Fiche du document numéro 27948

Num
27948
Date
Jeudi 18 mars 2021
Amj
Auteur
Taille
247824
Titre
Révision par l’ombudsman de Radio-Canada de la plainte de Monsieur Josias Semujanga au sujet de l’entrevue avec la journaliste Judi Rever, présentée dans l’émission "Bien entendu", le 7 janvier 2021, sur les ondes d’Ici Première
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
Bureau de l’ombudsman, Services français – CBC/Radio-Canada
Case postale 6000, Montréal (Québec) Canada H3C 3A8
Adresse électronique : ombudsman@radio-Canada.ca
Site web : http://www.ombudsman.cbc.radio-canada.ca/fr/
Téléphone : (514) 597-4757 / sans frais 1-877-846-4737– Télécopieur : (514) 597-5253
Le 18 mars 2021
Monsieur Josias Semujanga
josias.semujanga@umontreal.ca
Et 47 cosignataires
Objet : Révision de votre plainte au sujet de l’entrevue avec la journaliste Judi Rever, présentée à l’émission Bien entendu, le 7 janvier 2021, sur les ondes d’ICI PREMIÈRE.
Monsieur,
Vous soutenez que la conduite de l’entrevue avec la journaliste Judi Rever, à l’émission Bien entendu du 7 janvier 2021, a enfreint les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada.
Vous trouverez ci-joint la révision que j’ai faite de votre plainte.
Recevez, monsieur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.
Guy Gendron
Ombudsman des Services français
CBC/Radio-Canada
C. C. Mme Dominique Rhéaume, première chef, Développement du contenu et de la programmation, à ICI RADIO-CANADA PREMIÈRE M. Stéphan Bureau, animateur, Bien entendu Mme Sylvie Julien, première directrice, ICI RADIO-CANADA PREMIÈRE Mme Caroline Jamet, directrice générale, Radio, audio et Grand Montréal, ICI RADIO-CANADA PREMIÈRE
P. j. Révision
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Révision par l’ombudsman de Radio-Canada de deux plaintes au sujet de l’entrevue avec la journaliste Judi Rever, présentée le 7 janvier 2021 à l’émission Bien entendu, sur les ondes d’ICI PREMIÈRE, et où il était question de son livre Rwanda, l’éloge du sang (2020).
LES PLAINTES
Dans les jours qui ont suivi la diffusion, le 7 janvier 2021, de l’entrevue par l’animateur de Bien entendu, Stéphan Bureau, avec la journaliste canadienne Judi Rever à propos de son livre Rwanda, l’éloge du sang, le Bureau de l’ombudsman a reçu plusieurs plaintes provenant de citoyens canadiens et étrangers, de même que d’associations représentant des gens d’origine rwandaise habitant au Canada. Deux d’entre elles ont mené à cette révision. D’abord, celle de M. Pascal Kanyemera, président de l’association Humura, qu’il présente comme une organisation communautaire de rescapés du génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda habitant aujourd’hui dans la région d’Ottawa-Gatineau. La deuxième plainte provient de M. Josias Semujanga, professeur titulaire de littérature à l’Université de Montréal. Elle est endossée par 47 « chercheurs, universitaires, écrivains, journalistes et témoins connaissant le contexte du génocide des Tutsis du Rwanda », résidant au Canada ou dans plusieurs autres pays.
J’examinerai ces deux plaintes simultanément puisqu’elles portent sur un même contenu d’information et qu’elles lui adressent des reproches semblables.
Celle de M. Kanyemera, du 9 janvier 2021, déplore d’abord que Radio-Canada ait invité Mme Rever qu’il décrit comme une « révisionniste notoire » dont l’objectif est de « dire que les Tutsis auraient orchestré le génocide dont ils ont été victimes ». Il écrit :
« Comment expliquer que ces propos négationnistes soient tolérés par un pays qui a accueilli, il y a vingt-six ans, une grande communauté de rescapés de ce génocide, déboussolée, sans feu ni lieu? »
Selon M. Kanyemera, l’animateur Stéphan Bureau aurait dû interroger Mme Rever sur « l’histoire d’horreur » qu’elle raconte, et « dont tous les témoins sont anonymes ». Il soumet que M. Bureau avait le devoir de lui demander de s’expliquer sur le sérieux de ses recherches et l’origine des allégations qu’elle propage. Il écrit :
« Pourquoi ces témoins anonymes vous ont-ils choisie, vous? Comment vérifier la véracité des résultats de vos recherches? Telles sont les questions pertinentes que le journaliste Stéphan Bureau aurait dû poser à Judi Rever, si seulement il avait fait ses devoirs. »
Le plaignant ajoute enfin que Stéphan Bureau a fait preuve de partialité dans la conduite de l’entrevue avec Mme Rever, qu’il aurait dû éviter de « paraître comme l’appuyant », en somme, qu’il n’est pas « resté neutre ». Il conclut sa plainte en se demandant si M. Bureau serait prêt à accueillir un invité « qui parlerait de l’importance de la mémoire, du danger du révisionnisme, de notre devoir en tant que famille humaine à contribuer au « plus jamais ça » tout en apportant la lumière sur les faits d’un crime pas comme les autres : le génocide ».
