Fiche du document numéro 27971

Num
27971
Date
Lundi Mars 2021
Amj
Taille
235166
Sur titre
Livres lus
Titre
Raphaël Doridant, François Graner, "L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda"
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Marseille, Agone, 2020, 513 p., 19 €.
Sébastien Jahan
https://doi.org/10.4000/chrhc.16091
Référence(s) :
Raphaël Doridant, François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Marseille, Agone, 2020, 513 p., 19 €.
1 On connaît le rôle de l’association Survie dans la « sortie du mensonge » qui entourait (et continue d’entourer) l’action de la France au Rwanda au moment où s’y commettait le dernier génocide du 20e siècle. Dès 1998, bien avant que d’autres ne s’y intéressent, son président, François-Xavier Verschave, avait saisi, analysé, mis en perspective avec une rare acuité les mécanismes qui conduisirent la France, et plus précisément son État et son armée, à soutenir au-delà de toute raison un pouvoir génocidaire1. Avec ce dernier opus co-écrit par deux militants de l’association, qui peuvent à bon droit se considérer comme de solides connaisseurs de la question2, il faut admettre que Survie détient toujours une longueur d’avance sur la production universitaire consacrée à cette question brûlante.
2 Si le thème abordé par le livre n’est certes pas nouveau, la synthèse proposée ici n’en reste,
en effet, pas moins indispensable, dans la mesure où elle fournit, de façon abondamment
documentée et donc éminemment probante, tous les éléments qui permettent d’établir les faits,
sans frilosité aucune, mais avec la prudence et le sérieux qui siéent à un sujet d’une telle gravité.
On ne reviendra pas en détail sur ces événements qui sont connus depuis longtemps3, mais qui,
défiant les effets attendus d’une accoutumance à l’invraisemblable, apportent encore au lecteur
averti sa dose de sidération. L’intérêt essentiel du texte de Raphaël Doridant et François Graner
réside aussi dans l’éclairage que ces auteurs jettent sur le phénomène en apparence aberrant
d’une démocratie élaborée et prestigieuse, alliée opiniâtre de factions dont elle connaît
parfaitement la dérive génocidaire et qu’elle accompagne au bout de son projet en la protégeant
jusque dans sa débandade ultime. Comment expliquer l’incompréhensible ? Tel est le défi que
ce livre relève avec succès.
3 Mieux que quiconque avant eux, les deux auteurs intègrent, en historiens amateurs mais
néanmoins avisés, le soutien français aux autorités rwandaises à un contexte de relations
interétatiques envisagé dans sa longue durée et dans ses profondeurs occultes. C’est cette toile
de fond – double, on va le voir – qui permet d’échapper à une lecture des événements
déconnectée de leur substrat idéologique et institutionnel, similaire à celle que délivre, par
exemple, le par ailleurs remarquable essai de Stéphane Audoin-Rouzeau4. Car il est acquis
aujourd’hui que la faillite morale de la France au Rwanda n’est pas que le résultat d’un pouvoir
qui déraille, celui d’un homme, François Mitterrand, imposant sa vision cynique et racialiste de
l’Afrique à des ministres de droite, dépassés ou impuissants. Loin du simple accident de
parcours, la complicité aveugle de la France avec le clan criminel des extrémistes hutus procède
d’une longue histoire d’accointances avec les deux régimes successifs du Rwanda indépendant,
nourries du postulat mythique de la « démocratie hutue » s’imposant face à une « féodalité
tutsie » oppressive. Cette vision ethnique des rapports de force politiques au sein de la société
rwandaise, héritée de la période coloniale, était celle de François Mitterrand, certes, mais elle
fut aussi, avant 1981 (et hélas, pour partie, après 1994), la représentation dominante chez la
plupart des fonctionnaires du Quai d’Orsay et des hauts gradés français qui se sont, dès les
années 1960, sentis concernés par cette ancienne possession belge, pointe avancée de la
francophonie dans une Afrique orientale massivement irriguée par la culture anglo-saxonne.
Déployés sur cette première toile de fond, chronologique, qui court depuis la fin de l’ère
coloniale, les deux premiers chapitres montrent donc comment s’organise et s’enclenche
l’engrenage qui conduit, quasi mécaniquement, la France à honorer et renforcer son alliance
avec une dictature militaire dont on ne peut alors ignorer – les preuves abondent, une fois de
plus, dans le livre – qu’elle couve en son sein les ferments d’une violence génocidaire. Sans
égard pour le cadre limitatif posé par l’accord d’assistance de 1975, l’État français et son armée,
à partir de l’offensive du FPR en 1990 et de l’opération Noroît, vont jusqu’à prendre
directement les commandes des opérations militaires rwandaises contre les rebelles, ignorant
les avertissements de la DGSE ou des ONG, fermant les yeux sur les massacres commis par
leurs alliés, organisant même la désinformation pour diaboliser les Tutsis du FPR et les
présenter comme le bras armé d’une opération dirigée depuis l’Ouganda « anglophone ».
Scélérate loyauté que rien n’arrêtera, on le sait, pas même la mort du président « ami »
Habyarimana dans la destruction de son avion, le 6 avril 1994, puisque la France sera le seul
pays à reconnaître (et appuyer) le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui est aussi
l’orchestrateur du génocide… Deux opérations extérieures supplémentaires (Amaryllis, du 9 au
14 avril, officiellement pour évacuer les ressortissants français, Turquoise, du 22 juin au
22 août, soi-disant « humanitaire »), étudiées dans les chapitres III et IV, poussent toujours plus
loin l’engagement au côté des assassins (abandon des Tutsis à leur sort, livraisons d’armes aux
génocidaires en violation de l’embargo, protection des bourreaux et du GIR en fuite), tout en
sophistiquant les techniques de camouflage et de manipulation grâce à un contrôle strict de
l’information et des images. Comme le soulignent les auteurs, d’un bout à l’autre du conflit, la
France a campé sur ses positions sans jamais se laisser perturber par les exhalaisons putrides
des cadavres de milliers d’innocents, le spectacle des chairs découpées et les rigoles de sang.
