconque monopole lorsqu’il s’agit de faire advenir
un discours de vérité sur le génocide des Tutsis
». « Les juges, dit-elle, ne prétendent nullement
écrire un récit historique exhaustif du génocide tout
comme les historiens n’endossent guère le rôle de
“vengeurs des peuples”, pour reprendre l’expression
de Chateaubriand ».
Lui aussi spécialiste du génocide des Tutsis et
notamment de la question de l’accès aux archives
pour le documenter, François Robinet défend
une approche dans laquelle l’historien, par devoir
professionnel, a toute sa place, peut-être plus
que tout autre. « Les connaissances sur des
événements relativement récents comme la guerre
civile algérienne, les guerres dans l’ex-Yougoslavie
ou le génocide des Tutsis du Rwanda doivent au
moins autant aux témoins directs et au travail des
journalistes, des militants ou des juristes qu’à celui
des historiens », dit-il.
Mais l’historien, ajoute-t-il, « cherche pour sa part
à donner de l’épaisseur à des passés révolus. Il
mobilise pour cela une méthode, des outils spécifiques,
des compétences particulières. Pour lui, l’écriture de
l’histoire peut correspondre à un engagement, à une
passion, à une nécessité vitale mais il s’agit aussi et
surtout d’une activité professionnelle qui a nécessité
de longues années de formation et qui se trouve régie
par un certain nombre de règles, de dispositifs et
d’institutions ».
« Il revient donc à l’historien de déterminer à quel
moment les conditions de l’écriture de l’histoire
s’avèrent favorables au regard des critères qui
régissent sa discipline. D’où le risque d’empêcher le
métier quand, comme dans l’affaire rwandaise, de si
nombreuses archives demeurent sous le double verrou
du blocage politique et de l’armure intemporelle de la
raison d’État : le secret défense », regrette François
Robinet.
• Quelle est la place du politique ?
Les journalistes écrivent des articles, les historiens
des livres, les juges des jugements. Et les politiques ?
Des discours qui font l’Histoire? Un peu à l’exemple
de Jacques Chirac qui, en juillet 1995, deux mois
après son accession à l’Élysée, a prononcé un discours
historique reconnaissant –enfin– la responsabilité de
la France dans la déportation des Juifs.
« Il était évident que Jacques Chirac a voulu, dès qu’il
est arrivé à l’Élysée en 1995, prendre la décision que
son prédécesseur, François Mitterrand, n’avait pas
prise : reconnaître la responsabilité de l’État et de
la France dans la déportation des Juifs », explique
l’avocat et historien Serge Klarsfeld, infatigable
défenseur de la cause des victimes françaises de la
Shoah.
Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, à l'occasion de son
discours historique du Vél d'Hiv. © Jack GUEZ / AFP
Avec son discours de 1995, Jacques Chirac a d’ailleurs
devancé le « dire l’Histoire » par la justice française,
notamment à la faveur du procès en 1997 de
Maurice Papon, symbole de la collaboration de l’État
français avec le régime nazi dans la déportation
et l’extermination des Juifs d’Europe. « D’ailleurs,
pendant le procès Papon, pendant que mon fils Arno
était, comme avocat, dans la salle d’audience, je
faisais avec les “Fils et filles de déportés juifs de
France” de l’agit-prop’ dans la rue en diffusant avec
des haut-parleurs le discours de Jacques Chirac au
Vél d’Hiv. Chirac, en quelque sorte, parlait aux juges
», se souvient aujourd’hui Serge Klarsfeld.
Selon Hélène Dumas, la question du politique
face à l’Histoire « tient moins au processus de
production d’une connaissance qu’à une question de
reconnaissance ». « Les politiques n’écrivent pas
l’Histoire, mais ils établissent des actes de mémoire
extrêmement importants. Il s’agit de reconnaître
officiellement et symboliquement des faits qui étaient
connus de longue date », confirme Ivan Jablonka.
« Si le politique ne dit pas l’Histoire, il peut prendre
la responsabilité d’en reconnaître les pages les plus
sombres. C’est d’ailleurs cette démarche qui a été
privilégiée par le gouvernement belge en avril 2000
lorsque le premier ministre Guy Verhofstadt avait
présenté des excuses au nom de son pays au peuple
rwandais après le travail colossal réalisé par la
commission d’enquête du Sénat, dont les résultats
avaient été rendus publics en 1997 », reprend Hélène
Dumas.
Pour François Robinet, « il ne s’agit pas réellement
de “dire l’Histoire” mais de valoriser certaines
dimensions de notre passé pour les articuler à
notre présent et aux perspectives d’avenir souhaitées
pour la collectivité nationale ». « Dans le cas du
génocide des Tutsis, Emmanuel Macron dispose d’une
opportunité unique de reconnaître l’influence directe
des choix politiques des responsables français sur le
cours des événements rwandais entre 1990 et 1994 ;
cette reconnaissance pourrait conduire à repenser en
profondeur notre relation actuelle et à venir avec les
pays du continent africain, ainsi que les modalités
de prise de décision de notre politique étrangère
»,estime-t-il.
C’est aussi la ligne de son collègue Stéphane
Audoin-Rouzeau : « La parole du chef de l’État
institutionnalise, en quelque sorte, la vérité des faits,
dirimant ainsi un avant d’un après ; même si les faits
en question étaient en effet connus depuis longtemps,
il est bien évident qu’un grand discours de l’actuel
président de la République sur les responsabilités
françaises au Rwanda changerait entièrement la
donne en France, et aussi au Rwanda (déjà, la prise
de parole de Nicolas Sarkozy à Kigali en février 2010
avait constitué une inflexion non négligeable). Un
grand discours d’Emmanuel Macron reconnaissant
simplement les faits (largement connus dans leurs
grandes lignes) porterait un coup terrible aux tenants
du déni français, ainsi qu’au négationnisme, qui
prospère avec une facilité déconcertante. »
• Faut-il tout attendre des archives pour « dire
l’Histoire » ?