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Pour sa part, dans sa plainte du 18 janvier 2021 cosignée par 47 personnes, M. Josias Semujanga déplore la « complaisance manifeste avec laquelle M. Bureau a mené l’interview », ajoutant qu’un « débat contradictoire aurait permis de relever la supercherie des propos de Mme Rever qui se contente d’élever à la dignité de "sources fiables" des anecdotes et des ragots méprisants sur les Tutsis, prisés depuis toujours par les milieux génocidaires et négationnistes ». Sans cette complaisance, poursuit-il, Mme Rever n’aurait pu présenter le génocide « contre tout bon sens, comme un massacre de "Tutsis contre Tutsis" ».
Il soumet que Mme Rever renverse les responsabilités en affirmant que le Front patriotique rwandais (FPR) a participé au massacre des Tutsis, mais également à celui des Hutus. M. Semujanga écrit :
« M. Bureau avait le devoir de lui demander de s’expliquer sur cette fameuse thèse selon laquelle le FPR a commis lui aussi un génocide contre les Hutus. Car les enquêtes menées par la Fédération internationale des droits de l’homme et Human Rights Watch ne vont pas dans ce sens. Ces deux organisations ont montré que des civils ont été tués malheureusement dans la zone sous contrôle de ce mouvement; elles ont toutefois ajouté que ces victimes sont des conséquences de la guerre civile, qui se déroulait entre les troupes du FPR et celles des FAR (Forces armées rwandaises). Elles ont écarté toute intention génocidaire de la part du FPR. Judi Rever le sait et choisit de ne retenir que ce qui arrange sa thèse du double génocide – la mort des civils – comme si elle ignorait que le génocide est un crime, qui se qualifie comme tel par une intention de tuer les membres d’une communauté en tout ou en partie. Le rôle de M. Bureau était de poser à Judi Rever des questions sur les raisons qui la poussent à rejeter des études et des travaux qui existent sur le sujet. Sa réponse de protéger ses sources ne convainc pas et, curieusement, M. Bureau semble s’en contenter. Pourquoi une telle complaisance? »
Le plaignant dénonce en particulier l’affirmation de Mme Rever à l’effet que l’attentat qui a causé la mort du président du Rwanda, M. Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, – élément déclencheur du génocide des Tutsis – serait l’oeuvre du FPR. Or, rappelle-t-il, bien qu’un juge français ait mis en cause neuf dirigeants du FPR, en 2006, l’affaire s’est terminée par un non-lieu. (NDLR : Les enquêtes sur l’origine de l’attaque n’ont pas permis d’en établir la responsabilité de manière certaine.) M. Semujanga écrit :
« Ce qui est troublant, choquant et méprisant, c’est l’attitude du journaliste Stéphan Bureau qui a conduit l’émission sans interroger son invitée sur ces faits avérés qu’elle fait semblant d’ignorer. Par une telle complaisance de M. Bureau, Radio Canada vient tout simplement de se faire, par goût du sensationnalisme, la courroie de transmission de cette théorie qui, totalement indifférente aux faits historiques avérés, témoigne d’un profond racisme. Car, en tant que journaliste ayant une longue expérience dans le métier, M. Bureau sait très bien qu’il existe des théories négationnistes similaires sur la Shoah ou sur les attentats du 11 Septembre et nous lui posons une question toute simple : oserait-il donner à l’un de ces auteurs négationnistes une large tribune pour qu’il fasse entendre "un autre récit" sur ces deux horribles événements? Il pourrait toujours invoquer la liberté d’expression mais il sait que cela est absolument inconcevable à Radio Canada. En refusant d’interroger Judi Rever sur ses théories du complot, le journaliste a apporté de l'eau au moulin des négationnistes et donné l'impression de mépriser les victimes du génocide contre les Tutsis parce qu’elles sont africaines et noires. Pourquoi ce droit à la liberté d’expression qui semble fonctionner selon une logique de deux poids deux mesures? »
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Comme le veut la procédure, j’ai d’abord demandé aux responsables d’ICI PREMIÈRE de répondre aux plaignants. LA RÉPONSE DE RADIO-CANADA