L’ennemi restera le Tutsi... Dynamisée par cette froide et démente obsession, la chaîne de
commandement a fonctionné normalement, sans raté, dans une étrange et inquiétante
communauté de vision unissant la toute-puissance de l’exécutif à la sphère décisionnelle du
pouvoir militaire et à ses dociles relais dans l’encadrement de Turquoise, pas même ébranlée
par la courageuse mais vaine insoumission de quelques soldats subalternes.
4 Mieux encore que ces accusations bien connues et qui trouvent, avec ce livre, une
confirmation sans appel (toujours utile à l’heure où des thèses crypto-négationnistes continuent
de circuler, y compris dans les universités), c’est l’assistance que la France a continué à
prodiguer aux assassins traqués, bien après le génocide, qui troublera sans doute le lecteur déjà
un peu initié. Le chapitre VI, édifiant, relate ainsi comment les autorités françaises ont tenté
d’entraver la justice internationale en limitant la compétence du TPIR. Comment elles ont
accueilli et protégé, toute honte bue, des criminels traqués, regimbant à les faire traduire devant
les juridictions du pays, pourtant saisies dès 1995. Comment les enquêtes (sur l’affaire de
Bisesero, les livraisons d’armes, l’attentat du 6 avril qui a tué aussi les deux pilotes du Falcon
présidentiel, ressortissants français...), s’enlisèrent dès qu’elles commençaient à titiller des
responsables un peu trop haut placés. Comment, malgré les promesses de François Hollande,
elles contrôlent aujourd’hui encore l’accès aux archives qui permettraient de clarifier la part de
responsabilité de chacun des acteurs…
5 Soigneusement insérée dans le temps long, celui qui englobe l’avant et l’après-génocide, cette
étude de l’implication française au Rwanda, est aussi (dans le chapitre V) inscrite avec
pertinence sur une seconde toile de fond, la sulfureuse et désolante histoire de la Françafrique,
cette « partie immergée de l’iceberg » des relations entre la France et son « pré carré »,
prolongement des formes de domination de l’ère coloniale que le parcours politique d’un
François Mitterrand incarne à la perfection. Le Rwanda, nous disent à juste titre les auteurs,
n’est que la « radicalisation à l’extrême de la politique ordinaire de la France à l’égard de
l’Afrique » (p. 283). On reconnaîtra là sans peine l’ADN de Survie, dont c’est l’infatigable
cheval de bataille depuis les charges de François-Xavier Verschave. Et on retiendra l’idée,
opportunément rappelée par les auteurs, que les institutions de la Cinquième République sont
bien consubstantielles à une pratique du pouvoir qui, depuis De Gaulle et son éminence grise
Jacques Foccart, échappe, dans le domaine de la politique africaine et des interventions
militaires extérieures, à toute forme de contrôle démocratique (chapitre VII). Voilà pourquoi la
génération Foccart peut bien s’éteindre sans pour autant que soient menacés les fondements de
la Françafrique, solidement garantis par les attentes des potentats affidés, les intérêts colossaux
des grands patrons et des affairistes, les dogmes philocoloniaux et ethnistes de certains milieux
militaires et politiques. Loin d’être ce slogan aux relents complotistes auquel d’aucuns
voudraient la réduire, la Françafrique propose non seulement une grille de lecture pertinente de
l’intervention française au Rwanda : elle est aussi le symptôme d’une maladie viscérale dont
souffrent nos institutions et que les récentes restrictions en matière de libertés publiques ne
pourront évidemment qu’aggraver.
6 Avec ce remarquable petit livre, sur la base d’un travail de recoupement et d’interprétation
fine de la masse des sources déjà disponibles, Raphaël Doridant et François Graner mettent
donc à notre disposition une bonne jauge pour évaluer la fiabilité des conclusions de la
commission Duclert et, avec elle, son degré d’indépendance vis-à-vis des contingences
politiques…
Notes
1 François Xavier Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock,
1998.
2 Raphaël Doridant a codirigé l’ouvrage La Complicité de la France dans le génocide des Tutsis au
Rwanda, L’Harmattan, 2009 ; François Graner est l’auteur de Le Sabre et la machette : officiers français
et génocide tutsi, Mons, Tribord, 2014. Voir le compte rendu de ce dernier livre par Alain Gabet dans
les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 131, 2016.
3 Stéphane Audoin-Rouzeau, Rwanda. Une initiation, Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017. Voir
Alain Gabet, Sébastien Jahan, « Le chemin de Kigali. Stéphane Audoin-Rouzeau et le génocide des
Tutsi du Rwanda », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 145, janvier-mars 2020, p. 137-
167.
4 Lire Alain Gabet et Sébastien Jahan, « Les faits sont têtus. Vingt ans de déni sur le rôle de la France
au Rwanda (partie 1 : des faits qui accablent) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 128,
juillet-septembre 2015, p. 163-186 ; (partie 2 : lâchetés politiques et complicités médiatiques), Ibidem,
n° 129, octobre-décembre 2015, p. 153-173.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sébastien Jahan, « Raphaël Doridant, François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au
Rwanda », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 148 | 2021, mis en ligne le 12 mars
2021, consulté le 23 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/16091 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/chrhc.16091

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