Dans l’histoire rwandaise, cette prise de parole
politique tant attendue semble toujours remise à plus
tard. Comme figée dans l’attente que telle ou telle
nouvelle archive révélée vienne, comme un smoking
gun, donner une version définitive et implacable de la
lecture des événements.
« Il n’y a pas un document “absolu” qui révèlerait tout
dans l’éclair de l’évidence. Par définition, l’Histoire
s’écrit avec un faisceau d’archives, images, objets,
témoignages, etc. », souligne Ivan Jablonka. « En
outre, l’archive ne peut jamais se passer d’une
contextualisation et d’une interprétation, elle-même
jamais absolument définitive »,poursuit Stéphane
Audoin-Rouzeau.
François Robinet, pour sa part, estime que « l’effort
doit désormais porter sur la consolidation des récits
qui existent déjà […] en sortant si possible de
thématiques pesantes et stériles pour l’écriture de
l’histoire, telles les questions de la “culpabilité” et de
la “complicité” françaises ».
Matière première de n’importe quel historien, les
archives de l’histoire de la France au Rwanda sont
encore largement entourées d’opacité. Ainsi, des
dizaines de cartons d’archives militaires demeurent
encore largement inaccessibles au Service historique
de la Défense (SHD), à Vincennes, à côté de Paris.
Et il a fallu le combat acharné d’un militant comme
le chercheur François Graner, de l’association Survie,
pour obtenir récemment du Conseil d’État le droit
d’accéder à des archives de la présidence Mitterrand
jusque-là tenues secrètes.
Alain Juppé, en 2020. Il fut le ministre des affaires étrangères
qui laissa s'enfuir les génocidaires. © JOEL SAGET / AFP
Or, c’est dans ces archives-là que fut découvert, pour
la première fois, l’ordre écrit du pouvoir politique
français de laisser s’enfuir, en juillet 1994, les
génocidaires rwandais alors que leur arrestation était
possible et même demandée par un diplomate de haut
rang, comme l’a révélé Mediapart en février dernier.
« Il faut espérer que l’ensemble des fonds français
relatifs au Rwanda puisse faire l’objet d’une
dérogation générale afin d’entamer un véritable
travail scientifique sur la question. Une telle démarche
exige un accès général aux archives. Il s’agit là
d’une question scientifique mais également d’un
enjeu civique lié à la transparence démocratique.
L’opacité des conditions d’accès à ces fonds nourrit
les fantasmes, soit de la part de ceux qui décrètent
“qu’elles rendront raison” à la politique française,
soit, à l’inverse ceux qui déploient une vision
positiviste de l’archive qui recèlerait une vérité
définitive », observe Hélène Dumas.
« Le récit de l’implication française au Rwanda est
connu dans son ensemble depuis 1994 et les pièces
d’archives révélées dans les médias depuis le mois
de janvier dernier viennent confirmer l’étendue du
soutien militaire et politique de notre pays au régime
Habyarimana puis aux extrémistes responsables du
génocide des Tutsis, poursuit-elle. Les opérations
militaires françaises ne se sont pas déroulées dans
un huis clos mais sous les yeux des Rwandais, qui
ont été les témoins directs de cette proximité des
soldats français avec les Forces armées rwandaises.
Les décisions prises au sommet de l’État eurent des
conséquences tragiques très concrètes sur la vie de
beaucoup de personnes. »
• Est-il trop tôt pour dire l’histoire de la France au
Rwanda ?
Il a fallu attendre cinquante ans avant qu’un
président français, Jacques Chirac donc, ne dise
depuis le sommet de l’État la vérité historique de
la responsabilité de la France dans la déportation
des Juifs. Est-il trop tôt pour en faire autant avec le
génocide des Tutsis du Rwanda, qui a été perpétré il y
a vingt-cinq ans « seulement » ?
« Pas du tout, répond Stéphane Audoin-Rouzeau. Tout
au contraire, je crois que “dire l’Histoire” à l’endroit
de ce génocide constitue une urgence absolue. Celui-ci
doit être “habilité”, en quelque sorte, au même
titre que les autres crimes de masse du XXe siècle.
C’est le seul moyen de sortir l’opinion française – je
parle en particulier de la partie “informée” du corps
social, et du monde universitaire plus précisément – de
son indifférence, pour ne pas parler de son ignorance
crasse… »
Selon Hélène Dumas, « l’histoire n’est jamais “dite”
définitivement, à plus forte raison sur un événement
d’une telle magnitude ». «L’important, en histoire,
n’est pas la distance temporelle, mais la distance
critique. Qui peut assurer qu’on a assez de recul sur
Napoléon ou sur de Gaulle, puisque leur héritage –
donc leur histoire – est encore en mouvement ? Vingt-cinq
ans, c’est beaucoup »,souligne Ivan Jablonka.
Serge Klarsfeld tranche : « Sur la tragédie rwandaise,
je crois que l’on sait déjà beaucoup de choses et
qu’il faudrait peut-être accélérer l’accès de l’opinion
à cette connaissance. »
Après la remise du rapport Duclert commandé par
l’Élysée, l’Histoire va peser lourd sur les épaules
d’Emmanuel Macron.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024