C’est Mme Dominique Rhéaume, première chef, Développement du contenu et de la programmation, à ICI PREMIÈRE, qui a répondu aux deux plaignants les 8 et 10 février 2021, en expliquant d’abord le contexte de l’entrevue. Elle écrit : « L’invitation lancée à Judi Rever coïncidait avec la parution en français de son plus récent livre, Rwanda, l’éloge du sang, publié aux éditions Max Milo. Ce livre est disponible en librairie depuis le 21 octobre 2020. Cet ouvrage, d’abord paru en anglais sous le titre, In Praise Of Blood, publié aux éditions Random House Canada, a mérité la mention de livre de l’année par le Globe and Mail, au Canada. Il a, en plus, obtenu les prix Mavis-Gallant, Huguenot Society of Canada et il a été finaliste du prix Hilary-Weston. »
Radio-Canada soutient que la présentation d’une entrevue sur « ce type de sujet d’actualité » correspond au mandat de l’émission Bien entendu. Mme Rhéaume écrit : « Mme Rever présente le résultat de ses recherches à travers un livre, et le contexte de l’entrevue lui permet d’exposer ces résultats aux auditeurs. Le travail de l’animateur consiste alors à poser des questions dont le choix, comme celui de l’invitée, relève de la liberté éditoriale, tenons-nous à préciser. »
Concernant le rôle de l’animateur Stéphan Bureau, Radio-Canada rappelle qu’il a mis en garde l’auditoire sur la position controversée de Mme Rever dès le début de l’entrevue, en ces termes : « Elle défend une thèse qui remet en cause la version officielle, elle parle même d’un détournement de l’histoire. »
Ainsi, affirme Mme Rhéaume, « les auditeurs amorçaient donc leur écoute en toute connaissance de cause, sachant qu’il y avait une version officielle et la thèse de Mme Rever ». Radio-Canada rejette aussi le reproche de parti pris formulé par les plaignants à l’endroit de M. Bureau, « puisqu’il a précisé que la thèse défendue dans l’entrevue était celle de Mme Rever, ne mentionnant pas son adhésion à celle-ci ». Radio-Canada ajoute que l’animateur « a joué son rôle avec rigueur en posant des questions et en se gardant de prendre position », comme en témoigne cette intervention où il fait référence à la juriste canadienne Louise Arbour :
« Est-ce que je peux vous arrêter là-dessus Judi, parce que ça me semble important, sinon grave, vous dites que l’ancienne patronne du Tribunal pénal international, une ancienne juge à la Cour suprême du Canada aurait, peut-être, délibérément, est-ce que c’est ce que je dois comprendre, choisi de ne pas poursuivre l’enquête, alors qu’il y avait de bonnes raisons de le faire? »
À plusieurs reprises, ajoute Radio-Canada, Stéphan Bureau « confronte son invitée à la gravité de ce qu’elle défend comme thèse » tout « en ne prenant pas position, comme il se doit ».
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Cette attitude s’est manifestée dans plusieurs questions et relances pendant toute l’entrevue, démontrant que M. Bureau est demeuré « au-dessus de la mêlée, tel qu’on s’attend d’un intervieweur de son calibre », écrit Mme Rhéaume, qui offre les exemples suivants : « Or, vous dites, l’histoire est plus compliquée (...) » « Vous dites qu’au début du massacre (...) » « C’est bien ce que vous dites? (...) » « La deuxième chose que vous dites (...) » « Est-ce que c’est ce que je dois comprendre (...) » « Est-ce qu’il y a eu un détournement de justice pour vous? (...) » « Mais si on lit bien attentivement votre livre en fait, vous dites (...) »
En agissant de la sorte, soumet Radio-Canada, l’animateur a joué son rôle, soit celui de questionner son invitée « afin de lui permettre de clarifier son propos et de fournir plus de contexte, pour le bénéfice des auditeurs ». Elle conclut en reconnaissant que l’entrevue ait pu heurter certains d’entre eux : « Nous sommes conscients (…) que ce sujet est d’une grande sensibilité, et que sa simple évocation éveille chez certains des souvenirs extrêmement douloureux. Malgré cela, nous croyons utile de faire entendre des voix qui, sur la base d’un travail journalistique réputé sérieux, proposent une lecture différente de celle qui est généralement acceptée. Il reviendra ensuite à notre auditoire de se faire une idée. » LA DEMANDE DE RÉVISION
Insatisfaits de la réponse de Radio-Canada, MM. Kanyemera et Semujanga ont demandé, les 16 et 18 février 2021, que le Bureau de l’ombudsman procède à une révision de leur plainte.
Le principal reproche de M. Semujanga demeure la « complaisance » dont l’animateur Stéphan Bureau a fait montre à l’endroit de Mme Rever et de sa théorie du double génocide, quoi qu’en dise Radio-Canada. Il écrit :
« Ce n’est pas le choix éditorial que nous remettons en cause, mais le traitement du sujet. Mme Rhéaume ne fait que lister les diverses interventions de M. Bureau qui permettent à Mme Rever d’aller de l’avant avec ses théories fumeuses et éculées sans que l’animateur "la confronte à la gravité de ce qu’elle défend comme thèse". C’est bien là ce que nous avons dénoncé dans notre lettre du 18 janvier 2021. »
Selon M. Semujanga, il ne suffit pas que l’animateur ait mentionné, en début d’entrevue, que la thèse de son invitée remet en cause la version officielle des événements pour qu’il se dédouane de toute responsabilité par la suite. Il écrit :
« Pour bien éclairer son public, il aurait fallu que M. Bureau fût au courant des critiques importantes et nombreuses qui ont entouré la publication du livre de Mme Rever. Il aurait aussi fallu que l’intervieweur force son invitée à répondre à ces critiques. Par ailleurs, ces théories de Mme Rever n’ont rien de nouveau et l’animateur aurait dû la confronter à de nombreuses répliques formulées depuis longtemps, notamment à Arusha ou dans l’ouvrage du général à la retraite Roméo Dallaire, sur certains propos qu’elle tient. »
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Le plaignant ajoute qu’il est possible que M. Bureau ne soit pas bien au fait des circonstances du génocide perpétré il y a plus de 25 ans au Rwanda, mais il se demande pourquoi Radio-Canada n’a pas alors choisi d’organiser un débat entre Mme Rever et un représentant de la communauté tutsie.
Pour sa part, M. Kanyemera soumet que l’entrevue avec Mme Rever ne respecte pas le principe d’équilibre de l’information des Normes et pratiques journalistiques (NPJ) de Radio-Canada en l’ayant laissée présenter « un ramassis d’allégations » selon lesquelles les Hutus auraient aussi été victimes de génocide, alors qu’« aucune instance internationale et aucune organisation des droits de la personne (ne l’a) reconnu ». Il réclame donc un droit de réplique afin de rétablir l’équilibre.
Le plaignant déplore aussi le manque d’impartialité de l’animateur Stéphan Bureau, à propos de qui il écrit :
« Il endosse systématiquement les propos de son invitée, les assaisonnant même de ses sentiments personnels. En voici un exemple : le journaliste Stéphan Bureau conclut l'entretien avec Mme Rever en disant : "Judi Rever, je vous remercie d’avoir accepté de nous parler, je vous remercie du travail de journaliste que vous avez fait et je vous félicite pour le courage absolument exemplaire. Vous disiez tout à l’heure avoir été surprise par cette pétition publiée dans Libération, journal fondé par Jean-Paul Sartre. Il faut quand même se rappeler que M. Sartre a longtemps pensé qu’il ne se passait rien dans la Russie de Staline, alors pourquoi se surprendre aujourd’hui que de pareilles affaires arrivent?" Par ses propos en conclusion, le journaliste endosse la thèse avancée par son invitée ainsi que les conclusions des prétendues recherches de cette dernière. »
M. Kanyemera ajoute que l’entrevue a également enfreint le principe d’équité des NPJ car, sachant que le livre de Mme Rever était à ce point controversé qu’il est « interdit dans certains pays », M. Bureau et son équipe « ont délibérément refusé aux auditeurs le droit à une information complète et fouillée » en évitant de lui opposer « un rescapé du génocide des Tutsis du Rwanda ou un autre expert sur la question pour parler des faits vécus, vérifiés et vérifiables ».
Enfin, le plaignant exige des excuses publiques de la part de Radio-Canada envers la communauté des rescapés du génocide des Tutsis du Rwanda, dans le cadre de l’émission Bien entendu, de manière à corriger « cette faute grave ». De plus, écrit-il, « ces excuses devraient aussi être présentées aux Canadiens et Canadiennes, le public en général, qui ont suivi une émission déséquilibrée et enfreignant les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada ».
Je note qu’à l’appui de sa demande de révision, M. Kanyemera invoque plusieurs clauses des NPJ – notamment sur la conduite des entrevues – qui ne sont plus en vigueur depuis 2010. Je m’abstiendrai donc de tenir compte de ces considérations puisque mon rôle est de veiller au respect des NPJ telles qu’elles se présentent actuellement.
LA RÉVISION
La plainte porte sur le respect de plusieurs dispositions des Normes et pratiques journalistiques de (NPJ) Radio-Canada, dont les principes d’exactitude, d’équité, d’équilibre et d’impartialité de l’information :
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« Exactitude
Nous recherchons la vérité sur toutes les questions d’intérêt public. Nous déployons les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement à notre auditoire.
Les techniques de production que nous utilisons servent à présenter nos contenus d’une manière claire et accessible. »
« Équité
Au cours de la collecte d’information et dans nos reportages, nous traitons les personnes et les organismes avec ouverture et respect. Nous sommes conscients de leurs droits. Nous les traitons sans parti pris. »
« Équilibre
Nous contribuons aux débats sur les enjeux qui touchent le public canadien en présentant une diversité d’opinions. Nos contenus d’information, dans tous nos médias, offrent un large éventail de sujets et de points de vue.
Lorsque nous abordons des sujets controversés, nous nous assurons que les points de vue divergents sont exprimés de manière respectueuse. Nous tenons compte de leur pertinence dans le cadre du débat et de l’ampleur du courant qu’ils représentent.
Nous nous assurons également de présenter ces points de vue dans un délai raisonnable. »
« Impartialité
Notre jugement professionnel se fonde sur des faits et sur l’expertise. Nous ne défendons pas un point de vue particulier dans les questions qui font l’objet d’un débat public. »
M. Kanyemera fait aussi référence à deux autres aspects des NPJ, soit les responsabilités liées à l’entrevue et le droit de réplique :
« Entrevue : responsabilités liées à l’entrevue
En choisissant de publier les propos d’une personne, dans un contexte précis, Radio-Canada en assume la responsabilité et les conséquences.
Si nous présentons les propos d’une personne comme soutien à un énoncé de faits, nous nous assurons que ses propos ont fait l’objet d’une vérification sérieuse et diligente. Dans le cas de commentaires émis par une personne qui exprime honnêtement son opinion, nous veillons à ce que l’opinion soit fondée sur des faits portant sur des questions d’intérêt public.
La personne interviewée assume également la responsabilité de ses propos. En règle générale, nous ne lui offrons aucune immunité ou protection en ce qui a trait aux conséquences possibles de la diffusion des propos que nous recueillons. »
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« Entrevue : réplique
Il arrive qu’une personne qui s’estime lésée par un de nos reportages réclame que nous diffusions ses propos en guise de réplique. Le droit canadien n’accorde pas le droit de réplique, et Radio-Canada conserve son entière autorité éditoriale sur le contenu de toutes ses plateformes.
Si la plainte soulève des faits nouveaux qui, à notre avis, ont une incidence sur l’exactitude, l’équité ou l’équilibre des principaux points de vue en rapport avec notre reportage, nous nous assurons que cette information est portée à l’attention de nos auditoires. »
Étude du grief
Remarque préliminaire
Cette révision n’a pas pour objectif de départager les versions divergentes quant aux responsabilités des différents acteurs du drame survenu au Rwanda il y a plus d’un quart de siècle. En plus des deux plaintes sur lesquelles porte cette révision, le Bureau de l’ombudsman en a reçu de nombreuses autres similaires, mais aussi plusieurs messages d’appui aux propos tenus par Judi Rever mettant en doute la « version officielle » du génocide des Tutsis. Le processus de révision des plaintes à Radio-Canada n’a ni le rôle ni la compétence de se transformer en arbitre de l’Histoire. Plusieurs autres instances, de l’ONU jusqu’au Tribunal pénal international pour le Rwanda, en passant par des tribunaux en France et en Belgique, sans compter les médias du monde entier et une myriade d’organisations internationales, se sont prononcés sur la tragédie qui a fait près de 800 000 morts en 1994. Je n’ai pas l’intention de reprendre leur travail, non plus que d’examiner la véracité des affirmations contenues dans le livre Rwanda, l’éloge du sang, publié par Mme Rever. La présente révision porte sur le déroulement de l’entrevue à propos de ce livre, et la question est de savoir si elle a respecté les Normes et pratiques journalistiques (NPJ) de Radio-Canada.
Contexte
Je dois d’abord rappeler que les NPJ s’appliquent intégralement aux émissions et aux contenus produits par le service de l’Information, mais partiellement aux autres émissions, c’est-à-dire à celles relevant de la programmation générale, comme c’est le cas de Bien entendu. La section « portée », qui se trouve en introduction des NPJ, précise en effet que « les autres producteurs de contenus » (autres que le service de l’Information et les services régionaux ou de nouvelles, d’actualité et d’affaires publiques) « (…) doivent respecter les principes d’exactitude, d’équité et d’équilibre s’ils traitent de questions politiques, sociales, économiques, culturelles, scientifiques ou sportives, particulièrement s’il y a controverse ». On notera, dans cette liste de règles à suivre, l’absence du principe d’impartialité. Cela signifie que les animateurs des émissions relevant de la programmation générale jouissent d’une plus grande liberté de ton que ceux des émissions d’information à qui l’on demande de ne pas « exprimer d’opinion personnelle sur des sujets controversés », en vertu du principe d’impartialité. Il ne faut pas en conclure que cette plus grande marge de manoeuvre autorise les animateurs d’émissions relevant de la programmation générale à dire n’importe quoi, n’importe comment, sur n’importe quel sujet.
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Leurs interventions doivent respecter les faits (exactitude) et les personnes (équité). Ces émissions doivent aussi veiller à présenter une variété de points de vue (équilibre) sur les différentes questions d’intérêt public, surtout à propos de dossiers controversés. À l’évidence, l’entrevue avec la journaliste Judi Rever traitait d’un sujet qui prête à controverse bien qu’il y soit question d’événements s’étant produits il y a plus de 25 ans. Le livre dont la traduction française a été publiée à la fin de 2020, – raison pour laquelle l’entrevue a été menée en janvier 2021 – se présente d’ailleurs comme un objet de polémique, si l’on en juge par le résumé qu’en offre l’éditeur : « Ce livre d’investigation époustouflant a été réalisé par une journaliste au péril de sa vie. Il repose sur des centaines d’entretiens – déserteurs de l’armée rwandaise au pouvoir, anciens soldats, survivants d’atrocités, enquêteurs de l’ONU – et sur des documents issus du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui sont reproduits en annexe du livre. Judi Rever apporte un éclairage profondément troublant sur le génocide rwandais, qui met en lumière l’importance du rôle du chef de l’État actuel, Paul Kagame. »
Comme l’explique Radio-Canada dans sa réponse aux plaignants, Stéphan Bureau était conscient du caractère controversé de la position défendue par Mme Rever. Il en a d’ailleurs informé l’auditoire au début de l’entrevue, en ces termes : « Elle défend une thèse qui remet en cause la version officielle, elle parle même d’un détournement de l’histoire. »
Est-ce qu’une telle mise en garde dédouane ensuite l’animateur de toute responsabilité quant au reste de l’entrevue? Certainement pas. S’agissant d’un sujet aussi grave qu’un génocide, c’est ici le principe d’exactitude qui entre en jeu. Il demande de rechercher la vérité et de déployer « les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement ». En conséquence, j’estime que si un invité prétend offrir une toute nouvelle interprétation de l’histoire à propos d’un événement qui a été rapporté, analysé, discuté et débattu par autant d’observateurs, d’organisations internationales, de médias et de tribunaux, et cela sur une période de plus de 25 ans, le principe d’exactitude commande à l’animateur de chercher à savoir sur quelles bases cette personne s’appuie pour contredire la « version officielle ». Sans nécessairement aller jusqu’à lui imposer le fardeau de la preuve, on ne peut laisser libre cours à une réécriture de l’histoire comme si cela était sans conséquence, en particulier pour les auditeurs qui en ont été les témoins directs. On pense ici aux nombreux survivants de cette terrible tragédie qui ont trouvé refuge au Canada.
Dans sa réponse, Radio-Canada soutient que le choix des questions de l’animateur relève de la liberté éditoriale. C’est vrai, mais toute liberté a ses limites. Comme pour les deux plateaux d’une balance qu’on doit chercher à mettre en équilibre, les notions de liberté et de responsabilité sont indissociables l’une de l’autre.
La conduite de l’entrevue
Mon examen de la conduite de l’entrevue m’amène à constater que Stéphan Bureau y a adopté, du début à la fin, une attitude bienveillante à l’endroit de Mme Rever et de la thèse qu’elle présente dans son livre. Il n’a pas caché son admiration pour le travail d’enquête qu’elle a mené, et il l’a félicitée pour « son courage absolument exemplaire ».
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M. Semujanga parle de « complaisance », et je comprends qu’il le voit ainsi, tellement la position défendue par Mme Rever peut sembler révoltante pour des survivants du drame rwandais, en particulier ceux de la communauté des Tutsis. Cependant, comme je l’ai mentionné plus haut, M. Bureau n’a pas à se montrer impartial lors de ses entrevues puisque son émission ne relève pas du service de l’Information. Il n’a donc pas pu enfreindre une règle des NPJ qui ne s’applique pas à lui.
Par contre, même les émissions de la programmation générale doivent respecter le principe d’exactitude, particulièrement lorsqu’on y aborde des sujets qui suscitent la controverse. Il faut donc se demander si M. Bureau a déployé « les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement ». Pour le déterminer, on doit d’abord définir quels sont les « faits » dont il est ici question.
Les faits en cause
Au risque d’être soupçonné de chercher à fendre les cheveux en quatre, je les fendrai en trois.
Dans une première catégorie, on peut considérer que les faits pertinents sont uniquement les conclusions que Mme Rever expose dans son livre, puisque l’entrevue survient dans la foulée de la publication de la traduction française de son enquête. Cela conduirait à des questions du genre : Qu’avez-vous découvert? Que dit votre livre sur l’attentat qui a déclenché le génocide? Qui sont les responsables de la tragédie d’après vous? Selon cette interprétation de ce que sont les faits en cause, le but de l’entrevue se limite à présenter de manière la plus fidèle possible les résultats de l’enquête de Mme Rever.
La deuxième manière de définir les faits sur lesquels porte ou aurait dû porter l’entrevue est de considérer qu’il s’agit de la tragédie génocidaire elle-même, survenue en 1994. Dans ce cas, Mme Rever n’aurait cependant pas été l’invitée la plus appropriée, puisqu’elle se présente comme étant à une extrémité du spectre des observateurs de ce drame, rejetant les avis des tribunaux, dénonçant la duplicité, le mensonge, le manque de courage ou l’incompétence des uns et des autres, tant des États-Unis que de la juriste Louise Arbour, de la communauté internationale dans son ensemble ou encore de la presse et des milieux intellectuels français. Sur cette question du choix de Mme Rever comme invitée, remis en cause par plusieurs plaignants qui l’accusent d’être une « négationniste », je dois préciser qu’il n’appartient pas à l’ombudsman de se prononcer sur ce type de décision. En effet, aucune disposition des NPJ ne permet d’identifier qui est ou n’est pas un invité acceptable. Aucun test moral ou idéologique ne peut servir de guide. Parfois, on accorde la parole à un criminel de droit commun ou à un juge; parfois à un travailleur humanitaire ou à un dictateur; parfois encore à un communiste ou à un chef d’entreprise. Personne n’est exclu d’office. Tout est ensuite dans la manière de mener l’entrevue. D’aucune façon la décision d’inviter Mme Rever ne peut donc, en soi, contrevenir aux NPJ.
À mon avis, les faits pertinents à exposer dans l’entrevue avec Mme Rever relevaient d’une troisième catégorie. Ils portaient sur l’affrontement entre la thèse présentée dans son livre et la « version officielle » de l’histoire du génocide des Tutsis. Je m’explique : le principe d’exactitude demande de rechercher la vérité, de déployer « les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement à l’auditoire ».
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Or, le public s’est jusqu’à maintenant forgé une idée de ce qui s’est produit au Rwanda en 1994 à partir d’un tronc commun d’informations accumulées au fil du temps, ce que l’on pourrait qualifier de « version officielle », selon laquelle on a alors assisté à ce qu’il est convenu d’appeler le « génocide des Tutsis » perpétré par des membres de la communauté majoritaire, les Hutus. Cet auditoire est en droit de s’attendre de la part de ceux qui remettent en question cette version de l’histoire qu’ils s’expliquent, offrent des preuves, des noms, des faits, des témoignages, et qu’on les confronte à l’interprétation jusqu’alors généralement acceptée.
Je ne dis pas que Mme Rever a tort. Je n’ai pas lu son livre et pas examiné les documents qu’elle y présente. Ils sont peut-être convaincants. Cependant, j’estime que pour expliquer clairement à l’auditoire pourquoi il devrait revoir sa perception de l’histoire de ce conflit, il ne suffit pas de lui décrire une réalité alternative : il faut en faire une démonstration, ou du moins chercher pendant l’entrevue à tester la solidité de l’argumentaire sur lequel repose la thèse de son auteure.
Or, cela ne s’est pas produit, ou si peu. Pour reprendre l’expression utilisée à deux occasions par M. Bureau, l’entrevue a consisté à « déplier » les conclusions du livre de Mme Rever, à la manière d’une carte que l’on présente méthodiquement, section par section. Une seule fois, on a senti que l’intervieweur confrontait son invitée à ses détracteurs, mais avant même qu’elle ne réponde à la question, il a donné l’impression de prendre parti pour elle. En voici la transcription :
« Comment vous expliquez qu’aujourd’hui, d’abord, on ait fait de très sérieuses pressions en France pour que votre livre ne soit jamais publié en français, que des organismes apparemment au-dessus de tout soupçon, comme SOS Racisme, vous accusent de négationnisme, alors que vous avez quand même quelques preuves de ce que vous avancez, sinon beaucoup? » – Stéphan Bureau
Encore une fois, n’ayant pas lu le livre, je ne peux me prononcer sur ces « preuves » et ce n’est pas mon rôle. Cependant, même si elles étaient absolument convaincantes et que M. Bureau en était persuadé, j’estime qu’il aurait été bénéfique – y compris pour son invitée – qu’il se fasse à l’occasion « l’avocat du diable » en la poussant à défendre sa thèse plutôt qu’en l’amenant à simplement l’exposer. Ce type de posture aurait contribué minimalement à remplir le devoir de « vérification » dont parlent les NPJ dans la section portant sur la conduite des entrevues.
Enfin, sur ce même point, se pose aussi la question du respect de la réaction – prévisible – d’une partie de l’auditoire particulièrement intéressée par le sujet de cette entrevue, soit les membres de la communauté des Tutsis, survivants du génocide, ayant trouvé refuge au Canada. Il allait de soi que plusieurs d’entre eux seraient choqués d’entendre dire que si les Tutsis ont été victimes d’un génocide de la part des Hutus, c’est d’abord parce qu’il avait été provoqué et encouragé en sous-main par des Tutsis proches du président Kagamé (lui-même un Tutsi), et que, au surplus, les Hutus ont également été victimes au même moment d’un génocide de la part de Tutsis, d’où la thèse du double génocide. Il me semble qu’il aurait été indiqué de reconnaître le potentiel de douleur que de tels propos pouvaient provoquer, et de demander à Mme Rever d’aborder cette question. J’estime que cela aurait contribué à « expliquer clairement » sa position, au bénéfice de l’ensemble de l’auditoire.
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Le droit de réplique
Comme l’indiquent les NPJ, la notion de « droit de réplique » n’a aucun fondement légal au Canada. En cette matière, Radio-Canada « conserve son entière autorité éditoriale », y est-il écrit. Par ailleurs, je conçois fort bien que les plaignants estiment nécessaire que le dernier mot sur le génocide des Tutsis, présenté sur les ondes de Radio-Canada, ne revienne pas à Mme Rever par l’intermédiaire de cette entrevue.
D’aucuns reprochent au diffuseur public de ne pas avoir organisé un débat contradictoire autour du livre de Mme Rever, où des Tutsis auraient pu lui donner la réplique. Ce n’est habituellement pas le format que prend l’émission Bien entendu où plusieurs auteurs sont invités à parler de leur publication sous la forme d’entrevues individuelles. Cette formule, encore là, relève de la liberté éditoriale de Radio-Canada.
Le principe de l’équilibre dont parlent les NPJ, ne demande pas que l’on présente, dès qu’un sujet est controversé, les positions des différentes parties intéressées lors d’une seule et même émission. En fait, la notion d’équilibre engage Radio-Canada à offrir « une diversité d’opinions » et « un large éventail de sujets et de points de vue » dans l’ensemble de sa programmation. Et, lorsqu’il y a controverse, à s’assurer que « les points de vue divergents sont exprimés de manière respectueuse ».
Le point de vue de Mme Rever, aussi choquant puisse-t-il être pour certaines personnes, existe et, de ce fait, pouvait être présenté pour ce qu’il est, une remise en question de la « version officielle » de l’histoire des événements tragiques survenus au Rwanda. Cependant, cette entrevue n’est que cela, une entrevue. Elle fait suite à des centaines d’entrevues et de reportages sur le génocide des Tutsis présentés par Radio-Canada au fil des ans. Le principe d’équilibre de l’information ne se mesure pas à l’échelle d’une entrevue ou d’un reportage, mais dans le temps, car aucune entrevue et aucun reportage ne parvient jamais à tout dire sur le sujet dont il est question, et à présenter l’ensemble des points de vue.
Cependant, il n’y a aucun doute que les allégations et les accusations contenues dans le livre de Mme Rever, reprises dans son entrevue, sont de nature à mériter un suivi. J’estime qu’après leur avoir offert une tribune prestigieuse à l’émission Bien entendu, Radio-Canada devrait y donner suite. Il lui appartient toutefois de décider sous quelle forme : enquête ou reportage journalistique? Entrevue ou débat? Les options sont nombreuses. L’Histoire de s’écrit pas en une journée. Elle ne se réécrit pas non plus en une seule entrevue.
CONCLUSION
L’entrevue de Stéphan Bureau avec la journaliste Judi Rever, présentée le 7 janvier 2021 à l’émission Bien entendu, sur les ondes d’ICI PREMIÈRE, a enfreint le principe d’exactitude des Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada.
Guy Gendron Ombudsman des Services français CBC/Radio-Canada Le 18 mars 2021

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